Dix projets pour inventer le Grand Paris

Écrit par
Vincent Girard
2009-03-24

Ils sont dix architectes à avoir répondu au projet du Grand Paris. Neuf mois après la consultation du 4 juin dernier de Nicolas Sarkozy, six français et quatre étrangers ont officiellement présenté au chef de l'état leur conception de modernisation de la capitale française. Pour faire de Paris une métropole du XXIe siècle.

L'initiative remonte au 17 septembre 2007, quand Nicolas Sarkozy avait exprimé le souhait qu'un "nouveau projet d'aménagement global du Grand Paris" soit lancé. Une consultation internationale de recherche et développement pour l'avenir du Paris métropolitain avait alors été lancée par la Ministre de la culture, Christine Albanel. Ses résultats ont été livrés le 12 mars dernier. Pendant près de neuf mois, dix cabinets d'architectes urbanistes ont planché pour imaginer l'avenir de l'agglomération parisienne à l'horizon 2040. De Jean Nouvel à Christian de Portzamparc, ces grands noms ont présenté jeudi en détail lors d'un "grand oral" au Conseil économique et social leurs conclusions sur ce thème. S'il ne s'agit pour l'instant que de notes d'intention, plusieurs pistes évoquées dans les projets font état d'un Paris de l'après Kyoto fondé sur la réorganisation des transports, et qui désenclaverait enfin les banlieues. Entre propositions concrètes et doux rêves architecturaux. Les dix projets :

Jean Nouvel, Jean-Marie Dutilheul, Michel Cantal-Dupart / Du végétal autour des tours

C'est l'architecte en vogue du moment, vainqueur l'année dernière du Grand Prix national de l'architecture, Pritzker Price. Jean Nouvel et ses deux acolytes imaginent un Paris du développement durable, "envahi par le végétal". Ils souhaitent ainsi "valoriser le jardin qu'est le bassin parisien. En préserver les terres agricoles et les forêts. Exploiter les situations de frottement avec le bâti qu'elles offrent. Profiter des bords, des voies et des chemins de l'eau." L'autre grand axe du projet du trio concerne la restructuration des centres urbains, en y créant de nouveaux types d'architecture appelés les "Hauts lieux". Ces tours franciliennes qui sont des réinterprétations de monuments historiques grâce à la nouvelle technologie liée au développement durable alterneraient avec de grandes terrasses sur lesquelles on pourrait admirer un Grand Paris plongé dans du végétal. Ces tours seraient situées dans la moyenne couronne.

Groupe Descartes, Yves Lion / les vingt villes durables

Diviser pour mieux vivre. Tel pourrait être la devise de Yves Lion qui souhaite voir apparaître vingt villes durables d'environ 500 000 habitants afin de recréer un sentiment d'attachement au territoire. Autre axe développé par ce cabinet : "réduire le prix du foncier au maximum en faisant muter un grand nombre d'emprises jusque-là intouchables pour enrayer la tendance lourde de la métropole à éloigner ses habitants faute de logements quantitativement, qualitativement et économiquement adaptés aux moyens et aux modes de vie des ménages". Enfin, le groupe souhaite limiter à une demi-heure de déplacement par jour la distance domicile / travail et "régénérer globalement les forêts et les cours d’eau de la région parisienne en l'alliant à un scénario infra-local de renouvellement des matériaux de surface des espaces publics et des bâtiments". Objectif avoué : une diminution de deux degrés de la température parisienne à l'horizon 2100.

Antoine Grumbach / Un Paris qui s'étend jusqu'au Havre

C'est assurément le projet le plus original du lot : développer la Vallée de la Seine qui s'étend de Paris intra-muros jusqu'au Havre. "Paris, si elle veut rester dans le peloton restreint des villes de rang mondial au XXI e siècle, doit se projeter dans la très grande échelle de la mondialisation, dont le transport maritime est l'épine dorsale. Toutes les métropoles internationales sont portuaires. Il faut réconcilier l'intensité urbaine et la proximité de la nature." Antoine Grumbach veut faire de Paris une "ville paysage" avec "la présence de massifs boisés importants". Le transport n'est pas oublié grâce à la RATVS (Régie Autonome des Transports de la Vallée de la Seine), véritable carrefour de la mobilité entre Paris et Le Havre, et des accès multipliés en train (fret, LGV), péniche et voiture.

