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Cabourg, c’est 80% de résidences secondaires. L’été, les touristes affluent par l’A14, saturent les parkings, puis se pressent vers les dunes de Cap Cabourg, l’un des endroits les plus instagramables de France. Quand la saison est finie, lui succède le silence des volets clos. La ville s’éteint et souffre d’un déficit d’animation, de commerces ouverts et de services.
La spéculation immobilière a réduit le nombre de locations disponibles à l’année pour les résidents, relégués loin du littoral, contraints de prendre leur voiture pour leurs trajets domicile-travail, le long de résidences fantômes au taux d’occupation d’environ 42 nuits par an.
Est-ce que que nous voulons des sites touristiques animés six semaines par an ou bien agir pour une conception plus durable, à rebours du « business as usual » ?
Du point de vue de l’autonomie, les résidences secondaires présentent un piètre bilan carbone si l’on tient compte des usages de l’utilisateur.
Pour le chauffage, le maintien hors gel du logement pendant l’hiver alourdit le bilan. Et l’impact est pire pour les maisons individuelles, en raison du rapport entre surfaces habitables et parois extérieures. Beaucoup d’entre elles peuvent être classées comme passoires thermiques.
Les transports pèsent lourd dans ce bilan en raison des allers-retours réguliers des utilisateurs de résidences secondaires mais aussi des déplacements des locaux repoussés en périphérie des lieux touristiques. On connaît les conséquences de l’utilisation de la voiture sur la hausse des émissions de GES.
Sur le plan collaboratif, peu de commerces, d’associations et de services dès que la saison est terminée. Le nombre d’écoles est faible. Globalement, ces villes vivent de l’économie résidentielle et dépendent des aléas du tourisme.
L’accès au logement est une course à l’échalote : c’est le premier qui se présente devant l’un des rares logements disponibles qui l’emporte.
Les maires sont désarmés face à ce problème de droit au logement : comment répondre à la demande alors que la location saisonnière de meublés touristiques croît, notamment par l’intermédiaire des platesformes comme AirBnb ?
Comme l’implantation des résidences secondaires est protégée par le droit à la propriété, les compétences des collectivités locales sont limitées face à la pression foncière. Celles-ci n’ont pas d’autres choix que d’artificialiser toujours plus de sols pour construire de nouveaux logements, avec évidemment des conséquences néfastes sur la biodiversité.
Ce gaspillage des ressources est amplifié par notre culture individualiste du tourisme. Or, nous n’avons plus le temps d’en imposer les effets aux futures générations. Nous sommes déjà comptables devant elles des décisions que nous prenons aujourd’hui face au désastre écologique en cours.
L’aberration que constituent ces résidences secondaires inhabitées a conduit la Suisse à mettre en place des quotas qui limitent la progression du phénomène. C’est la Lex Weber, une mesure dont nous pouvons nous inspirer.
Avec son slogan « halte au bétonnage des Alpes », cette loi a été adoptée par le peuple suisse en 2012 « pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires ». Un quota de 20% a été imposé dans 370 cantons. Son objectif : enrayer le phénomène de « lits froids » dans toutes les stations de ski. A l’époque, les contestataires hurlaient au désastre économique. Mais l’effondrement n’a pas eu lieu.
D’abord, la construction a su tirer son épingle du jeu : les artisans locaux se sont tournés vers la rénovation des bâtiments ou se sont déplacés en plaine.
Ensuite, en terme d’aménagement du territoire, les perspectives sont réjouissantes : la loi autorise la transformation d’anciens bâtis à vocation agricole (granges, raccards et mayens) pour les réaffecter en résidences secondaires. Les investisseurs rénovent ainsi des milliers d’objets du patrimoine et cette restauration améliore finalement la situation touristique des cantons.
Enfin, la lex Weber bénéficie au développement de l’hôtellerie et des gîtes. Ceux-ci constituent l’un des moyens pour limiter le gaspillage produit par les « lits froids » car ils présentent un taux d’occupation satisfaisant.
Face à la pénurie de logements principaux générée par les résidences secondaires, des mesures de régulation comme la Lex Weber et des changements en matière fiscale sont efficaces et nécessaires. Mais, notre objectif réel est de modifier à terme la vision même de l’habitat secondaire. L’hôtellerie, la cohabitation, les gîtes, l’échange d’appartements, toutes les structures d’habitat collaboratif de loisir doivent désormais apparaître comme des horizons désirables. Ils portent un espoir et une alternative contre l’idéal d’accession à la propriété de tourisme qui a produit in fine des logements vides.
Située à la pointe de la presqu’île de Rhuys, entre la baie de Quiberon et le Golfe du Morbihan, Arzon est une des stations balnéaires prisées des amateurs de nautisme et des retraités. Elle compte près de 4 500 résidences secondaires contre 560 résidences principales. En 2019, plusieurs façades ont été tagguées du nombre « 80% ». C’est le pourcentage de résidences secondaires dénoncé par un collectif anonyme.
Fantomatique l’hiver, avec quatre logements sur cinq aux volets fermés, la commune compte plus de 45 000 résidents l’été pour 2000 habitants entre octobre et avril. Les Arzonnais redoutent la perte de l’identité de leur ville et la spéculation immobilière : les prix des logements ont augmenté de 40% en 2019. Parmi les conséquences de ce déséquilibre : les actifs, en particulier les jeunes, et les familles sont contraints de se loger loin du littoral et, hors saison, beaucoup des commerces et des services sont fermés.
D’âpres discussions divisent une commune qui fait les frais de la faiblesse de l’économie résidentielle : faut-il se satisfaire des 1.5 millions de taxe d’habitation annuelle et accepter la disparition des écoles ? Et l’aménagement local ? Comment calibrer les équipements et les services publics ? C’est un fait : le village est éteint neuf mois sur douze, sans échanges économiques, sans lien social.
Le phénomène de multirésidentialité, aujourd’hui désigné par le terme générique de « résidence secondaire », recouvre de multiples situations : petit studio en station de ski, maison de famille, meublé touristique loué sur Airbnb… La France comptait 3.7 millions de résidences secondaires en 2021. C’est 10% du parc immobilier dont le taux annuel d’occupation est de 42 nuits.
La multirésidentialité a pris de l’ampleur après la dernière guerre, en raison de l’exode rural, puis de l’amélioration du niveau de vie. A partir de 1990, la concentration géographique des résidences secondaires s’est amplifiée. Elle est l’indice d'une « lutte des places » décrite par Jérôme Fourquet et Jean Laurent Cassely dans La France sous nos yeux.
Pendant l’exode rural, des villages entiers ont été laissés quasiment à l’abandon tandis qu’est apparu un parc de maisons secondaires fréquentées par la parentèle. On en comptait plus d’1 million dans les campagnes en 1970. Cette migration a créé dans l’imaginaire de familles issues de la ruralité un sentiment d’appartenance à un double lieu, celle du travail à la ville et celle des origines, auxquelles on revient sans cesse.
Dans l’après-guerre, l’aliénation du sol agricole s’est largement faite au sein de la famille, qui occupait les lieux pendant le week-end et les vacances. C’est donc l’héritage qui a transformé une partie du bâti rural en résidences secondaires. A la fin des années 1970, elles correspondent à une stratégie patrimoniale et familiale : orientées vers le bien être des enfants puis dans la perspective de la retraite, elles étaient prêtées à la famille voire à des proches. Contrairement à une idée reçue, ces maisons secondaires n’étaient pas l’apanage des catégories sociales les plus favorisées : la moitié de leurs propriétaires étaient des employés, des ouvriers et des retraités modestes. Ils n’ont pas toujours pu les entretenir ou les rénover.
Ce modèle de résidence nourrissait des représentations conservatrices : retour à la terre, aux « sources », aux « racines », protection de la cellule familiale, perpétuation de la tradition, conservation des rôles traditionnels, recherche d’une authenticité garantie par le rôle de la mémoire et par les rythmes de la nature. La mythologie du terroir comme lieu de ressource offrait une alternative au mode de vie urbain devenu dominant.
Alors, les gens des villes sont arrivés, qui ont acheté et restauré des maisons délaissées par l’exode. Ces néo-ruraux ont d'abord suscité la méfiance des gens du coin mais ils ont finalement été intégrés par les locaux : remèdes contre la désertification des campagnes, ils participaient à l’économie résidentielle. Ainsi des Anglais, très présents dans une zone qui s’étend de la haute Vienne au Gers, et qui ont contribué à la restauration du bâti rural ancien et à l’économie locale.
Mais l’exode rural n’est qu’un élément de la chaîne des mutations de l’après-guerre. La construction neuve et l’immobilier de loisir ont également produit une grande quantité de résidences secondaires entre 1968 et 1990. A cette période, on les trouve quasiment partout en France, avec un doublement de leur effectif dans la moitié des régions françaises où leur croissance a été supérieure à celle des résidences principales. En Corse, leur nombre a ainsi été multiplié par treize en une vingtaine d’années.
Cette envolée résulte d’abord d’une meilleure redistribution des richesses pendant les Trente Glorieuses. De même, le développement de la fonction publique a rendu abordable l’achat d’habitations secondaires par les classes moyenne et supérieure.
Mais la société de l’abondance s’est développée en articulant cet aspect économique à des valeurs culturelles. Elle a propagé une culture de la consommation et des loisirs : la profusion contre la rareté, la mobilité contre le conformisme, la variété contre la banalité quotidienne. On accédait à la propriété de vacances avec l’illusion de cocher les cases de la distinction sociale. A bas bruit, la critique du gaspillage est encore réservée aux rabat-joie.
Le progrès social distribue une quatrième puis une cinquième semaine de congés payés (1969, 1981), porte la retraite à 60 ans (1982), et réduit la durée hebdomadaire du travail à 39 heures (1982). La société de consommation convertit ce temps retrouvé en tourisme et en loisirs. C’est l’époque de la massification de l’usage de la voiture : départs en week-end impromptus après un passage à la pompe.
Mais les premières tensions apparaissent rapidement. La Corse initie le débat public sur les effets délétères du tourisme de masse : bétonnage massif du littoral et piètre qualité architecturale des constructions. Les nationalistes commettent les premiers attentats contre les résidences secondaires lors de la « nuit bleue » le 4-5 mai 1976. Ils comprennent avant l’heure la nature de la « lutte des places » et ses effets sur la mixité sociale. Leurs dénonciations portent sur la spéculation immobilière sur l’Ile de beauté, vendue aux plus offrants : les Italiens fortunés font monter les prix du foncier et les continentaux aisés occupent les meilleures places quelques semaines par an.
C’est à partir des années 1990 que les données se modifient : si l’augmentation des résidences secondaires persiste, elle ne touche plus que la moitié des départements français. Ailleurs, la tendance est à la baisse.
En 2010, les recensements indiquent même une accélération de cette hausse : +16,5 % de résidences secondaires, contre -10 % de résidences principales dans les territoires jugés attractifs.
Le mouvement territorialisé de baisse s’explique par le fait que les actifs devenus retraités se sont installés dans leur résidence secondaire. Egalement, par le développement du tourisme à l’étranger qui a détourné les voyageurs vers le lointain. Mais la décrue n’est pas homogène : les zones de résidences secondaires se concentrent « le long des côtes françaises, de la Côte d’Opale à la Côte d’Azur, dans le massif pyrénéen et les Alpes, et en Corse. »
L’inscription d’une France déclassée se déduit de la géographie des résidences secondaires. Le contexte de chômage et de précarité a produit des disparités socio-économiques et celles-ci se sont traduites par de nouvelles fractures territoriales : une France de l’économie productive, une seconde qui s’en sort grâce au tourisme et à l’économie résidentielle et la troisième, une France de l’ombre, sinistrée, où la part des résidences secondaires a diminué. La mobilité est redevenue un marqueur social fort, l’achat d’une résidence secondaire encore davantage.
Cette montée en gamme des sites touristiques renvoie à la logique de la « lutte des places » sur le territoire national : les plus aisés achètent dans les endroits les plus désirables. L’inégalité est devenue spatiale.
L’hypothèse de Jérôme Fourquet repose sur un «indice de désirabilité » mis en place par statistique sur la base de la consultation des pages wikipedia des communes. Ce sont de véritables vitrines digitales dont la mesure de fréquentation détermine le succès et l’appartenance à « la France instagrammable », par opposition à la sous-France des loosers. Par conséquent, les autochtones sont repoussés dans l’arrière-pays et la zone périurbaine à cause de la flambée des prix de l’immobilier. On ne trouve plus à se loger à cause de la rareté des locations à l’année. Ces difficultés affectent également le recrutement des travailleurs saisonniers, par un secteur du tourisme qui pâtit ici de ses contradictions.
Un dernier élément-clef de l’évolution du parc des résidences secondaires concerne, depuis les années 2010, l’engouement pour les plateformes qui servent d’intermédiaires pour les locations de tourisme. Une part des résidences secondaires sont ainsi achetées en vue de les mettre en location sur HomeAway-Abritel ou Airbnb. La faiblesse des taux d’intérêt et les bonnes conditions de crédit ont favorisé ce phénomène de rentabilisation des achats immobiliers. Ces investissements ont eu un impact sur l’attractivité de placements pratiqués à grande échelle.
Quelles seraient aujourd’hui les mesures envisageables pour limiter la concentration de ces résidences secondaires et l’aberration des logements vides ?
L’existence de ces zones tendues où le prix du foncier exclut les populations de l’accès au logement appelle à une régulation par des quotas. Ainsi, en Suisse, la Lex Weber a imposé une limite de 20% de résidences secondaires dans tous les cantons pour enrayer le phénomène de « lits froids » (voir la tribune de Vidal Benchimol sur le sujet). Ces quotas peuvent être considérés comme des atteintes au droit de propriété mais le droit au logement est un argument de poids pour défendre les locaux qui peinent à se loger.
Le meublé touristique, comme investissement locatif au régime fiscal avantageux, a permis à des propriétaires de se constituer un patrimoine à coût faible, voire nul.
Ainsi, dans la métropole d’Aix-Marseille-Provence, on comptait en 2012 une hausse de 4.7% des résidences secondaires, contre +0.9 pour les résidences principales. Ces chiffres corroborent l’hypothèse d’un usage massif des plates-formes de location : 18% des propriétaires de ces résidences secondaires habitent la même ville.
Compte tenu des conséquences de cette situation sur l’accès au logement, on pourrait envisager une suppression de l’abattement fiscal (50%) qui favorise la location touristique par rapport à la location nue (30%).
Sur cette controverse, l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable vient de publier un rapport en mars 2023.
Ce concept, inventé par les Corses, constitue une réponse pour limiter l’afflux d’acheteurs de terres et de maisons et permettre aux natifs de se loger. Les Bretons ont tenté d’imposer ce statut, attribuable au bout de cinq ans de résidence. Mais le dispositif a été retoqué par le Conseil constitutionnel pour « inégalité devant la loi » en 2014. Les Basques tentent également de le mettre en place.
Ces pistes soulignent la nécessité d’agir pour limiter le parc de l’immobilier secondaire, lutter contre le mouvement de gentrification et de logements vides et de résoudre les déséquilibres de l’économie résidentielle. C’est une question d’équité territoriale et de droit au logement qui nous contraint plus globalement à repenser la délivrance des permis de construire en fonction des usages.
La crise du Covid-19 ne remet pas en cause la thèse de l’ouvrage – le fait que la prise en compte de la donnée écologique va radicalement changer la façon de penser la politique. La menace sanitaire va certes réduire notre appétit pour les transports collectifs mais elle va en revanche accélérer un mouvement bien identifié dans le livre, que l’on pourrait appeler le « crépuscule des mégapoles ». On voyait déjà mal comment les très grandes villes (10 millions d’habitants et plus) pourraient répondre à la demande d’écologie. Avec la menace sanitaire, il sera encore plus compliqué d’y vivre. C’est notamment le cas de notre Grand Paris. Beaucoup de gens, ceux qui n’ont pas le choix, seront contraints d’y rester. Mais ceux qui ont le choix, notamment les cadres, seront de plus en plus tentés de quitter la capitalepour se réinventer une vie ailleurs, quitte y à perdre en revenu. L’intérêt apporté par la très grande ville – la concentration de “matière grise”, les rencontres impromptues, les évènements, les expositions, les théâtres – s’est parallèlement réduit. Car toutes ces satisfactions sont désormais frappées de quarantaine. Si les cadres font massivement le choix de la santé et de la qualité de vie plutôt que celui de l’effervescence, le centralisme parisien sera sérieusement remis en cause. Le mouvement d’un exode francilien était déjà enclenché. Le Covid 19 sera-t-il la goutte d’eau qui fera déborder un vase déjà bien rempli par les prix de l’immobilier, les gilets jaunes, les grèves des transport et la pollution de l’air ? Nous aurons la réponse dans quelques mois.
J’ai toujours œuvré dans l’urbanisme et le développement territorial, mais j’y suis venu par l’économie. Or, Comment l’écologie réinvente la politique est un livre qui tente de proposer une alternative au « tout économique ». Le constat de départ, désormais partagé par de nombreux responsables politiques, y compris chez les libéraux, est que la politique a été, depuis trente ans, excessivement dominée par l’économie.
En me demandant ce qui pourrait remplacer l’ « impératif économique » comme fil rouge des politiques publiques, je suis arrivé à la notion de satisfaction. La satisfaction est certes un indicateur très flou, et, contrairement au PIB, impossible à mesurer : Il faut bien admettre que les tentatives visant à corriger le PIB pour essayer d’en faire un indicateur de satisfaction, telles que l’indice de développement humain ou le bonheur intérieur brut, n’ont guère convaincu. Mais ce qui compte selon moi n’est pas de mesurer un hypothétique niveau de satisfaction. C’est plutôt de comprendre comment une société fabrique de la satisfaction, et, éventuellement, selon quelles lois.
"En regardant les systèmes de satisfactions qui se sont succédé au cours des siècles, on découvre qu’ils se sont caractérisés par quatre types de choix principaux : les modes de vie et de consommation, le système productif, la valorisation de capitaux (naturels et culturels), et un système d’autorité." Jean Haëntjens
En fait, pour survivre, pour obtenir l’adhésion de ses membres, toute société doit produire des satisfactions. On pourrait même dire que toute société est un système de satisfaction. C’est particulièrement vrai dans une démocratie. En regardant les systèmes de satisfactions qui se sont succédé au cours des siècles, on découvre qu’ils se sont caractérisés par quatre types de choix principaux : les modes de vie et de consommation, le système productif, la valorisation de capitaux (naturels et culturels), et un système d’autorité. Mon intuition de départ est qu’une société est considérée comme satisfaisante par ses membres quand les choix opérés dans ces quatre domaines – consommation, production, capitaux, autorité - sont à peu près cohérents. Elle produit au contraire de l’insatisfaction quand ces choix deviennent incohérents ou incompatibles. C’est le cas, par exemple, lorsque les nuisances générées par le système productif sont incompatibles avec la demande d’écologie, ou menacent les capitaux considérés comme vitaux pour la survie de la société.
Depuis que les sociétés humaines existent, elles ont spontanément cherché à fabriquer de la cohérence entre les différentes composantes de leur système de satisfaction. Dans une société théocratique, par exemple, on trouve une forte cohérence entre un système d’autorité dominé par le clergé, un capital éthique très valorisé ( textes sacrés, lieux symboliques, lieux de culte…), l’encadrement de la consommation par des règles strictes (comme la charia ou la morale chrétienne) mais aussi l’encadrement du système productif (interdiction, par exemple, du prêt à intérêt par l’Eglise Catholique jusqu’au XVIIe siècle). On retrouve cette même cohérence, mais à chaque fois sous des formes différentes, dans société féodale, dans les cités de la Renaissance, dans la société de Cour, dans la société industrielle du XIX siècle, puis, dans la société de consommation qui s’est développée après 1950.
