La ville à l’heure du changement.

Le média qui analyse et présages des mutations de la fabrique de la ville.

Catégorie :  
Tech
Un total de
Tech
Les tiers-lieux : un nouveau modèle d’entrepreneurial social ?

Ne dites plus espace de coworking, fablab ou friche culturelle, mais tiers-lieu ! L’expression est l’un de ces mots parapluie à qui son omniprésence a fini par donner des allures de mantra. Midionze fait le point sur un modèle de développement territorial dopé par les mutations du travail et des services publics…  

A Sète, la Palanquée accueille dans une ancienne école un espace de coworking, un fablab et un incubateur de projets écologiques et sociaux. A Montpellier, la Halle Tropisme agrège dans une caserne désaffectée vouée à devenir un écoquartier des entreprises culturelles, des résidences d’artistes, des salles de répétition, mais aussi un café restaurant où sont organisés concerts et festivals. Aux Usines à Liguré, une ancienne friche industrielle de 2 hectares s’est recyclée en laboratoire de l’économie sociale et solidaire et en lieu de production artistique. A Pantin, la Cité fertile a transformé un bâtiment de la SNCF en campus des tiers-lieux, mais aussi en friche culturelle… Le point commun à ces espaces ? Tous se décrivent comme des tiers-lieux. Depuis quelques années, l’expression fait florès en France. Elle désigne une très vaste typologie de lieux et d’activités, qui ont en commun d’être tendus vers le collectif et le « faire ensemble ». Partout où elle surgit, la notion signale ainsi l’innovation sociale et la coopération. Elle s’offre comme une réponse aux mutations du travail et au recul des services publics. Aussi les tiers-lieux sont-ils en plein expansion : la France en comptait 2500 environ en 2021 et selon certaines estimations, ce nombre devrait croître de façon significative dans les mois qui viennent, pour atteindre 3000 à 3500 fin 2022. Leur essor n’épargne aucun territoire. S’ils se sont d’abord développés en milieu urbain, 52% d’entre eux sont désormais situés hors des 22 métropoles, dans les quartiers populaires, les villes moyennes, mais aussi les zones périphériques et rurales.

Des lieux de sociabilité où « faire ensemble »

Bien qu’il prenne des formes diverses, souvent hybrides, le tiers-lieu se caractérise par sa capacité à répondre à divers besoins locaux, en matière de sociabilité tout particulièrement. L’expression, de l’anglais third place, a déjà ce sens quand elle apparaît sous la plume de Ray Oldenburg en 1989. Dans The Great, Good place, le sociologue américain désigne ainsi les lieux de rencontres ne relevant ni de l’espace domestique, ni de l’espace de travail, et qui ne sont ni tout à fait publics, ni entièrement privés. Ce sont les cafés et les coffee shops, les salons de coiffure, les librairies…, bref tous les endroits où l’on se retrouve pour bavarder et être ensemble. Selon l’auteur, les tiers-lieux répondent à un besoin d’appartenance et de liens sociaux que l’étalement urbain peine à satisfaire : outre-Atlantique, la dilution de l’espace dans des nappes pavillonnaires où l’on circule en voiture laisse peu de place, sinon aucune, à la vie collective. En cela, les tiers-lieux viennent pointer en creux un « problème d’espace » d’abord typiquement américain. En l’occurrence, une carence de lieux dédiés à la vie communautaire, au vivre et au faire ensemble.Bien qu’elle ait considérablement évolué, l’expression s’est diffusée avec cette coloration particulière. Si les tiers-lieux contemporains n’ont pas grand chose à voir avec les coffee shops et les salons de coiffure, ils partagent leur caractère socialisant. Tous ont en effet en commun leur ambition de « faire ensemble », en mutualisant les espaces, les savoirs et les ressources.

Les tiers-lieux, enfants de la crise écologique et de la révolution numérique

En 2021, un rapport de France Tiers-lieux intitulé Nos territoires en action en dégage ainsi 5 caractéristiques :

  • l’entreprenariat de territoire, supposant un fort ancrage local et une capacité à répondre aux besoins des acteurs économiques, associatifs et des habitants d’un territoire donné, qu’il soit urbain, périurbain ou rural
  • L’expérimentation et l’innovation sociale : on entend souvent dire qu’« un tiers-lieu ne se décrète pas », qu’ « il s’invente ». Ce sont des espaces agiles, qui se modèlent au gré de leurs usages, selon un modèle plus ascendant que descendant.
  • L’hybridation : les tiers-lieux sont des espaces multifonctionnels, d’où leur nom, à la fois destinés aux activités de travail, de production et de loisirs
  • L’ouverture et la convivialité : fidèles à leur idéal de souplesse, les tiers-lieux ont vocation à accueillir des échanges informels et des activités fondées sur le partage et le commun

Ces divers traits font des tiers-lieux les rejetons de la crise environnementale et de la révolution numérique. De la première, ils héritent l’élan vers une société plus frugale, soucieuse de mieux articuler économie, social, culture et environnement. A la seconde, ils empruntent un modèle réticulaire, pétri d’agilité, d’horizontalité et de coopération. Héritiers des makers et de l’éthique hacker, ils accompagnent les mutations - subies et choisies - du travail : hausse du nombre de travailleurs indépendants, revalorisation de l’artisanat et du travail manuel en réaction à la production industrielle et l’obsolescence programmée, mais aussi baisse du nombre de fonctionnaires. En France, ils formulent aussi une réponse en forme de palliatif à la désindustrialisation et au recul des services publics dans les quartiers populaires et les zones rurales. L’engouement récent pour les tiers-lieux résulte ainsi d’une série de phénomènes, qui vont de l’essor du télétravail à celui de l’économie dite « collaborative ».

Une serre à la Cité fertile (Pantin)

Un modèle porté par l’Etat

Cette double filiation explique en partie la typologie actuelle des tiers-lieux : ils ont d’abord été popularisés sous la forme des espaces de coworking où les travailleurs indépendants vont chercher des contacts humains et un réseau professionnel, et agrègent souvent un fablab, où se met en oeuvre le “do-it-with-others” cher aux makers. Elle éclaire aussi leur géographie et leurs espaces de prédilection : les tiers-lieux trouvent place dans les interstices de la fabrique urbaine, dans les friches industrielles et les bâtiments publics désaffectés. En cela, ils offrent des réponses innovantes aux mutations à l'œuvre dans l’économie et la ville. Aussi la puissance publique a-t-elle largement encouragé leur développement au cours du dernier quinquennat. Via toutes sortes de programmes, de labels et de dispositifs interministériels, l’Etat a porté ces structures hybrides, tendues entre modèle économique privé et missions de service public. Tout commence en 2018 avec la publication du rapport Faire ensemble pour mieux vivre ensemble de la Fondation Travailler autrement. Partant d’un état des lieux du coworking en France, ce document signé par Patrick Levy-Waitz pointe les vertus d’un modèle de développement en pleine émergence, et qui fait la part belle à l’entreprenariat local, le plus souvent teinté d’écologie et d’économie sociale. Suivant les préconisations du rapport, le Ministère de la cohésion des territoires lance le programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Dans le même temps, le gouvernement crée le Conseil national des tiers-lieux. L’association France Tiers-lieux en sera le volet opérationnel.

Des tiers-lieux à pérenniser

Pour soutenir le développement des tiers-lieux partout en France, le gouvernement investit 175 millions d’euros et s’engage dans une démarche de labellisation via les fabriques de territoires et les manufactures de proximité. Il s’agit aussi de « muscler » les compétences des acteurs pour pérenniser la dynamique engagée. Fondée en Nouvelle Aquitaine, la coopérative des Tiers-lieux propose ainsi d’apprendre à « piloter un tiers-lieu », tandis qu’à Pantin, Sinny&Ooko dispense diverses sessions de formation continue. Elle a aussi créé un incubateur pour conseiller et accompagner les porteurs de projets. Il s’agit d’abord de faire monter en compétence les animateurs et de « facilitateurs » des tiers-lieux, piliers incontournables de leur bon fonctionnement. « Une palette de nouveaux métiers est en train de voir le jour grâce à ces entrepreneurs-animateurs dont les compétences et les profils se construisent au fil de l’eau, s’apprennent en marchant, « learning by doing », pointait le rapport Faire ensemble pour mieux vivre ensemble. Les tiers-lieux ont besoin d’un portage actif. Outre le fait qu’ils sont indispensables à tout tiers lieu, l’enjeu est ici de reconnaître ces nouveaux métiers, d’organiser un cadre national de formation et de valorisation des acquis de l’expérience. »Autre enjeu : asseoir un modèle économique souple, qui repose à la fois sur des fonds propres et sur l’appui de l’Etat et des collectivités (mise à disposition de locaux à des prix inférieurs à ceux du marché, subventions, etc.). Modèles d’une nouvelle forme d’entreprenariat social et écologique, les tiers-lieux aspirent en effet à s’autonomiser. L’adoption de modèles économiques robustes et la capacité à se passer de subventions pour dynamiser l’économie locale est sans doute le plus grand défi qu’ils devront relever au cours des prochaines années…

2022-04-22
Tech
Mobilité
Vivre et travailler partout : portrait du nomade digital

Un ordinateur portable, une connexion Internet, un téléphone : c’est à peu près de quoi se compose le bureau du nomade numérique. Et pour cause : celui-ci peut travailler à peu près partout…

Contacté par mail depuis un coin de campagne situé à quelques heures de Paris, Fabrice Dubesset répond quasi instantanément à nos sollicitations : il est disponible pour un entretien téléphonique par Whatsapp (l’application mobile permet de passer gratuitement des appels longue distance), et propose une fin d’après-midi pour accorder nos agendas au décalage horaire entre la France et la Colombie. Ce free lance vit en effet à Bogota, où il anime le blog “Instant voyageur”, qu’il a créé en 2011 après une morne carrière de documentaliste à Paris. Mine de conseils pratiques à l’attention des globe trotters, ce média numérique très visité s’est assorti au fil du temps de l’organisation d’un événement annuel, le Digital Nomad Starter, et d’une offre de coaching. En 2020, Fabrice Dubesset a aussi publié un guide pratique aux éditions Diateino : Libre d’être digital nomad. Justement, notre entretien téléphonique a pour objet de mieux cerner les nomades digitaux, dont le nombre irait croissant depuis quelques années, et pourrait croître encore à la faveur de l’épidémie de Covid-19. Les conditions de réalisation de l’interview fournissent à cela un excellent préambule : elle aura nécessité en tout et pour tout une connexion internet et une application de messagerie. Pour le reste, nous aurions pu être tout aussi bien à Calcutta, Vierzon ou New York, sans que notre localisation ne change rien aux conditions de notre échange ni à sa qualité.

Le nomadisme digital : un mode de vie

Cette capacité à travailler n’importe où et cette indépendance à l’égard des lieux de décision et de production caractérisent le nomade digital. “Il a le choix de voyager et de vivre où il veut grâce à Internet, explique Fabrice Dubesset. Souvent, les gens ont cinq semaines de vacances et sont limités dans leurs déplacements par le temps ou par l’argent. Le Digital nomad ignore ces deux limites : il a le choix de vivre et de travailler n’importe où.” Maxime Brousse, journaliste et auteur de Les Nouveaux nomades aux éditions Arkhé (2020), en propose une définition très proche de celle de Fabrice Dubesset, tout en la précisant : « Les digital nomads sont des personnes dont la localisation n’a pas d’impact sur le travail. Ici, il s’agira plus spécifiquement d’Occidentaux qui ont décidé de quitter leur pays d’origine, généralement pour des pays d’Asie du Sud-Est ou d’Amérique latine. Ils voyagent essentiellement en avion et travaillent dans le numérique. » A cet égard, le digital nomad réfère souvent à un profil type : celui du free lance sans enfants désireux de s’accomplir dans une activité intellectuelle valorisante, liée à l’économie du savoir et de l’information. “Généralement, cela implique des métiers créatifs, et des statuts ou des revenus précaires : graphistes, rédacteurs Web, codeurs, traducteurs... », écrit Maxime Brousse. On peut aussi y ajouter certains entrepreneurs du clic agrégeant autour d’eux une équipe tout aussi nomade. Bref, tous les travailleurs dont les outils de travail sont délocalisables, et qui peuvent ainsi assurer une continuité d’activité quel que soit leur lieu de résidence.