Atelier Castro Denissof Casi : Un Paris poète

Autre création originale des dix projets présentés jeudi dernier : celle de l'architecte Roland Castro, qui définit une ville "au service de l'humain", dirigée par une fédération de quelque 230 maires. Le projet se base sur l'attractivité et le rayonnement de la beauté de la capitale. Le Grand Paris est formé ici par huit "entités cohérentes", symboles du métissage, de la culture et des sciences. Elles s'étaleraient dans un périmètre de 40 kilomètres qui rassemble 8 millions d'habitants. Originalité du projet : son financement, qui serait assuré par "une grande souscription nationale afin de transformer l'habitant en bâtisseur". Quant aux transports, Roland Castro propose des "transports poétiques" (trois boucles de tram), des "transports rapides" (un métro aérien sur l'A86) et "fluviaux" (un port à Roissy).

MVRDV avec ACS + AAF / Du vert compacté

L'architecte néerlandais Winy Maas invente le "City Calculator". Ce programme présente plusieurs schémas d'optimisation de l'urbanisme. Pour le cabinet néerlandais, la capitale "peut devenir une des villes les plus qualitatives, vertes et compactes au monde". Pour y parvenir, les Hollandais ne préconisent pas un changement du mode de vie, mais simplement une augmentation de nos capacités de ressources. "Notre ambition est de combler l’écart en augmentant nos ressources sans changer notre comportement afin d’avoir la possibilité de consommer sans limites". Un scénario global qui reste à vérifier mais que le cabinet pense pouvoir appliquer au Grand Paris.

Studio O9 / La ville poreuse

Lin Finn Geipel / L'après Kyoto

Finn Geipel alterne ville "intense" très dense et équipée, et ville "légère", le tout équipé d'éco stations avec véhicules électriques. Le cabinet allemand estime que le Grand Paris doit devenir "le laboratoire avancé des questions clés de la Métropole de l'après Kyoto". Pour ce faire, il propose une ville multipolaire avec des "pôles intenses" de nature très diverse (centres historiques, lieux de patrimoine exceptionnel, campus de recherche et d'expérimentation, pôles de production ou de grandes plateformes de mobilité). Enfin, les paysages prennent une part importante dans le projet. "Les paysages naturels lieront en même temps Grand Paris sous des formes très variées : nature sauvage, forêts et grands plateaux d'agriculture aux limites, étendues paysagères et agriculture urbaine caractériseront la ville légère comme c'est le cas avec les parcs et jardins de proximité dans les pôles intenses."

AUC, Djamel Klouche

C'est l'équipe d'architectes la plus jeune des dix agences consultées, et assurément, celle qui présente le projet le plus flou. Sept thèmes sont envisagés pour créer le Grand Paris. Entre autres : le désenclavement des banlieues, les collecteurs métropolitains, les géographies comme aménité (ou comment penser le méta espace public métropolitain dans l'agglomération parisienne) ou encore les psychothérapies des substances parisiennes car "il faut libérer les possibilités de travailler Paris par l'intérieur de sa matière". Bref, des concepts qui restent à définir.