Si l’on admet que ce dernier modèle apparaît aujourd’hui de moins en moins tenable (pour des raisons à la fois écologiques, sociales et sociétales…) il faut se poser les questions suivantes : par quel autre système de satisfaction cohérent pourrait-il être remplacé ? Quels sont les forces qui pourraient imposer ce remplacement ? En utilisant quels leviers ?
Je me place en cela dans la lignée de mon précédent livre, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (éditions rue de l’échiquier, 2018). L’ouvrage décrit la façon dont les géants du numérique tentent d’imposer leur vision de la cité idéale, baptisée smart city. Je me suis efforcé de montrer que leur offre n’est pas seulement technique, mais qu’elle est aussi culturelle, sociétale et politique. Ce qu’ils proposent, c’est un système de satisfaction très cohérent où l’interface numérique joue à la fois le rôle de magasin, de bureau, de banque et d’autorité. Et où il n’y a plus qu’à se laisser guider par les algorithmes qui sont « dans la boite ». Mes observations sur la smart city m’ont donné les bases pour théoriser le cyber capitalisme et le cyber consumérisme qui sont en train de remplacer en douceur la société de consommation. Car la société de consommation avait au moins le mérite, dans sa première version, celle des Trente Glorieuses, de répondre aux attentes d’une très large classe moyenne. Ce n’est plus le cas du modèle cyber-capitaliste, qui tend à creuser l’écart entre les emplois surqualifiés ou surpayés ( geeks, start-upers et autres traders ) et les emplois sous qualifiés et sous payés (les bullshit jobs). De nombreux dirigeants politiques ont cru que le cyber capitalisme permettrait de dépasser ou de renouveler la société de consommation. Ils ont parlé de troisième révolution industrielle, de start up nation ou de « monde meilleur ». Depuis deux ans, les yeux se dessillent, et l’on découvre que le cyber-capitalisme crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Le modèle de société qu’il propose ne profite qu’à un petit nombre de personnes. Il ne tient pas, très loin de là, ses promesses écologiques. Il est surtout de plus en plus déconnecté du monde réel. Il est donc probable qu’il finira par susciter le rejet d’une part croissante de l’opinion. C’est bien ce qui s’est passé à Toronto où, devant la levée de bouclier de l’opinion, Google a du renoncer à construire son modèle de cité idéale.
Lorsque j’ai écrit ce livre sur la smart city, les GAFAM avaient encore relativement bonne presse, même au sein des mouvements écologistes. En trois ans, leur image publique s'est considérablement dégradée. Il y a eu l’affaire Cambridge Analytica, les scandales financiers, les fuites des bénéfices dans les paradis fiscaux, les problèmes sociaux chez Uber ou Amazon.... Les dirigeants politiques ont vraiment commencé à prendre conscience de la menace GAFAM le jour où Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a annoncé qu’il allait créer sa propre monnaie, le Libra. Un nombre croissant de responsables ont alors réalisé que le cyber capitalisme était en train de prendre la main sur le système économique mondial…
Attention : il ne faut pas confondre le numérique, qui est une base technologique aux possibilités quasi illimitées, avec les quelques entreprises géantes qui en maîtrisent aujourd’hui les applications les plus stratégiques. C’est une distinction importante. Je ne suis pas du tout technophobe. Comme toute innovation technologique importante, le numérique rebat les cartes, change les modes de vie, les systèmes productifs, les rapports d’autorité. Pour l’instant, il faut reconnaître aux GAFAM le mérite d’avoir su utiliser cette nouvelle carte avec le plus d’intelligence que les dirigeants des Etats. Au point que ceux-ci ont parfois donné l’impression d’être complètement dépassés, allant jusqu’à faire des courbettes insensées aux dirigeants de ces entreprises. Est-ce que les GAFAM s’en tirent mieux que les autres dans la crise actuelle ? Ils ont certes réussi à redorer leur image, mais je ne suis pas convaincu que ce soit décisif. Il est d’ailleurs un peu tôt pour le dire…
Le point de départ est le choix de préserver un capital terrestre, qui est bien sûr naturel (notre planète) mais aussi culturel (la diversité, l’espace public), politique (la démocratie) et éthique (les droits de l’homme). Ce capital terrestre est aujourd’hui menacé par une surexploitation de nos ressources mais aussi par un cyber capitalisme qui s’intéresse principalement aux capitaux virtuels : les images, les artefacts, les signes financiers, les monnaies virtuelles, les algorithmes… Cette notion de capital terrestre, c’est le point d’ ancrage, et tout le reste en découle. Pour atteindre cet objectif, il faudra bien sûr faire évoluer nos modes de vies et de consommation vers des formes moins gourmandes en ressources. Celles-ci pourront être plus économes, mais aussi plus orientées vers des satisfactions sociopolitiques ou culturelles, qui demandent peu de matière. Le système productif devra lui aussi évoluer dans plusieurs directions : changement de filières techniques, recyclage et réparation plutôt que surproduction, mais aussi transformation du travail en création, et de l’emploi en métier. Cette idée a déjà été lancée il y a longtemps par Hannah Arendt, qui proposait de remplacer la société du travail par une société de l’œuvre. Or, une telle évolution est aujourd’hui possible, notamment avec l’appui des technologies numériques. Il y a là tout un champ qui a été relativement peu exploré, et qui correspond du reste à une tendance désormais considérée comme un fait de société : des salariés disposant de « jobs » bien rémunérés dans des entreprises multinationales et qui choisissent de les quitter pour se réaliser dans un travail manuel ou artistique. Quatrième point : si l’on veut s’affranchir de la domination du monde économique sur le politique, il faut réfléchir à d’autres systèmes d’autorité. Si les écologistes ont compris que le retour au « tout Etat » n’était pas forcément la bonne solution, ils ont été assez peu proposants sur la notion d’autorité, et pour une raison bien connue : c’est qu’ils sont (ou étaient) culturellement allergiques à la notion même d’autorité. Là encore, la question est ouverte. Comment sortir de la trilogie des ordres masculins - les prêtres, les marchands et les guerriers – qui depuis des millénaires gouverne nos sociétés, sans pour autant tomber dans l’anarchie ? Les acteurs culturels ont sûrement une place à prendre. Il y aussi les autorités élémentaires, les cellules familiales, qui ont souvent joué un rôle important dans la structuration des systèmes d’autorité. Et au sein des familles, il y a la place des femmes qui ont longtemps été évacuées du jeu. Autour de la question du système d’autorité, il y a donc tout un champ à réinventer, en tenant compte à la fois des domaines de compétences, et des échelles de responsabilité (petite et grande entreprise, collectivité locale, région, état ). Une fois posés les quatre choix – capitaux, modes de vie, système productif, système d’autorité – il faut affiner l’épure pour les rendre cohérents. C’est ainsi que l’on pourra proposer un système de satisfaction attractif. Je partage avec Bob Hopkins l’idée qu’on ne changera pas de modèle en proposant la pénitence.
"Le constat important, c’est qu’il plus facile de demander aux gens de modifier leur consommation si on leur offre des satisfactions dans d’autres champs." Jean Haëntjens
Oui peut-être. Si la mise en limite du modèle de consommation est imposée par un événement extérieur, guerre ou épidémie, la population accepte la situation et s’adapte. Mais si elle décidée politiquement, ce n’est pas la même chose. Il y a sans doute des gens chez qui l’expérience du confinement va transformer les représentations et les modes de vie. Le constat important, c’est qu’il plus facile de demander aux gens de modifier leur consommation si on leur offre des satisfactions dans d’autres champs. Ces satisfactions peuvent être liées à l’activité professionnelle ou associative, à la participation à la valorisation d’un capital, à l’implication dans la gestion municipale, à la délibération… Tous ces leviers permettent de réorienter le système de satisfaction sans recourir à la restriction volontaire ou au principe moral, qui risquent vite de dériver vers une approche religieuse de l’écologie. Cela dit, il est vrai que le confinement déplace complètement le système de satisfactions. En cela, il rend possible une remise en cause et libère la réflexion. Par exemple, le télétravail permet à certains de se rendre compte qu’ils sont plus efficaces chez eux, que certaines réunions peuvent être supprimées, que certains rapports hiérarchiques ne sont pas légitimes. La situation va libérer les électrons, mais la question est de voir comment tout cela va se remagnétiser. Pour l’instant, personne n’a la réponse.
Pour l’instant, l’enjeu est de sauver les meubles. On réfléchit à court terme, et c’est bien normal : ce n’est pas maintenant qu’on va créer de nouvelles lignes de TGV et de trains régionaux. Je pense cela dit qu’une réflexion se fera. D’ailleurs, elle est déjà engagée. Il y a trois ans, le ministre Emmanuel Macron supprimait les subventions au rail et voulait remplacer les trains par des autocars. Depuis, ce type de décision n’est plus dans l’air du temps. L’absence de limite institutionnelle à l’endettement pourrait rendre possible des investissements à long terme qui auraient pour autre fonction de soutenir une activité du BTP particulièrement frappée par la crise du COVID.
Si l’on prend les résultats du premier tour des municipales, qui a eu lieu la veille du confinement, on constate qu’à Bordeaux, Lyon, Strasbourg et d’autres grandes villes, les listes écologistes réalisent une nette poussée. C’est une tendance lourde, qui pourrait bien résonner avec le désir sanitaire d’air pur. Il se pourrait aussi que les Parisiens supportent moins bien la pollution urbaine après avoir goûté au chant des oiseaux et au ciel limpide. De plus, il existe désormais un 5e pouvoir, celui de « conseil scientifique ». Or, celui-ci nous explique que la pollution de l’air renforce la sensibilité au covid-19, ce qui est probable. La tolérance des citadins vis à vis de la voiture à carburant fossile pourrait donc se réduire. D’où la nécessité d’aménager des infrastructures alternatives, notamment des pistes cyclables, qui restent très insuffisantes.
Sur toutes, et sur une répartition des rôles différente. Il faut aussi poser la question de l’échelle. Par exemple, aujourd'hui, l’autorité économique, c’est essentiellement le CAC40 (c’est avec lui que dialogue Bercy), alors qu’on peut imaginer un modèle économique accordant plus de poids aux petites entreprises et aux artisans. Il faut aussi réfléchir à une autre répartition des rôles entre collectivités locales et Etats centralisés. Les autorités à mobiliser sont également culturelles, familiales, et même religieuses. Pour l’instant, les grandes religions ne se sont pas beaucoup impliquées dans la question écologique. En 2015, le Pape François a bien produit sur ce thème l’encyclique Laudate Si, qui, publiée quelques mois avant la conférence de Paris, a été bien accueillie. Mais dans le même temps l’Eglise continue à nier la dimension démographique du défi écologique et reste en conséquence plutôt hostile à la contraception. Il y a peut-être une interpellation à lancer aux autorités religieuses sur la question de l’écologie.
C’est une autorité qui se rappelle parfois brutalement à notre souvenir lorsqu’elle se manifeste par des crues, des canicules ou des ouragans. De là à évoquer les foudres de Jupiter ou à déifier une mythique Gaia, il y a selon moi un pas que, personnellement, je ne franchirai pas. Les idéologies se réclamant de la Nature ont montré qu’elles pouvaient justifier à peu près toutes les dérives, y compris, en invoquant la loi de la sélection naturelle, l’élimination des plus fragiles, l’eugénisme, ou la loi du plus fort. C’est plus en termes de symbolique que le concept de nature est intéressant. Prenons des espaces complètement artificiels, où il n’y a pas d’arbre, comme il en existe dans certaines mégapoles, et qui sont à vivre, particulièrement anxiogènes. Il me semble qu’une présence de la nature est essentielle pour donner du sens à l’existence. C’est de cette manière que je la perçois comme une autorité éthique.
Il ne faut pas confondre mégapole et métropole. Une métropole comme Lyon, avec ses deux millions d’habitants, est parfaitement capable de conduire une transition écologique et elle est même en avance sur des villes plus petites. A contrario, les mégapoles de plus de dix millions d’habitants auront du mal à relever le défi du climat. Le Grand Paris a atteint une dimension qui est difficilement gérable. J’ai participé, pour la ville de Paris, à une réflexion sur l’autosuffisance énergétique et alimentaire de l’agglomération parisienne. Nous avons vite abouti à la conclusion qu’un tel objectif était hors de portée. Les mégapoles occidentales – New-York, Londres, et Paris – sont aussi les villes qui ont le plus souffert du coronavirus et cela laissera des traces. Selon moi, le modèle urbain de ville globale théorisé par Saskia Sassen en 1992 est incontestablement interrogé. Sa faiblesse n’est pas seulement d’ordre technique, écologique ou sanitaire, elle est aussi politique. Non seulement, il est très difficile de diriger de façon « municipale » une ville qui a la population d’un petit pays, mais un tel pouvoir, s’il réussissait à se constituer, susciterait très vite des craintes des pouvoirs de niveau supérieur. En France, par exemple, on imagine mal qu’un président de la République accepte un jour qu’une agglomération de 12 Millions d’habitants, pesant 30% du PIB national, soit dirigée par un maire de plein exercice. Un tel personnage deviendrait pour lui un rival évident.
"La démondialisation ne se fera pas à la Trump avec des droits de douane et des guerres commerciales, mais en développant les circuits courts énergétiques et alimentaires. Un second levier est celui de la résilience, de la capacité d’une ville à encaisser des chocs." Jean Haëntjens
D’abord parce que les villes s’y intéressent et travaillent dans ce sens. Mais il me semble qu’il y a dans cette quête d'autosuffisance plusieurs leviers intéressants. Le premier d’entre eux est qu’elle confère aux villes qui s’y engagent une indépendance économique : l’énergie constitue 5% du PIB avec les prix actuels. Si l’on intègre 5% de la valeur actuellement importée en la produisant localement, la différence est loin d’être négligeable. C’est très important de réintégrer de la valeur, et c’est ce que font les villes danoises qui produisent et distribuent leur énergie avec un actionnariat obligatoire des habitants. La démondialisation ne se fera pas à la Trump avec des droits de douane et des guerres commerciales, mais en développant les circuits courts énergétiques et alimentaires. Un second levier est celui de la résilience, de la capacité d’une ville à encaisser des chocs. Regardez aujourd’hui Toulouse, qui a tout misé sur l’aéronautique...
Il y a plusieurs facteurs explicatifs. Le premier d’entre eux est qu’il n’est pas très rassurant d’aller faire la queue dans une grande surface. Ensuite, la solidarité et la volonté de faire travailler les acteurs locaux a sûrement joué pendant le confinement. La société a pris conscience qu’elle dépendait des agriculteurs. Là encore, la crise sanitaire a accéléré un mouvement qui était déjà engagé. Le bio est passé de 2 à 10% en dix ans, ce qui est une progression importante. Une autre raison est peut être que le facteur prix était moins pénalisant dans un conteste où l'on ne dépensait plus rien pour la mobilité et les loisirs. A mon sens, il est fondamental de maintenir cette dynamique après la crise sanitaire : à défaut de produire des masques et du gel, il est important qu’on puisse au moins produire localement des fruits et des légumes.
L’histoire des systèmes de satisfactions enseigne que chacun d’eux a inventé son propre système fiscal. Au XIXe siècle, notre système fiscal s’est construit sur la production industrielle et nous sommes encore un peu dans cette logique. La TVA, qui est apparue après la deuxième guerre mondiale, est ainsi toujours considérée comme un impôt sur la production, puisqu’elle est collectée auprès des entreprises. De ce fait, et bien que disposant de différents taux, elle est très peu utilisée comme un outil pour orienter la consommation vers des secteurs favorables à l’environnement, tels que les énergies renouvelables, l’agriculture bio, la culture, l’architecture, etc. Les quelques tentatives qui ont été proposées pour utiliser la TVA à des fins sanitaires ou écologiques (taxer les sodas, par exemple) ont suscité des levées de bouclier. En France, l’impôt sur la consommation est considéré comme injuste au motif qu’elle n’est pas progressive. C’est selon moi un présupposé idéologique, car cet impôt n’est pas plus injuste que les charges sociales qui taxent le travail et freinent le développement des activités manuelles et des métiers d’entretien ou de réparation. Dans une perspective « écolo-consumériste », il serait plus intelligent de détaxer le travail et de taxer certaines consommations, comme l’achat de voitures. C’est ce qu’on fait certains pays scandinaves comme le Danemark. Le taux de TVA est à 25%, les charges sociales sont faibles. Pourtant, les inégalités y sont plus réduites qu’en France, le bilan écologique est bien meilleur et le taux de chômage est plus faible.
Un levier très important est l’organisation de l’espace : une société ne se gère pas seulement par des règles et des lois, mais aussi par la structuration de l’espace et du temps. Pour l’instant, nos dirigeants ignorent ce qui fait la qualité urbanistique d’une cité et intègrent peu cette dimensions dans les politiques publiques. Depuis quarante ans, la France, comme de nombreux autres pays, a délaissé l'aménagement de son territoire et a laissé jouer la loi du marché. On continue ainsi à construire dans une région parisienne saturée au motif que l’on y constate un déficit de logements. Or, beaucoup de sociétés, dont la nôtre, ont su, à certains moments, porter des visions volontaristes de l’aménagement de leur territoire, qui ont été souvent bénéfiques. Pour de nombreux historiens, l’un des atouts qui a permis à l’Empire romain de dominer le monde antique a été l’attention qu’il portait à l’aménagement des territoires conquis. Ils étaient aussitôt maillés par des routes et pourvus de villes dont les forums et les amphithéâtres évoquaient le modèle de la capitale Impériale… Quand on organise l’espace, il se passe quelque chose. Il est certain qu’on ne peut plus le faire de façon régalienne, mais cela reste un levier essentiel lorsque l’on veut changer de paradigme.
Jean Haëntjens, Comment l’écologie réinvente la politique - pour une économie des satisfactions, éditions Rue de l’échiquier, Paris. Parution en version numérique le 28 mai 2020.
Le site Internet de Jean Haëntjens : http://www.jeanhaentjens.com
Le Groupe d’experts intergouvernemental (GIEC) nous alerte depuis 1990 mais il n’est pris au sérieux que depuis trois ans. Leur sixième rapport pose un constat sans appel : l’urgence est totale, elle met littéralement en question notre survie comme espèce et celle-ci dépendra principalement de notre capacité à maîtriser la consommation de l’énergie. En France, le bâtiment représente à lui seul 40% de cette consommation et 21% des émissions de gaz à effet de serre. Pour le GIEC, la réglementation constitue le principal instrument de politique publique afin de réduire les émissions.
Depuis janvier 2023, la loi impose le gel des loyers à 90 000 propriétaires de logements identifiés comme « passoires thermiques ». A partir de 2034, ce sont les logements dont le DPE est classé E qui seront interdits à la location. Deux remarques s’imposent sur ces nouvelles décisions : d’abord, l’interdiction de louer des habitations étiquetées F et G d’ici à 2028 pourrait produire une augmentation du phénomène des copropriétés dégradées. Ensuite, sans réinvestissement par les propriétaires, le risque est grand de voir augmenter le nombre de logements mis à la vente sur le marché. Au-delà de ces mesures qui obligeront à la rénovation de cinq millions de passoires énergivores, les travaux concernent 95% du parc du bâtiment d’ici 2050, si l’on veut atteindre un niveau « bâtiment basse consommation ».