"Souvent, les gens ont cinq semaines de vacances et sont limités dans leurs déplacements par le temps ou par l’argent. Le Digital nomad ignore ces deux limites : il a le choix de vivre et de travailler n’importe où.” Fabrice Dubesset

Un ordinateur, une connexion internet et un espace de coworking

Contrairement à d’autres nomades contemporains (migrants, travailleurs saisonniers et même grands navetteurs...) et à distance du nomadisme dans son acception la plus classique, le nomade digital se caractérise ainsi par son appareillage technologique : il est indissociable de l’ordinateur portable et du smartphone qu’il trimballe avec lui, et de la connexion internet qui le relie à ses activités quotidiennes. Ce qui ne l’empêche pas de se « plugger » sur divers lieux spécialement conçus à son attention, à commencer par les espaces de coworking. Outre qu’ils lui fournissent un indispensable accès à Internet, ces derniers lui permettent d’entrer en contact avec une communauté de semblables avec qui partager bons plans, conseils et activités. “C’est toujours important de rencontrer d'autres personnes qui ont fait les mêmes choix que vous”, explique Fabrice Dubesset. Bien qu’ils puissent théoriquement travailler partout, les nomad digitaux ont donc leurs “spots”, où ils restent plus ou moins longtemps, selon qu’ils sont fast ou slow. Le plus couru d’entre eux est situé à Chiang Maï en Thaïlande, où se tiennent même formations, séminaires et conférences sur le sujet. Les nomades digitaux sont aussi nombreux à Bali et Lisbonne. Ils y trouvent tout ce qui leur faut pour s’épanouir, de la vie bon marché aux réseaux professionnels et d’entraide, en passant par le climat, la beauté du site et une offre culturelle et culinaire de qualité. « Les nomades digitaux tiennent le milieu entre le touriste et l’expatrié, décrit Fabrice Dubesset. Dans leur mode de vie, ils sont de passage. D’ailleurs, ils se retrouvent souvent dans les mêmes quartiers que les touristes, même s’ils prennent un Airbnb plutôt qu’un hôtel. » Ce qui fait dire au blogger que “le nomadisme digital n’est pas un métier, mais un mode de vie.” Ce mode de vie se décline aussi en France, et tout particulièrement dans le Perche, où Mutinerie, l’un des premiers coworking spaces parisiens, a ouvert un lieu, Mutinerie Village, pour accueillir les nomades digitaux en quête de vie au vert. “Un bon spot pour digital nomad, résume Maxime Brousse, c’est partout où vous captez Internet assez convenablement pour convaincre vos clients que vous êtes en mesure de travailler.”

“Un bon spot pour digital nomad, résume Maxime Brousse, c’est partout où vous captez Internet assez convenablement pour convaincre vos clients que vous êtes en mesure de travailler.” Maxime Brousse

Un travailleur agile, mais précaire…

L’essor récent des travailleurs nomades doit à la convergence de divers phénomènes, dont le plus décisif est la révolution numérique. Ainsi, la première occurrence de l’expression « digital nomad » date de 1997, et naît sous la plume de Tsugio Makimoto et David Manners. Dans un livre éponyme, les deux auteurs expliquent que les technologies de l’information, alors en pleine émergence, permettront à terme aux travailleurs de s’affranchir du bureau, pour travailler n’importe où. Près de vingt-cinq ans plus tard, leurs prédictions ne se vérifient qu’en partie : si le nombre de nomades digitaux a bel et bien bondi, le salariat reste majoritairement attaché à la vie de bureau, pour des raisons de management : “même si l’épidémie de Covid-19 fait évoluer les mentalités, les patrons et les manageurs sont encore réticents au télétravail, souligne Fabrice Dubesset. Ils veulent pouvoir contrôler leurs salariés et craignent que la distance n’entraîne une chute de la productivité.” Sans parler des activités forcément “présentielles” : agriculture, activités industrielles, services à la personne, artisanat... A cet égard, l’essor des nomades digitaux est indissociable des mutations récentes du monde du travail, et particulièrement de l’érosion du salariat. Maxime Brousse note d’ailleurs que leur nombre et leur visibilité médiatique s’accroissent sensiblement après la crise de 2008. « De plus en plus de personnes se sont faites à l’idée que leur vie professionnelle, qu’elles le souhaitent ou non, serait constituée d’une succession d’emplois dans différentes entreprises, dans différents secteurs, sous différents statuts, écrit-il. Le nombre de CDD augmente peu, mais ceux-ci durent de moins en moins longtemps. Parallèlement, le nombre de travailleurs indépendants a, lui, augmenté de 120 % en dix ans : en 2017, plus de 10 % des actifs étaient freelance ».

“Même si l’épidémie de Covid-19 fait évoluer les mentalités, les patrons et les manageurs sont encore réticents au télétravail. Ils veulent pouvoir contrôler leurs salariés et craignent que la distance n’entraîne une chute de la productivité.” Fabrice Dubesset

Maître mot : s’épanouir

A cette précarisation (choisie ou subie) des travailleurs, s’ajoute l’aspiration croissante à une activité qui ait un sens, loin des “bullshit jobs” décrits par David Graeber avec l’écho médiatique que l’on sait. « Pouvoir travailler où l’on veut, ne pas avoir de comptes à rendre à un patron, ne pas être coincé dans un bureau, passer d’un emploi à l’autre... Le travail doit être moins contraignant, décrit Maxime Brousse. Il doit être vécu comme un épanouissement personnel. Il doit être porteur de sens.”

« Pouvoir travailler où l’on veut, ne pas avoir de comptes à rendre à un patron, ne pas être coincé dans un bureau, passer d’un emploi à l’autre... Le travail doit être moins contraignant. Il doit être vécu comme un épanouissement personnel. Il doit être porteur de sens.” Maxime Brousse

Fabrice Dubesset va dans le même sens :  “Le digital nomad n’a pas forcément envie de gagner beaucoup d’argent, et le plaisir dans le travail passe avant sa rétribution, note-t-il. Il est prêt à travailler moins et à gagner moins.” Ainsi, le nomade digital fait primer la liberté sur la sécurité matérielle. Sa mobilité est le signe le plus évident et le plus manifeste d’un tel choix. Valorisée socialement, celle-ci est en effet synonyme de réussite et d’épanouissement, mais dévaluée quand elle s’assimile au tourisme de masse. A ce dernier, le nomade digital oppose un art du voyage qui est aussi un art de vivre, et ressemble furieusement à une stratégie de distinction.

Les nomades digitaux : des “anywhere”

De fait, le nomade 2.0 n’a plus grand chose à voir avec le nomade tel qu’on le campe généralement : quand le Rom ou le punk à chiens, version contemporaine du vagabond, suscitent surtout défiance et rejet, le nomade numérique est loué pour son courage, envié pour sa liberté : “Même quand on les critique, c’est avec une pointe de jalousie, explique Maxime Brousse, sur le site des éditions Arkhe. Pour moi, ces voyageurs-là sont bien vus, tout simplement parce qu’ils ressemblent énormément aux sédentaires et à la culture dominante, dont ils sont souvent issus : ils ont fait des études d’architecture ou de marketing, maitrisent les codes des réseaux sociaux et de la communication et ne portent pas de discours critique sur la société.”Loin des marges, le digital nomad appartient plutôt à la classe des “anywhere”, telle que la définit David Goodhart dans Les Deux clans. La nouvelle fracture mondiale (éditions Les Arènes). Selon le journaliste anglais, la population dans les pays dits avancés se diviserait en deux catégories : les “somewhere”, “les gens de quelque part”, et les “everywhere”, ceux de “partout”. Les partout représenteraient 25% de la population. Ils sont éduqués, mobiles, et bénéficient de la mondialisation. Les “quelque part” seraient quant à eux majoritaires sur le plan démographique (50% de la population), mais minoritaires sur le plan politique. Si les “anywhere” ne sont pas tous des nomades numériques, ces derniers sont sans exception des “anywhere”. Ils sont appelés à se déplacer dans le monde entier, avec leurs connaissances, leurs réseaux et leurs capacités cognitives pour bagages. Il leur faut simplement savoir gérer un emploi du temps, et aussi une certaine solitude. Ce clivage social entre “somewhere” et “everywhere” explique que les nomades digitaux n’aient pas toujours bonne presse. Campés en profiteurs de la misère du monde et en gentrifieurs au bilan carbone désastreux, ils sont pourtant la tête de pont d’une évolution générale, que l’épidémie de Covid-19 pourrait amplifier. Quitte à compliquer un peu plus l’équation politique entre “ceux de partout” et “ceux de quelque part”.

En savoir plus :

Maxime Brousse, Les Nouveaux nomades, éditions Arkhé, 2020, 19 euros. Description à lire ici

2021-01-20
Tech
Hameaux légers, une association pour le développement de l’habitat réversible

Créée en 2017 à Rocles dans l’Ardèche, l’association Hameaux légers plaide pour le développement de l’habitat réversible comme solution possible à la crise du logement, la bétonisation et l’aspiration croissante à des modes de vie durables, autonomes et solidaires.

Un logement se caractérise-t-il nécessairement par des fondations et d’épais murs en parpaings ou béton ? Pas selon l’association Hameaux Légers : créée en 2017 à Rocles, dans l'Ardèche, et pilotée depuis 2019 par un groupe de 50 bénévoles, celle-ci promeut le développement de l’habitat réversible. Les « hameaux légers », ce sont des écoquartiers d’habitat participatif construits avec des maisons aux fondations réversibles, accessibles financièrement et réalisés en partenariat avec les communes. De la yourte entièrement démontable à la tiny house, en passant par la construction « compostable » parce que constituée de chanvre, de paille et autres matériaux biodégradables, ils dessinent un continent encore mal connu. L’habitat réversible est pourtant en plein essor. Il faut dire que les alternatives à la construction pérenne, au « dur » qui dure, charrient nombre d’enjeux contemporains : crise du logement, changement climatique, dynamisation des zones rurales et lutte contre la déprise agricole et la spéculation immobilière, désir d’habiter autrement… « On part d’une situation d’urgence, qui est celle de l’accès au logement, explique Michael Ricchetti, membre de l’association Hameaux Légers. On se rend compte que des gens pourraient vivre en milieu rural, mais que les formes d’habitat n’y sont pas forcément adaptées à leurs attentes. Nous concilions ainsi deux problématiques clés : le mal logement et un élan croissant vers d’autres envies et modes d’habiter, qui ne se trouvent pas forcément dans les grandes villes. »

La loi Alur, un cadre juridique propice au développement de l’habitat réversible

Surtout, l’habitat réversible jouit désormais d’un cadre juridique clair propice à son développement. « En 2014, la loi Alur reconnaît l’ensemble des modes d’habitat installés de façon permanente dans les documents d’urbanisme, explique Michael Ricchetti. Elle autorise à titre exceptionnel l’aménagement de terrains pour implanter de l’habitat démontable dans des secteurs de taille et de capacité d’accueil limitées (STECAL) délimitées par le règlement du PLU. Ce concept existait déjà depuis un certain temps. Il était historiquement mis en oeuvre pour l’habitat de loisir ou les bâtiments agricoles. Ce qui est nouveau, c’est que la loi reconnaît à présent la légalité de cet habitat sur des zones non constructibles. » A ce titre, la loi Alur précise que « l’inconstructibilité des terrains situés hors des parties urbanisées de la commune comporte des exceptions et notamment la possibilité pour la commune d’autoriser, sur délibération motivée du conseil municipal, les constructions et installations hors parties urbanisées. Cette exception est possible lorsque le conseil municipal considère que l’intérêt de la commune le justifie, en particulier pour éviter une diminution de la population communale. » La loi fixe certaines conditions : l’aménagement (construction, aire d’accueil destinée à l’habitat des gens du voyage ou résidence démontable occupée à titre permanent) doit être dépourvu de fondations. Il doit être facilement démontable et doté d’équipements (intérieurs ou extérieurs) pouvant être autonomes. Son maître d’ouvrage doit aussi fournir une attestation d’hygiène en cas d’autonomie des réseaux.