Atelier Christian de Portzamparc / La métropole internationale

Autre lauréat français du prix Pritzker avec Jean Nouvel, Christian de Portzamparc a retenu six "fenêtres de projet" (Massy-Saclay, Orly-Rungis, Grigny-Évry, Roissy-Le Bourget, Pantin-Bobigny et Paris Nord-Aubervilliers) pour organiser le Grand Paris. Ces espaces d'une taille de l'ordre de 5x10 km constituent des "carottages" de la réalité métropolitaine. Ces six espaces seraient réaménagés chacun de leur côté. Par ailleurs, un train léger rapide et aérien serait construit au dessus du périphérique et comporterait un nombre limité de stations. Enfin, une autre proposition consisterait à "implanter à Aubervilliers, au coeur de la métropole parisienne, une gare qui soit à la hauteur de ce que devrait être l'accès à la métropole parisienne des flux de voyageurs arrivant de l'ensemble des métropoles nord européennes."

Rogers Stirk Harbour & partners / Compacte et écologique

Dernier candidat, l'architecte britannique Richard Rogers, lui aussi lauréat du Pritzker Price, s'appuie sur l'idée d'une ville "responsable quant à la question de l'environnement". Le projet s'articule autour de dix principes dont la compacité ("première règle de l'urbanisme contemporain"), une nouvelle liaison TGV à l'Ouest de la Métropole, une ceinture verte pour limiter l'expansion physique sauvage de la Métropole ou encore un réseau de couloirs écologiques reliant les espaces naturels importants de la Région ainsi que des artères vertes menant au centre de la ville.

Pour en savoir plus

À partir du 29 avril et jusqu'au 22 novembre, exposition des dix maquettes à la Cité de l'architecture et du patrimoine - Site Internet du Grand Paris www.legrandparis.culture.gouv.fr - Dossier de la revue Esprit sur le Grand Paris www.esprit.presse.fr - Rapport du Sénateur Philippe Dallier sur le projet du Grand Paris www.senat.fr

Sur le même thème

Yoann Sportouch : « L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. »

Yoann Sportouch est urbaniste et philosophe, fondateur de l'agence LDV Studio Urbain et rédacteur en chef de la revue Lumières de la ville. Il a publié Pour un urbanisme du care aux éditions de l’Aube (Juin 2024). L’ouvrage défend une approche humaniste et éthique de la fabrique urbaine qu’il considère comme essentielle pour répondre aux grands défis, sociaux, écologiques, démographiques et politiques de notre époque. Entretien.

Vous parlez d’urbanisme humaniste, d’éthique et d’urbanisme du care. C’est quoi un urbanisme du care ?

L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. Il met au centre les fragilités, les liens entre nous et la responsabilité partagée de les prendre en compte. Il regroupe et prolonge des notions déjà connues comme la ville inclusive, la ville résiliente, la ville circulaire ou encore la ville à hauteur d’enfants. Autrement dit, il fait de la prise en charge des vulnérabilités un devoir collectif, partagé entre citoyens et institutions.

C’est en ce sens que je parle d’éthique pour le domaine de la fabrique de la ville. Cette éthique s’oppose à d’autres principes qui furent autrefois la norme, comme l’attractivité des territoires, le développement urbain comme moteur de croissance, la compétitivité inter-métropolitaine, ou encore la réponse à des logiques purement fonctionnelles… L’urbanisme du care n’est donc pas une nouvelle recette ou un style d’aménagement, c’est une boussole pour notre temps : une éthique systémique et appliquée qui nous invite à considérer la transformation urbaine comme une opportunité de réparer, de relier, de prendre soin, des personnes comme des lieux. Une nécessité aujourd’hui.

De quels maux les villes souffrent-elles ? En quoi ce concept permettrait-il d’y répondre ?

Nos villes sont traversées par une accumulation de crises : sociale, écologique, démocratique, politique. La fragmentation territoriale, l’isolement, l’injustice spatiale sont des symptômes visibles. L’urbanisme du care invite à considérer la ville comme un organisme vivant. Il propose de s’appuyer sur les signaux faibles, que sont les situations de vulnérabilité, pour repenser nos priorités en matière d’aménagement et de développement urbain.

"Il s’agit moins d’inventer des utopies que de soigner vraiment le réel, ici et maintenant, en reconnectant les projets urbains aux besoins humains et à ceux de la planète."