Le chantier est titanesque, son coût exorbitant. C’est pourquoi la rénovation thermique ne peut être menée sans une vision claire et constante de la volonté publique. Or, comme l’indiquait la Cour des comptes dans une note de référé le 28 juillet 2022, la politique de l’Etat dans ce domaine souffre d’atermoiements inacceptables. Les réformes, modifications et revirements nombreux du gouvernement ne traduisent pas une position à la hauteur des enjeux. Ils attestent au contraire d’un manque de cohérence et d’une instabilité de la décision publique. Ces changements à répétition ont affecté la perception, l’action et la coordination de l’ensemble des structures et des acteurs qui auraient pu s’engager, plus tôt et mieux, dans la rénovation des bâtiments sur le territoire national.
"Nombre des propriétaires qui souhaitent que leur logement sorte du statut de « passoire thermique » hésitent face à la complexité administrative de l’accès aux aides et à l’obscure logique de leurs cumuls." Vidal Benchimol
L’ensemble des mesures est perçu comme une véritable usine à gaz qui échauffe les esprits des propriétaires : quel coût ? quelles aides ? quels professionnels ? quel contrôle des performances ? On tarde à engager les travaux nécessaires, par défaut de conseils accessibles, mais aussi d’un service public d’accompagnement de qualité. Nombre des propriétaires qui souhaitent que leur logement sorte du statut de « passoire thermique » hésitent face à la complexité administrative de l’accès aux aides et à l’obscure logique de leurs cumuls. Les dysfonctionnements des démarches en ligne sont également dénoncés par la Cour des comptes. Quant au « coup de pouce isolation à 1 euro », qui contraignait les fournisseurs d’énergie à financer des actions d’économie d’énergie, il a été supprimé, réduisant les CEE à peau de chagrin. Enfin, les diagnostics de performance énergétique ont été pointés par UFC-Que choisir pour leur manque de fiabilité. Il convient certes de saluer la simplification des démarches d’accès à « Maprimrenov », depuis janvier 2023, mais ce dispositif a été conçu à l’origine pour réduire les engagements budgétaires de l'État en favorisant les propriétaires à revenus modestes. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, chaque année, seuls 2500 logements aient pu sortir du statut de « passoires thermiques ». A ce rythme, il nous faudra des siècles pour atteindre à tâtons la neutralité carbone.
La situation d’urgence impose une stratégie de rénovation clairvoyante, accompagnée d’objectifs concrètement formulés afin de contribuer à l’amélioration de la performance énergétique des biens immobiliers. En France, notre défaut de vision à long terme peut être corrigé par une planification de la rénovation énergétique, n’ayons pas peur des mots. Une planification transpartisane qui rendrait possibles les travaux sur tout le territoire, avec un haut niveau d’investissement, pour les vingt prochaines années.
"La situation d’urgence impose une stratégie de rénovation clairvoyante, accompagnée d’objectifs concrètement formulés afin de contribuer à l’amélioration de la performance énergétique des biens immobiliers." Vidal Benchimol
Pour mener à bien ces rénovations thermiques, il faudrait créer en premier lieu une commission indépendante. Ses missions concerneraient d’abord le recensement et l’évaluation du parc de logements avec l’objectif de chiffrer ceux qui sont concernés par la rénovation thermique, et d’évaluer leurs besoins par classe de consommation énergétique. Cette commission assurerait ensuite un pilotage efficace de l’action, donnerait des directives. Elle pourrait également veiller au suivi des rénovations. En effet, trop de travaux se limitent à un ou deux gestes (changement de chaudière, de fenêtres…) et produisent une isolation insuffisante. Il s’agirait d’accompagner le contrôle des consommations d’énergie réellement effectuées après les travaux, c’est-à-dire d’effectuer un « contrôle de performances in situ », comme le préconise la RE2020.
Quant au financement de la rénovation énergétique, il ne peut être laissé aux seuls propriétaires accédant au dispositif « Maprimrenov ». En effet, les travaux ne peuvent être mesurés qu’au bout de trois années et ce délai ne permet pas de vérifier l’efficacité de « Maprimerevov ». On déplore à ce jour que les plus précaires des propriétaires ne puissent effectuer les coûteux travaux de rénovation nécessaires, voire même s’acquitter d’un reste à charge trop élevé lorsqu’ils ne disposent pas de marge budgétaire suffisante. Il existe une corrélation entre les passoires thermiques et la précarité, qui fait d’ailleurs le bonheur des marchands de sommeil. C’est donc par l’engagement de l'État, notamment par des aides publiques et par un service public de l’accompagnement de la rénovation thermique, que l’on peut espérer multiplier les chantiers et atteindre ainsi l’objectif de la neutralité carbone à l’horizon 2050.
L'État peut encourager la rénovation car il dispose de nombreux leviers d’action: il peut proposer des prêts bonifiés, des subventions, un crédit d’impôt écologique, etc. et cela sans établir de différence entre particuliers et les bailleurs privés. Et pourquoi ne pas créer une banque d’investissement de l’énergie ou bien un département à la Caisse des dépôts, placée en sa qualité d’investisseur public au cœur du dispositif de la transition énergétique en France ? Cet organisme occupe une place prépondérante dans le logement social, où la rénovation énergétique progresse le mieux, ou le moins mal, en raison de la priorité que l’organisme donne à ce chantier. Déjà sollicitée en 2010 par le gouvernement, la Caisse des Dépôts a créé une filiale « CDC Climat », laquelle a envisagé des propositions de financements pour la rénovation thermique du parc privé. Elle a souligné l’importance de l’autofinancement des ménages (même modestes) pour lancer la dynamique. Elle justifie cette position en rappelant que la rénovation valorise le logement et lui fournit un meilleur confort. On pourrait ainsi penser l’ensemble des modes de financement, concevoir un mix de plusieurs d’entre eux : des subventions publiques et des déductions fiscales, des crédits à taux zéro ou des « prêts in fine ».
"L'État peut encourager la rénovation car il dispose de nombreux leviers d’action: il peut proposer des prêts bonifiés, des subventions, un crédit d’impôt écologique, etc. et cela sans établir de différence entre particuliers et les bailleurs privés." Vidal Benchimol
Enfin, la rénovation thermique du parc de logements ne peut s’envisager sans un accompagnement au long cours des usagers. Faute d’informations claires sur les divers postes de consommation d’énergie, les économies générées par les travaux risquent fort d’être annulées par un effet de rebond, observable en Allemagne et en Angleterre. Pour les fournisseurs d’énergie, c’est un vaste chantier qui s’ouvre, auquel les pouvoirs publics peuvent et doivent contribuer en fixant des règles claires en matière de facturation et de communication.
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». La phrase célèbre qui ouvre Du côté de chez Swann, premier opus de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, fut pendant des siècles une condition largement partagée. Pendant des millénaires, la nuit a été essentiellement dévolue au sommeil : on se couchait en moyenne à 21h il y a 50 ans, contre 23h aujourd’hui. Ceux que l’obscurité maintenait éveillés étaient alors forcément des êtres interlopes ou des créatures maléfiques : mauvais garçons et filles publiques, vampires, sorcières ou loups-garous. Puis vinrent l’éclairage public et l’électricité. Avec eux, la nuit s’est peu à peu éveillée. Elle est devenue le temps de la fête et des rencontres. Dans les années 1960, naissaient même des lieux spécifiquement nocturnes aux dénominations significatives de night clubs ou de boîtes de nuit. Depuis, on y fait l’expérience d’une rupture, potentiellement libératrice et féconde, avec les routines et les travaux diurnes.
Aujourd’hui, la nuit semble parfaitement apprivoisée. De Nuit blanche en fête des Lumières (Lyon), de Nuit des musées en Constellations (Metz), elle est même devenue un élément clé des politiques culturelles. En la matière, Les Allumées initié par Jean Blaise à Nantes en 1990 fut sans doute un événement précurseur. Premier acte d’une politique de développement territorial par la culture, ce festival a contribué à impulser un changement d’image pour une métropole alors associée à la désindustrialisation et au déclin. « L’existence d’une vie nocturne festive est devenue un enjeu d’attractivité pour les villes et, en même temps, une question de cohabitation entre populations qui ne vivent pas aux mêmes rythmes, donc un enjeu anthropologique », expliquent ainsi Luc Gwiazdzinski, Lisa Pignot et Jean-Pierre Saez dans un numéro de la revue L’Observatoire, publié à l’automne 2019. A mesure qu’elle devient un enjeu politique, des « Conseils de la nuit », des « bureaux des temps » et des « maires de la nuit » émergent ici et là pour mieux orchestrer cette désinchronisation des rythmes et désamorcer les potentiels conflits qui en découlent. Il faut dire que la nuit est aussi devenue un enjeu économique, un moment parmi d’autres dans un monde aujourd’hui actif 24h/24. « La nuit se banalise et même les lois évoluent : autorisation du travail de nuit des femmes, chasse nocturne, perquisitions, notent Luc Gwiazdzinski, Lisa Pignot et Jean-Pierre Saez. C’est désormais toute l’économie du jour qui s’intéresse à la nuit contribuant à sa « diurnisation », phase ultime de « l’artificialisation » de la ville. » A cette capitalisation du temps nocturne, s’ajoutent des recherches universitaires toujours plus nombreuses sur le sujet : Les « night studies » sont en pleine émergence. Même la contestation s’empare de l’obscurité. Du mouvement des places à Nuit debout en 2016, celle-ci s’affiche ouvertement comme un espace de résistance et de contestation.
Avec l’irruption de la Covid pourtant, cette « diurnisation » de la nuit a fait long feu. La succession des confinements et des couvre-feu en a provisoirement terni l’éclat en refoulant chacun dans l’espace domestique, avec interdiction de se rassembler à plus de 6 personnes. Pour les professionnels du secteur, le coup est rude : la lutte contre la propagation du virus a entrainé tour à tour la fermeture des boites de nuit (elles n’ont jamais rouvert depuis le 14 mars 2020), des bars, salles de concert, théâtres, cinémas et restaurants. Avec la Covid, c’est toute l’économie de la nuit qui s’essouffle, et parfois s’effondre. Pourtant, la fête se réinvente ailleurs, dans la clandestinité. Les free parties connaissent un renouveau inédit depuis les années 1990, et les fêtes privées n’ont jamais cessé. Ces événements sont devenus si rares depuis un an qu’ils sont désormais relayés dans la presse. Témoin la free party du Nouvel an à Lieuron en Bretagne, très largement médiatisée, et qui a valu à ses organisateurs une mise en examen pour, entre autres, « mise en danger de la vie d’autrui ». A l’heure où s’opère un grand tri des activités humaines entre l’essentiel et l’inessentiel, la fête s’affirme ainsi comme un acte de résistance. « Nous avons donc répondu à l’appel de celles et ceux qui ne se satisfont pas d’une existence rythmée uniquement par le travail, la consommation et les écrans, seul·e·s chez eux le soir, écrivaient ainsi les organisateurs de la free party de Lieuron dans une tribune publiée par le journal Libération. Notre geste est politique, nous avons offert gratuitement une soupape de décompression. Se retrouver un instant, ensemble, en vie. » Irresponsable ? Sans doute. La sévérité des jugements portés sur l’événement suggère en tous cas que la nuit a retrouvé son aura sulfureuse. Et pourtant, ici et là, des expériences sont menées en toute légalité pour sortir la nuit du long tunnel où le Covid l’a plongée. Le 12 décembre 2020, un concert test encadré par l’hôpital universitaire allemand Trias y Pujol de Badalone réunissait près de 500 personnes dans une salle de spectacles, l’Apolo, à Barcelone. Résultat : aucun cas de contamination n’en a résulté. Pas plus qu’il ne semble y avoir eu de « cluster » après la free party de Lieuron. Depuis, d’autres initiatives du même ordre sont d’ailleurs en préparation : deux concerts test sont prévus à Marseille en février.
Ailleurs, l’épidémie de Covid-19 pourrait être l’occasion de renouer avec l’obscurité. Car la diurnisation de la nuit a aussi son revers : une pollution nocturne massive, omniprésente en Europe. Celle-ci a des effets sensibles sur la faune nocturne. Elle en trouble à la fois les repères et les rythmes. L’éclairage artificiel est ainsi la seconde source de mortalité des insectes due aux activités humaines, après l’utilisation de pesticides. Il n’épargne pas non l’être humain, tout comme l’ensemble des activités nocturnes. Selon le baromètre de santé public France (SPF), le temps de sommeil des Français était ainsi de 6h42 en moyenne en semaine en 2017, contre 7h09 dans la précédente enquête de 2010. Or, cette dette a des effets délétères sur la santé : elle accroît le risque d’obésité, de diabète de type 2, d’hypertension, de pathologies cardiaques et affaiblit le système immunitaire. A ces divers titres, les mesures sanitaires liées à l’épidémie de Covid-19 pourraient jouer un rôle positif. D’ailleurs, de nombreuses villes de France ont profité des confinements et couvre-feu pour éteindre l’éclairage public la nuit. Le bénéfice d’une telle mesure n’est pas seulement écologique et sanitaire. L’extinction des feux permet des économies de fonctionnement aux collectivités, qui réinvestissent alors le plus souvent l’argent épargné dans la rénovation de leur système d’éclairage. Elle donne aussi aux riverains l’opportunité d’aborder la nuit autrement. Non plus comme temps festif ou productif, mais comme espace d’observation, voire de contemplation. Depuis 10 ans, le Jour de la nuit invite ainsi les collectivités à éteindre la lumière une nuit par an. Objectif : favoriser l’observation des étoiles. De quoi renouer avec notre origine cosmique ? C’est ce que veulent croire l’artiste Smith et le cosmologiste Jean-Philippe Uzan, initiateurs du projet Désidération. Dans un « Complexe » mobile et modulable dessiné par le studio d’architecture Dimplomate, ils convient le public à écouter conférences et podcasts, à regarder photographies, spectacles de danse ou performances. Ou tout simplement à s’allonger pour regarder les étoiles et se connecter au cosmos...
Une « kerterre » en chaux et chanvre aux allures de maison de Hobbit. Une maison bioclimatique en paille porteuse. Une série de trois conteneurs assemblés en demeure confortable. Un local agricole en super-Adobe dédié à la production de safran… Les trente constructions repérées dans le Tour de France des maisons écologiques, paru le mois dernier aux éditions Alternatives, sont aussi diverses qu’insolites. A l’origine de l’ouvrage, trois jeunes auteurs aux profils complémentaires : Mathis Rager est conducteur de travaux, Emmanuel Stern anthropologue et constructeur, Raphaël Walther architecte. Soucieux de faire évoluer leurs pratiques professionnelles à l’aune de la crise écologique, ils ont peaufiné leur itinéraire pendant un an, puis conduit deux mois de recherche sur le terrain. Au cours de leur périple de la Bretagne au Jura, ils ont glané les témoignages des habitants, souvent maîtres d’ouvrage, des diverses réalisations visitées, puis les ont confrontés au regard d’une poignée d’experts de la construction et de l’habitat - architectes, ingénieurs, philosophes, etc.
Le résultat : un Tour de France des maisons écologiques inspirant et documenté. Entre entretiens, décryptages, photographies, plans de coupe, glossaire et éléments chiffrés, l’ouvrage offre un panorama aussi divers que complet des modes constructifs et des formes d’habitat alternatifs contemporains. En abordant les aspects concrets et techniques de chaque chantier (coût, main d’œuvre, temps de construction, technicité…), il peut même s’avérer un outil d’aide à la construction, à la limite du mode d’emploi. L’enjeu, annoncé dès l’introduction du livre, est de taille : le secteur du bâtiment est un poids lourd en termes de consommations d’énergie (43%) et d’émissions de GES (25%). Quand le béton-roi est responsable à lui seul de 5% des émissions de CO2 à l’échelle mondiale, les alternatives repérées dans le Tour de France des maisons écologiques pourraient offrir quelques pistes judicieuses. Elles permettent en effet d’alléger l’empreinte écologique du bâtiment en relocalisant la production. A rebours d’un secteur qui recourt massivement aux bois exotiques ou au sable acheminés par cargo de l’autre bout du monde, elles misent sur les matériaux trouvés à proximité du chantier (paille, chanvre, terre…) et sur les savoir-faire traditionnels (bauge, etc.). Souvent réalisées en auto-construction, ces formes d’habitat permettent aussi de « faire soi-même » en levant les freins à une telle entreprise, notamment grâce à l’organisation de chantiers participatifs où se transmettent les savoirs.
A cet égard, les auteurs abordent dans le livre un parti-pris à contre-courant des discours dominants sur l’habitat écologique : quand celui-ci est généralement décrit en termes de densité et de compacité, ils affirment tout au contraire que « la révolution verte passera par la maison individuelle ! ». Dans l’introduction, ils affirment ainsi : « Alors que l’habitat collectif reste le plus souvent tributaire des schémas constructifs conventionnels, elle favorise un foisonnement d’initiatives personnelles et se présente à l’heure actuelle comme un laboratoire d’idées et d’inventivité pour penser des maisons de demain réconciliées avec leur environnement territorial, économique et humain. » Conçues sur mesure, à l’image de celles et ceux qui les édifient et les habitent, les maisons présentées dans le livre sont très largement délestées des contraintes qui pèsent sur la production standard. Ce faisant, elles ont tout le loisir d’aller techniques traditionnelles et technologies contemporaines, pour esquisser des modes de construction et d’habitat adaptés à leur environnement immédiat…
Le tour de France des maisons écologiques, de Mathis Rager, Emmanuel Stern et Raphaël Walther, éditions Alternatives, mai 2020, 240 pages, 170x240 mm, 24,90 euros
C’est précisément pour cet aspect oxymorique que j’ai choisi ce titre ! Depuis des millénaires, le jardin permet à l’homme de s’affranchir de la nature, des conditions extérieures, du vent froid grâce aux murs, des animaux grâce aux barrières, etc. Cette approche aboutit à la création de jardins qui ne sont absolument plus en lien avec la nature. Il suffit de voir les jardins modernes : ils sont à ce point aseptisés qu’ils deviennent des déserts de biodiversité et coûtent très cher à entretenir. On touche à l’absurde, et malgré tout, beaucoup de gens abordent le jardin de cette manière-là, non par envie, mais par atavisme. On leur a dit : un jardin, c’est comme ça et pas autrement. Je suis un ex-punk – j’ai même eu une crête ! – et ce que le mouvement punk a été à la musique et d’autres formes d’art, sa manière de mettre un coup de pied dans la fourmilière, peuvent permettre de prendre les choses autrement, et même carrément à l’envers. Aujourd’hui, on a le loisir de faire des jardins qui ne sont pas vivriers, donc on peut se permettre l’expérimentation, surtout dans un contexte où l’on doit réintroduire d'urgence de la biodiversité, alors qu’elle a disparu partout. Au lieu de faire contre la nature, comme on l’a fait depuis quelques siècles parce qu’on n’a pas eu le choix à certains moments, il s’agit ici de voir comment on peut faire avec elle.
La première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire. Il faut commencer par regarder comme ça se passe. Pas la peine d'être une bête en botanique : il suffit de faire preuve de bon sens, d’observer ce qui pousse dans son jardin, à quel endroit, à quelle période. L’incompétence n’est pas forcément un frein. La première chose à faire est de regarder ce qui est déjà là, pour voir comment éviter de l’abattre ou de le remplacer. Parfois, il suffit de tailler deux ou trois branches pour rendre un arbre beau. L’autre principe est de faire avec les moyens du bord. L’une des voies consiste notamment à être capable de s’émerveiller de choses qu’on ne voit pas d’habitude, parce qu’on ne se penche jamais dessus. Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant… En n’ayant rien fait, vous aurez un très beau jardin.
"Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant…" Eric Lenoir
C’est toute la différence entre le jardin punk et le jardin sauvage ! A partir du moment où l’on intervient, on agit sur le milieu. Mais l’idée du jardin punk est de le faire a minima, à l’extrême minima. A la fin de mon livre, j’explique d’où vient l’idée de jardin punk. Un jour, un copain vient me voir et me dit : « j’ai fait un truc qui a fait râler tous les vieux du village, j’ai fait un vrai jardin punk ! » Il a nommé ce sur quoi je cherchais à mettre un nom depuis des mois pour désigner ma démarche. Son jardin punk consistait à cultiver des patates sans creuser de trou, en mettant ses tontes de gazon sur les tubercules. Quand il avait envie d’une patate, il grattait un peu le gazon et en retirait les patates pour les manger. Il a eu la plus belle récolte du village, et les autres jardiniers étaient dégoutés ! Dans sa démarche, il y avait le côté provocateur du punk, le côté j’en fous pas une, le pragmatisme et l'indifférence aux règles. Cette approche n’empêche pas d’avoir des récoltes, et permet à des gens qui n’en ont pas forcément les moyens de cultiver un jardin.
L’éducation judéo-chrétienne ! C’est tout le problème des atavismes. Effectivement, avoir un jardin ultra productif tel qu’on l’a appris après-guerre nécessite un boulot de dingue. Et pourtant, dans les années 1970, un Japonais qui s’appelle Masanobu Kukuoka a montré qu’on pouvait se passer de désherber, tout en ayant quand même une production. C’est toujours au fond la même question, à savoir : qu’est-ce qu’on veut produire sur quelle surface, et pour quoi faire ? En adaptant la nature de ce qu’on produit aux besoins réels, on change les choses. Par exemple on s’obstine à produire du maïs pour nourrir la volaille, alors qu’en cultivant des légumineuses, on ferait de l’engrais pour la plante suivante, et ça consommerait moins d’eau. Il n’est souvent pas nécessaire de livrer bataille. Il y a certes des batailles à livrer. Par exemple, on va être obligé de se bagarrer un peu contre la ronce, mais dans certains endroits on peut la tolérer. On aura alors des mûres, et les animaux auront de quoi manger en hiver et s’abriter. On a aujourd’hui l’avantage d’avoir des connaissances techniques complètement différentes. Elles devraient nous permettre de nous affranchir des méthodes industrielles et industrieuses… Il s’agit de savoir jusqu’où on peut s’affranchir de l’effort physique et financier.
Oui et non. Quand les magazines que vous évoquez parlent de jardin sans effort, il s’agit d’un jardin qui va vous coûter de l'argent, car il vous demandera de mettre des tonnes de paillage ou d’acheter des matériaux qui vous dispenseront de faire des efforts. Quand je parle d’absence de moyens, c’est aussi bien de moyens financiers que d’investissement moral. Il faut apprendre à lâcher prise, et c’est en ce sens que la donnée écologique est très importante : une pelouse non tondue est bien plus accueillante et diversifiée qu’une pelouse tondue, c'est un autre monde. Je n’avais pas spécialement de demandes en ce sens de la part de mes clients, si ce n’est pour quelques résidences secondaires. Le jardin punk est plutôt né en réaction à mes dialogues avec les élus et les collectivités. A propos des jardins de cités HLM comme celles où j’avais grandi, on me disait : « on ne peut pas faire mieux, on n’a pas les moyens. » J’ai voulu faire la démonstration inverse, et j’ai créé mon propre jardin, le Flérial. Au départ, il ne devait pas être aussi grand : je cherchais 5 000 m2 de terrain pour y installer ma pépinière, et je n’ai pas trouvé moins d’1,7 ha. Je me suis dit que c’était l’occasion où jamais, et j’ai décidé de montrer que je pouvais entretenir cette surface tout seul, avec deux outils, en y passant moins d’une semaine par an. C’est ce que je fais, et j’ai maintenant un vrai argument. Aujourd’hui, alors qu’on est beaucoup dans la gestion différenciée, mon livre trouve un écho important. Je ne l'ai donc pas écrit pour répondre à une demande des élus, mais pour leur faire la démonstration que tout est possible. Du reste, le jardin punk est un courant appelé à se développer, car les dotations baissent partout, que la SNCF ne sait pas quoi faire sans glyphosate et qu’il faut bien trouver des solutions.
J’ai eu la chance de discuter avec Gilles Clément une fois ou deux. Je lui ai dit : « je sais qui vous êtes, mais je ne sais pas ce que vous faites !» Nos démarches se sont développées de façon parallèle, et nous sommes un certain nombre à œuvrer dans cette veine là. En ce qui me concerne, il y a l’aspect très provocateur et le côté « rien ne m’arrête », au sens où je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il y a une cour en béton qu’on ne va rien pouvoir y faire pousser : on a des graines, on fait un trou dans le béton pour voir si ça pousse… et ça marche ! C’est ce qui m’amuse à chaque fois : même les endroits qui paraissent impossibles à végétaliser, le sont toujours in fine. Il y a chez moi quelque chose d’un peu plus extrême que dans d’autres démarches.
"Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?"" Eric Lenoir
C’est un peu le cœur de l’histoire, en effet. Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?" L’idée est de leur dire : "oui, tu peux faire quelque chose, et même si tu ne fais rien, il va quand même se produire quelque chose !" Ne pas intervenir est très important à ce titre. Le jardin punk repose sur l’idée que tout est disponible sur place. Le voisin est en train de jeter des pierres ? Pourquoi ne pas les récupérer ? C’est du pragmatisme poussé à son paroxysme. Le jardin punk joue plus sur l’entraide que sur le consumérisme. Il n’hésite pas à partir sur du moche, et surtout, à ne pas être dans la norme, notamment en termes de sécurité. Par exemple, il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de visiter un site ouvert au public dans une petite commune, dans un marais. L’élu local était passionné par cet endroit, et voulait absolument que ses administrés puissent y aller. Rien n’y est aux normes, mais au lieu de coûter entre 25 et 50 000 euros, l’aménagement des lieux en a coûté 3 000, et tout le monde en profite !
La première chose est de faire avec les végétaux présents sur place – ce qui suppose de les repérer, d’où l’idée de ne rien faire pendant un an. Par exemple, c’est bête d’arracher une marguerite alors qu’elle sera belle tout l’été. Il faut aussi être attentif à ce qui va se ressemer sur place parce qu’on aura gratté la terre. On peut aussi créer une auto-pépinière en récupérant ce qu’on glane à droite à gauche. Il y a aussi les échanges de graines, les boutures en place. Par exemple au Flérial, la majorité des haies sont issues de boutures d’osier en pleine terre : j’avais coupé de l’osier pour un chantier, et je l'ai replanté au lieu de l'évacuer en déchetterie. Ça ne m’a rien coûté. ! On peut également opter pour la récupération, aller voir son pépiniériste préféré, récupérer les vieux plants qui partent à la benne. Et puis de temps en temps on achète vraiment : ce n’est pas parce qu’on a un jardin punk qu’on ne doit rien acheter. Bref, il n’y a pas de règles, pas de dogmes, et d’autant moins que chaque cas est particulier. On ne peut pas faire un jardin punk sur du ciment comme on va le faire sur un terrain humide. On ne va pas faire le même jardin à Lille qu’à Marseille. Encore une fois, le jardin punk invite au lâcher prise, à voir ce qui se passe là où on vit, à faire avec ce qui se présente, à tirer parti de tout et à pirater le système !
Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre, éditions Terre Vivante, collection "champs d'action", novembre 2018, 96 pages, 10 euros - A commander ici.
Tout a commencé sur Change.org, ce cahier des doléances en ligne. En mai dernier, Priscillia Ludosky, gérante d’une boutique en ligne de cosmétiques domiciliée en Seine-et-Marne, lance une pétition pour exiger la baisse du prix du carburant à la pompe. L’initiative peine à récolter des signatures, jusqu’à ce qu’elle soit médiatisée le 12 octobre dans un article de La république de Seine-et-Marne. Au même moment, Eric Drouet, chauffeur routier, annonce sur Facebook un rassemblement le 17 novembre avec son association d’automobilistes, le Muster crew. Relayée par le Parisien, l’initiative fait boule de neige, et le mouvement des gilets jaunes grossit progressivement jusqu’à devenir l’un des sujets les plus médiatisés, mais aussi les plus âprement débattus dans la presse et sur les réseaux sociaux.
Si la hausse du prix du carburant a mis le feu aux poudres, c’est d’abord en raison de la hausse des taxes sur le gasoil, décidée en partie pour le gouvernement pour supprimer l’avantage fiscal du diesel. Classé cancérigène certain par le CIRC, celui-ci n’est pas seulement émetteur de CO2, mais aussi de particules fines et d’oxyde d’azote, surtout pour les véhicules les plus anciens. Selon une étude publiée en 2017 dans la revue Environmental Research letters, 10 000 morts prématurées en Europe (sur les 425 000 imputées à la pollution de l’air) lui seraient directement imputables. La taxation du diesel n’est donc pas seulement un levier pour lutter contre le dérèglement climatique : elle est aussi un enjeu de santé publique. « Une hausse de 10% du coût des énergies fossiles permet de réduire de 6% leur consommation à long terme, diminuant en même temps les nuisances associées : pollution atmosphérique, émissions de gaz à effet de serre », affirme ainsi sur son site Internet le ministère de la Transition écologique et solidaire. Cela dit, comme l’ont souligné nombre d’observateurs, la hausse du prix des carburants n’est qu’en partie imputable à leur taxation. C’est l’envol du prix du baril (il a presque triplé depuis 2016) et la variation des taux de change, qui expliquent en partie ce renchérissement. Ce dernier succède d’ailleurs à des années de baisse : l’essence était plus chère en 2012 qu’aujourd’hui.
Comment expliquer dès lors le mouvement des gilets jaunes ? En l’absence d’homogénéité et de discours unifié, on en est réduit à des conjectures. Il faut d’abord rappeler dans quelle séquence s’inscrit cette mobilisation. Elle succède en premier lieu à l’émoi suscité par la réforme de l’ISF : ce geste inaugural du gouvernement a d’emblée instillé l’image d’un Emmanuel Macron « président des riches » uniquement dédié aux « premiers de cordée ». En octobre dernier, une évaluation de l’Institut des politiques publiques (IPP) confirmait largement ce soupçon, en montrant que la réforme et la flat tax bénéficiaient aux 0,1% de ménages les plus aisés. De même, on peut trouver éclairante l’exacte coïncidence, dans l’actualité, de la révolte des gilets jaunes et de l’arrestation au Japon de Carlos Ghosn, PDG de Renault, pour fraude fiscale.La séquence qui conduit aux blocages du 17 novembre voit ensuite se succéder le rapport Spinetta sur l’avenir du rail, qui préconise le démantèlement des lignes secondaires, le refus par l’Assemblée nationale d’interdire le glyphosate d’ici 3 ans, l’autorisation accordée à Total de forer du pétrole au large de la Guyane, et bien sûr la démission fracassante de Nicolas Hulot, dont le discours est venu conforter l’idée d’un pouvoir acquis aux lobbies. Dans un tel contexte, le gouvernement apparaît peu crédible lorsqu’il fait passer la hausse des taxes sur le carburant pour une mesure écologique. D’autant moins d’ailleurs que seule une partie des recettes sera affectée à la transition, le reste étant destiné à alimenter le budget général. Et que le kérosène des avions et le fioul des bateaux sont exonérés de taxes, y compris pour les liaisons domestiques. Au-delà de la question des moyens, c’est enfin celle des solutions qui est mise en cause. Des doutes s’expriment tout particulièrement à l’égard des véhicules électriques sensés faciliter la transition vers une mobilité décarbonée. Pour plusieurs raisons : d’abord parce que la faible autonomie des batteries ne leur permet pas de concurrencer les moteurs à essence sur les longs trajets. Ensuite parce que les modèles électriques demeurent inaccessibles aux ménages qui ont fait le choix du diesel pour des raisons de coûts. Enfin, parce que le diesel fut lui-même longtemps présenté comme écologique. Dans ces conditions, comment être certain que les véhicules électriques ne seront pas bientôt frappés du même discrédit, surtout quand on aborde la délicate question des batteries au lithium ?
En faisant peser la transition écologique sur les seules mobilités individuelles, la mesure a dès lors tout l’air d’une injustice fiscale. Elle donne le sentiment qu’elle vient pénaliser précisément ceux qui sont le plus dépendants de la voiture, et ont le moins les moyens de s’en passer : les travailleurs pauvres et les classes moyennes des périphéries des métropoles et de l’espace rural, déjà fragilisés par le démantèlement du rail et des services publics de proximité (hôpitaux, écoles, bureaux de poste…). A cet égard, le mouvement des gilets jaunes a ravivé le débat autour d’une figure controversée : celle de Christophe Guilluy. Et pour cause : il a fait ressurgir le spectre d’une « fracture française » entre des métropoles supposées seules bénéficiaires de la mondialisation, où se concentrent le capital social, culturel et économique, et une « France périphérique » en voie accélérée de déclassement. Le mouvement vient de fait pointer les limites du modèle d’aménagement en vigueur partout dans le monde occidental : celui de la métropolisation. Un modèle inégalitaire, dans la mesure où la gentrification qu’il génère est synonyme d’éloignement pour les plus pauvres, et anti-écologique dès lors qu’il suppose un immense gaspillage de ressources.
Mais parce qu’il est né sur les réseaux sociaux, le mouvement déborde largement ces supposés clivages territoriaux. Il s’est d’ailleurs déployé aussi bien dans les métropoles – dont Paris – que dans les petits villages et villes moyennes. Sa composition sociale et idéologique semble tout aussi hétérogène : classes moyennes et classes populaires, extrême droite et extrême gauche, et au milieu sans doute pas mal d’abstentionnistes. Les gilets jaunes sont à ce titre un défi politique, sinon un redoutable piège autour duquel s’écharpent les militants de gauche et les écologistes : faut-il s’allier à eux au risque de favoriser l’extrême droite ? Ou faut-il au contraire s’en désolidariser au risque de… favoriser l’extrême droite ? Parce qu’il se donne pour une révolte du « peuple » face aux « élites », le mouvement instille un peu plus la crainte de voir le populisme, en l'occurrence le RN, s’approcher du pouvoir, et suggère que le parti de Marine Le Pen est désormais la boussole autour de laquelle se cristallise tout débat public.A scruter les modes d’action des gilets jaunes, on pourrait pourtant se laisser tenter par une autre approche, teintée d’utopie. De fait, il est pour le moins paradoxal qu’un mouvement apparemment décidé à faire valoir son droit à la mobilité ait choisi le blocage comme moyen privilégié. Paralyser les routes, freiner l’incessant flux des hommes et des marchandises… : est-ce une façon pour les immobiles de rendre sensible à tous leur condition ? Et si c'était aussi l'occasion reconduire le mot d’ordre de l’an 01 : « on arrête tout et on réfléchit. » Face à la perspective du cataclysme climatique et à un modèle économique dont tout le monde s’accorde à dire qu’il nous conduit droit dans le mur, ce serait alors une mesure de bon sens.
Est-ce l’épisode de sécheresse qui frappe la France depuis le mois de juin ? La démission de Nicolas Hulot le 28 août dernier et son discours sans appel sur le rôle des lobbys dans la catastrophe écologique en cours ? La publication début octobre du 5e rapport du GIEC sur le climat terrestre, qui insiste une fois de plus sur la nécessité de contenir le réchauffement à +1,5° ? Toujours est-il que les mobilisations pour le climat prennent une ampleur inédite en France : après le succès de la marche organisée le 8 septembre dernier à l’initiative de Maxime Lelong, simple internaute, près de 120 000 personnes ont à nouveau défilé le 13 octobre dans 80 villes en France pour exhorter les hommes politiques à agir concrètement et massivement contre le dérèglement climatique et l’érosion de la biodiversité. Les manifestants ne comptent d’ailleurs pas en rester là : les marches pour le climat promettent de se succéder tous les mois.
Inédites, ces manifestations constituent la part visible d’un sursaut citoyen qui se déploie sur tous les fronts, et semble enfin venir à bout d’un clivage tenace : celui qui oppose le « ça commence par moi » de citoyens rétifs au militantisme « classique » et les modes d’action des organisations militantes. Plus question d’opposer la spontanéité et la stratégie, l’action individuelle et la lutte collective : c’est dans la fine articulation de ces deux registres que se dessinent les contours du « sursaut » à l’œuvre. Pointant cette singularité du mouvement en cours, Nicolas Haeringer de l’ONG 350.org affirmait ainsi à Libération tout récemment : « ce qu’ont les organisations par rapport aux individus, c’est la capacité à penser des stratégies et à s’inscrire dans le long terme. L’enjeu est de trouver des manières de prolonger cet élan, de le canaliser, le structurer, sans que les organisations ne récupèrent la dynamique, mais en étant en mesure de s’inscrire dans la durée. (…) Maintenant, il faut arriver à atterrir sur des revendications un peu plus précises, pour gagner quelques batailles. »
Pour articuler changement individuel et collectif, une approche de l’action par campagnes pourrait s’avérer ici particulièrement fructueuse. Or, c’est exactement ce qui se dessine actuellement. Ainsi, le site Internet Il est encore temps regroupe les campagnes de diverses ONG et oriente d'emblée les internautes vers des actions concrètes, en prenant soin de distinguer d’emblée ceux qui veulent agir « solo », et ceux qui envisagent de se mobiliser en groupe. La plateforme recense une typologie d’actions très variée : pétitions, boycott à la consommation, interpellations des banques, écogestes, mais aussi action directe non-violente – à l’instar du climate Friday organisé le 23 novembre prochain, et qui invite les citoyens à cibler les super et hypermachés - et désobéissance civile, comme en Allemagne où se succèdent les actions pour protéger la forêt de Hambach et stopper l'extraction du lignite. A partir de fin octobre, la plateforme proposera aussi aux internautes une nouvelle version de 90 jours : créée en 2015, cette application « coache » ses usagers pour « changer le monde » en 3 mois ou, à défaut, réduire significativement son empreinte écologique au gré de « défis » quotidiens (faire le ménage avec du vinaigre blanc, acheter des fruits et légumes de saison, etc.).Le climat n’est pas le seul à mobiliser de plus en plus massivement. Dans le sillage de la démission du Nicolas Hulot, le journaliste Fabrice Nicolino, auteur de Pesticides, révélations sur un scandale français, a ainsi lancé en septembre dernier l’appel des coquelicots, visant à l’interdiction de tous les pesticides. A ce jour, la campagne a reçu plus de 290 000 signatures.