Un exemple de tiny houses
« On part d’une situation d’urgence, qui est celle de l’accès au logement. On se rend compte que des gens pourraient vivre en milieu rural, mais que les formes d’habitat n’y sont pas forcément adaptées à leurs attentes. Nous concilions ainsi deux problématiques clés : le mal logement et un élan croissant vers d’autres envies et modes d’habiter, qui ne se trouvent pas forcément dans les grandes villes. » Michael Ricchetti, membre de l’association Hameaux Légers

Développer des logements abordables

C’est pour offrir une issue au déclin démographique des zones rurales qu’est née l’association Hameaux Légers. Son histoire commence en 2017 à Rocles, petit village ardéchois d’environ 250 habitants, situé dans le Parc naturel des monts d’Ardèche. Alain Gibert, maire EELV de la commune, et un collectif d’habitants cherchent alors à dynamiser les lieux en y développant une offre de logements abordables. L’enjeu est de taille dans ce village touristique : le nombre élevé de résidences secondaires y rend le foncier inaccessible aux candidats à l’accession d’une résidence principale - jeunes familles et agriculteurs locaux. Hameaux Légers dessine alors les contours d’un projet de lieu de vie collectif, constitué de 5 ou 6 maisons réversibles. Dénuées de fondations, celles-ci sont conçues sur pilotis, avec des matériaux écologiques, à faible impact carbone. Leur emprise au sol limitée et leurs caractéristiques permettent d’en abaisser considérablement le coût final. En effet, l’objectif de la municipalité est de louer le terrain à faible coût (25 à 50 euros par mois et par foyer) et de dissocier propriété du sol et du bâti tout en sécurisant à long terme les habitants grâce à un bail emphytéotique. Cette dissociation entre propriété du terrain et du bâti est d’une manière générale au coeur des Hameaux Légers. Faute d’un consensus au sein de l’équipe municipale, le projet ne verra pourtant jamais le jour. « Les divisions étaient d’ordre humain, explique Michael Ricchetti. La démarche n’avait pas suffisamment intégré les habitants et le voisinage. Nous en tirons d’ailleurs les leçons aujourd’hui, et pensons qu’il est primordial d’associer toutes les parties prenantes à ce type de projet. L’habitat réversible peut faire peur du fait de sa nouveauté. C’est clairement un sujet qui peut diviser, faute d’une sensibilisation suffisante. »

"L’habitat réversible peut faire peur du fait de sa nouveauté. C’est clairement un sujet qui peut diviser, faute d’une sensibilisation suffisante. » Michael Ricchetti

Hameaux légers en trois missions : accompagner, transmettre et sensibiliser

Depuis, c’est dans ce sens qu’œuvre l’association, avec une équipe entièrement renouvelée et l’appui financier de la Fondation de France et de Familles rurales. « Notre action se développe autour de trois axes, explique Michael Ricchetti. Le premier tient à l’accompagnement des collectifs et collectivités souhaitant créer un hameau léger. Nous intervenons alors sur les aspects essentiels de la gestion d’un lieu de vie collectif, qu’ils soient humains, techniques et financiers (cadrage, faisabilité, appel à projet, installation du collectif sélectionné…). Le deuxième axe est la transmission : l’association souhaite partager au plus grand nombre ses travaux et contenus concernant la vie en habitat réversible. Cette mission se matérialise par la mise à disposition d’une plateforme dédiée à l’habitat réversible, par le développement d’un MOOC, par des chantiers participatifs, des ateliers et formations auprès d’élus, sous forme de participation libre et consciente. Enfin, nous travaillons à la sensibilisation et la mise en réseau. On intègre ici la partie événementielle et plaidoyer. » Fort de ces trois axes de développement, Hameaux Légers est aujourd’hui en discussion avec une vingtaine de collectivités. Celles-ci sont intéressées pour plusieurs raisons : accueil de population, installation agricole, préservation du patrimoine local, dynamisation, etc. L’association est aussi co-fondatrice et administratrice du Fonds de Dotation Patrimoine d’Autonomie, dont l’objectif principal est de financer l’accession des foyers les moins favorisés à un « patrimoine d’autonomie». « Nous définissons le patrimoine d’autonomie comme l’ensemble des biens matériels, liens sociaux et savoirs qui permettent à une personne de répondre à ses besoins de base : avoir un toit, se chauffer, être entouré, se nourrir sainement, etc., explique Michael Ricchetti. Nous avons déjà récolté plus de 400 000 € de promesses de prêts longue durée (20 ans). » Enfin, les membres de Hameaux Légers multiplient les événements. En 2019, ils ont ainsi organisé une dizaine de « Week-ends des Possibles ». Les porteurs de projets y sont conviés à divers ateliers et groupes de parole. Certains événements sont conçus à destination des professionnels : « il s’agit de co-construire des savoirs et usages par le biais d’événements qui mobilisent des publics experts sur des thématiques essentielles de l’action de Hameaux Légers (Architecture, Urbanisme, etc.) », précise Michael Ricchetti. Cet été, l’association propose également « le Chemin des Possibles ». Cette randonnée de trois semaines à travers la Bretagne permettra de rencontrer élus, porteurs de projets ou associations. Le tout afin qu’un projet concret de hameau léger, réversible et écologique, puisse voir bientôt le jour.

En savoir plus :

https://www.hameaux-legers.org

2020-07-06
Tech
Au Pavillon de l’Arsenal, l’exposition « Et demain on fait quoi ? » envisage « le monde d’après »

Au pavillon de l’Arsenal, l’exposition « Et demain on fait quoi ? » synthétise environ 200 contributions de chercheurs, d’architectes ou de bâtisseurs. Invités à réfléchir pendant le confinement au « monde d’après », ils esquissent les formes et conditions d’une ville remodelée par les crises sanitaire, écologique et économique. Une publication suivra à la rentrée…

La construction, l’architecture et l’urbanisme figurent parmi les secteurs que le confinement a bousculés. Repli sur la sphère domestique, espaces publics inaccessibles, télétravail et école à la maison ont amené nombre d’entre nous à porter nos regards sur nos conditions de logement. Et, au-delà, sur la fabrique urbaine. Cette qualité d’attention forme le point de départ des contributions que le Pavillon de l’Arsenal à Paris a recueillies pendant et juste après le confinement sur le forum « Et demain on fait quoi ? ». En tout, plus de 200 cabinets d’architectes, urbanistes, paysagistes, ingénieurs, maîtres d’ouvrage ou philosophes se sont pliés à l’exercice d’imaginer « le monde d’après ». Accessibles en ligne, leurs textes, dessins et photographies sont aussi présentés jusqu’au 6 septembre au Pavillon de l’Arsenal sous forme de Kakémonos. Ils esquissent à la fois un état des lieux et une série souhaits et d’enseignements. Les mots « local », « vivant », « nature », « espace public », « densité », y reviennent comme autant de pensums, et montrent un corps professionnel soucieux de changement...

Le confinement comme expérience

Oiseaux qui chantent, cieux libérés de leur chape ordinaire de particules fines, vie collective qui s’organise au sein des copropriétés : le confinement aura d’abord été l’expérience d’un écart avec les conditions de vie ordinaires. Pour en rendre compte, Antoine Bertin a enregistré le son de paris confiné, et l’a fusionné avec une mélodie composée à partir de la séquence génétique de la covid 19. Ce qu’on y entend ? Le chant des oiseaux ! Le confinement a aussi rimé avec exode à la campagne. A ce titre, plusieurs contributions invitent à réévaluer les espaces extra-métropolitains. Selon Arte Charpentier architectes, « il faut faire preuve d’inventivité et donner leur chance à quantité de villes moyennes pour tisser un réseau alternatif de villes dynamiques, connectées entre elles, mises en réseau localement, ayant acquis leur indépendance vis-à-vis des métropoles tout en étant reliées à elles. Une forme de réseau parallèle secondaire et complémentaire aux grandes villes. Développer ces villes suppose de les faire entrer dans un cercle vertueux de désirabilité où l’attrait de la nature se combine avec un attrait culturel, à l’image du travail réalisé par Nantes depuis de nombreuses années. » Dans la même veine, les architectes Cyril Brûlé, Peggy Garcia et Mathieu Mercuriali invitent à retisser des alliances entre Paris et son hinterland, dont le massif du Morvan, en Bourgogne. Leurs propositions font écho à celles d’Anne-Claire le Vaillant, architecte, qui plaide pour un rééquilibrage territorial entre métropoles et zones peu denses.

Vers une ville nature ?

Cet élan vers la campagne tient en partie à un autre effet du confinement : l’élan qu’il a généré vers la nature et le jardinage. A ce titre, nombre de contributions postées sur le forum du Pavillon de l’Arsenal appellent à planter des forêts au coeur des villes ou à végétaliser les espaces publics. Caracalla Architectes écrit ainsi : « Nous imaginons la plantation et la constitution de forêts sauvages inaccessibles en ville, réserves de biodiversités et lieu d’habitation protégé pour les espèces non humaines comme les plantes, les animaux ou les insectes. Au sein de parcelles vides ou amenées à le devenir, cela permettra de créer un tissu urbain ouvert à la cohabitation entre toutes les espèces. Cette opération va dans la direction d’une dé-densification du tissu bâti, de la sauvegarde d’espaces vides exemplaires constituant dès lors une nouvelle réserve d’habitats sauvages. » Dans la même veine, l’architecte et urbaniste Carmen Santana propose d’« asseoir le paysage comme une infrastructure » et d’ « aller vers des villes nourricières, où l´espace public ne sera plus dédié à 80% aux voitures, des villes où il fera bon vivre et que pourront s’approprier ses habitants. »  

Espaces publics : penser les vides de la ville

Pour nombre de contributeurs, ménager une place à la nature en ville suppose d’en aborder les vides et interstices. La Paysagiste Mélanie Gasté plaide pour une telle approche. Selon Franck Boutté, « Toute la question est de repenser la ville par les vides qui la composent. Nous avons passé beaucoup de notre temps à surdéterminer les pleins, car ce sont eux qui sont porteurs de propriété, de pouvoir et de richesse, ainsi que d’appropriation univoque ; il faut maintenant et avant tout penser à qualifier les espaces vides, car ils sont les lieux de la mise en commun réussie, de la coexistence pacifique, de l’accueil de tous les vivants, des manifestations de l’environnement (comme milieu); ils sont par nature non propriétaires, non appropriés car appropriables par tous. En un sens, la crise nous rappelle encore une fois une question de bon sens : ce sont les espaces publics, dans une acception qu’il convient de réinterroger pour qu’ils deviennent véritablement l’espace physique et vécu de toute l’assemblée des vivants, qui constituent le sens même de la ville comme lieu habité et infrastructure de la mise en commun et du partage. »

Des logements en partage

On s’en doute : les contributeurs s’intéressent aussi aux logements. Ces derniers sont évidemment revus à l’aune de critères de confort et de bien-être. Ils sont aussi abordés en tant qu’espaces à la frontière du collectif et de l’individuel, comme lieux privatifs autant que comme lieux communs. L’architecte Francis Nordemann synthétise de la sorte cette ambition : « Il ne s’agit pas de prôner simplement une augmentation généreuse des surfaces, mais les leçons du moment que nous traversons devraient pousser à retrouver le sens de l’habiter et permettre d’inventer au domicile des espaces propices à la fois au télétravail, à la vie de famille et à la vie sociale. Au-delà de la nécessité d’un seuil partagé, chacun devra pouvoir trouver un coin à soi avec son téléphone ou devant son terminal, et des dépendances de rangement. Des logements traversants et des cuisines en lumière naturelle permettront la ventilation et le renouvellement naturel de l’air, et un prolongement extérieur - une terrasse, un balcon - de mettre le nez dehors, de regarder au loin et de rencontrer son voisin. Une cour privée commune, un jardin réservé étendront et protégeront le domaine habité de chacun. »

Que faire des ruines du monde d’avant ?