Vous êtes urbaniste mais aussi philosophe, comment la philosophie impacte et nourrit l’approche et la vision de votre métier ?

La philosophie m’a permis de poser les bonnes questions avant de chercher les réponses. Elle m’a appris à regarder au-delà des évidences, à interroger nos systèmes de valeurs, nos normes implicites. Je me suis par exemple rendu compte que notre cadre humaniste et universaliste, celui qui fonde le contrat social, ignore souvent les vulnérabilités présentes dans certaines situations concrètes. On construit des normes et des règles qu’il s'agit de respecter de manière universelle, mais il subsiste toujours des inégalités réelles, criantes, parfois inhumaines. En travaillant sur l’éthique du care, j’ai trouvé une grille de lecture puissante, qui place l’empathie, la responsabilité et l’interdépendance au centre de notre action, peu importe votre secteur d’activité. Dans le domaine de l’aménagement et de la fabrique de la ville, c’est une manière de replacer la pensée dans l’action urbaine, de donner du sens à nos façons de faire la ville.

Quels outils et méthodes utilisez-vous au sein de votre agence pour mettre en œuvre cet urbanisme du care ?

Nous utilisons notamment le diagnostic d’usages, qui consiste à s’immerger dans les pratiques quotidiennes des habitants, à comprendre leurs temporalités, leurs fragilités, leurs ressources. Nous menons aussi des programmations participatives, dès l’amont des projets, pour intégrer l’expertise d’usage des habitants et profiter du projet urbain pour régénérer notre société en trouvant des solutions ensemble. Nous développons des démarches de co-innovation locale, en accompagnant par exemple des porteurs de projets issus des territoires pour réinvestir les rez-de-chaussée commerciaux. Le faire avec et pas seulement la “concertation”, vraiment, est au cœur de notre démarche.

A Colombelles (Calvados), un diagnostic mené selon les méthodes de l'urbanisme du care

Auriez-vous un exemple emblématique d'un projet urbain qui a permis de “réparer” les populations vulnérables à qui vous souhaitez vous adresser ?

Oui, je pense à une mission menée à Colombelles, une commune populaire du Calvados, sur un projet d’aménagement au sein de la ZAC Jean-Jaurès. Notre mission consistait à imaginer les futurs usages en rez-de-chaussée d’une opération immobilière autour d’une place en devenir. Au cours de cette mission, j’ai rencontré trois éducateurs de prévention spécialisée. Cette rencontre a été fondatrice.

Ces éducateurs m’ont partagé la réalité de leur travail auprès des jeunes en décrochage, leur besoin de discrétion, la complexité du lien de confiance à bâtir avec les jeunes comme avec leur environnement familial. Et surtout, ils m’ont ouvert les yeux sur un point crucial : pour que les jeunes fréquentent un lieu, il faut qu’ils puissent le faire sans être vus. Ce qui peut sembler anodin pour un aménageur, à savoir la position d’un local, devient central lorsqu’on se met à la place de ces jeunes. Ainsi, le projet initial qui envisageait un rez-de-chaussée très visible a été réorienté vers un local plus discret, en rez-de-jardin, voire en sous-sol. Un simple changement d’implantation, mais qui répondait de manière très concrète à une vulnérabilité réelle.

Cet échange m’a profondément marqué. Il démontre à quel point l’expertise d’usage, en particulier celle des professionnels de terrain, est précieuse. En partant de leur regard, de leur quotidien, on peut ajuster les projets en fonction des réalités vécues, y compris celles auxquelles on n’accorde pas ou trop peu d’importance.

"Une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs."

C’est cela, pour moi, l’urbanisme du care : partir des signaux faibles, des vulnérabilités présentes sur un territoire, pour s’en servir comme boussole. Car une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs. Ce n’est pas une approche bienveillante ou de compassion : c’est une manière de refonder nos priorités urbaines à partir de ce qui rend la ville plus juste, plus humaine, pour toutes et tous.