Quels points communs entre Melbourne et les Minguettes ? Entre Vancouver et Grigny ? La question peut sembler absurde tant les univers, les imaginaires, les représentations attachés à ces territoires urbains apparaissent éloignés. Quels points communs entre des villes championnes de la globalisation et qui ont su faire fructifier des flux massifs de capitaux de plus en plus mobiles, en tête de tous les classements en matière d’attractivité et de développement durable et des villes et des quartiers devenus, au fil des quatre dernières décennies, les symboles même d’une politique de la ville en mal de repères et d’une France urbaine divisée ?La réorientation de la politique de la ville appelée de ses vœux par le Président de la République en ce mois de mai 2018, à la veille d’un rendez-vous largement médiatisé avec les dirigeants de grands groupes de nouvelles technologies, célèbre volontiers le pragmatisme, un retour au terrain salvateur, la volonté d’inclure les gens plutôt que de développer de nouveaux grands plans… Certains n’hésitent pas à y voir la fin de la politique de la ville, d’autres appellent à un nouveau contrat entre l’Etat et les territoires. Or la querelle des anciens et des modernes est peut-être mal posée. La politique de la ville est, de toutes les grandes politiques publiques mises en œuvre en France depuis les années 1970, la plus républicaine et la plus continue de toutes. On l’oublie trop souvent, mais elle a servi à maintes reprises de sas entre problématiques urbaines locales et européennes et internationales, d’incubateur d’idées autant que de partenariats. Dans la France de 2018, cette articulation fait défaut et l’on découvre progressivement combien de nouvelles égalités, frappantes, sont attachées à la métropolisation.
Globalisation « + » versus globalisation « - » nous dit Bruno Latour. Urbanisation « + » versus urbanisation « - » voudrait-on ajouter. Faire des techs, même des civic techs, le marchepied entre les quartiers et la Silicon valley, qui serait le graal du monde de demain, paraît un raccourci hasardeux. Pour autant, il n’est pas plus réaliste d’envisager la politique de la ville au seul prisme d’enjeux nationaux. Même si certains architectes voudraient nous convaincre du contraire, il n’est pas sérieux de prétendre que nous, en France, faisons modèle pour les autres villes du monde, que nos villes et nos quartiers seraient des modèles d’urbanité mondiale.
"La politique de la ville est, de toutes les grandes politiques publiques mises en œuvre en France depuis les années 1970, la plus républicaine et la plus continue de toutes." Nicolas Buchoud
Pour comprendre ce qui est à l’œuvre et ouvrir vers des solutions qui sortent de la querelle des anciens et des modernes, décentrons le regard. Lors d’une vigoureuse intervention au Parlement européen à la fin du mois de mai, la nouvelle directrice exécutive d’ONU Habitat a souligné que l’avenir urbain s’écrivait avec les Etats et avec les collectivités, mais aussi avec les territoires et leurs acteurs. Incontournable, le cadre étatique ne saurait s’envisager seul. Au sein de nombre d’enceintes de coopération multilatérales, à commencer par celle du G20, les alertes se multiplient pour appeler gouvernements, acteurs financiers privés et entreprises à comprendre combien le management des territoires est un facteur clé du développement durable. Pour Dennis J. Snower, président du Kiel Institute for the World Economy (Allemagne), il y a une vraie urgence à reconnecter (to re-couple) innovation et progrès social, et cela passe par les territoires. C’est aussi l’objet de plusieurs des groupes de travail du T20, l’instance qui rassemble think tanks et instituts de recherche auprès du T20, et dont le Cercle Grand Paris est partie prenante. Ces mutations tout à fait contemporaines sont le résultat de l’adoption par les Nations Unies de l’Agenda 2030 et des Objectifs de Développement Durable, un cadre de référence fructueux mais encore largement méconnu et sous-estimé, notamment dans le Grand paris. Après de sérieuses émeutes raciales en 2015, Baltimore a été l’une des premières villes aux Etats-Unis et dans le monde à recourir au nouveau cadre des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies pour réévaluer les causes des mécanismes de ségrégation sociale, raciale et spatiale à l’œuvre, et pour recréer des cadres de confiance à partir de référentiels extérieurs et auréolés d’une certaine forme de neutralité. Ce travail précurseur, présenté à l’occasion du Forum du Cercle Grand Paris en 2017, reste quasi inconnu en France alors même qu’il n’a plus rien d’isolé. Depuis deux ans, organisations internationales, banques multilatérales, réseaux professionnels et de collectivités… ont entrepris de réviser en profondeur leurs doctrines de développement. On est passé en peu de temps de visions génériques d’un monde de plus en plus urbain à l’affirmation d’un monde de plus en plus métropolitain, pour constater finalement que les mécanismes de gouvernance restent très en deçà des mutations économiques et sociales à l’œuvre. On assiste bien à la fin d’un monde, mais ce n’est pas tant celui de la politique de la ville que de la loi cardinale du développement durable qui prévaut depuis le sommet de la terre de Rio en 1992. L’urbanisation et la métropolisation du monde scellent la fin du think global & act local dans une collision quotidienne des échelles géographiques et des temps. Pourquoi la France des villes y ferait-elle exception ? Mais surtout, pourquoi la France n’a-t-elle pas saisi ce tournant à bras le corps ?
"L’urbanisation et la métropolisation du monde scellent la fin du think global & act local dans une collision quotidienne des échelles géographiques et des temps." Nicolas Buchoud
On voit depuis peu se multiplier sur tous les continents les initiatives en faveur d’une territorialisation des ODD. L’OCDE a créé une mission destinée à soutenir la mise en œuvre des ODD à l’échelle locale. Ce n’est pas une question de relations internationales mais un enjeu pour les politiques publiques de développement urbain, de logement et d’aménagement du territoire, qui nous projette bien au-delà des stratégies traditionnelles de marketing territorial. Le rapport quadriennal d’évaluation du Nouvel Agenda Urbain Mondial élaboré au premier semestre 2018 et qui doit être présenté devant l’assemblée générale d’ECOSOC, le conseil économique et social des Nations Unies, au début du mois de juillet 2018 met en lumière la recomposition des dimensions locales et globales de la vie urbaine contemporaine. La déclaration finale du forum urbain mondial de Kuala Lumpur au mois de février ne dit pas autre chose. Le Forum économique mondial de Davos s’est saisi des réseaux sociaux pour se faire l’écho de sociétés urbaines interconnectées. Nous avons évoqué plus haut les travaux du G20, à quoi l’on pourrait ajouter la préparation d’un U20, un groupe de travail permanent du G20 sur la ville. Quels acteurs français de la politique de la ville participent ces travaux ? La question des banlieues françaises aujourd’hui, ce n’est ni d’abord celle de l’insécurité, ni d’abord celle de la radicalisation, c’est celle d’un monde qui tourne définitivement la page des lendemains de la guerre froide, près d’une génération après la chute du Mur de Berlin. On en constate les effets dans de multiples sphères, jusque dans l’épuisement du modèle des classes créatives tellement mises en avant ces vingt dernières années.
"La question des banlieues françaises aujourd’hui, ce n’est ni d’abord celle de l’insécurité, ni d’abord celle de la radicalisation, c’est celle d’un monde qui tourne définitivement la page des lendemains de la guerre froide, près d’une génération après la chute du Mur de Berlin." Nicolas Buchoud
Et si le marketing des classes créatives avait nourri l’émergence d’un nouveau prolétariat urbain ?Jamais depuis l’après-Guerre, les inégalités n’ont crû aussi rapidement, suscitant frustrations et appels à de nouvelles formes de leadership. Comment tirer le meilleur parti de ce contexte nouveau ? Comment faire fructifier la mondialisation dans tous les territoires ? Au quotidien, les ODD paraissent bien éloignés des priorités de la gestion locale. On peinerait à les transformer en instruments de financement du développement. Nous y sommes presque, pourtant. La préparation en France de la loi PACTE suscite une certaine effervescence parmi les acteurs de l’investissement responsable. On se prend même à parler d’investissement territorial responsable. On convoque le secteur privé. Mais un maillon essentiel reste manquant.La métropolisation accélère la concentration de ressources et de richesses sans favoriser la redistribution. On innove mais sans que cela ne renforce les solidarités. Créer des cadres de gouvernance réellement métropolitains n’est tâche facile pour personne, particulièrement dans le Grand Paris. Pour connecter innovations et solidarités, nous avons besoin de nouveaux mécanismes de partenariats, réellement redistributifs. Nous avons besoin de coalitions d’acteurs, publics, privés, entrepreneuriaux, issus de la société civile, académiques. C’est le sens du programme urbain du Global Compact des Nations Unies et du Cities Partnerships Challenge, qui vise à outiller les acteurs locaux dans un environnement urbain globalisé.Depuis le milieu des années 1990, on a eu coutume de célébrer les villes monde, traduction française un peu étrange des global cities, mais sans s’attacher à développer des savoir-faire territoriaux faire à même de leur assurer un bon gouvernement. On ne sait toujours pas convertir la diversité en un instrument de développement économique et un vecteur de création d’emplois. La fragmentation des territoires n’est pas inéluctable, reconnecter innovations et solidarités est à portée de main. Il y a 10 ans, le processus du Grand Paris était lancé pour reconquérir l’attractivité de la région capitale. En une décennie, le monde urbain a pourtant profondément changé. La population urbaine mondiale est passée de près de 3 milliards à près de 4 milliards d’habitants. Nous avons besoin d’un nouveau Grand Paris, pas seulement celui de l’architecture ou de l’urbanisme, mais celui de partenariats ouverts, qui fassent vivre et respirer les territoires, qui nous projette dans l’avenir.
Le programme du 7e forum du Cercle Grand Paris de l'investissement durable est ici.
J’ai commencé ce livre sur l’entraide avant celui sur la collapsologie : ça fait douze ans que j’y travaille. Entre temps, nous avons écrit en trois mois Comment tout peut s’effondrer après avoir constaté que ce que je croyais être un acquis pour tout le monde ne l’était pas. Et la question de l’effondrement faisait finalement écho à mes travaux sur l’entraide. Ce champ de recherche, qui est loin d’être embryonnaire, mais au contraire gigantesque, répond à l’une des questions absolument fondamentales de la collapsologie : est-ce qu’on va tous s’entretuer ? Nous y répondons de manière nuancée et ouvrons des perspectives intéressantes au niveau politique et organisationnel, afin de préparer la suite.
Ma formation scientifique de biologiste et d’écologue, mais aussi mon côté naturaliste m’ont toujours montré que la nature n’était pas uniquement régie par la compétition, l’agression et l'égoïsme. J’ai donc voulu faire le bilan de ce que la science avait accumulé comme découvertes et comme connaissances depuis Darwin (qui avait d’ailleurs déjà mis en évidence la coopération), et mettre tout cela au jour pour rééquilibrer la balance entre coopération et compétition, un peu comme si on retrouvait l’équilibre entre le yin et le yang. Une société fondée uniquement sur la compétition devient toxique : la compétition est fatigante pour les individus, elle crée des inégalités, de la défiance, de la violence, et détruit les autres êtres vivants. L’agriculture en est un exemple. Elle se fonde sur la compétition : si des insectes arrivent dans un champ de blé et le ravagent, ils entrent en compétition avec nous pour le blé. On va donc les détruire – et d’ailleurs beaucoup de produits « phytosanitaires » sont des produits en -cide, faits pour tuer. Une autre posture, celle d’une agriculture de coopération, serait d’apprendre à retrouver de la diversité et les cycles du vivant pour pouvoir accueillir d’autres insectes susceptibles de réguler les ravageurs. Cette recherche d’un équilibre est ce que fait naturellement le vivant !
Les deux. Il existe beaucoup de découvertes récentes dont personne n’a entendu parler, et dont les scientifiques n’ont même pas fait la synthèse. Comme j’ai été chercheur, j’ai la chance de pouvoir lire, analyser et synthétiser ce qui se publie dans les journaux scientifiques spécialisés. Je tiens une veille depuis 15 ans, et je peux vous dire que les travaux sur le sujet sont exponentiels, il en existe des milliers ! Dans le même temps, notre monde s’est noyé dans une vision du monde néo-libérale, une caricature du libéralisme originel d’Adam Smith. Cette idéologie exagérément compétitive déforme notre imaginaire et nous empêche de voir tout ce que l’on sait sur l’entraide et les mutualismes depuis Darwin. Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure.
J’assume complètement ce caractère idéologique. Ce n’est pas un gros mot. La science est toujours en partie un produit de l’idéologie de son époque, et inversement, les idéologies sont influencées par les découvertes scientifiques. Notre livre est aussi le produit d’une époque : il ne serait pas nécessaire si on ne vivait pas dans ce bain ultra-compétitif ! Je raconte ce que la science a découvert pour pouvoir créer de nouveaux récits, provoquer des « déclics » et changer les imaginaires. Je le fais car je suis scientifique et que c’est mon langage, ma manière de voir et de comprendre le monde, et ma chance est que la société croit beaucoup en la science. Charles Darwin, Pierre Kropotkine, Edward O. Wilson, Steven Jay Gould, ou même Albert Einstein, sont pour moi de grands scientifiques car ils n’ont jamais séparé science et société. Ils ont été conscients de leur époque. Cela ne déforce pas du tout leurs travaux, au contraire, cela les rend plus crédibles et plus puissants. Penser la science détachée d’une époque, de ses idéologies et de ses mythologies, est pour moi très dangereux.
"Des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ?" Pablo Servigne
Gauthier Chapelle et moi nous inscrivons dans une filiation intellectuelle qui n’est pas nouvelle du tout – je pense notamment au prix Nobel d’économie Daniel Kahneman qui a bien montré que les comportements économiques sont très irrationnels. L’Homo oeconomicus était un modèle mathématique, un peu théorique, qui a servi à quelques découvertes, mais aurait dû rester dans les laboratoires car il n’est pas du tout représentatif de la complexité humaine. Le problème, c’est que certains en ont fait une idéologie qui s’est répandue d’autant mieux qu’elle arrange les puissants. Dans ce livre, nous avons synthétisé ce qui se sait sur l’altruisme et la coopération dans le monde vivant, mais aussi chez l’être humain. Par exemple des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ? L’originalité de notre travail est de mettre en lien tous ces travaux économiques avec des travaux en biologie, en psychologie, en anthropologie, en neurosciences, pour pouvoir apercevoir un tableau général. On a essayé de faire émerger l’architecture — très solide d’ailleurs ! — de ce principe du vivant qu’est l’entraide.
Ce qui nous a d’abord intéressés, dans la lignée des travaux du Plaidoyer pour l’altruisme de Matthieu Ricard (Nil, 2013), et La Bonté humaine de Jacques Lecomte (Odile Jacob, 2012), a été d’aller dans le monde des « autres qu’humains », et de voir que l’entraide était partout, tout le temps, et prenait des formes très diverses. Ensuite, ce qui nous a surpris, c’est l’entraide spontanée, et le fait par exemple qu’en situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation. Les travaux en sociologie des catastrophes sont à cet égard massifs et convaincants. Cela va à l’encontre de notre imaginaire, de cette mythologie qui veut qu’en temps de catastrophe, tout le monde s’entretue dans une panique générale. Un mythe hollywoodien… Mais le fait que certaines personnes aient un élan prosocial ne suffit pas à faire société. Ce qu’on a découvert dans cette architecture de l’entraide est que son pilier est la réciprocité entre personnes : donner génère une irrépressible envie de rendre. C’est ce que le célèbre anthropologue Marcel Mauss appelait le « contre-don ». Pourtant une réciprocité simple entre deux personnes ne suffit toujours pas à faire société. On observe aussi que depuis des milliers d’années, la réciprocité s’étend au sein d’un groupe via des mécanismes de renforcement tels que la réputation, la punition des tricheurs, la récompense des altruistes, bref l’ensemble des normes morales que les groupes et même les institutions mettent en place pour généraliser les comportements prosociaux, l’entraide. Ces mécanismes s’observent dans tous types de groupes, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un pays, d’un club, d’une réunion de copropriétaires, etc.
"En situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation." Pablo Servigne
Entre deux personnes, la réciprocité est très chaleureuse. Mais plus on agrandit le groupe, plus cette réciprocité s’étiole, se dilue, se refroidit, et donc nécessite de mettre en place des systèmes de renforcement. Dans les très grands groupes de millions de personnes, les systèmes coopératifs, institutionnels et froids tels que la sécurité sociale ou l’Education nationale sont devenus invisibles en tant que tels, alors qu’ils sont de puissants instruments d’entraide. Cette dilution des liens d’entraide pose la question de la taille limite du groupe. Au final, l’être humain est la seule espèce qui pratique l’entraide de manière si puissante, entre des millions d’individus non apparentés génétiquement, et souvent entre inconnus ! Nous sommes une espèce ultra-sociale. Ce sont les normes sociales, la culture et les institutions qui rendent ce phénomène possible.Par ailleurs, cette question de la taille du groupe permet aussi de mettre en relief certains mécanismes de l’évolution. Les évolutionnistes ont découvert ces dernières années un principe du vivant qui veut que lorsqu’un groupe se forme, ce soient les égoïstes qui « gagnent », notamment parce que, dans le cas des animaux, ils se reproduisent plus vite. Mais, ce faisant, ils désagrègent le groupe. Simultanément, une autre force évolutive agit à un niveau supérieur et sélectionne les groupes les plus coopératifs… Autrement dit, deux forces opposées, paradoxales, s’équilibrent en fonction de l’environnement et créent cette diversité de comportements, ce yin et ce yang entre égoïsme et altruisme. Il faut voir l’évolution comme un processus dynamique, un équilibre entre ces forces. Tout l’objet du livre était de mettre en lumière l’une de ces forces, l’entraide, pour ne pas rester dans une vision hémiplégique du monde.
Kropotkine est un personnage fascinant. Ce grand géographe était passionné par Darwin, et pourtant il n’avait pas du tout une vision compétitive du monde vivant. Après avoir lu les écrits de Darwin, il est parti à la recherche d’observations de sélection naturelle. Il s’est rendu en Sibérie – un endroit froid et hostile —, et il y a vu surtout de l’entraide entre les individus, et que c’était précisément ce qui permettait aux espèces de survivre. Il en a tiré ce grand principe : l’entraide est un facteur d’évolution. Darwin ne le niait pas non plus, même s’il a mis davantage l’accent sur la compétition parce qu’il a mené ses observations dans les milieux tropicaux, qui sont des milieux d’abondance, où la compétition territoriale a plus de chances d’émerger. Cette anecdote historique montre d’abord qu’on peut faire dire beaucoup à une découverte, en termes idéologiques : l’Angleterre victorienne des débuts du capitalisme s’est tout de suite emparée de la théorie darwinienne pour justifier ses fondements éthiques — la compétition —, alors que l’anarchisme s’est emparé des travaux de Kropotkine pour justifier l’entraide et la solidarité.Ce principe général nous a frappés : dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale. On a plutôt tendance à croire que si des catastrophes adviennent, on va tous s’entretuer pour la dernière goutte de pétrole, pour le dernier sac de sucre dans les magasins. On est convaincu que lorsque que la pénurie arrive apparait une compétition généralisée, la loi du plus fort. Le monde vivant démontre le contraire. C’est un paradoxe qu’on a pu dénouer dans l’épilogue. En fait, ce n’est pas un paradoxe, les deux observations sont réelles, mais elles n’ont pas la même temporalité. A court terme, on peut effectivement se préparer aux catastrophes dans la peur, le repli et l’attente de la violence présumée. C’est ce qui caractérise le mouvement survivaliste, et c’est compréhensible. Mais à long terme, ce sont les groupes les plus coopératifs qui survivront aux catastrophes… C’est ce que nous apprend le vivant.
"Dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale." Pablo Servigne
Ce n’est pas si tranché. Mon souci est de révéler tout l’éventail des postures. En fait, nous avons tous une part de survivaliste et de transitionneur en nous. Tout est question de curseur à la fois individuel et social. Si l’on met trop le curseur vers la compétition, la peur, la violence, on crée une société violente par prophétie autoréalisatrice, par anticipation. Notre vision du monde fabrique le monde qui vient. Le livre tente de décomplexer les personnes qui souhaitent se créer des récits plus coopératifs, altruistes, afin de rendre l’avenir moins violent. Mais c’est un pari ! Sur cette question, le point important à saisir est que nous vivons dans une société d’abondance grâce essentiellement aux énergies fossiles. Nous avons chacun l’équivalent de 400 esclaves énergétiques qui travaillent pour nous tous les jours pour nous nourrir, nous chauffer, nous transporter, etc. Le fait qu’on soit tous très riches énergétiquement nous donne la possibilité de dire à notre voisin : « Je n’ai pas besoin de toi, je t’emmerde ». Mais c’est un luxe de pouvoir dire ça ! L’abondance crée une culture de l’individualisme, de l’indépendance, alors que la pénurie crée une culture de la coopération et de l’interdépendance.
La conquête humaniste de l’abolition de l’esclavage a été rendue possible parce qu’on a découvert d’autres sources d’énergie comme le charbon. C’est un phénomène qui a été bien montré par des historiens des sciences comme Christophe Bonneuil ou Jean-Baptiste Fressoz. Mais il ne faut jamais oublier que pour maintenir une croissance, on a besoin d’énergie de manière exponentielle. On a donc eu besoin du pétrole, en plus du charbon, etc. Pour moi, cela ne conduit pas à une horizontalisation des rapports sociaux, mais au contraire à extension des inégalités, à des classes sociales de plus en plus stratifiées entre des ultra-riches et des pauvres de plus en plus nombreux. Certes, les rapports démocratiques se sont accrus, mais il faut se rendre compte que plus les sociétés sont riches énergétiquement, plus elles sont inégalitaires.
En effet, le sentiment d’inégalité et d’injustice est absolument toxique pour les relations d’entraide et la bonne santé d’un groupe. Par ailleurs, dans un précédent livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), nous montrions que les inégalités économiques et sociales avaient toujours été de grands facteurs d’effondrement des civilisations. Nous prenons aujourd’hui une trajectoire qui va dans ce sens, les inégalités sont revenues au niveau de la crise de 1929. On est au bord d’une cassure. Dit autrement, si l’on veut développer l’entraide de manière plus facile, fluide et spontanée, il faut absolument réduire les niveaux d’inégalité. C’est une condition indispensable.
"Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, nous allons retrouver des sociétés plus petites où l’entraide sera plus facilement accessible, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants." Pablo Servigne
Pas facile ! Dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2014), Thomas Piketty remarquait que les sociétés s’étaient mises à réduire les inégalités et à redistribuer pour le bien commun lors de grandes catastrophes comme la crise de 1929 ou les guerres mondiales. Ce n’est pas un plaidoyer pour la guerre, mais une constatation : plus on ira vers les catastrophes, plus à mon avis on refera naître des mécanismes d’entraide et de coopération. Je pense aussi qu’un enchainement de catastrophes mènera à une simplification des macro-structures d’organisation comme l’Europe ou l’Etat nation. Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, la taille de nos sociétés va se réduire et que nous allons retrouver des sociétés plus petites, où l’entraide sera plus facilement accessible, ou plus précisément, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants. Encore une fois, comme ça a été le cas depuis des millions d’années, les groupes les plus coopératifs survivront le mieux et les individualistes mourront les premiers.
J’aimerais vous dire que oui, mais je n’en suis pas sûr, car en Catalogne, la poussée indépendantiste est ancienne. D’une manière générale, je suis favorable à une diminution des niveaux d’échelle et de la taille des organisations, ce qui nous conduirait, par exemple à une Europe des régions et un fédéralisme régional. La taille de l’Etat me paraît disproportionnée, inhumaine pour gérer des groupes humains. Ce fédéralisme devrait évidemment s’accompagner de mécanismes de redistribution et d’entraide entre régions. L’un des problèmes de la Catalogne, c’est qu’elle semble se détacher parce qu’elle est très riche et qu’une frange de ses habitants ne veut plus participer à la redistribution avec les régions les plus pauvres d’Espagne. Ce qui est intéressant aussi dans cette émergence des régionalismes et des nationalismes, c’est le sentiment identitaire qu’elle peut révéler. Pour prendre le cas de l’Europe, sa construction s’est faite à l’envers, en retirant les frontières sans bâtir d’Europe politique. Ainsi, on a miné le sentiment de sécurité des Européens, ce qu’on a appelé la « membrane de sécurité » du groupe. Depuis quarante ans, en Europe, le choix a été de mettre tout le monde en compétition, ce qui a créé un sentiment d’insécurité, extrêmement néfaste pour l’apparition de comportements de solidarité et d’entraide. Pire : par un retour de bâton, les gens se tournent vers le nationalisme parce c’est le moyen le plus facile et le plus connu de se sentir en sécurité, dans une sorte de membrane de protection. Les poussées identitaires sont selon moi une conséquence de la libéralisation et de la mise en compétition de chacun contre tous. Pour palier cette dérive, l’une des pistes serait par exemple de remettre des frontières. Mais de belles frontières ! En décidant ensemble ce qu’on laisse passer et ce qu’on ne laisse pas passer. Plutôt que de laisser passer les marchandises et de stopper les humains, faisons par exemple le contraire. Mais je suis conscient que cette idée va à contre-courant de l’idéologie actuelle qui fait de l’idée de frontière ou de protectionnisme des gros mots. Pourtant, ce n’est que lorsqu’on se sent en sécurité qu’on peut aller vers l’autre et tisser des liens d’interdépendance…
Je pourrais répondre de manière oblique grâce à l’exemple de Kropotkine, qui, au début du 20e siècle, s’est mis toute la droite à dos parce qu’il s’opposait à un imaginaire de compétition généralisée, mais qui s’est aussi mis à dos toute la gauche marxiste qui pensait qu’il fallait se séparer de la nature pour pouvoir « faire table rase » et mettre en œuvre des sociétés coopératives…Dans le livre, en effet, nous parlons aisément de mécanismes de punition, de réputation (l’importance des ragots dans l’apparition de l’entraide), mais aussi de sécurité, de frontières, de norme sociale. Ce sont des mots qui ont une connotation négative à la fois pour l’individu libéral (qui déteste être contraint), mais aussi pour la gauche, qui s’est par exemple dessaisie de la question de la sécurité, pourtant fondamentale. C’est l’un des besoins les plus élémentaires de l’être humain ! Prenez simplement le besoin de « sécurité sociale », par exemple. Je pense au contraire que ce sont des mécanismes qui, s’ils sont maîtrisés, justes, et à la bonne échelle, sont absolument essentiels à toute société. Notre proposition est d’arriver à le constater, à l’accepter et à maîtriser tous ces mécanismes pour devenir des experts en coopération, et pas seulement en compétition.
Lorsqu’on veut souder les membres d’un groupe, l’un des mécanismes les plus courants consiste à créer un épouvantail extérieur, un grand méchant loup. Le groupe devient alors un super-organisme où les relations se fluidifient, et les individus s’entraident pour aller détruire l’ennemi. L’effort de guerre par exemple soude de manière très forte les habitants d’un pays. Mais on a découvert qu’on n’était pas obligé de créer un grand méchant loup : le fait de subir des catastrophes, des aléas climatiques permet aussi de souder les groupes, et plus généralement, sous certaines conditions, le fait d’avoir un objectif commun le permet aussi. Plusieurs ingrédients, plusieurs mécanismes possibles, permettent donc de renforcer l’entraide au sein des groupes.
"Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol »." Pablo Servigne
J’y vois deux niveaux de lecture. D’abord, comme Rifkin, je constate l’émergence d’une société fondée sur des modes d’organisation plus horizontaux, latéralisés, et sur des structures en réseau. C’est un fait, et ce mode d’organisation est très puissant car il s’inspire des processus vivants. Dans la nature, les structures hiérarchiques pyramidales n’existent pas car elles sont très mauvaises pour s’adapter à un environnement changeant. Mais ensuite, il y a le problème que ces nouvelles organisations ne sont pas forcément reliées à une éthique ni à une raison d’être qui favorise le bien commun. On peut avoir des groupes très collaboratifs qui ont une raison d’être délétère pour la société. Si le but d’une telle horizontalité est d’enrichir des actionnaires, de générer toujours plus d’argent et d’inégalités, je n’y vois pas d’intérêt. Au contraire, c’est même plutôt dangereux.
Oui, c’est la question très contemporaine du spécisme, du véganisme, que je trouve passionnante. J’aime beaucoup cette tendance actuelle à décloisonner l’humanité. Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol », qui permet de plus facilement tuer ou exploiter ce qui n’est pas humain. Elargir la frontière du groupe aux êtres vivants permet de retrouver une fraternité avec les autres qu’humains et donc des relations d’interdépendance beaucoup plus fortes. Elargir la frontière ne veut pas dire renoncer à nos membranes, ça n’enlève rien à nos identités, cela les enrichit. Je ressens une certaine fraternité avec l’ensemble des humains, mais je peux aussi ressentir une certaine fraternité avec un brin d’herbe, un goéland, une bactérie ou un scarabée. On se rapproche alors de sensations proches des extases mystiques, et de ce que Freud appelait le « sentiment océanique ». Cette sensation d’interdépendance radicale avec un grand tout (avec un truc qui nous dépasse) n’est pas seulement agréable, elle est aussi puissante et plutôt bienvenue à notre époque. Cela fait du bien à nos relations avec le reste du monde. J’ai pourtant une culture scientifique, rationaliste, et je suis toujours aussi fâché avec les religions, mais par ce chemin de l’interdépendance, je redécouvre le sens du sacré… C’est très étrange, et fascinant.
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L'entraide : l'autre loi de la jungle, éditions Les Liens qui Libèrent, octobre 2017, 22 euros.
Pierre Kropotkine, L'entraide : un facteur de l'évolution, Les éditions Invisibles (d'après l'édition Alfred Costes), 1906, à lire ici en format pdf .
« Toujours des mots, encore des mots… parole, parole, parole »… C’est justement pour ne pas tomber dans la caricature des mouvements utopiques que les fondateurs de Mainstenant se sont tous relevé les manches pour que l'idée d’une ville reconnectée à ses campagnes puisse éclore plus rapidement. Ce collectif, devenu depuis peu une association, est aujourd'hui présidé par Nicolas Voisin, son cofondateur avec huit autres personnes. Celui qui à une autre époque s'est illustré en créant un média inédit, le défunt Owni, est totalement galvanisé quand il explique, très clairement, l'objectif d'une telle réunion de savoir-faire et d'esprits collaboratifs. « Une bonne partie d'entre nous s'est rencontrée à Nuit Debout. Pendant six mois nous avons lutté contre les institutions avec ce sentiment que cela ne suffisait pas, que nous n'allions pas gagner. Mais quitte à ne pas gagner tout de suite autant construire la suite du monde. Petit à petit s'est décantée cette idée d'aller travailler sur des lieux abandonnés avec une triple démarche : réappropriation des métiers traditionnels émancipateurs, création de classes buissonnières, reconnexion entre ville et campagne afin de nourrir les centres urbains grâce à la permaculture, l'aquaponie, les mini-fermes... » Et pourquoi ne pas faire des émules partout ailleurs en France tout en s'inspirant des démarches qui existent et qui sont convaincantes ?
Il ne faut pas être résigné. Nous inventons la suite. Je ne crois pas que cela soit utopique. Paradoxalement, c’est même plutôt dans l'air du temps. La plus âgée est architecte et travaille sur ces sujets depuis plus de trente ans. Le plus jeune a dix-neuf ans.
Maintenant, main dans la main (d'où le nom Mainstenant), ces néo-ruraux veulent donner leur chance aux générations futures de s'en sortir, de prendre en main leur futur alors même que le sens actuel de l'histoire ne joue pas en leur faveur. Nelson Mandela, a dit : « L'éducation est l'arme la plus puissante que vous pouvez utiliser pour changer le monde... ». C'est aussi le principal crédo de l'association. Ainsi, l'un des principaux objectifs est de parvenir à mettre en place ces fameuses écoles buissonnières afin d'accueillir des jeunes citadins une ou deux fois par semaine et de les mettre en contact avec la terre sur les deux premiers sites qu'ils expérimentent depuis l'été 2016 : « La plage » sur l'île du Platais (78) et l'ancienne piscine municipale d'Esbly (77). « Nous avons une whish list d'une dizaine de lieux en région parisienne sur lesquels nous nous documentons et deux lieux sur lesquels nous sommes désormais présents et avons entamés des discussions avec les habitants, les municipalités, et les propriétaires, explique Nicolas Voisin. La Marne et la Seine nous passionnent : il y a 250 îles dont un tiers ne sont pas occupées. Sur la Marne, il y a un potentiel incroyable car ce n'est pas une autoroute à bateau. La Seine, c'est plus compliqué... ».
Les difficultés ne proviennent pas essentiellement du trafic mais surtout du nombre d’interlocuteurs. Du côté de Platais, qui se situe à l'intersection de trois communes (Médan, Villennes-sur-Seine, Triel-sur-Seine) et se divise en deux parties (le village Physiopolis et « La Plage », un ancien complexe aquatique abandonné depuis le début des années 2000 et appartenant à des propriétaires privés), les démarches sont moins évidentes qu'à Esbly, où l'on s'achemine courant mars vers la signature d'une convention d'occupation précaire. Un projet à destination du conseil municipal a d'ailleurs été élaboré afin de se projeter durant les trois prochaines années. Il met en avant la réalisation d'une mini ferme, d'un espace de coworking, d'un fablab, d'espaces d'accueils pour les enfants dans les « soucoupes » en béton et de jardins de permaculture. Il y a donc deux dynamiques différentes et le collectif se fait un devoir de tout documenter sur les projets en cours d'une manière totalement transparente via son site Internet.
"Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire." Nicolas Voisin
Actuellement, et en attendant le feu vert de la mairie d'Esbly pour débuter des chantiers participatifs, une dizaine de membres, dont certains ont même abandonné leur travail, se retrouvent régulièrement à Physiopolis, l'ancien village dit naturiste initié sur l'île du Platais par les Frères Durvilles, où un sympathique voisin leur a mis à disposition pour l'hiver un chalet. Ils en profitent pour faire des études de sols, envisager la réhabilitation de bungalows, la mise en terre d’un potager avant de lancer très prochainement une campagne de Crowdfunding. L’autre grand chantier de l’année, c’est la rédaction d’un rapport destiné aux maires de France, afin de leur montrer l’intérêt de valoriser des territoires abandonnés en « oasis de vivre-ensemble ». « Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire », insiste Nicolas Voisin. Comment éviter la gentrification ? Tout simplement en travaillant avec d’autres associations comme Aurore et les Grands Voisins sur du logement précaire et des chantiers de réinsertion. Le chemin est encore long, mais chaque semaine, le collectif séduit de nouveaux membres ou sympathisants avec des talents et des savoir-faire qu’ils sont prêt à partager. Quand on pense open-source, collaboration et environnement, l’avenir prend tout de suite une tournure plus salvatrice.
Imaginez des hommes et des femmes libres et guidés par la Raison ; consacrant six heures par jour au travail, le reste au repos, à l’instruction et aux « plaisirs bons et honnêtes » ; méprisant le luxe et le sang versé (y compris par les bouchers et les chasseurs), ignorant la propriété privée, bref dédaignant tout ce dont s’enorgueillissent les nobles que Thomas More côtoie à la cour d’Henri VIII, dont il est chancelier ; élisant une assemblée de « philarques » entièrement dédiés à l’intérêt général et chargés de désigner le prince le plus moral et le plus capable d’œuvrer au bien commun…
Ces hommes et ces femmes, ce sont les heureux habitants de l’ile d’Utopie, qui regroupe 54 villes quasi identiques dans leurs proportions, et dont Amaurote est la capitale. Sous la plume de Thomas More, leur description imaginaire doit d’abord se lire comme une charge contre son temps, comme un réquisitoire contre la misère des uns, l’oisiveté et la cupidité des autres : L'Utopie est contemporain du mouvement des enclosures qui privatise les terres et reconfigure alors brutalement l’espace rural anglais. En plaidant contre la tyrannie et pour l’égalité entre les hommes (égalité toute relative : les femmes restent soumises à leurs maris, et l’esclavage est en vigueur), l’humaniste anglais ouvre sur cinq siècles d’utopies, socialistes notamment, qui ont laissé une empreinte durable sur l’espace urbain contemporain. Dans Lettres à Thomas More (éditions La Découverte, 2016), Thierry Paquot rappelle cette longue postérité, acquise parfois au risque du plus complet contresens quant à la nature de sa pensée : « Depuis quelques temps, l’utopie a mauvaise presse – il faudra que je te parle de ces « totalitarismes » qui ont abîmé ta belle idée », écrit le philosophe.
De fait, s’il n’est pas le premier à imaginer et décrire une société idéale, Thomas More est celui qui aura exercé l’influence la plus décisive sur tous ceux qui, à sa suite, se sont prêtés à l’exercice et en ont tenté la mise en œuvre concrète. Il faut dire que c’est à lui qu’il revient d’avoir forgé le terme même d’utopie à partir du grec « topos » (lieu) flanqué d’un préfixe privatif.
Dans l’introduction du numéro spécial que la revue Futuribles consacre aux utopies urbaines, l’urbaniste Jean Haëntjens identifie cinq grandes périodes de la pensée utopique. Après l’âge des utopies « politico-philosophiques » inauguré par Platon, les utopies « monastiques » du Moyen-âge qui inventent des « cités de dieu » en modèle réduit et les utopies humanistes de la Renaissance dont l’ouvrage de Thomas More fournit le parangon, les utopies socialistes du XIXe constituent l’héritage le plus direct de l’humaniste anglais. Pour Fourier, Cabet, Owen ou William Morris, il s’agit alors d’offrir un contrepoint à la brutalité de la Révolution industrielle et de penser un « progrès » fondé sur le bien-être physique et moral des ouvriers. L’ « utopie concrète » du Familistère de Guise construit par l’industriel Jean-Baptiste Godin dans l’Aisne entre 1859 et 1884, en illustre alors les principes : ce « palais social » fournit aux ouvriers travaillant dans l’usine toute proche un logement clair, spacieux et sain (on y trouve de l’eau courante à chaque étage, fait rarissime à l’époque), mais aussi une école, une piscine, un théâtre et une nourriture saine et bon marché, bref, tous les « équivalents de la richesse ». De même, à partir de 1917, la Révolution russe tente de généraliser l’idéal de justice et d’égalité porté par l’ouvrage de Thomas More, comme le rappelle Thierry Paquot dans ses lettres : « dans la jeune Union soviétique, née de la Révolution bolchévique d’octobre 1917, des ouvrières et des ouvriers ont donné ton nom à leur soviet. Pour elles et eux, qui ne savaient peut-être pas où se trouvait Londres et mélangeaient les siècles, tu représentais un idéal de justice et d’émancipation dans ton époque marquée par la Renaissance et pas encore déchirée par les guerres de religion. »
La Russie soviétique n’est pas, loin s’en faut, le seul prolongement au vingtième siècle de l’idéal porté par Thomas More. Pour Jean Haëntjens, les expériences libertaires des années 1960 et 1970 constituent en effet un cinquième âge des utopies, éclos dans un contexte de crise du modèle de développement industriel et annonçant la transition vers un âge post-industriel. Elles marquent l’intégration dans la pensée utopique de thématiques jusqu’alors marginales, dont la prise en compte des limites des ressources naturelles, l’accélération des technologies de la communication, et enfin l’avènement de l’individualisme et de la société des loisirs (Archigram, Constant, etc.).