Une telle ambition invite aussi à se plonger aussi dans le hard de la construction, dans ses matériaux et ses infrastructures. L’enjeu est de taille, comme le rappellent le philosophe Victor Petit et l’atelier Senzu. Ces derniers invitent à considérer les « communs négatifs » qui nous sont légués par « l’héritage infrastructures et architectural » : déchets nucléaires et plastiques, pollutions diverses, bâtiments devenus inhabitables. Selon eux, la question n’est pas seulement celle de « comment construire autrement », mais bien : « comment prendre soin collectivement (commoning) de ces déchets dont nous ne pouvons faire table rase ? Que défaire demain ? (...) Comment vivre avec ce que nous avons fait, avec cet environnement en ruine qui ne fait plus milieu ? Comment défaire ce faire qui n’a d’autres horizons souhaitables que de se transformer en commun négatif ? »A cet égard, Elizabeth de Portzamparc invite à se saisir des circuits courts comme d’une réponse à la crise environnementale et la gabegie de matériaux : « on connaît l’impact environnemental de la division internationale du travail, mais aussi ses conséquences inégalitaires, écrit-elle.  L’architecture ne peut échapper à ce mouvement, elle doit même être une force motrice en la matière. »Clara et Philippe Simey plaident quant à eux pour un vrai « green new deal ». Celui-ci se marquerait notamment par la généralisation du réemploi. Un voeu qui suppose d’organiser et de structurer une filière encore balbutiante. Aussi le couple d’architectes plaide-il pour la création d’une école du réemploi.

Infos pratiques :

« Et demain on fait quoi ? » - Expositions et rencontres pour penser « l’après »Du 16 juin au 6 septembre 2020 au Pavillon de l’Arsenal21, boulevard Morland75004 ParisDu mardi au dimanche de 11h à 19HEntrée librehttps://www.pavillon-arsenal.com/fr/et-demain-on-fait-quoi/

2020-07-21
Tech
Quand le street art se mobilise pour l'environnement

A mesure que s’affirme la crise climatique, l’art urbain délaisse ses territoires de prédilection pour investir des lieux emblématiques de la dégradation de l’environnement…

La photographie, vue du ciel, dessine un pictogramme vert clair sur un fond de végétation plus sombre. Intitulé « Rewild », le dernier projet de l’artiste urbain espagnol Escif propose de réensauvager Sumatra, comme l’indique son nom en forme de jeu de mots (« rewild » consonne avec rewind, « rembobiner », dont le symbole est dessiné sur le sol). Il faut dire qu’au cours des 20 dernières années, l’ile indonésienne a perdu 40% de sa surface forestière pour faire place à la monoculture de palme et de caoutchouc. Or, la gourmandise de l’industrie agro-alimentaire menace la survie de la faune sauvage locale, à commencer par les orangs-outans, en plein déclin. Rewind se propose d’agir concrètement en détruisant les palmiers. A leur place, un espace de 360 hectares planté d’arbres indigènes.

La forêt, symbole d’un monde sauvage en voie d’extinction

ESCIF, ‘REWILD’ Splash and Burn, Sumatra 2019. Photo Credit Nicholas Chin

Le projet d’Escif s’inscrit dans un programme artistique élaboré par Splash and burn, une association fondée par l’artiste lithuanien Ernest Zacharevic pour dénoncer les ravages de la culture de palme, et qui associe entre autres Isaac Cordal, Vhils, Mark Jenkins ou Axel Void. Il évoque une autre réalisation de l’Espagnol à Sapri, en Italie : le Breath project. Initié par l’association Incipit, ce dernier consiste en la reforestation du mont Olivella, d’où avait disparu toute végétation au cours des siècles passés. 2500 chênes verts et autant d’érables sont en cours de plantation, et dessineront à mesure de leur croissance l’icône d’une batterie en cours de chargement, passant du vert l’été au rouge à l’automne.Dans les deux cas, l’intervention artistique confronte destruction de la vie sauvage et emprise croissante des nouvelles technologies sur nos vies. De fait, la création par Escif de véritables « puits de carbone » mobilise des symboles visuels emblématiques de la révolution informatique. Dès lors que l’œuvre suppose un point de vue surplombant, depuis le ciel, c’est aussi via un ensemble de médiations technologiques – photographies, circulation sur les réseaux sociaux, etc. qu’elle est rendue publique. L’art se donne ici pour un outil de mobilisation, mais entend aussi, dans le même temps, transformer positivement le lieu où il s’inscrit.

L’art à même le paysage

A l’instar d’Escif, divers artistes urbains tentent d’alerter le grand public quant à la réalité du changement climatique en intervenant à même le paysage. Parmi eux, Philippe Echaroux. L’artiste français projette ses œuvres – des portraits principalement - sur des lieux emblématiques ayant acquis le statut de symboles menacés : forêt amazonienne où il « expose » sur les arbres les visages de certains membres de la tribu Surui, ou encore glaciers français en régression rapide. Une manière selon lui de forcer le spectateur à « sortir de sa zone de confort », même si c’est bien un spectacle qu’il offre.

Dans la même veine, Julien Nonnon, chantre du vidéo-mapping et d’un « nouvel art pariétal », recourt aux technologies numériques pour donner à voir l’ampleur de la crise en cours. Dans la série « Crying animals » (2018), il projette à même la montagne des animaux sauvages vivant dans les Alpes pour faire prendre conscience au grand public de leur possible extinction. La lumière, qui sert de médium à l’artiste, s’offre ici en contrepoint au devenir d’espèces décrites comme possiblement « éteintes ». Comme chez Philippe Echaroux, elle est aussi mobilisée en raison de son empreinte écologique supposée plus faible que celle de l’acrylique, même si l'intervention n'est pas neutre, puisque la pollution lumineuse aurait selon certaines études un effet sur la biodiversité. Pour limiter au maximum l’empreinte de ses interventions, le français Saype recourt quant à lui à une peinture 100% biodégradable. Une manière de s’accorder au mieux aux espaces naturels qu’il couvre de très grands portraits monumentaux, pour amener le public à reconsidérer ses relations à autrui et à la nature.Dans un milieu artistique très charpenté par l’idée de prouesse, investir des espaces monumentaux à l’écart des villes est évidemment une manière de se distinguer. Mais pour ces artistes, il s’agit surtout de donner un sens à leurs interventions, et d’assumer une portée politique et sociale, loin d’un art « gratuit » et simplement dédié au jeu des formes.

2019-09-09
Tech
Hammarby et le Royal Seaport à Stockholm : deux exemples de planification verte

Si Stockholm a acquis le statut de « ville verte », elle le doit en partie à sa planification d’écoquartiers alliant exigence environnementale et qualité de vie. De Hammarby Sjöstad, assis depuis les années 1990 au sud de la ville, au nouveau quartier du Royal Seaport à l’est, midionze est allé voir de quoi est fait le modèle suédois…De l’eau partout, et du vert autour. Avec ses 30 000 îles, l’archipel où est situé Stockholm incite au respect de la nature, présente jusqu’au cœur de la ville. Sans doute faut-il voir dans la majesté du site l’une des raisons du tournant pris par la municipalité dès les années 1990 pour faire de la capitale suédoise un modèle de développement durable.

Hammarby Sjöstad, écoquartier pionnier

En 1997, cette ambition débouche sur la requalification d’un nouveau quartier au sud de la ville : Hammarby Sjöstad. Situé dans une zone industrielle hérissée d’entrepôts, au pied d’une piste de ski ( !), le site se verrait bien dans un premier temps accueillir un village olympique. Mais une fois écartée la candidature de Stockholm aux JO de 2004, la municipalité décide d’y construire 13 000 logements pour décongestionner le centre-ville.[caption id="attachment_4733" align="alignleft" width="267"]

Hammarby Sjöstad, un écoquartier posé au bord de l'eau[/caption]Débute alors une vaste et coûteuse opération de dépollution, suivie de différentes phases de travaux. D’emblée, la municipalité impose un cahier des charges environnemental intégrant aussi bien la gestion des déchets via un système de collecte par aspiration que la sobriété énergétique, avec un objectif de réduction par deux de l’empreinte écologique des futurs habitants. Outre l’accent mis sur le cycle de l’eau (très présente sur tout le site) et la conception de logements peu énergétivores (isolation renforcée, larges ouvertures pour privilégier la lumière naturelle, appareils électroménagers de classe A…), le nouveau quartier vise à couvrir une partie de ses besoins grâce à un mix énergétique associant la biomasse (qui sert à produire du biogaz pour les véhicules), le solaire et l’incinération des déchets.Côté transport, une ligne de tramway est aménagée pour relier le quartier au centre-ville, à quoi s’ajoutent aujourd’hui diverses solutions d’autopartage et une incitation aux modbilités douces. Dès qu’on sort des grands axes, les espaces piétonniers et cyclables dominent, agrémentés d’espaces verts et de canaux. Ce qui n’est pas sans incidence sur l’ambiance du quartier : « il y a un esprit Hammarby, explique Malena Karlsson, en charge des visiteurs. C’est très convivial. »

Le Royal Seaport, un nouvel avatar du « modèle suédois »

Aujourd’hui quasi achevé, Hammarby repose sur une planification très « top-to-bottom », où la municipalité, propriétaire des terrains, fixe le cap et le cahier des charges – une manière de garder le contrôle du projet en d’en assurer la conformité aux exigences écologiques. Cette approche est caractéristique du modus operandi suédois : Bo01 à Malmö a été conçu sur le même modèle, tout comme le Royal Seaport, dernier né des écoquartiers de Stockholm, actuellement en plein développement à l’Est de la ville.

[caption id="attachment_4732" align="alignleft" width="253"]

Au Royal Seaport, les constructions récentes jouxtent les bâtiments industriels[/caption]Entourée d’eau et sise à proximité d’un parc naturel, cette zone de 236 hectares était jusqu’en 2002 un site industriel. Celui-ci cède peu à peu la place à un projet de développement qui devrait accueillir en 2030 12 000 logements et 35 000 bureaux, censés répondre aux besoins de Stockholm, dont la croissance urbaine est l’une des plus rapides en Europe. Lauréat en 2015 du C40 Cities awards pour le Meilleur développement urbain, Royal Seaport s’inspire largement de Hammarby, dont il a su adapter le modèle pour mieux aborder des problématiques telles que l’inclusion, la question du genre, l’urbanisme des temps et la mixité fonctionnelle.[caption id="attachment_4727" align="alignright" width="280"]

Panneaux photovoltaïques sur le toit d'un immeuble au Royal Seaport.[/caption]L’exigence environnementale y touche tous les domaines, dans une approche globale. Pour la mettre en œuvre, la municipalité a misé sur la R&D, et créé une charte de durabilité qui contraint les promoteurs à se couler dans un cahier des charges contraignant. La conformité des projets à ce dernier est mesurée via un système de points qui évalue la qualité des réponses données, tout en laissant aux architectes et promoteurs une certaine liberté. L’objectif : amener chaque logement à un seuil de consommation maximale de 55kWh/m2/an. « Nous sommes proches des seuils des bâtiments passifs, explique Bo Halquist, chargé de projet à Royal Seaport. Au début, les promoteurs nous disent que nos objectifs sont impossibles à réaliser. Mais on leur dit d’essayer. Après tout, personne ne les oblige à construire ici. » Pour que soit atteint cet objectif de performance énergétique, diverses solutions sont mises en œuvre, de la formation des ouvriers à la mise en œuvre de technologies « smart » pour mieux répartir la charge d’usage des appareils électriques et limiter les pics de consommation.[caption id="attachment_4729" align="alignleft" width="283"]