Vous dites dans votre essai que la mise en œuvre de la ville durable se fait souvent au détriment de la ville inclusive et humaniste. Comment expliquez-vous cela ? Comment votre approche pourrait permettre d’éviter cet écueil ?

La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires.

Par ailleurs, dans le secteur de la fabrique urbaine, nous avons tendance à obéir aux injonctions du moment. Après la crise sanitaire, le mot d’ordre était "le logement post-Covid", aujourd’hui c’est "l’urbanisme de la santé"... Le problème de ces effets de mode, c’est qu’on mise tout sur un seul enjeu, en oubliant souvent les autres urgences sociales, économiques, culturelles, démocratiques.

"La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires."

Depuis une dizaine d’années, la ville durable s’est imposée comme un dogme. C’est une avancée importante, mais elle a parfois produit des projets déconnectés du réel. À Nanterre, par exemple, 120 000 m² de bureaux ultra-durables ont été inaugurés en octobre 2024, mais seuls 9 000 m² étaient occupés à leur ouverture. Cela, dans une ville populaire, marquée par les émeutes de 2023, et alors même que le télétravail est devenu la norme. On continue donc à produire une offre standardisée, calée sur des tendances générales, sans tenir compte des besoins réels des territoires. Et cela ne fait que renforcer les inégalités : seuls certains publics pourront accéder à ces lieux.

L’urbanisme du care vient réintroduire la dimension humaine et relationnelle. Il propose une écologie de l’attention autant qu’une écologie de la planète. Il ne s’agit pas d’opposer ces approches, mais de les relier dans une vision systémique, qui parte des besoins pour construire des réponses justes.

Comment faire que l'urbanisme du care devienne la norme de la fabrique urbaine ?

Il faut commencer par reconnaître la vulnérabilité comme une condition universelle, et non comme une exception. Ensuite, changer la manière dont on fabrique la ville : sortir des logiques descendantes, des projets standardisés, de ce que l’on définit par l’urbanisme de l’offre, pour aller vers des démarches situées, contextuelles, co-construites, en clair un urbanisme des besoins. Cela implique de transformer les modes de commande, de former les professionnels à de nouvelles postures, de faire dialoguer les mondes, urbanisme, santé, social, culture, éducation etc. C’est un chemin politique autant que pratique, qui suppose de remettre du sens dans chaque geste urbain.

Crédit photo : Benjamin Boccas

« Nous réinstaurons de la nature dans les lieux les plus contre-nature qui soient » : entretien avec Nadia Herbreteau, présidente de l'agence de paysage Ilex

D’architecte, comment devient-on paysagiste ? Et comment le paysage, son temps long, son caractère imprévisible, sa qualité d’espace innerve-t-il en retour la pratique architecturale ? Telles sont les premières questions posées à Nadia Herbreteau, architecte et urbaniste, présidente de l’agence de paysage et d’urbanisme Ilex.

Formée à l’architecture et à la maîtrise d’œuvre urbaine dans le contexte de Saint-Nazaire, ville en mutation après le déclin de ses chantiers navals, puis dans une agence particulièrement active dans les quartiers prioritaires transformés par l’ANRU, c’est par goût pour l’espace public, la réappropriation par les habitants de leur cadre de vie et de ses usages qu’elle a rejoint, d’évidence, une agence de paysagistes, Ilex, il y a plus de vingt ans.

Après un tel début de parcours, pourquoi des paysagistes ?

Parce que ce sont eux qui ont la main sur les questions d’espace public. Je suis attachée à la notion de communs, qui forment le préalable à la structure sociale, foncière et architecturale d’un projet. À une époque, il y a vingt ans, où les projets urbains étaient davantage pensés par le plein que par le vide, le travail des paysagistes m’a inspirée.

Ilex est aujourd’hui une agence lyonnaise de trente personnes. Comment choisissez-vous les projets auxquels vous répondez ?

