La concertation encore balbutiante dans les écoquartiers

Écrit par
Pierre Monsegur
2013-05-10

L’arrivée des éco-quartiers en France avec le Grenelle de l’Environnement s’est accompagnée d’un mot fort : la concertation. Fondée sur la participation des habitants au processus décisionnel, elle affiche l’ambition d’offrir un modèle d’urbanisme « démocratique » novateur. Mais ce concept prometteur est-il un vœu pieu ou une réalité ?

Une culture de la concertation peu développée en France

La politique des écoquartiers a ses crédos. La concertation en est un. « Les écoquartiers innovent dans les méthodes de productions urbaines contemporaines et offrent la possibilité de porter des stratégies exemplaires en matière de concertation. » estime Décider Ensemble. En novembre 2011, cette association dédiée au développement en France de la concertation et de la décision partagée a passé à la moulinette quelques initiatives en France et en Europe dans son rapport « De l'écoquartier à la ville durable, analyse des pratiques de la concertation ». La concertation pour la réalisation de projets y est définie comme « un processus s’appuyant sur un dispositif de dialogue entre le porteur de projet et les parties prenantes et/ou le public, dialogue maintenu dans la continuité et rythmé par des temps forts et aboutissant à une décision motivée en tenant compte des échanges ».

Contrairement à des pays nord-européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas où la dimension militante fut très présente dans la prise de position dans les projets d’aménagement, la France s’est tardivement intéressée à ces pratiques.

Beau programme pour cette notion peu ancrée dans les mentalités des français. En effet, contrairement à des pays nord-européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas où la dimension militante fut très présente dans la prise de position dans les projets d’aménagement, la France s’est tardivement intéressée à ces pratiques. De surcroît, l’impulsion est davantage venue des institutions. En France, les écoquartiers sont avant tout des projets portés par les collectivités locales auxquels vient s’associer par la suite la société civile.

Un contexte législatif qui a encouragé son développement

La notion de concertation dans l’urbanisme remonte au début des années 1990 avec notamment la naissance des agendas 21 locaux (et son paragraphe 23.2) lors de la conférence de Rio en 1992 : « l’un des pré-requis fondamentaux pour la réussite du développement durable, affirme le texte, est une large participation publique dans le processus de décision ». Ensuite, la Charte adoptée lors de la conférence européenne d’Aalborg (Danemark) le 27 mai 1994, a formalisé les premiers principes de l’urbanisme durable, dans une optique de transparence et d’association des différents acteurs. La charte de la concertation du MATE (Ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement) en 1996, proposée par Corinne Lepage, promeut la participation et le débat public et insiste sur la concertation dès l'amont des projets. En 2002, la loi relative à la démocratie de proximité donne un cadre à la participation des habitants à la vie locale. Le nouveau label « Ecoquartier » lancé fin 2012 met également en avant cette notion dans les « 20 engagements ». Il invite à « formaliser et mettre en œuvre un processus de pilotage et une gouvernance élargie. » La concertation a ainsi progressivement pris de l’ampleur et révélé ses atouts : sensibiliser les habitants et surtout légitimer l’action publique, pour in fine contribuer à l’amélioration de la démocratie locale. La concertation est désormais présentée comme un préambule à la réussite d’un écoquartier. Toutefois, comme l’estime Christophe Catsaros, rédacteur en chef de la revue d’architecture Tracés : « Les écoquartiers donnent la tonalité. Ils préparent le terrain, mais beaucoup reste à faire encore d’un point de vue juridique, comme faire évoluer le statut de locataire du parc social vers quelque chose d’intermédiaire, de plus actif, ou encore favoriser des coopératives d’habitants. C’est des choses qui sont en route mais restent encore à faire. »

Outils : vers l’opendata ?

De nouveaux outils numériques sont actuellement expérimentés pour doper la participation des habitants. « Les outils et méthodes de concertation utilisés pour la réalisation des écoquartiers sont encore très conventionnels : réunions publiques, ateliers de travail, visites de sites..., précise l’étude de Décider Ensemble. Si des sites Internet sont créés, ils restent souvent informatifs et les premières tentatives de mise en place d’un dialogue construit et réactif grâce à ces outils restent timides en France ». A cet égard, Rennes Métropole fait figure d’exemple avec son projet de quartier « La Courrouze ». Des ballades numériques ont été organisées pour les futurs habitants. Equipés de tablettes et de systèmes de réalité augmentée, ceux-ci ont pu visualiser en 3D le futur éco-quartier, dont la date de livraison est prévue à l'horizon 2020.