Un corridor biologique au Royal Seaport.[/caption]En matière de mobilité, tout est fait pour encourager les alternatives à la voiture : le quartier est connecté au centre-ville par le tramway et un réseau de bus, le nombre de places de parking par logement y est de 0,5, contre 2,2 places de vélo. La municipalité songe aussi à installer des systèmes d’agriculture urbaine, pour réduire la dépendance alimentaire de Stockholm, qui importe 40% de sa nourriture. Elle envisage notamment à l’opportunité d’installer des potagers sur les toits d’immeubles pour favoriser la pratique du jardinage. Même la biodiversité n’est pas oubliée : proximité du parc naturel oblige, des corridors biologiques sont aménagés dans tout le quartier, et un observatoire de la biodiversité a été créé…Si les deux écoquartiers de Stockholm ont su se démarquer par leur ambition au point d’attirer chaque année de nombreux visiteurs, ils n’en appellent pas moins quelques bémols. Premier d’entre eux : une architecture générique devenue terriblement banale depuis la généralisation [caption id="attachment_4728" align="alignright" width="290"]

Système de collecte des déchets par aspiration.[/caption]des écoquartiers en Europe, et particulièrement en France. Surtout, l’exigence a un prix : à Hammarby comme à Royal Seaport, les logements sont chers, et les aides au logement accordées par la municipalité (il n’existe pas de logements sociaux en Suède) peinent à y favoriser la mixité sociale. En somme, on y retrouve les mêmes écueils que dans nombre d’écoquartiers européens. A savoir : une difficulté à concilier les volets écologique, économique et social du développement durable…

2017-07-12
Tech
Bernard Stiegler : "Sans socialisation, l'innovation technologique est une destruction"

Et si le confusionnisme qui marquait cette campagne présidentielle était le fruit d'une disruption ? S'il procédait au fond d'une déstructuration sociale engendrée par l'innovation technologique ? S'il était, en somme, l'envers du Big data, de l'intelligence artificielle, de Facebook, de l'ubérisation ? Philosophe et président de l'association Ars industrialis, Bernard Stiegler évoque les effets de déstabilisation des technologies numériques sur la société…  Question : Le mouvement des idées politiques, ces derniers mois, en France comme partout dans le monde, peut apparaître surprenant. Comment abordez-vous cet état du monde que l’on a finalement du mal à nommer ?

Pour nommer une situation politique, il faut des concepts. Or, c’est exactement ce qu’il manque aujourd’hui : dans le milieu académique comme à la gauche de l’échiquier politique, c’est le désarmement intellectuel généralisé, on ne sait plus comment penser les choses, les gens sont démunis. Lorsque je suis entré au Parti communiste dans les années 70, il y avait toute une littérature pour se former à l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse, etc. J’y ai découvert Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Derrida, Barthes, c’était formidable. Tous n’étaient d’ailleurs pas idéologiquement communistes – certains étaient des compagnons de route, d’autres non – mais à cette époque, on disait que pour changer le monde, il fallait d’abord armer les gens conceptuellement.Je reste proche de cette culture, même si je suis très critique sur les marxistes. Mais il faut réinventer la pensée politique. Je suis un homme de gauche, mais j’emploie de moins en moins ce terme parce que je le trouve dérisoire, même misérable. Ce qui s’appelle la gauche aujourd’hui est consternant de bêtises pour moi.

Dans une interview, vous aviez qualifié les années 70 de « libéral-fascisme » et dénoncé « Giscard qui engageait (…) l’âge de la crétinisation des foules » : en est-on aujourd’hui à son paroxysme ?

On paye les conséquences de tout cela, c’est évident. Giscard d’Estaing est pour moi l’un des hommes politiques les plus détestables que la France ait connu. Il a détruit tout ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans ce que De Gaulle et Malraux avaient mis en place. Il s’est opposé à la création du centre Pompidou. Il a transformé la télévision en organe de crétinisation, c’est avec lui qu’ont commencé ces émissions qui sont devenues des « variety show » et des « talks show ». C’est un processus qui passe par les médias de masse, évidemment. A la même époque, Georges Marchais a arrêté la nouvelle critique, il a fermé toutes les revues intellectuelles et coupé les ponts avec ce monde pour devenir un « ouvriériste » comme on disait à cette époque-là.Qu’est-ce qui menace aujourd’hui la vie sur Terre, à une échéance extrêmement courte ? L’augmentation de l’entropie, dans la biosphère. L’entropie, ce sont des traces physiques que l’on observe un peu partout : l’augmentation de la pollution, le désordre, la jetabilité. Mais c’est aussi l’entropie mentale, le fait que les gens n’arrivent plus à penser et à apprécier des différences, on devient complètement standardisé. Ce n’est pas vrai seulement pour les gens qui votent Trump, c’est vrai aussi des universitaires, des patrons, de Hollande, etc. Le système produit aujourd’hui une crétinisation planétaire.

L’élection de Trump en est le signe ?

Malheureusement, je n’ai pas été surpris par l’élection de Trump. Cela fait plusieurs années que je soutiens que la façon dont on laisse se développer, dans une sorte d’anarchie généralisée, l’innovation technologique – ce qu’on appelle la « disruption » – ne peut qu’engendrer ce genre de comportements. Trump, ce sont des comportements à la fois conservateurs et totalement désinhibés, inscrits dans des processus réactifs. Mais j’insiste : on retrouve ces processus à l’extrême-droite mais aussi à droite et à gauche. Je dis souvent que la dédiabolisation du Front National, c’est surtout la « lepénisation » du Parti Socialiste. Manuel Valls est pour moi un Le Péniste, il a fait exactement la même chose que Sarkozy.

"Le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos." Bernard Stiegler

Sur quels points ?

Sur la manière de récupérer l’actualité en permanence et de désigner des boucs-émissaires. C’est ce qui caractérise ces mouvements : les juifs autrefois, aujourd’hui les musulmans, les roms, les migrants, les fonctionnaires, les intellectuels, etc. C’est ce que j’avais essayé de conceptualiser dans un précédent livre, La Pharmacologie du Front National : le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos.Je ne veux pas justifier la position des électeurs du Front National, mais il faut chercher à comprendre. J’en connais plein, c’étaient mes voisins lorsque j’habitais un village en Picardie. Pourquoi votent-ils FN ? Parce qu’ils souffrent énormément et se prennent en pleine figure la disruption. Ils n’arrivent pas à transformer leur souffrance autrement qu’en réaction de bouc-émissariat. Tout simplement parce qu’on ne leur propose strictement aucune perspective. Il fut un temps où on proposait des perspectives plus ou moins bonnes, le gaullisme en était une – que j’ai beaucoup combattu, personnellement, mais c’était une vraie perspective – et ensuite il y en a eu d’autres, à gauche, etc. Mais tout cela s’est complètement décomposé.C’est d’ailleurs toute la grandeur du christianisme que de proposer de tendre l’autre joue. Je ne suis pas du tout chrétien, et je reste très anticlérical, mais j’essaye de réinterpréter ce discours : le but du christianisme, tendre l’autre jour, c’est interdire ce système qui tend au pharmacos.

Qu’est-ce que cette disruption que vous évoquez comme cause du problème ?

C’est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes.L’exemple le plus éloquent est probablement Facebook. Quand Marck Zuckerberg a créé cette plateforme, c’était pour que les petits mâles d’Harvard partagent entre eux les photos des petites femelles d’Harvard. C’est littéralement ce que veut dire « Facebook » : c’est un trombinoscope, c’est né comme ça. Zuckerberg n’avait pas l’intention de créer un réseau social, il ne savait même pas ce que c’était. Il a déclenché un processus malgré lui, avec les technologies qu’il connaissait. Après, on a très vite détecté le potentiel, et Zuckerberg a suivi, en mettant du capital-risque autour. Voilà comment en l’espace de 7 ans, Facebook est devenue la première communauté mondiale. Ou plutôt la première in-communauté mondiale, car cela court-circuite beaucoup de choses.

"La disruption est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes." Bernard Stiegler

Facebook est un danger, selon vous ?

C’est extrêmement maléfique, toxique. Cela produit la désintégration des rapports sociaux, parce que les réseaux sociaux sont en fait des réseaux anti-sociaux, ils détruisent les sociétés. Les gens qui s’emparent de cette technologie des réseaux sociaux ne me sont absolument pas sympathiques. Que ce soit les djihadistes, ou Trump qui a beaucoup exploité les réseaux sociaux pendant sa campagne. D’ailleurs, l’un des responsables de sa politique n’est autre que Peter Thiel, par ailleurs l’un des principaux fondateurs de Facebook : Zuckerberg est à l’origine du concept, mais Peter Thiel, le fondateur de Paypal, fait partie des premiers à avoir investi dedans.La disruption est désormais une stratégie enseignée, il y a une chaire de disruption à Harvard que dirige le professeur Clayton Christensen. L’idée est simple : pour gagner la guerre économique – car il y a aujourd’hui des écoles de « guerre économique », ça en dit long – il faut employer des armes disruptives pour saisir son adversaire, tout détruire et dès lors, avoir les mains libres.Tout le monde a commencé à s’intéresser à ce sujet quand on a découvert Uber. L’uberisation est une disruption de tous les systèmes de régulation de louage de voiture. Mais tout le monde en souffre, pas seulement les taxis. Beaucoup de gens ont argumenté que cela permettait à plein de jeunes du « 9-3 » de retrouver une activité économique, mais c’est tout à fait provisoire parce que le modèle d’Uber, c’est l’automatisation, c’est-à-dire des véhicules sans chauffeur.

Quelles sont les conséquences de ces processus disruptifs ?

La disruption produit un effet de tétanisation : les gens voient débarquer quelque chose d’insaisissable. C’est insaisissable par la loi parce que cela occupe des vides juridiques. On ne peut rien faire contre car ce n’est pas de l’illégalité à proprement parler. Et cela va extrêmement vite : quand vous commencez à comprendre comment vous pourriez contrecarrer le phénomène, cela s’est déjà transformé. C’est un processus particulièrement désintégrateur, et cela touche tous les pans de la société : l’économique, le politique, le droit, l’industrie, l’académique, etc…La disruption crée une misère sans précédent. Je plaide pour un traité de paix économique, car la guerre économique dans laquelle nous sommes aujourd’hui détruit beaucoup plus que les guerres mondiales du XXème siècle : il y a d’innombrables victimes physiques, des régions qui perdent tous leurs instruments de production, des territoires liquidés, c’est colossal. Cela donne des jeunes tentés par des aventures pulsionnelles, une pulsion de destruction.

"Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça." Bernard Stiegler

De quoi cette disruption procède-t-elle ?

Il y a eu plusieurs stades disruptifs dans l’Histoire, mais la disruption provoquée par le numérique depuis 1993 accélère tous les processus. Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça.Il y a une excitation depuis trois à quatre ans autour du Big Data, puis du Big Learning, dans lesquels d’énormes masses d’argent sont investies. On pense que tout est calculable, en temps réel. Les Big Data sont des systèmes de calculabilité qui portent sur des milliards de données simultanément. Cela porte sur vos comportements, pendant que vous avez ces comportements, sauf que c’est produit de manière si rapide qu’on est capable de modifier vos comportements, sans que vous vous en aperceviez. C’est vrai pour votre comportement de consommateur, votre comportement d’électeur, c’est vrai pour tout en vérité. Cela ne peut que produire des catastrophes.

Pourquoi ?