Ce ne sont désormais plus que des projets d’espace public au sein desquels le végétal est central. Et pour neuf projets sur dix, de la réhabilitation, le plus souvent d’anciens espaces dévolus à la voiture qu’il faut reconquérir. Car la marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années – moins de voitures, plus de nature en ville, une meilleure gestion de l’eau, moins d’infrastructures routières et des commandes moins technocratiques – devient aujourd’hui la nécessité, rattrapés que nous sommes par le dérèglement climatique et la demande sociale. Il est plus facile désormais de proposer ces projets, souvent portés par des exécutifs socialo-écologistes. Ça nous permet d’aller plus loin. Par exemple, de défendre une vision non académique et non dessinée de l’espace urbain, davantage fait de motifs juxtaposés que de grandes compositions. En tant que Lyonnais, nous pratiquons la ville. Nous ne sommes pas déconnectés comme certains architectes qui construisent ailleurs, là où ils ne vivront jamais. Pour chaque projet, nous nous demandons si nous souhaiterions vivre et nous projeter dans l’endroit que nous fabriquons.

"La marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années (...) devient aujourd’hui la nécessité."

Pour investir davantage l’espace public en végétation, en paysages, en parcs, dans des projets où la valeur foncière est une pression, notre premier combat est de démontrer que la commande initiale ne repose pas sur une bonne équation économique. Souvent la commande est mal posée : le périmètre n’est pas adapté, très sectorisé, faisant fi de l’existant autour ; elle s’appuie sur des études qui ont parfois vingt ans et ont donc imaginé des espaces publics aujourd’hui caducs. Tout le monde revendique une expertise sur l’espace public. Parfois, nous avons 40 pages de remarques pour un projet, toutes contradictoires. Il faudrait donc trouver un compromis qui satisfasse tout le monde. Mais aujourd’hui, plutôt que de faire un projet qui satisfasse une somme d’intérêts particuliers, je préfère porter un projet sans compromis et qui relève de l’intérêt général. Paradoxalement, le manque d’argent public nous aide. Végétaliser revient moins cher que goudronner ; il est moins coûteux d’utiliser l’existant que de faire une grande composition ; plus facile de faire avec les contraintes que de s’imposer à elles.

Un projet illustre bien ces propos : celui du Delta vert à Nanterre. Au sein de ce projet paysager d’une dizaine d’hectares se trouve le Champ de la Garde, une friche de quatre hectares sur le toit de l’autoroute A14, aux franges de l’Université Paris-Nanterre, dernier espace non construit sur les terrasses qui courent de la Défense à la Seine. Depuis 2008, l’équipe de la Ferme du bonheur – installée depuis trente ans à proximité du terrain – prend soin, nettoie, cultive et aménage cet impensé de l’urbanisme en y menant une grande variété d’actions écologiques, culturelles et sociales. Comment s’insérer dans un projet aux démarches agro-écologiques et collaboratives affirmées ?

Le projet du Delta vert illustre bien la réalité actuelle : nous réinstaurons de la nature sur les lieux les plus contre-nature qui soient. On nous a filé les pires morceaux, ceux dont personne n’a voulu parce qu’ils n’ont pas de valeur foncière. À Nanterre, le Champ de la Garde est un délaissé pollué, toiture d’une autoroute, encastré entre une voie de chemin de fer et des barres de logements. Sa valeur foncière est nulle, voire négative, et notre rôle est de lui redonner une valeur autre, écologique, paysagère. Depuis quinze ans, la Ferme du bonheur a redonné vie à ce sol et à cet espace, comme un paysan qui redonne un substrat fertile à un mauvais sol. Les pratiques vernaculaires mises en place sur ce terrain, c’est ce que nous aimerions faire dans les espaces que nous aménageons. Cette façon de ménager l’espace avec le temps, le déjà-là, de jour en jour, en bricolant de manière paysanne, confère à ce lieu une âme alors qu’il semble, au milieu des infrastructures voisines, contre-nature.

"Le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins."