"Les outils et méthodes de concertation utilisés pour la réalisation des écoquartiers sont encore très conventionnels : réunions publiques, ateliers de travail, visites de sites..., précise l’étude de Décider Ensemble. Si des sites Internet sont créés, ils restent souvent informatifs et les premières tentatives de mise en place d’un dialogue construit et réactif grâce à ces outils restent timides en France." Extrait du rapport « De l'écoquartier à la ville durable, analyse des pratiques de la concertation »

Pour Marion Lasfargues, chargée de mission chez Décider Ensemble, « aujourd’hui, la stratégie d’open data n’est pas vraiment maitrisée, certains collectifs de citoyens s’inscrivant en opposition contre les acteurs institutionnels mais l’enjeu est réel et à terme, d’ici 5 à 10 ans, l’open data pourra modifier la concertation en la rendant plus attractive et en améliorant la qualité des projets finaux avec une meilleur prise en compte des usages des habitants eux-mêmes ». Un avis partagé par Christophe Catsaros : « L’open data est certainement un raisonnement qui va dans le bon sens. Il rend plus difficiles certains abus, certains détournement qui ont fait la mauvaise réputation du milieu de la construction. Ce qui est essentiel c’est de développer une culture du déchiffrage des données publiques : les données ont beau être accessibles, si personne ne peut les lire, ça ne fait pas avancer les choses. »

Des problèmes de « concernement »

Chez Décider ensemble, on rappelle enfin les particularités de l’implication des citoyens dans tous les types de projets (on parle de concernement). « Les personnes qui participent aux réunions sont toujours ceux qui sont contre. Ce sont en général des hommes, d’un certain âge, diplômés et qui ont du temps », souligne Marion Lasfargues, ajoutant « que les dispositifs en ligne pourraient faire évoluer ce constat ». Pour que la participation habitante soit réellement pertinente, il est en effet indispensable que l’habitant se sente concerné par la démarche. Et c’est là tout le paradoxe des projets d’écoquartiers, et plus globalement des projets d’urbanisme, qui sont élaborés alors même que les habitants ne sont pas encore là…

La concertation la plus vive se manifeste principalement an aval des projets, quand les habitants ont pris place dans les logements, à ce moment même où leur marge de manoeuvre est la plus faible pour infléchir la mise en place de tel service ou tel aménagement.

Ce phénomène pourrait être d’autant plus important que le risque de livrer des écoquartiers clé en main pèse sur le nouveau label français. La concertation la plus vive se manifeste principalement an aval des projets, quand les habitants ont pris place dans les logements, à ce moment même où leur marge de manoeuvre est la plus faible pour infléchir la mise en place de tel service ou tel aménagement… Reste la question de la défiance actuelle des habitants. Souvent, ces derniers n’ont plus confiance envers les institutions et les différents acteurs qui ont longtemps fait rimer concertation avec information. Les modèles d’autopromotion et d’habitat coopératif où les habitants se regroupent pour concevoir et financer leur logement pourraient alors devenir des modèles de concertation intéressants pour construire la ville de demain.Déborah Antoinat

Sur le même thème

A Venise, la biennale d'architecture mise sur l'adaptation

En sondant la manière dont diverses formes d’“intelligences” peuvent venir au chevet du climat, Carlo Ratti, commissaire général de la 19e Biennale d’architecture de Venise, signe une édition spectaculaire, mais pleine d’ambivalences…

Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement. 

Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique. 

Des solutions de toutes natures

Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…

Dans le pavillon du Canada, le projet Picoplanktonics mise sur la culture de plancton pour créer une architecture durable et résiliente


La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.

Am I a strange loop ? de Takashi Ikegami et Luc Steels dans la section "Artificial" de l'exposition à l'Arsenal

Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels  (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention. 

A la corderie de l'Arsenal, une installation faite de climatiseurs plonge l'entrée de l'exposition dans une chaleur étouffante

S’adapter ou trouver une planète B ? 

Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance. 

Le pavillon français conçu par l'agence Jacob & McFarlane invite à "Vivre avec"


Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ?  Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.

Dans la dernière salle de l’Arsenal, un abri pour survivre dans l’espace
SPACESUITS US: A CASE FOR ULTRA THIN ADJUSTMENTS d’Emily Ezquerro, Jerónimo Ezquerro, Charles Kim, Stephanie Rae Lloyd, Emma Sheffer et Sam Sheffer

Infos pratiques

19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025

L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.

Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)

Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)

Horaires : 11h-19h

A la Biennale d'architecture de Venise, une journée d'études pour sonder l'intelligence des villes

À l’occasion de la 19ème édition de la Biennale d’architecture de Venise qui se tient jusqu’en novembre 2025 sur le thème des “Intelligences”, naturelle, artificielle et collective”, une journée d’études était organisée le samedi 24 mai.

Son ambition :  réunir des experts de différentes disciplines pour réfléchir à la fabrique des villes face aux bouleversements contemporains.

Cet événement a été organisé, dans le lieu historique de la Biennale, par six acteurs de référence de la fabrique et la recherche urbaine à l’initiative de Jean-Louis Missika, ancien adjoint au maire de Paris chargé de l'urbanisme, de l'architecture, des projets du Grand Paris avec l’agence PCA-STREAM, la Saemes, le Pavillon de l’Arsenal, la Chaire Ville Métabolisme et Ecofaubourgs. Le séminaire, construit autour de 5 tables-rondes, s'est conclu par la restitution de deux hackathons, explorant l’évolution des paradigmes urbains et les défis des villes face aux enjeux actuels. Le changement climatique, le poids des technologies dans le modèle de la Smart City, la connectivité entre les zones urbaines, périurbaines et rurales et la ségrégation spatiale opérant sur certains territoires de fortes disparités entre les populations, bousculent la façon de penser et de construire la ville. En rebond de la thématique de la Biennale sur les Intelligences, c’est la question de l’intelligence des villes, et en particulier des petites villes, qui a été questionnée par les intervenants présents (sociologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, journalistes) pour tenter de comprendre comment les villes peuvent aujourd’hui s’adapter face à ces évolutions.

La place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols

Une première table-ronde, animée par Jean-Louis Missika, ancien élu à l’urbanisme à la Ville de Paris et co-organisateur de la journée, a interrogé la place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols en mettant en exergue le cas de la Défense. 

Parmi les spécialistes présents, Adrien Larcade, directeur de projet sur le quartier d’affaires chargé du développement immobilier et du projet Cathédrale de Paris La Défense, a répondu à nos questions.

Le verdissement de la ville

Comment relever les défis du verdissement de la ville ? Quelles solutions apparaissent aujourd’hui comme pertinentes face aux enjeux climatiques ? Voici quelques-unes des questions auxquelles ont voulu répondre les experts de la deuxième table-ronde, parmi lesquels l’architecte et paysagiste belge Bas Smets. Dans cette vidéo, il nous parle de son approche de l'architecture du paysage pour répondre aux défis climatiques de nos environnements urbains. Il présente aussi l’exposition Building Biospheres au sein du pavillon belge de la Biennale d’architecture de Venise, en parallèle de l’exposition Changer les climats à Bap ! à Versailles.

Dans cette interview, Philippe Chiambaretta, architecte, fondateur et directeur de l’agence PCA et animateur de cette table-ronde, évoque la place de la végétalisation des villes et la régénération des zones rurales, le cas d’étude de la Défense, la chaire « Ville-Métabolisme » et plus largement l’avenir des villes.

Les friches et les petites villes

Après une table-ronde qui a abordé la notion du pilotage d’un système de vidéo surveillance de manière démocratique par l’IA, le sujet des friches et des petites villes a rassemblé différents intervenants de la fabrique de la ville dont Alexandre Born, cofondateur et directeur général de la foncière immobilière solidaire Bellevilles.

Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ?

La dernière table-ronde intitulée Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ? a réuni, aux côtés de la sociologue Yaëlle Amsellem Mainguy et de Laurent Eisenman, directeur du programme Nouveaux usages et services ruraux de la SNCF, l’architecte Léa Deveaux, co-fondatrice du Studio d’écoutes rurales. Elle évoque ici la méthodologie développée au sein de son agence et revient sur le cas d'étude mené avec son équipe dans la petite ville de Brou dans la Beauce.


Les hackatons

Parallèlement à ces échanges, deux hackathons étaient organisés en direct. Ils regroupaient des étudiants en architecture, urbanisme, histoire de l’art, archéologie et design, pour développer et présenter des solutions innovantes sur deux cas pratiques. Le premier visait à explorer et réinventer les volumes sous la dalle de La Défense et le second à favoriser l’appropriation des espaces communs par les usagers de La Cité Bahut, un programme immobilier en rénovation porté par les Ecofaubourgs dans une petite ville en zone rurale. Le projet situé à Semur-en-Auxois a été particulièrement apprécié par son maître d’ouvrage, Vidal Benchimol.