Je pratique les formalismes de la théorie des systèmes : je considère un être vivant, une société ou la biosphère comme des systèmes ouverts. Or un système ouvert peut tendre à se fermer, auquel cas il devient autodestructif. C’est ce qu’il se passe avec l’économie des Data : quand vous interagissez avec un système, celui-ci vous calcule et vous soumet à des trajectoires qui vous font correspondre au profil qu’il a calculé et que vous subissez ainsi complètement. Cela veut dire que le système computationnel n’intègre plus d’extériorité. C’est ainsi que l’on finit en système fermé, qui entrera à un moment donné en mutation chaotique, une mutation qui le détruit, là où un système ouvert est capable de provoquer des mutations incalculables, qu’il est capable d’assimiler.C’est un état d’urgence. Il faut absolument expliquer pourquoi ça ne peut pas fonctionner, alors que le monde entier investit dedans.

Que proposez-vous pour lutter contre cela ?

Il faut redévelopper du savoir. Tout ce que je viens de décrire est le résultat de ce que Marx avait appelé la « prolétarisation », c’est-à-dire la perte du savoir : le fait que votre savoir passe dans la machine et que ce n’est plus vous qui avez le savoir mais elle, qui finit ainsi par vous commander. Sauf que quand le savoir passe dans la machine, ce n’est plus du savoir, c’est de l’information. C’est-à-dire du calcul. C’est à ce moment-là que cela devient entropique : toutes ces machines qui calculent sont en train de produire une société automatique qui détruit l’emploi à très grande échelle. Le Forum de Davos considère que des millions d’emplois vont disparaître dans le monde occidental dans les années à venir.Il est donc temps de remettre du savoir et pour ça il faut donner du temps aux gens pour qu’ils puissent utiliser les automates pour les « désautomatiser ». Parce qu’un automate ne changera jamais sa règle de calcul, ce n’est pas possible. L’erreur du capitalisme est de ne compter que sur le calcul. Or il y a des choses qui ne sont pas dans l’ordre du calcul.

Vous dites que « la disruption est la dernière époque de l’anthropocène », c’est donc que vous reconnaissez le concept d’anthropocène comme pertinent pour penser le monde actuel ?

Je ne connais pas beaucoup de philosophes, aujourd’hui, qui ne s’intéressent pas à cette question. L’anthropocène est un concept fondamental, à condition qu’il produise celui du nég-anthropocène. Car l’anthropocène n’est pas vivable, c’est ce qu’écrivent d’ailleurs les théoriciens français Fressoz et Bonneuil : « on ne peut pas s’en sortir ». J’ai été assez choqué de les voir écrire qu’il fallait s’habituer à vivre dans l’anthropocène… C’est hors de question, sinon autant se suicider tout de suite. L’anthropocène n’est pas un état de droit, c’est un état de fait qui doit se changer. C’est terrible de voir des gens intérioriser un tel état de fait, c’est ce qui donne des djihadistes dans certains quartiers, des dealers dans d’autres.Il faut donc produire une théorie rationnelle du dépassement de l’anthropocène : c’est l’entropocène, l’augmentation de l’entropie. C’est une question essentielle car nous continuons aujourd’hui à fonctionner en économie avec les modèles de la théorie classique de Newton. C’est Georgescu-Roegen, le premier, qui a dit que l’économie ne pouvait plus s’appuyer sur la physique newtonienne, mais sur une physique de l’entropie, dans un monde de ressources limitées. Georgescu-Roegen propose une révolution totale des concepts de l’économie.

C’est un des fondateurs de la pensée de la décroissance.

Il a été mal interprété en France car ce n’est pas un décroissant, il n’a jamais utilisé le mot « décroissance ». Je suis en désaccord complet avec cette théorie sur laquelle on ne peut pas faire reposer un modèle économique. Je ne crois pas du tout que la théorie de la décroissance soit viable car elle ne théorise pas du tout l’investissement.L’investissement, c’est l’engagement de la libido dans un processus d’idéalisation, de sublimation, de transformation du monde. Et je peux vous dire que lorsque vous êtes engagés dans de tels processus, vous pouvez ne pas manger pendant 24h, vous ne vous en apercevez même pas.Tout le monde dit qu’on n’arrivera jamais à convaincre les français de manger moins de viande, de moins se chauffer ou de moins prendre leur bagnole. Mais ce n’est pas ça le problème : il faut les faire s’investir sur quelque chose. Aujourd’hui, on est dans le désinvestissement total, au sens freudien du désinvestissement. C’est ce qui donne le consumérisme, qui vient se substituer à l’investissement personnel et qui produit du désinvestissement. Le capitalisme vit sur l’exploitation de cette pulsion, une pulsion addictive, de répétition, une compulsion. Et cela se transforme beaucoup plus vite en pulsion de mort.C’est pourquoi il faut reconstruire une économie basée sur le savoir, qu’a détruit le calcul. Or quand il n’y a plus de savoir, il n’y a plus de saveur. Et sans saveur, il n’y a plus d’investissement. Sans investissement, il n’y a plus que de la pulsion. Et quand il n’y a plus que de la pulsion, il y a de la destruction…

Cela peut-il se faire sans technologie ?

Je ne suis pas du tout quelqu’un d’hostile au développement technologique, c’est même plutôt le contraire puisque je travaille pour l’Institut de recherche et d’innovation. Simplement, je pense que l’innovation n’est pas la destruction de la société. C’est d’ailleurs ce que disait Bertrand Gilles, un historien qui est un des premiers théoriciens français de l’innovation et qui a repris les travaux de Schumpeter. Il donne une définition intéressante de l’innovation qu’il fait apparaître au XIXème siècle avec la révolution industrielle : c’est la manière dont une innovation technologique crée une société et renforce une société. C’est l’innovation technologique + la socialisation. Sinon ce n’est pas de l’innovation, c’est de la destruction. Et c’est ça qu’on est en train de vivre en ce moment.C’est d’ailleurs l’autre grand apport de Georgescu-Roegen : la théorie de l’exosomatisation. Il dit que nous sommes des êtres exosomatiques, contrairement aux animaux qui produisent leur organe naturellement, par la biologie qui régule cette production. S’il y a parfois des organes mal formés, c’est une exception qui sera éliminée par la sélection naturelle très rapidement. Mais les animaux ne décident pas des organes qu’ils vont produire, tandis que nous, si. A partir de là, la biologie est remplacée par l’économie. Cela signifie pour moi qu’il faut faire une nouvelle théorie de l’être humain : j’appelle ça la nég-anthropologie. Qui est l’anthropos ? C’est celui qui peut à la fois augmenter et diminuer l’entropie, avec ses technologies. S’il va dans un modèle ultra-consumériste, il entre dans l’entropie, cela s’appelle l’anthropocène. Mais avec les mêmes technologies, il peut renverser la chose. Ce n’est pas être un technophile que de dire ça.

Vous dénoncez l’emprise des technologies actuelles tout en appelant à s’en servir pour le monde de demain ?

Je suis très critique, non sur la technologie, mais sur la manière dont on la pratique. Je ne crois pas du tout que la technologie soit neutre. Une technologie, si elle ne sert pas à produire du soin ou de la thérapeutique, elle produit forcément de la toxicité et de l’empoisonnement. C’est pour cela qu’il faut produire des thérapeutes, qui sont des prescripteurs. Pourquoi ne pouvez-vous pas aller à la pharmacie acheter des antibiotiques sans ordonnance médicale ? Car on considère que c’est dangereux et que cela doit être prescrit par des gens qui savent.

"Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable." Bernard Stiegler

Pour moi, la technique n’est pas le problème. L’hominisation, c’est l’exosomatisation : l’homme se constitue par la production d’organes nouveaux, c’est ce que dit Georgescu-Roegen. Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable. Là, on revient vers les vraies questions qui sont celles de l’investissement. Savoir s’il faut sortir ou non du capitalisme, ce n’est pas tellement mon problème…

Vous ne remettez pas en cause l’économie de marché ?

Je la remettais en cause il y a fort longtemps. Plus aujourd’hui, même si je continue de penser que ce n’est pas inéluctable que le marché dure éternellement. La question, ce n’est pas le marché, c’est l’hégémonie du marché, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est ce que dit Karl Polanyi, qui n’était pas vraiment marxiste mais qui était extrêmement critique contre le marché. On a à reconstruire une pensée, qui passe notamment par une relecture de Marx. Car Marx est un des premiers penseurs de l’exosomatisation. Certains textes méconnus en France portent une toute autre vision de l’avenir du capitalisme, et de l’exosomatisation.

En tant que théoricien actuel de la technique, que peut-on selon vous ajouter à la critique de la technique de Jacques Ellul, qui reste une référence sur le sujet ?

Jacques Ellul est une référence parce qu’il a compris le caractère systémique du système technicien. Mais Ellul n’a pas suffisamment théorisé ce que j’appelle la dimension pharmacologique de la technique. Nous n’avons pas forcément le même point de départ : Ellul est très influencé par Heidegger, qui rejette le calcul. Or je pense qu’on ne peut pas rejeter le calcul, mais qu’il faut être capable de le dépasser. Tout ce que l’on fait est toujours configuré par le calcul, on calcule en permanence, il n’y a jamais rien sans calcul.Moi je pense qu’il faut poser comme point de départ que l’Homme est un être qui se technicise. De toute façon, il continuera à le faire, il n’a pas le choix. Cela ne veut pas dire que les solutions sont technologiques. Les solutions sont savantes, au sens de ce qui produit du savoir, y compris du savoir-vivre.

2017-04-17
Tech
Raphaël Liogier : "On a fini par confondre la richesse et le travail"

Dans Sans emploi (éditions Les Liens qui Libèrent), le philosophe et sociologue Raphaël Liogier voit dans le développement de l'intelligence artificielle et l'économie collaborative les ferments d'une révolution en passe de libérer l'homme du travail. A condition toutefois de transformer en profondeur notre système, comme il l'explique à midionze.

L’essentiel de vos ouvrages porte sur la question religieuse, l’Islam notamment. L’emploi est-il dans nos sociétés une religion ?

J’ai écrit sur le fait religieux et donne un séminaire sur les technosciences. Le point commun à tout cela, c’est que je m’intéresse aux croyances et à la façon dont les humains construisent des mythologies pour justifier leur existence et s’orienter dans le monde. Or, l’emploi est devenu en quelque sorte l’objet d’un culte qui a des conséquences ravageuses : on finit par y être attaché au-delà de ce qu’il fait concrètement. Comment peut-on devenir superstitieux en se prétendant rationnel ? On est ici en plein dans mon domaine d’investigation…

Vous rappelez l’étymologie très négative du mot « travail », du latin tripalium, et celle d’ « oisiveté », du latin otium, qui désigne a contrario le loisir studieux, l’activité libre. Comment est-on passé du travail comme malédiction et comme contrainte au travail comme « valeur » ?

Cette valorisation du travail a deux paliers. Le premier est religieux, et accompagne le christianisme. Dans l’Antiquité grecque en effet, le travail est perçu comme négatif et s’oppose à l’activité libre du citoyen. Ce dernier est précisément celui qui n’a pas besoin de travailler, et peut donc librement s’exprimer dans l’espace public, écrire, penser… Le travail n’est pas davantage valorisé dans le monothéisme biblique, au contraire : il est l’expression d’une malédiction. L’homme est condamné à sortir du paradis terrestre, qui est un état idyllique. Il est alors condamné à la fois à mourir et travailler. La première valorisation, chrétienne, du travail, se trouve chez Saint Augustin, Saint-Thomas et dans le monde monacal. On assiste alors à un grand renversement : l’oisiveté devient négative, c’est l’espace dans lequel peuvent se loger le diable et la tentation. Le christianisme interprète la condamnation de l’homme au travail comme un moyen de rédemption : puisqu’on y est, autant assumer jusqu’au bout et ne pas se détourner du travail, mais au contraire travailler le plus possible pour ne pas laisser le diable nous tenter. Ce programme est appliqué dans les monastères : l’ascétisme monacal opère une division du temps laborieux et proscrit tout temps de liberté et d’oisiveté. C’est la raison pour laquelle les monastères deviennent les premières unités de production et défrichent littéralement l’Europe. Le monde industriel au dix-neuvième siècle fait la jonction avec le premier palier, comme l’a montré Max Weber. L’ascèse protestante va porter l’éthique du travail à l’extérieur du monastère et construire ces nouvelles unités de production que sont les usines, avec une division du travail de plus en plus scientifique. Mais dans le même temps, il existe un deuxième mouvement qui vise à libérer l’homme, à l’anoblir, à en faire un citoyen. Ce dernier n’a pas seulement une dimension politique, mais une dimension économique attachée à la liberté. Le mot même de citoyen tel qu’il est employé par les Révolutionnaires renvoie à cette idée qu’on doit être libéré du travail. On peut alors se demander pourquoi, à la suite de 1789, on a créé le droit du travail. On l’a fait parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Faute de pouvoir sortir du servage, dans lequel le travail n’est même pas rémunéré, et où l’individu est possédé par des aristocrates, on va au moins imposer un salaire. Paradoxalement, l’industrialisation n’est pas la finalité de la modernité (et c’est en cela qu’Arendt se trompe), mais le moyen de la modernité pour arriver à s’en libérer et créer un citoyen universel, qui n’est possible que parce que la production n’est plus assumée par le travail humain.