La première étape a été de retourner la commande de Paris La Défense. L’aménageur du terrain souhaitait poursuivre ici son travail entamé sur les terrasses qui partent de la Grande Arche, à savoir construire sur cette zone de pleine terre et créer des parcs sur des zones déjà imperméabilisées. Nous avons passé du temps à reformuler la commande, à l’expertiser sous l’angle du bon sens et du moins coûteux. Aménager coûte cher, donc là encore le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins. La clé sera à l’avenir dans le financement des paysagistes et des architectes [rémunérés aujourd’hui au prorata du montant total des travaux engagés, ce qui incite évidemment à construire, ndlr]. À partir de là, nous essayons de faire parc, de faire jardin.

La corniche des forts à Romainville - Crédit : Karolina Samborska

Un autre de vos projets emblématiques est le parc de la corniche des forts à Romainville, une forêt à travers laquelle le promeneur chemine en hauteur sur une passerelle…

Là encore, la longueur des procédures a rendu la commande de ce projet caduque puisqu’il s’agissait, au départ, de construire une plaine de loisirs. Or, le terrain en gypse est fragile et troué comme du gruyère. Il ne pouvait pas soutenir de gros équipements. Nous avons donc simplifié les choses au maximum en laissant cet espace dans son jus, en le renaturalisant de fait et en y donnant un accès visuel. La passerelle est hors-sol mais bien fondée à plusieurs mètres. De telle sorte que le promeneur n’a accès qu’à 10% de l’espace mais peut l’appréhender visuellement dans son entier. C’est un retournement : auparavant, les parcs requéraient un accès total à travers de grandes pelouses. Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès.

"Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès."

À Romainville, en Seine-Saint-Denis, la pression d’usage était forte puisque la population manque d’espaces verts. Il fallait éviter de la frustrer. Nous avons donc trouvé cette alternative de la passerelle : mettre en réserve l’espace sans donner l’impression de le clôturer. Pareil pour le site de Nanterre, dont une partie sera peut-être dévolue à la culture, donc inaccessible pour beaucoup de promeneurs, tout en leur donnant le sentiment qu’il leur appartient. Au fond, il s’agit d’appliquer au paysage la démarche déjà en vigueur pour les grands sites de France, comme la pointe du Raz ou le Mont-Saint-Michel. Il y a vingt ans, on pouvait se garer devant et avoir accès à tous les espaces. Aujourd’hui, le parking a reculé, les cheminements qui permettent de rejoindre les sites sont pensés pour que la flore reprenne sa place et cet accès par une marche rallongée renforce l’expérience de ces lieux, dont la fréquentation ne diminue pas, bien au contraire.

A Venise, la biennale d'architecture mise sur l'adaptation

En sondant la manière dont diverses formes d’“intelligences” peuvent venir au chevet du climat, Carlo Ratti, commissaire général de la 19e Biennale d’architecture de Venise, signe une édition spectaculaire, mais pleine d’ambivalences…

Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement. 

Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique. 

Des solutions de toutes natures

Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…

Dans le pavillon du Canada, le projet Picoplanktonics mise sur la culture de plancton pour créer une architecture durable et résiliente


La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.

Am I a strange loop ? de Takashi Ikegami et Luc Steels dans la section "Artificial" de l'exposition à l'Arsenal

Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels  (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention. 

A la corderie de l'Arsenal, une installation faite de climatiseurs plonge l'entrée de l'exposition dans une chaleur étouffante

S’adapter ou trouver une planète B ? 

Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance. 

Le pavillon français conçu par l'agence Jacob & McFarlane invite à "Vivre avec"


Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ?  Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.

Dans la dernière salle de l’Arsenal, un abri pour survivre dans l’espace
SPACESUITS US: A CASE FOR ULTRA THIN ADJUSTMENTS d’Emily Ezquerro, Jerónimo Ezquerro, Charles Kim, Stephanie Rae Lloyd, Emma Sheffer et Sam Sheffer

Infos pratiques

19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025

L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.

Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)

Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)

Horaires : 11h-19h