Si les utopies se marquent, au moins jusqu’à Saint-Simon, par leur isolement (au sens étymologique du terme : l’Utopie de Thomas More est une île), elles sont largement digérées par les théories urbanistiques des 19e et 20e siècle. Comme l’a montré Françoise Choay, elles servent de base à l’élaboration de modèles urbains au double sens du terme : exemplaires et reproductibles. L’historienne tire ainsi un trait d’union entre la spécialisation des espaces de mise dans le phalanstère de Fourier et l’avènement, près de cent ans plus tard, du fonctionnalisme corbuséen. De la même manière, l’érection des grands ensembles à partir de la fin des années 1950 répond explicitement à l’hygiénisme des utopistes, et réalise leur prétention à offrir aux ouvriers ces « équivalents de la richesse » que sont l’air pur, la lumière ou la verdure. Dans les lettres à Thomas More, Thierry Paquot dresse un constat voisin, en pointant dans l’Union soviétique le rejeton colossal et monstrueux de la petite île imaginée en 1516 par Thomas More…
Faut-il voir dans ce passage presque systématique de l’expérimentation isolée au modèle totalisant (et parfois totalitaire) l’une des causes de la crise contemporaine des utopies pointée par nombre d’intellectuels ? De fait, à l’heure où l’on dépose le bilan de l’urbanisme fonctionnel, où l’utopie des « cités radieuses » s’est dissoute dans la « crise des banlieues », où l’idéal collectiviste porté par le communisme bute sur l’inventaire du goulag et de la révolution culturelle, l’utopie charrie un bilan mitigé, étant au mieux synonyme d’idéal inaccessible. Où trouver les équivalents contemporains d’Amaurote ou New Lanark ? Quelles formes aurait aujourd’hui la cité idéale, et qu’y ferait-on ?
Dans le numéro de Futuribles consacré aux utopies urbaines contemporaines, celles-ci semblent trouver diverses déclinaisons. Premières d’entre elles : les écoquartiers, mais aussi les immeubles coopératifs et participatifs, qui peuvent être tenus pour autant de prolongements (et de modélisations, encore et toujours) des expériences communautaires forgées dans les années 1960-70. La revue consacre ainsi un article à Utop, projet d’habitat participatif réunissant 22 personnes et reposant, de l’aveu du chargé de mission qui a coordonné l’opération à la mairie de Paris, « sur des valeurs communes au groupe, une réflexion sur une autre forme d’économie, participative, solidaire. »
Mais c’est surtout du côté du numérique qu’il faut aller chercher les ferments des utopies contemporaines. De même que la Révolution industrielle a engendré Fourier, Owen, Morris, Marx et Engels, la révolution informatique s’accompagne d’une poussée utopique, dont la Silicon Valley constituerait tout à la fois la source et l’épicentre. Ce sixième âge de la pensée utopique hérite lui aussi des expériences communautaires menées sur la côte ouest américaine dans les années 1970. Dans Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner montre ainsi comment les communautés hippies et leur mise en question du modèle fordiste ont façonné les premiers usages d’Internet.
De fait, l’apologie de la créativité individuelle chez les Hippies trouve sa réalisation dans l’utopie dite du libre. Dans un article de 1972 dans Rolling stone, Stewart Brand, fondateur du Whole Earth catalog et futur artisan de l’Electronic Frontier Fondation, décrit ainsi l’informatique comme le nouveau LSD, c’est-à-dire comme un moyen de favoriser l’avènement d’une conscience planétaire délestée des hiérarchies et des conventions. D’un tel idéal, le festival Burning man, dont les entrepreneurs de la Silicon Valley se trouvent être friands, constitue l’une des manifestations les plus saisissantes.
Utopie online, « hors sol » et a priori déterritorialisée, le numérique se décline pourtant largement dans l’espace urbain contemporain. Sur son versant anarchiste, il a d’abord enfanté ces « hétérotopies » que sont les fablabs et les hackerspaces. Fondés sur une « éthique hacker » pétrie d’horizontalité et de recherche d’autonomie, ces derniers s’attachent à repenser la place et la finalité du travail dans les sociétés post-industrielles, en tout premier lieu à travers le "faire".
Leur font pendant un projet porté par les industriels du numérique, dont il faut attribuer la paternité à IBM : la smart city. « Initialement il s’agissait de remédier aux erreurs de conception du passé en matière de congestion urbaine, de réchauffement climatique, de santé…, rapporte Jean-François Soupizet dans Futuribles (« Les Villes intelligentes, entre utopies et expérimentations »). Tout peut être informatisé de sorte que là où il y a gaspillage, s’impose l’efficacité ; là où règnent le risque et la volatilité, on puisse prédire et alterter ; et que là où il y a crime et insécurité, on dispose d’yeux artificiels pour surveiller. » Déclinée en matière de gouvernance, d’énergie, de circulation routière ou de sécurité, la smart city prétend ainsi réguler et « optimiser » la gestion de l’espace urbain à grands coups de datas. D’où les tensions politiques nées de ce modèle perçu par certains comme possiblement orwellien.
Enfin, l’idéal libertarien aux sources de la révolution numérique pourrait engendrer dans un avenir proche l’une des plus grandes dystopies qui soient. Depuis quelques années, certains entrepreneurs de la Silicon Valley multiplient en effet les projets de cités flottantes protégées tout à la fois des aléas climatiques et de la fiscalité des Etats, bref des havres pour millionnaires à l’écart des viscitudes du monde… Soit très exactement l’inverse de la société idéale décrite il y a 500 ans par Thomas More.
Revue Futuribles, « Renouveau des utopies urbaines, numéro de septembre-octobre 2016
Thierry Paquot, Lettres à Thomas More, éditions la Découverte, 2016
Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, le Seuil, 1965
Jean-Baptiste Godin, Solutions sociales, les éditions du Familistère, 2010
Mes dix années de recherche m’ont amené à constater que la ville était faite par et pour les hommes. Dans les villes françaises, 75% des budgets publics en moyenne sont consacrés aux garçons. A bordeaux par exemple, 90% des fonds sont dévolus aux sports masculins – stades de football, terrains de boules, skateparks, etc. Ces inégalités se traduisent spatialement : les hommes se voient affecter plus d’espaces et plus d’équipements. A contrario, lorsqu’on cherche quels sont les équipements équivalents pour les femmes, on ne trouve pas.
"Dans les villes françaises, 75% des budgets publics en moyenne sont consacrés aux garçons." Yves Raibaud, géographe
Il s’agit alors de déterminer si cette répartition est naturelle et ce qu’elle cache… Pour mieux comprendre le phénomène, j’ai beaucoup étudié ce que j’appelle « la fabrique des garçons », notamment au cours d’observations de micro-géographie. Par exemple, en regardant la manière dont les enfants jouent dans une cour de récréation, on constate que les garçons, par le football notamment, s’approprient rapidement le centre de la cour…
La géographie est un merveilleux moyen pour voir les inégalités, car elle permet de les illustrer spatialement. Or, comme le rappelle Michel Lussault, l’homme contemporain est un homme spatial. En mobilisant des notions symboliques comme la scène (le terrain de sport, le concert de rock, etc. ), la géographie apporte non seulement une vision renouvelée des discriminations, mais aussi des solutions concrètes.
Le rôle de l’approche scientifique est de se demander comment l’idéal consensuel de la ville durable est mis en œuvre dans les faits. Or, si on regarde celle-ci à travers les études de genre, on constate qu’elle est très inégalitaire et favorise dans les faits les hommes blancs, hétérosexuels, en bonne santé et sans obligations familiales. Dès qu’on sort de ce modèle, auquel quelques femmes parviennent à se conformer, on constate que la ville durable pourrait très bien renforcer les inégalités.
"Si on regarde la ville durable à travers les études de genre, on constate qu’elle est très inégalitaire et favorise dans les faits les hommes blancs, hétérosexuels, en bonne santé et sans obligations familiales." Yves Raibaud
Un exemple : la mobilité. Les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes usages de la voiture, les secondes l’utilisant principalement pour l’accompagnement (des enfants, des personnes âgées…), mais aussi pour des raisons de sécurité – surtout une fois la nuit tombée, pour éviter le harcèlement de rue. Or, lors du Grenelle des mobilités à Bordeaux, la mesure phare qui a été votée était que les enfants aillent à l’école à pied. De toute évidence, les femmes ayant trois enfants dans trois écoles différentes ont été exclues d’une telle décision, et pour cause : ce sont principalement des hommes qui ont voté…
Lors du Grenelle des mobilités, nous avons été particulièrement attentifs à cette question. Nous avons compté les prises de paroles, analysé les thématiques saillantes, etc. L’observation quantitative montre que les hommes participent trois fois plus que les femmes, que ces dernières ne figurent pas parmi les experts, et que les sujets « féminins » évoqués lors des discussions sont généralement dévalués (par du brouhaha, de la contradiction, etc.). La pensée sur la ville élimine le monde des femmes et notamment celui du « care », du soin porté des autres. Les discours sur la ville durable préfèrent se concentrer sur des questions liées aux technologies – les smart cities notamment.
Les questions de sécurité. Des entretiens et des discussions de groupes avec les femmes, il ressort une commune mesure de l’insécurité dans la ville. Les déplacements y sont énoncés comme fonctionnels (il s’agit d’aller chercher les enfants, de faire les courses…), bien loin de toute idée de flânerie. On note aussi une série d’empêchements dans ces trajets spécifiques à la condition féminine. Ce sont tout particulièrement la difficulté de circuler dans des espaces peu adaptés aux poussettes et aux fauteuils roulants (la majorité des seniors sont des femmes, et ce sont aussi elles qui s’occupent des personnes âgées), mais aussi la peur de l’agression sexuelle. Le fait d’être systématiquement interpellées et accostées dans la rue (100% des femmes interrogées en ont fait l’expérience !) conduit les femmes à adopter des stratégies pour aborder la ville, surtout la nuit. Certaines de ces stratégies sont liées aux choix mobilitaires (prendre un taxi ou sa voiture plutôt que les transports en commun), d’autres à des choix vestimentaires, qui visent notamment à se rendre invisible.
Dans les débats publics sur le sujet, l’idée circule souvent que la lutte contre l’insécurité est liberticide. La question est de savoir qui l’on veut protéger, mais aussi d’envisager les choses sous un autre angle. Tout d’abord, la sécurisation des espaces publics peut passer par des dispositifs simples : un meilleur éclairage, des arrêts de bus transparents, etc. Ensuite, il faudrait peut-être traiter les marqueurs d’hégémonie masculine dont la ville est envahie : publicités sexistes, graffitis, etc. Si le symbole et la fierté d’une ville, c’est le club de foot ou la scène de musiques actuelles où il n’y a que des hommes, les choses ne risquent pas d’évoluer. Or, on ne réforme pas le majoritaire discriminant…
Dans cette tribune, cosignée avec Sylvie Ayral, nous condamnons à la fois le harcèlement sexuel et sa récupération raciste. Pour nous en effet, il n’y a pas de contradiction possible entre antisexisme et antiracisme, car les deux procèdent de la même matrice. L’événement s’est accompagné d’une récupération du féminisme par le pouvoir, et d’une ethnicisation de la question sexuelle. Or, on constate que la domination masculine sur la ville dont le harcèlement témoigne n’est pas l’apanage d’une minorité ethnique : il s’agit d’un phénomène mondial, connu depuis longtemps. Dans certaines villes d’Amérique latine, il a même conduit à réserver certaines rames de métro aux femmes seules…
Dans la ville durable, les « bonnes pratiques » sont représentées par des modèles très précis. Par exemple, on est sensé y abandonner sa voiture pour circuler à vélo. Or, la pratique du vélo divise les femmes : il y a d’un côté celles qui peuvent se conformer à ce modèle de mobilité masculin, de l’autre celles qui ne le peuvent pas – les mères de famille par exemple. Ces constats invitent à questionner les nouvelles normes produites par la ville durable et à voir comment certaines d’entre elles masquent les contraintes des femmes dans la ville et minorisent les tâches essentielles qui leur incombent, comme s’occuper des enfants.
"Faute d’une participation démocratique permettant à tous d’accéder à la ville durable, ce nouveau paradigme risque de conduire à culpabiliser les mauvais citoyens. Sans égalité, il n’y pas de ville durable…" Yves Raibaud
Faute d’une participation démocratique permettant à tous d’accéder à la ville durable, ce nouveau paradigme risque de conduire à culpabiliser les mauvais citoyens. Sans égalité, il n’y pas de ville durable…
En effet, la variable de genre est centrale pour penser la ville durable, car la ville masculine n’est pas inclusive. A contrario, lors des réunions de concertation ou les marches avec les femmes, on constate que leurs réflexions excèdent leur cas, et qu’elles pensent aussi aux enfants, aux personnes âgées, à leur compagnon, etc. Quand les hommes, qui font la ville en grande majorité, vont proposer l’aménagement d’un skatepark ou d’un terrain de foot, les femmes vont davantage pencher vers un espace libre, neutre, non spécialisé. Dans ces conditions, mettre le care au cœur des réflexions permet d’élargir la réflexion à tous, bien au-delà des femmes elles-mêmes.
Contre toute attente, oui ! Le harcèlement de rue est dans les agendas. La mairie de Bordeaux, avec laquelle je travaille, a signé la charte égalité femmes-hommes en 2013 et a commandé une étude sur les femmes et le sport pour promouvoir le sport féminin. La thématique rencontre aussi un écho à Paris, où Helène Bidard réfléchit sur ces questions. En France, l’intérêt récent pour les inégalités de genre dans la ville est très lié à l’avènement d’un féminisme institutionnel, qui s’est marqué notamment par la loi de 2014 pour l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. Cela dit, la guerre et l’état d’urgence ont eu tendance à mettre ces questions au second plan. Dans le contexte actuel, l’espace public est surtout pensé en fonctions d’impératifs sécuritaires : la police veut avant tout pouvoir intervenir en cas d’attaque terroriste…
Au travers de ces concepts, l'idée est de mettre à l'honneur savoir-faire traditionnel, éditions limitées et proximité avec des producteurs locaux. De plus en plus de griffes utilisent l'argument éthique, des labels apparaissent, des salons s'organisent mais ce nouveau marché réussit-il à s'imposer alors que près de 80% des vêtements sont confectionnés en Asie ? Le point sur la mode éthique.
Dans sa boutique parisienne, Tamara Tung, créatrice de By Mutation réalise des collections de mode féminine en série limitée à partir des surplus de productions des griffes de luxe comme Agnès B ou Vuitton qu'elle récupère, dans un esprit très « Upcycling ». Aussi, elle fait confectionner ses vêtements à Paris, l'atelier de fabrication étant à quelques minutes de sa boutique. Du recyclage, une empreinte carbone quasi nulle... Sa démarche s'affiche résolument « écologique »: « Je ne voulais pas fabriquer plus en sachant qu'on peut valoriser des tissus de grande qualité destinés à être perdus. Personnellement, je n'aime pas le terme de mode éthique qui regroupe des notions assez différentes, entre l'utilisation de coton bio ou le fait de respecter les règles du commerce équitable. On s'y perd. Ma marque se positionne comme une griffe engagée, qui défend le Made in France», explique Tamara.
Alors, existe-il une définition claire de la mode éthique ? Si l'on en croit les critères mis en place pour sélectionner les créateurs lors de l'Ethical Fashion Show, premier salon international de la mode éthique, les pièces se doivent d'être produites dans des conditions respectueuses de l'homme (Respect des conditions des travailleurs conformément aux conventions de l'Organisation Internationale du Travail, ect), de minimiser l'impact environnemental des filières de fabrication et enfin de pérenniser les savoir-faire locaux. Depuis quelques années, les marques de mode éthique se multiplient : Baskets Veja, robes Les fées du Bengale ou Ekyog. Et le phénomène semble prendre de l'ampleur : l'Ehical Fashion show rassemblait 20 marques à ses débuts en 2004 pour arriver à près de 90 en 2010.
Cependant, même si le nombre de créateurs mettant en place des critères sociaux et environnementaux augmente, les habitudes de consommation semblent avoir la dent dure en matière de mode. En effet, selon une étude de l'Institut Français de la Mode, seuls 28% des français déclarent avoir déjà acheté un vêtement bio ou équitable (soit 7% de plus qu'en 2007) et 37% la connaissant mais ne l'achètent pas (Source étude IFM 2009 « Mode et consommation responsable, regards des consommateurs»).
Pour Isabelle Quéhé, fondatrice du salon de la mode éthique, cela s'explique notamment par le réseau de distribution : « Même s'ils se développent, les points de vente sont encore parfois difficiles à trouver et ne sont pas toujours très “tendance”. La mode éthique pâtit encore trop de cette image “babacool” qui lui a été collée dans les années 1980. » Pourtant, de nombreux créateurs essaient d 'offrir des lignes plus en vogue à l'instar de Tamara, créatrice de By Mutation : « Je ne me reconnaissais pas dans les lignes de la mode éthique qu'on trouvait à l'époque, un peu limitée au niveau des coupes, des coloris et des imprimés ».
Autre frein : les tarifs. Pour autant, le prix d'une jupe chez Ekyog se situe dans la même fourchette que chez Sandro ou Le Comptoir des Cotonniers.
L'arrivée de l’empreinte carbone des produits de grande consommation sur les étiquettes pourrait-elle modifier le comportement des consommateurs en matière de mode ? Dans le cadre du Grenelle 2, l’article 228 de la Loi indique qu’à partir du 1er juillet 2011, une expérimentation sera menée, pour une durée minimale d'une année, « afin d'informer progressivement le consommateur par tout procédé approprié du contenu en équivalent carbone des produits et de leur emballage, ainsi que de la consommation de ressources naturelles ou de l'impact sur les milieux naturels ».
Avec 18 entreprises pour le secteur textile et quelques dizaines de produits, ce geste pourrai faire figure de goutte d'eau dans l'océan. Le CLCV ( Consommation, Logement, Cadre de Vie), association de consommateurs a par ailleurs souligné « le recul des députés qui ont repoussé au 1er juillet 20 11 le début de l’affichage du « contenu carbone » des produits de grande consommation et de leur impact sur les milieux naturels, et seulement à titre expérimental sur un nombre limité de produits. ». De plus, ne sont évoqués ici que les seuls aspects environnementaux. Comme le souligne la fondatrice de l'Ethical Fashion Show : « une fois de plus, on parle “environnement ». Le côté humain n’est pas mis en avant. Un produit peut avoir une empreinte carbone relativement basse, mais qu’en sera-t-il des conditions de travail sur la chaîne de fabrication? C’est bien sûr un aspect difficile à “étiqueter”, et pourtant, c’est tout aussi important. »
Du chemin reste donc à parcourir pour que les critères de la mode éthique deviennent les standards de la mode dans ce secteur. La mode durable est-elle une oxymore au regard du rythme des collections et des tendances qui s'enchainent?
Il ne nous appartient évidemment pas d’établir quelles sont les responsabilités des uns et des autres dans ce drame. Nous constatons simplement que Xynthia inaugure une année record en matière de catastrophes naturelles, une année qui a vu notamment la Russie flamber et l’Australie ou le Pakistan prendre l’eau… S’il est difficile d’affirmer avec certitude que ces événements sont liés au changement climatique, leur fréquence et leur intensité donnent en tous cas un avant-goût de ce que pourrait être notre monde d’ici quelques années : un monde voué aux caprices du climat, et sommé d’y faire face.