Vous expliquez dans Sans emploi que les politiques de l’emploi, en France comme dans les autres pays post-industriels, ont tout faux, lorsqu’elles cherchent à « sauver l’emploi ». Pourquoi ?

La modernité qui aboutit à la division scientifique du travail et donc à des gains de productivité débouche sur la réduction du temps de travail et la sortie de l’esclavage. Sauf qu’entre temps, on s’est tellement habitué à l’idée que le travail était nécessaire, qu’on a fini par confondre la richesse elle-même et le travail. D’où cette rhétorique bizarre évoquant les « bassins d’emploi », et la nécessité de « sauver l’emploi » comme s’il s’agissait d’un individu en train de se noyer. Comme dans certaines religions, on va jusqu’à donner une qualité anthropomorphique au travail. C’est un vrai renversement : l’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible.

"L’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible." Raphaël Liogier

Dans Sans emploi, j’élabore une critique de ce culte en disant qu’on est une période de transition où ce qui était bénéfique pour la société (le culte du travail, le droit du travail), n’est plus de mise aujourd’hui car on est dans une économie de la prospérité où les objets de première nécessité et même les objets et services de confort objectif sont de plus en plus effectués sans travail humain. Comme tout notre système est fondé sur le travail, et que l’abondance nous exclut de plus en plus du travail, nous sommes dans une société dépressive.

Le remplacement de l’activité humaine par des machines n’est pas un fait nouveau, et accompagne la révolution industrielle. Qu’est-ce qui justifie qu’on en parle aujourd’hui ?

La technoscience assure depuis longtemps déjà le travail de force, mais elle commence aussi à effectuer des tâches complexes. On nous expliquait jusqu’à présent que du point de vue du travail mental, le cerveau humain demeurait la structure la plus complexe et avait toujours le dessus sur la machine. Or aujourd’hui, avec le deep learning, l’ordinateur est devenu spécialiste de la complexité : il est branché sur une source infinie d’informations qu’il prend en compte, et son développement en complexité n’a plus de limite à priori. Non seulement l’ordinateur calcule mieux car plus vite, mais il peut désormais réagir a des situations complexes et inhabituelles, bref savoir quel est le meilleur calcul à effectuer. Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle. Prenez le pilotage d’un avion. Actuellement, le pilote d’avion reprend les commandes lorsqu’il atterrit, c’est-à-dire pour affronter une situation limite, mais si la situation est vraiment limite, il remet le pilotage automatique. Et pourtant, les pilotes automatiques ne sont pas encore dans le deep learning !

"Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle." Raphaël Liogier

Aujourd’hui, on reste attachés psychologiquement à l’idée que l’humain doit piloter, mais si l’on nous montre que statistiquement, nos chances de survie sont infiniment plus grandes si c’est un ordinateur aux commandes, on préférera la machine.

Est-ce que tous les emplois sont remplaçables ? Quid notamment des activités fondées sur le « care » et la relation humaine ?

Il y a en effet des activités subjectives, d’accompagnement des personnes, où existent de très fortes interactions humaines. Mais le niveau de complexité atteint aujourd’hui par les robots les rendra bientôt capables de simuler l’empathie. Sur ce plan-là aussi, ils pourraient être plus efficaces qu’un humain.  Par exemple, il existe des projets de policiers robotisés, dotés d’un algorithme très perfectionné, et présentant des caractéristiques « humaines » leur permettant de ne pas s’énerver, alors que les humains sortent d’eux-mêmes. Dans ces conditions, on peut dire qu’un policier robot sera plus fiable qu’un humain capable de craquer. Notre société a forgé le mythe du robot qui nous tue, c’est Terminator. Mais il n’y a pas de raison que le robot tue plus qu’un humain. Ce qu’il faut craindre davantage, ce sont les humains qui contrôlent les robots…

Dans un tel contexte, qu’est ce qui reste à l’humain ?

Tout ! Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas. Le jeu, l’illusion, l’art ou l’ascétisme religieux en sont emblématiques : ces activités créent des contraintes à l’intérieur desquelles agir. Gravir l’Everest, c’est se poser un problème qui ne se pose pas ! Les machines, elles, répondent à des problèmes qui se posent, mais elles sont infoutues d’inventer un nouveau jeu. La créativité n’est pas le fait de réagir de façon créative, c’est la capacité à faire quelque chose qui n’a aucun intérêt à la base. D’où la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée. C’est en ne faisant rien qu’on découvre des choses qu’on ne découvrirait pas autrement. Libérée du travail, l’humanité pourrait donc créer de nouveaux types de jeux, et l’économie serait axée sur le désir d’être.

"Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas." Raphaël Liogier

La mutation que nous vivons plaide selon vous pour la création d’un « revenu d’existence ». Pouvez-vous décrire ce revenu ?

Il ne faut pas considérer le revenu d’existence comme la mesure unique qui nous sauverait de tout, mais comme partie d’un système. Si l’on ne change pas aussi la fiscalité, un tel revenu est utopique. Sa mise en place repose sur plusieurs conditions. Tout d’abord, il  ne doit pas être conditionné à une situation individuelle, mais constituer une base à l’octroi d’autres types de salaires et revenus librement acquis, de façon à libérer l’homme de l’idée qu’il a un travail. Il doit aussi être de haut niveau. Le chiffre de 750 euros avancé par la fondation Jaurès ne permet pas d’assurer le confort objectif, et ne fait que récupérer les gens à la limite de l’extrême pauvreté. J’entends souvent dire qu’un revenu d’existence de haut niveau est infinançable, mais cette objection ne signifie rien. Ce qui compte, c’est à quel point les gens sont motivés par l’activité. Récupérer les gens à la dernière extrémité comme le font les minima sociaux crée de la dépendance. C’est de l’argent perdu, car ça ne produit pas de motivation ni de désir d’agir. La crise économique majeure que nous vivons est aussi liée à une crise de motivation. Nous manifestons un attachement paradoxal au travail dont profitent les patrons, mais on supporte de moins en moins de travailler pour vivre. Nous sommes dans une société du burn out et du bore out, de l’ennui, du désengagement. Il faut sortir de cette tension : le seul moyen, c’est le revenu d’existence, qui peut créer les conditions d’une véritable activité. Il transformerait les rapports sociaux, il n’y aurait plus de chantage à l’emploi.

Vous expliquez dans Sans emploi que la création d’un tel revenu ne conduirait en aucun cas à la fin du travail ni à l’indolence généralisée. Pourquoi ?

On m’objecte souvent que le revenu d’existence conduirait à la paresse, mais c’est tout le contraire ! La société qui nous pousse à la paresse est celle dans laquelle nous vivons. En privant les gens de dignité et de désir, la société crée un système que les gens cherchent à détourner. Les êtres humains ont toujours cherché à se distinguer d’une multitude de manières. Si on donne une nouvelle dimension au jeu de distinction actuel grâce à l’instauration d’un revenu d’existence, les hommes se battront pour autre chose que le travail. Comme la richesse sera distribuée, la compétition se fera autrement. On sera tous avides d’activités.

Vous expliquez que dans une économie où le travail humain se raréfie, il faut faire évoluer le droit du travail vers plus de flexibilité… Pourquoi ?

On ne peut pas tout vouloir en même temps. Si l’on instaure un revenu d’existence de haut niveau, il ne peut plus y avoir de droit du travail, qui est destiné à assurer une sécurité à l’employé. Avec le revenu d’existence, on pourra être paysan la journée, écrivain le soir, et prendre tous les risques car les risques seront contrôlés. la flexibilité ne se traduit plus alors par un rapport de force défavorable à l’employé, et le contrat de travail devient au contraire un blocage. L’activité se redéploie et le système devient plus inclusif, notamment pour les plus de 65 ans qui sont aujourd’hui exclus de l'emploi.

Vous expliquez aussi que le revenu d’existence doit s’accompagner d’autres mesures, portant sur la fiscalité et la mise en œuvre d’une « flexibilité par le haut ». Développez.

La mise en œuvre d’un revenu d’existence va de pair avec le remplacement de l’impôt sur le revenu par l’impôt sur le capital des personnes. En effet, le revenu est lié au travail, et comme il y a de moins en moins de salariés, ça n’a plus aucun sens de fonder l’Etat sur l’impôt sur le revenu, c’est la banqueroute assurée. La véritable inégalité est dans le capital qu’on n’impose pas, et qui grossit de façon cancérale, d’autant plus qu’il se fonde sur le travail des machines, et que ces dernières ne touchent pas de salaire. Imposer le patrimoine aurait la vertu d’instaurer une vraie compétition entre les entrepreneurs. Or aujourd’hui, la compétition est largement faussée, puisque certains partent à pied, et d’autre en Ferrari. Dans un tel système, les héritiers devront faire leurs preuves, et l’on pourra sélectionner les meilleurs. Surtout, une telle mesure permettra de financer le revenu d’existence indexé sur le PIB.

Enfin, vous plaidez pour l’instauration d’une TVA sociale et écologique…

Avec la mise en place du revenu d’existence, la consommation ne va pas fléchir, et peut être même augmenter puisqu’on aura mis fin à la précarité. Cette TVA aurait deux fonctions. Elle financerait d’abord la sécurité sociale, qui ne peut plus l’être par le travail dans un système où il y a de plus en plus de contributeurs et de moins en moins de financeurs. Il s’agirait aussi de « rendre le profit profitable » en taxant les produits dont on estime qu’ils sont préjudiciables à la société : la cigarette, le gasoil, etc. Cet argent serait reversé aux produits pas encore assez rentables mais profitables à long terme – les énergies renouvelables par exemple. Les trois mesures que je viens d’énoncer font système et permettraient d’accompagner l’émergence de l’économie collaborative, où l’autonomie des acteurs sociaux est de plus en plus grande, puisque le producteur devient consommateur et vice versa. Internet permet de se passer d’intermédiaires parasites. Or, si l’on n’accompagne pas ce processus, si l’on ne le régule pas, c’est les GAFA, c’est Airbnb, qui prennent le marché et créent de l’intermédiation dans un système qui n’a plus besoin d’intermédiation.

Pourtant, l’économie collaborative ne se passe pas d’intermédiaires, mais en crée d’autres…

Si l’on est dans ce système, c’est parce qu’on pense avec un logiciel du passé. Prenez l’ubérisasion. Il ne faut pas la réguler en maintenant l’ancien système des taxis. Il faut réguler le nouveau système pour qu’il ne puisse pas y avoir de domination sur le marché, comme le fait Uber et en accentuant l’autonomie des individus. Or, aujourd’hui, on fait comme si le nouveau système n’existait pas car on en a peur. Il faudrait au contraire changer de regard, et comprendre que le nouveau système est plus favorable si on le régule… Les politiques actuelles de l'emploi sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs.

De telles mesures peuvent-elles être conduites à un niveau national ?

J’ai voulu proposer un système utopique pour sortir de la crise. Nous sommes engagés dans une transition qui a deux aspects : temporel et spatial. Sur le plan temporel, on ne peut pas mettre ce système tout de suite en place, car il est caricatural : c’est une manière de faire comprendre qu’il faut changer d’objectif. Il s’agit d’habituer les gens petit à petit : comme le montre bien Sartre, l’homme a du mal à supporter la liberté. Il faut donc progressivement augmenter l’impôt sur le capital, réduire l’impôt sur le revenu, remplacer peu à peu tous les minima sociaux par un revenu d’existence de haut niveau, et financer la sécurité sociale par la TVA sociale. Il faut être progressif dans la mise en place des mesures. Il faut aussi une vraie éducation (skholè en grec signifie « liberté »).

"Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible." Raphaël Liogier

En termes spatiaux, il est clair que la mise en place même progressive, de telles mesures, provoquerait une telle fuite de capitaux que ce serait la banqueroute dans les six mois.  Un changement de système ne peut s’effectuer qu’à l’échelle européenne ou en Amérique du nord, car ce sont les deux seuls marchés dont les multinationales ne peuvent pas se passer. Appliquer une fonction transitoire de la TVA de sanction à l’égard des entreprises cherchant à échapper à l’impôt sur le capital n’est possible que si on est sur un périmètre de plusieurs milliards…

Sans emploi a quelque chose de programmatique. Est-ce un choix de le publier en pleine campagne présidentielle ?

Ce livre est absolument programmatique. J’ai même laissé tomber l’écriture d’un autre livre, au grand dam de mon éditeur, pour consacrer un ouvrage spécifiquement au travail. Sans emploi est une contribution au débat public. Je veux que les gens comprennent que ce changement est nécessaire, et obliger les politiques eux-mêmes à s’y intéresser.

Faut-il y voir une manière de lutter contre le populisme, qui constituait le cœur d’un de vos ouvrages précédents ?

Les populistes font comme s’ils renversaient la table, ce qui suffit à constituer un programme. Mais Donald Trump est milliardaire, et il ne fait que semblant de renverser la table. Pour autant, le populisme part d’une bonne intuition. Il souligne que les politiques qui affirment qu’ils vont créer des emplois ne sont plus crédibles. Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible.

Quelles conséquences y aurait-il à ne pas mettre en place le système que vous proposez ?

Si on ne le fait pas, la crise nourrira la crise et le déficit le déficit. On est comme sur un vélo très performant, mais avec une gente pas adaptée, et pleine de rustines. Les politiques actuelles sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs. A terme, les sociétés riches comme la nôtre s’appauvrissent, et l’on finit par élire des fous, comme Donald Trump. On pourrait aussi voir émerger d’autres formes de totalitarisme. La prise de pouvoir par les GAFA s’effectue d’autant mieux qu’on se retranche nationalement. Les GAFA sont les alliés objectifs des populistes et des nationalistes.

2016-12-16
Tech
Carlos Moreno : « Le bien commun est au cœur de la smart city humaine »

Professeur des Universités, expert international de la smart city humaine, le franco-colombien Carlos Moreno, développe une approche humaine de la ville intelligente. Il répond aux questions de Midionze.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la ville, et à la ville intelligente en particulier ?

En tant que scientifique du monde des sciences dites « dures » comme les mathématiques, les systèmes artificiels ou la robotique, je suis venu à m'intéresser à la ville par la problématique de la résilience et des villes à risques (risques naturels ou technologiques). Elles ont la particularité d’être soumises à des risques aléatoires et doivent anticiper les crises. C'est par ce biais que j'ai compris l'importance de l’acceptabilité sociale des citoyens, c'est à dire de l'adhésion à la manière de gérer les risques dans la ville. J'ai été assez pionnier dans l'utilisation du numérique et la production de données dans la ville, ce qui m'a mené à considérer que l'essentiel n'était pas de développer les technologies dans la ville mais de concevoir de nouveaux usages avec les citoyens ou du moins qu'ils les acceptent socialement.

Quelle est votre définition de la ville intelligente ? Quels sont les « ingrédients » pour faire une ville intelligente ?

Je préfère parler de la ville vivante et je préfère parler d'intelligence citoyenne et urbaine. Le premier élément c'est l'inclusion sociale. Le XXIe siècle est le siècle des villes alors que le XXe siècle a été celui des Etats-nations et le XIXe siècle celui des empires. Les villes sont en perpétuelle évolution et sont portées par l’attractivité économique, la qualité de vie et les services. En France, on constate un phénomène de métropolisation et l'émergence de grandes métropoles dans le monde. Avec cette très forte croissance, l'inclusion sociale est essentielle. Le deuxième facteur est la réinvention des infrastructures urbaines pour muter vers des villes polycentriques et polyfonctionnelles. Je parle de villes du « 1/4 heure », où l'on peut accéder aux services essentiels en un quart d'heure.

"Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence." Carlos Moreno

Le dernier facteur est la technologie. A l'heure de l'ubiquité, de la communication des hommes et des objets et de l'open data, tout le monde est producteur et consommateur de données. Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence.

Quels modèles de ville intelligente « réussis » avez-vous pu observer dans le monde ?

Il n’y a pas de modèle, il n'y a que des sources d'inspiration. Chaque ville est le fruit d'une histoire politique, sociale, linguistique, religieuse. La ville est un organisme vivant soumis à des aléas, qui doit s'adapter et qui n'est jamais finie. En même temps, elle est artificielle car elle a été créée par l'homme. De plus, on observe une explosion de l'activité humaine dans les villes depuis 1930 car la population mondiale a été multipliée par 4 en 80 ans. Chaque ville est issue d'un contexte qui lui est propre, même à l'intérieur d'un pays. La problématique n'est pas de dire quel est le modèle de ville intelligente mais de comprendre la ville dans ce qu'elle est, dans son rythme et son métabolisme.Je pense qu'il ne faut pas tomber dans le piège des villes à copier ou à classer. Les villes doivent être des sources d'inspiration et nous devons repérer les bonnes pratiques...

Dans quelle mesure la ville intelligente peut-elle répondre aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux du XXIe siècle ?

Pour moi, il y a cinq enjeux. Tout d'abord, il y a un enjeu social, le fait de bien vivre ensemble. Ensuite, il y a un enjeu économique : les villes doivent créer de la valeur et de l'attractivité dans les territoires. Il y a aussi un défi culturel : faire en sorte que les citoyens aient de la fierté de vivre dans leur ville, qu'ils soient acteurs dans leur propre ville. Ensuite, il y a un enjeu écologique. Il est primordial que la ville puisse répondre aux défis énergétiques et climatiques majeurs. Nous devons passer à une ville post-carbone. Les villes ont un rôle de premier plan sur ce point car c'est l'activité humaine, et non uniquement la démographie, qui est le défi majeur. La ville est la principale contributrice des effets du changement climatique, par le bâtiment, les transports motorisés, par les réseaux de chaleur et de froid. Ces trois facteurs représentent 70 % de la pollution dans les villes. La vraie problématique c'est qu'aujourd'hui la ville est le creuset de l'activité humaine. Le 5e enjeu c'est la résilience qui est aujourd'hui au cœur de la problématique de nos villes. La résilience, c'est la vulnérabilité des villes. A vouloir faire de la smart city technologique et techno-centrique, on a oublié que la ville est extrêmement fragile et très vulnérable. Et la vulnérabilité est avant tout sociale et territoriale. Aujourd'hui, cet aspect est une donnée d'entrée. Les villes sont monofonctionnelles, inégalitaires et produisent d'énormes chocs.

Selon vous, les seuls algorithmes ne peuvent faire une ville intelligente. Vous pointez notamment le danger de faire des citoyens des « zombies-geeks » hyperconnectés. Comment éviter cet écueil ?

La révolution technologique est bien plus large que la révolution numérique. Les enjeux technologiques sont autant énergétiques, liés à l'économie circulaire pour les déchets, aux biotechnologies et aux nanotechnologies. L'économie urbaine est en effet transformée par les avancées des technologies numériques avec le développement de l'ubiquité massive liée aux objets connectés et l'explosion de la production de données ; ce sont là des outils très puissants mais il ne faut pas avoir une vision techno-centrée. Il vaut mieux avoir des villes imparfaites mais des villes où il y a de l'entraide, du dialogue avec les voisins, où l'on créé des emplois de proximité. La technologie doit être au service de l'homme. L'hyper-connectivité technologique peut produire de la déconnexion humaine massive, et transformer les hommes en « zombies-geeks » qui sont aussi déconnectés socialement. Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social.

Quel regard portez-vous sur les Civic Tech ? Peuvent-elles réellement changer la démocratie ?

La Civic Tech est aujourd'hui un enjeu majeur car elle résume comment les technologies peuvent récréer du lien social, peuvent aider les hommes et les femmes à communiquer, créer de nouveaux modèles démocratiques. Pour moi, ce n’est pas une fin en soi mais des outils intéressants pour démultiplier la manière de faire du lien social.

"Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social." Carlos Moreno

La démocratie est en danger car elle est devenue une représentation élective par procuration. On vote pour des élus, devenus alors des professionnels de la politique, non soumis au contrôle des citoyens. La Civic Tech peut oeuvrer à ce que les citoyens soient plus impliqués, à ce qu’ils s’organisent pour demander des comptes et participent aux budgets participatifs, et pourquoi pas à soumettre des projets. C'est une voie vers une meilleure représentativité participative des citoyens et un levier pour que la ville soit incarnée. La Civic Tech peut donc changer la démocratie, il faut aller vers la co-création, vers l'économie circulaire, l'agriculture urbaine, toutes ces initiatives peuvent avoir un rôle car alors le bien commun est mis en valeur. Le grand défi aujourd'hui est de valoriser le bien commun. C’est au cœur de la smart city humaine.

Qu'est-ce qu'une smart city humaine ?

Ce sont des espaces publics, des zones vertes, de la biodiversité ! Il faut réinventer les places publiques dans lesquelles on se rencontre pour offrir la possibilité de créer les liens entre les citoyens. Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée. Je milite donc pour que les places publiques soient données aux citoyens pour aller dans le sens du brassage et pour combattre la vulnérabilité donc je parlais précédemment. Si l'espace public est pris par les voitures, on ne crée pas du lien social. Il est temps de rentrer dans le paradigme de la ville du XXIe siècle, dans la ville respirable et où les hommes peuvent investir les espaces pour échanger.

" Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée." Carlos Moreno

Qu'est-ce que l'intelligence sociale et collective nécessaire selon vous à la ville intelligente ?

Une ville intelligente se distingue par les nouveaux usages et les nouveaux services lui offrant la capacité de se transformer. La gouvernance de la ville doit se tourner vers les citoyens. Je suis persuadé que les villes dotées d'une nouvelle gouvernance vont proposer de nouveaux modèles économiques de développement urbain, au moment même où l'économie du partage et collaborative se développent. Les villes qui vont « tirer leur épingle du jeu » seront celles qui auront su s'approprier ces changements autour de l'idée de l'usage. Ces nouveaux modèles sont les nouveaux défis de la ville. Et pour cela, il faut commencer par décloisonner les mètres carrés dans lesquels les gens vivent. Dans le meilleur des cas, ils vivent dans des écoquartiers, mais ils sont déconnectés de la ville ! Si l'on veut que la ville soit humaine, festive et collective, il faut décloisonner avec les nouveaux paradigmes de l'ubiquité et de l'économie collaborative. La prochaine étape est donc de réinventer la vie dans la ville.

Quels sont les défis qui attendent les villes du XXIe siècle ?

L'inclusion sociale est au cœur des problématiques urbaines. Pour relever les défis, il va falloir répondre à ces questions : comment faire des territoires attractifs, comment faire une gouvernance d'intégration urbaine avec de la biodiversité et la nature, comment utiliser les technologies pour faire du lien social et comment créer un bien commun qui puisse faire en sorte que les habitants s'identifient à leur ville et que les habitants soient acteurs de la ville.Propos recueillis par Déborah Antoinat

2016-10-11