En ce domaine, les décisions prises dans le sillage de Xynthia laissent à penser. Dans la gestion des sinistrés, c’est l’urgence et le cas par cas qui ont prévalu – témoin l’établissement d’une « zone noire » à démolir, et dont les contours semblent pour le moins arbitraires. Côté assurances, l’indemnisation des sinistrés, si elle a été globalement traitée (à 80%, dit-on), elle a d’abord concerné les propriétaires, au détriment des locataires pourtant plus précaires. Sans parler des hausses tarifaires pratiquées par les assureurs pour faire face à l’augmentation du nombre de catastrophes : une hausse de l’ordre de 3,5 à 8% en 2011 pour l’habitation… En somme, ce sont d’ores et déjà les populations les plus fragiles qui payent le plus lourd tribut aux caprices de la météo.
D’où ces simples questions : si le changement climatique devait favoriser la multiplication des épisodes extrêmes, ne faudrait-il pas définir un nouveau pacte social ? Doit-on laisser aux seules assurances le soin d’indemniser les victimes ? La situation n’impose-t-elle pas plutôt d’imaginer de nouveaux mécanismes de solidarité pour faire face à des catastrophes vouées à devenir plus fréquentes et plus dangereuses ? Ne faut-il pas créer un nouveau statut de sinistré climatique ?
C’est en répondant à ces questions que nous relèverons les nouveaux défis climatiques sans mettre en péril notre modèle sociétal…
Depuis maintenant le début de l'année, Sylvie Bétard et Jeanne Granger ont investi un local du 20ème arrondissement de Paris pour entreposer les « déchets » inexploitables qu'elles récupèrent auprès d'entreprises dans le but de les mettre à disposition des professionnels du secteur culturel. Par déchets, entendez : ce dont on veut se séparer. En effet, les matériaux récupérés par ces deux jeunes femmes sont très variés et peuvent être de grande qualité. « Papier japonais ou chutes de cuir, on collecte parfois des productions de très bonne facture d'artisans qui, pour diverses raisons cessent leurs activités. Certains stocks morts ont une très haute valeur ajoutée », expliquent les deux fondatrices du projet. Difficile dans ce cadre de donner une valeur à ces produits voués à être jetés mais à fort potentiel. « Notre premier engagement est de proposer des tarifs qui restent accessibles soit environ 50% moins cher que les prix du marché. Puis, on détermine la valeur en fonction de la rareté mais aussi du volume du stock. On vend au poids, au mètre ou à l'unité ».
Actuellement, ce sont près de 120 références qui sont présentes dans la boutique. On trouve de tout ou presque. Quelques exemples : cadres en bois, fils et bobines, rouleaux de tissus, luminaires de spectacles sont entreposés pour être ensuite revalorisés par des « créatifs ». Près de 150 membres font partie de l'association qui représente environ une trentaine de corps de métiers différents : graphisme, stylisme, photographie, design, architecture, etc...Pour adhérer à l'association et ainsi prendre connaissance de l'offre de matériaux, sans cesse renouvelée, une seule condition : être un professionnel du secteur. Étudiants, intermittents, associations ou entreprises culturelles peuvent venir s'approvisionner dans cette caverne d'Ali Baba pour artistes. Pour les responsables du projet, le secteur culturel est intéressant à plusieurs titres : « Il s'agit d'un milieu très contrasté avec peu de moyens financiers mais qui a pour dénominateur commun, un besoin de matériaux très large. L'idée, c'est de rendre l'écologie pragmatique, concrète et de soutenir un secteur qui a toujours su détourner et réemployer dans son processus créatif », soutient Jeanne.
En arrière-plan de ce concept, il y a bel et bien l'ambition d'optimiser le traitement des déchets et de valoriser des matériaux considérés comme bons à jeter aux ordures alors qu'ils peuvent devenir la matière première pour créatifs inspirés. Complétement dans l'esprit Upcycling très en vogue actuellement. « On est des adeptes du mouvement Cradle to Cradle » (ndlr : Anglicisme signifiant « du berceau au berceau ». Méthode de production dans laquelle les flux de matériaux circulent de manière continue), précisent les deux associées. Leur modèle, elles l'ont trouvé à New York. Le MFTA (Material for the arts) est une structure non-profit installé depuis 30 ans et distribuant du matériel au secteur artistique. « Il a fallu adapter ce modèle aux réalités du secteur parisien particulièrement contrasté », souligne Jeanne Granger.
Une autre partie de leur travail consiste, non sans difficultés, à sensibiliser les différents acteurs au rôle et à l'importance du recyclage. Une tâche pas toujours évidente à réussir lorsqu'il s'agit de parler d'écologie dans des structures sans vision environnementale globale...Trois secteurs font aujourd'hui régulièrement appel à la Réserve des Arts pour se désencombrer de matériaux inutilisables : le luxe avec notamment un prestigieux maroquinier, la communication comme Euro RSCG et une enseigne de la grande distribution de bricolage. De façon plus ponctuelle, elles collaborent avec des artisans de la signalétique, des encadreurs ou des peintres. Du côté des artistes et créatifs, la boutique est un moyen de faire partie d'une « communauté » et de trouver une offre de matières premières diversifiées et bon marché. Pour les fondatrices : « La question écolo ne se pose pas tant que ça car pour ce public, ces comportements ne sont pas nouveaux et relèvent plus du bon sens ». Leur objectif à court terme ? Passer de 100 à 1000m2 d'ici un an pour « avoir de tout » mais aussi de proposer un atelier entre artisans pour mutualiser les compétences en terme de valorisation de déchets. Affaire à suivre...
A quelques jours de l’ouverture du Salon de l’agriculture, une polémique secoue le monde agricole. Le « scandale », selon les termes du ministre Bruno Le Maire, est arrivé hier via une campagne d’affichage de France Nature Environnement (FNE). Pour rappeler au gouvernement les objectifs fixés lors du Grenelle par le plan Ecophyto 2018 (soit la limitation des intrants dans l’agriculture), le réseau d’associations écologistes a programmé la diffusion de six visuels dans 3 stations de métro parisiennes. Des effets dévastateurs des pesticides sur les abeilles à ceux des nitrates sur les plages bretonnes, en passant par les dangers potentiels des OGM, ces affiches pointent les conséquences de l’agriculture intensive sur l’environnement et la santé. "Le salon de l’agriculture est l’occasion, pour de nombreux citoyens, d’aller à la rencontre du monde agricole, explique Bruno Genty, président de l’association. La dimension festive de l’évènement ne doit pas interdire tout débat à propos d’un modèle de production dont les impacts environnementaux ne sont plus à démontrer. »
Avant même son lancement officiel le mardi 15 février, la campagne de FNE suscitait une levée de boucliers. Premiers à monter au créneau : l’Inaporc et Interbev. Jugeant les affiches préjudiciables à l’image des éleveurs, les deux représentants des filières porcines et bovines ont saisi la justice pour tenter de faire interdire la diffusion des affiches. Sans succès.
Le deuxième coup porté à la campagne d’affichage est venu de la RATP : sous prétexte qu’ils étaient trop polémiques, la compagnie de transport parisien décidait hier de ne pas diffuser trois des six visuels. Parmi eux, cette photographie d’une plage bretonne couverte d’algues vertes :
Depuis, les réactions se multiplient. Dans le journal Libération, Bruno Le Maire disait ce matin sa « colère » et son « indignation » et dénonçait l’amalgame « agriculteurs=pollueurs » auquel conduisait selon lui la campagne. Le comité régional du tourisme de Bretagne fustigeait quant à lui une annonce qui « nuit clairement à l’ensemble des professionnels du tourisme breton » (pour lire l’ensemble de la lettre adressée à FNE, cliquer ici). Même son de cloque chez le député UMP Marc Le Fur : «Cette affiche, dit-il, n'est pas une affiche de protection de l'environnement mais une affiche anti-bretonne». Ailleurs, on dénonce une campagne pour bobos parisiens ignorants des réalités rurales et suffisamment fortunés pour avoir les moyens de se nourrir autrement. Ambiance.
Disons-le franchement : les réactions indignées à la campagne de FNE nous laissent perplexe. A commencer par celle de Bruno Le Maire, qui accuse les affiches de nier « la détresse qui a conduit certains agriculteurs au suicide. » Outre qu’il exonère le modèle productiviste de toute responsabilité dans l’étranglement financier des exploitants agricoles, un tel propos laisse entendre que FNE stigmatise la profession dans son ensemble. Or, la campagne ne s’élève pas contre l’agriculture, mais son versant industriel : « FNE ne se bat pas contre les agriculteurs mais bien contre un modèle dont ces mêmes agriculteurs sont souvent les premières victimes », rappelle Bruno Genty dans un communiqué. Et Benoît Hartman, porte parole de FNE, ajoute : « Il y a un autre modèle agricole, et nous le défendons. Par exemple, l’agriculture biologique est beaucoup plus rémunératrice pour les exploitants, auxquels elle offre plus de marges bénéficiaires. »
La réaction bretonne est plus curieuse encore : elle étonne dans un contexte où la prolifération des algues vertes sur les plages est déjà dans les médias un sujet récurrent, sinon un marronnier. D'autant plus qu'il n’y a pas grand monde pour contester les causes du phénomène, et le ministère de l’écologie et du développement durable lui-même pointe du doigt les éleveurs de porcs (voir ici)...
Dès lors qu’elles ne font que redire ce qui a déjà été énoncé partout, pourquoi les affiches de FNE suscitent-elles ce tollé ? « Il est clair qu’on tire sur le messager, explique Benoît Hartman. On nous accuse de donner une mauvaise image de la Bretagne, mais les photographies utilisées sur les affiches ne sont pas des photo-montages. Qu’est-ce qui donne une mauvaise image de la Bretagne ? C’est une certaine manière de faire de l’agriculture, dont les conséquences se font sentir non seulement en Bretagne, mais aussi en Normandie et en Vendée. »
En fait, la polémique en cours montre une fois de plus combien la communication des entreprises et institutions étouffe tout débat de qualité quant aux enjeux sanitaires et environnementaux de notre alimentation. Quand le salon de l’agriculture voudrait véhiculer auprès du grand public l’image lénifiante d’un terroir où se fabriquent dans le pur respect de la tradition de la bonne viande et de bons frometons, les affiches de FNE jettent un éclairage nettement plus cru sur le système agricole français, et c’est bien ce qu’on leur reproche in fine.
L'omerta qui entoure le système productiviste explique aussi qu'à sa mise en cause se heurtent toujours les mêmes arguments, dont voici le résumé : « Le bio, c'est pour les bobos. L’agriculture intensive, ça fait des dégâts, mais c’est la seule façon de nourrir la planète. » Interrogé sur ce point, Benoît Hartman évoque un mythe à déconstruire : « On jette 50% de ce qu’on produit, explique-t-il. Pour nourrir tout le monde, il y a donc de la marge. Et puis, un repas bio préparé soi-même reviendra toujours moins cher que d’acheter des produits préparés ou transformés. Surtout que plus on achète bio, plus la filière se développe, et plus les prix baissent. »
L'ambition d'accroitre la performance énergétique des bâtiments est de plus en plus présente alors même qu'en France, le secteur résidentiel et tertiaire consomme 46% de la consommation de l'énergie finale nationale (Source: AMOES).
Un bâtiment qui produit plus d'énergie qu'il n'en consomme (énergie positive) est aujourd'hui un projet environnemental concret. Les maisons passives et à énergie positive sont déjà bien présentes dans le Nord de l'Europe et en Suisse et se développent progressivement en France. À Paris, le premier logement social à énergie positive est prévu pour 2011.
C'est l'agence d'architectes Baudouin et Bergeron qui a été sélectionnée par La RIVP (Régie Immobilière de la Ville de Paris) pour démontrer la faisabilité technique et économique d'un tel bâtiment. Un projet de grande envergure qui répond aux exigences du Plan Climat adopté par la Ville de Paris, lequel prévoit un seuil de consommation maximale de 50 kwh/m²/an dans le logement neuf.
Situés rue Guénot dans le 11ème arrondissement à Paris, les dix-sept logements familiaux sociaux, principalement des 4 pièces, sont répartis sur les 6 niveaux du bâtiment. La rue étant calme, les chambres donnent sur la façade Est, ensoleillée le matin ; sur le jardin, la façade Ouest est éclairée l'après midi et accueille les séjours et studios mono-orientés, ainsi que leur prolongements extérieurs en terrasse. La façade du jardin offre une végétation grimpante. L'architecture du bâtiment propose une touche de modernité tout en restant proche de son contexte immédiat.
La démarche environnementale a privilégié une compacité maximale du bâtiment afin de limiter toute déperdition d'énergie. Des panneaux solaires photovoltaïques assurent la production énergétique du programme. Le chauffage et l'eau chaude sanitaire sont alimentés via une mini chaufferie au gaz à condensation, le pré-chauffage fonctionne avec les capteurs solaires thermiques en toiture. Le renouvellement de l'air est réalisé via une ventilation mécanique contrôlée en simple flux avec des ventilateurs basse consommation. Cet ensemble précisément calibré est nécessaire et suffisant pour compenser les besoins en énergie primaire du bâtiment. La performance demandée est au rendez-vous, avec une consommation totale de 39.2 kWh ep/ m2/an (Plan Climat Paris : 50 kWh ep / m2/an).
La scène se répète chaque mardi dans cette petite rue du centre parisien. De 18h à 21h, des citadins et citadines de tous âges se succèdent à la porte du syndicat d'initiative. Ayant adhéré à l'AMAP la plus proche (association pour le maintien de l'agriculture paysanne), ils viennent y chercher leur panier hebdomadaire de fruits et légumes.
Le producteur (ce jour-là, une productrice) supervise la distribution d'un oeil bienveillant. Fidèles à l'obligation de participer au fonctionnement de l'association, deux bénévoles renseignent consommateurs et curieux.
La bonne humeur règne sur ce marché de fortune, d'où chacun repart avec un panier plein de tomates, pommes de terre, carottes, courgettes, tomates cerises, poivrons, aubergines, salades et légumes de saison obtenus contre 15 payés d'avance. Moyennant une obole supplémentaire, les gourmands peuvent compléter leur panier d'un pot de miel, d'oeufs ou de fromage. Le tout produit dans une ferme située à moins de 100 km de Paris, aux environs de Beauvais.
Né au Japon dans les années 60 et débarqué en France il y a moins de 10 ans, le système des AMAP séduit de plus en plus. Son principe est simple : un groupe de consommateurs passe un partenariat avec un agriculteur local, et s'engage à acheter l'ensemble de sa production ; quant au producteur, il fournit à ses clients des aliments bios et produits localement. Ce système a l'avantage de supprimer tous les intermédiaires. Pour le plus grand plaisir du client : « J'ai fait le calcul, nous confie Stéphanie, une adhérente, et je dois dire que c'est rentable. Mais chut ! Sinon, tout le monde voudra s'inscrire et il n'y en aura pas assez de place. »
De fait, les AMAP peinent à satisfaire les demandes d'adhésion. Si les citadins plébicitent un mode de distribution privilégiant proximité et convivialité, les agriculteurs, eux, n'ont pas toujours les moyens de rompre avec la logique productiviste. C'est d'ailleurs l'une des limites de l'association. « La demande est de très loin supérieure à l'offre, nous confirme Charlotte, jeune agricultrice chargée de superviser la distribution. Les exploitants manquent de terres, et sans terre, rien n'est possible. » Responsables de cette pénurie, l'étalement urbain, les subventions accordées à la mise en jachère ou la concurrence des grandes exploitations, qui sont autant de freins au développement des AMAP. Au grand dam des consommateurs firands d'alternatives.
Depuis le début des années 2000 et plus particulièrement à partir de 2003/2004, les marchés financiers ont suivi la tendance du « tout-écolo » et on a assisté à un relatif «boom des actions vertes».
Les fonds éthiques sont une notion assez large qui a d'abord englobé une dimension historique et principalement morale, visant à exclure les investissements des entreprises liées à la vente d'alcool, de tabac ou d'armement. Cette notion s'est progressivement affinée vers la notion d'ISR (Investissement Socialement Responsable). La prise de conscience de l'importance du développement durable par l'ensemble des acteurs et la remise en question d'un système financier illisible lors de la crise financière semblent réserver de beaux jours aux ISR.
L'ISR représente un mode de financement qui privilégie des critères de nature sociale et environnementale aux critères financiers classiques dans la sélection des valeurs investies. Les critères financiers (rentabilité/ risque) ne sont pas pour autant occultés. L'ISR est à distinguer des fonds de partage qui consistent à effectuer des placements dont les revenus sont versés directement aux associations humanitaires ou caritatives. En 2008, on a dépassé les 220 fonds ISR. Un nombre important au regard de ces quelques chiffres clés : en 1997, il y avait 6 fonds distribués en France, 20 en 1999 et 40 en 2001, selon les chiffres Novethic, filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) spécialisée dans la diffusion d'informations et d'expertises sur les fonds ISR et le développement durable.
En France, les fonds éthiques sont notés par des agences spécialisées comme Vigéo ou Sarasin qui mesurent la performance des entreprises en fonction des objectifs ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). A titre d'exemple, chez Vigéo, six domaines d'analyse sont pris en compte: le droit humain ( travail forcé, travail des enfants), les ressources humaines (santé et sécurité, conditions de travail...), l' environnement ( protection de l'environnement dans la fabrication, la distribution, l'utilisation et l'élimination du produit), le comportement des marchés (prévention de la corruption, respect des règles concurrentielles), le gouvernement d'entreprise ( droit des actionnaires, rémunération des dirigeants) et enfin l'engagement sociétal (contribution au développement économique et social...).
« Le plus souvent, les fonds sont constitués par des entreprises de différents secteurs mais qui sont les meilleurs dans leurs domaines, c'est à dire qu'un fond peut-être constitué par une entreprise de pétrole mais aussi par une société qui propose de l'éolien. On les appelle les « Best in class », ceux qui ont les meilleurs résultats ESG.»
Explique Dominique Blanc, responsable de la recherche ISR chez Novethic, ajoutant que :
«De plus en plus, on constate l'essor de fonds investis dans des entreprises dont l'activité est directement tournée vers le développement durable. En 2007, on en a comptabilisé 80 nouveaux fonds en Europe».
Les fonds ISR restent une niche réservée à des professionnelles de l'investissement (banques, mutuelles et assurances, caisses de retraite, fonds de pension, fondations...) puisqu'ils représentent encore les 2/3. Pour Dominique Blanc, « le problème n'est pas lié à l'offre mais tient plutôt au fait que les fonds ISR sont mal distribués dans les grandes banques et mal expliqués aux particuliers. On peut cependant espérer qu'avec la crise, les grandes institutions financières en profitent pour redorer leur image en adoptant une attitude « responsable». On constate à ce sujet des signes plutôt encourageants». Même si les chiffres 2008 pour mesurer précisément l'impact de la crise sur ces fonds ne sont pas encore disponibles, les témoignages des sociétés de gestion semblent indiquer que les fonds ISR se sont mieux comportés que les autres en terme de performance mais aussi en terme de collecte/ recollecte. «L'avantage de l'ISR est qu'il concerne pour plus de 90% des investissements intelligibles, ce qui est très rassurant. 2009 devrait être une année relativement positive, il faut espérer que les acteurs de l'ISR jouent leur rôle de communication et de pédagogie », conclue Dominique Blanc.