« Les étudiants ont travaillé sur les usages que l’on pouvait faire en termes de réemploi du matériel dont nous disposons à la Cité Bahut (matériel scolaire, dortoirs de l’ancien pensionnat). Plusieurs idées ont émergé et vont nous amener à revoir une partie du projet initial. Ces propositions, ainsi que celles de La Défense devraient donner lieu à une exposition sur le site prochainement »

La clôture du séminaire a donné la parole aux étudiants pour les présentations finales des projets. Eléonore Houssard et Térence Fournié nous ont partagé leur expérience.

La ville relationnelle : un livre pour susciter le désir d’autres modes de ville

Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin sont tous trois spécialistes de la ville : la première en tant qu’anthropologue, géographe et fondatrice du cabinet de prospective Bfluid, le 2e en tant que directeur artistique de la ZAT à Montpellier, le 3e en tant que chercheur. Ensemble, ils signent un ouvrage que tout élu ou aménageur devrait lire : La ville relationnelle.

Parce qu’elle concentre commerces, bureaux, administrations, espaces publics et habitat, la ville est par excellence le lieu de la rencontre, de la « force des liens faibles ». Pourtant, cette « ville relationnelle » est très largement sous-estimée par les décideurs politiques. C’est en tout cas ce que notent Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin dans un ouvrage du même nom aux éditions Apogée (2024). « Aujourd’hui encore, les villes consacrent l’essentiel de leurs ressources financières et humaines à se maintenir en fonctionnement aussi régulier que possible », posent dès l’introduction ces trois spécialistes de l’urbain. Quant à cette ville des liens, elle « reste encore trop souvent dans l’angle mort des politiques publiques. » 

Cette négligence se marque spatialement : « la ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. » Il faut dire que la ville des liens semble fonctionner d’elle-même, contrairement à la gestion des flux ou l’entretien des réseaux, bref à tout ce métabolisme urbain complexe qu’il faut administrer. Son "aménagement" requiert aussi des approches différentes, qui empruntent à l’urbanisme tactique, au design thinking ou à l’art dans l’espace public. Enfin, elle suppose une bonne dose d’expérimentation - une approche peu compatible avec la planification urbaine.

« La ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. »

La ville relationnelle a été écrit tout exprès pour inciter le monde de la fabrique urbaine à mieux saisir l’enjeu et le décliner dans les politiques publiques. Même si l’ouvrage est riche en chiffres et en exemples, il se veut moins un état des lieux qu’un programme à mettre en œuvre. Il s’adresse d’ailleurs explicitement à un public opérationnel - élus surtout, mais aussi aménageurs ou promoteurs. Pour mieux les convaincre, Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin ont opté pour l’écart avec les attendus de tout manuel d’urbanisme. Leur texte est ponctué de récits d’expériences concrètes et quotidiennes de relations, où la part du vrai et de la fiction est bien difficile à démêler. Il est également rythmé par les illustrations de Lisa Subileau, qui offrent autant d’instantanés de la ville relationnelle. 

7 figures inspirantes    

Cette approche originale permet de « donner corps » au programme décliné dans l’ouvrage en 7 figures. Les voici présentées succinctement : 

  1. La ville de la rencontre : c’est la ville des places et des parcs, de tous les lieux publics où l’on peut se poser le temps d’une halte ou d’un rendez-vous, où l’on peut alterner “aloning” et “togethering”. Elle réclame beaucoup de “mètres carrés relationnels”, mais surtout, elle invite à ralentir : la vitesse et le bruit des véhicules à moteur ne font pas bon ménage avec elle.
  2. La ville du dehors : c’est la ville des trames vertes et bleues, où l’on se connecte au vivant par tous les sens, où l’on engage son corps en se déplaçant à pied où à vélo, au contact direct de l’air et de l’environnement.
      
  3. La ville amie de toutes les générations : elle place les enfants, les familles ou les personnes âgées au coeur de la conception urbaine et rompt avec une approche zonée qui leur ménage des espaces dédiés, sortes de « réserves d’Indiens ».
  4. La ville du faire et du tiers solidaire : c’est la ville de la jachère, qui ménage des espaces d’expérimentation collective dans les friches et accepte une certaine part d’informel, de spontanéité et de « laisser-faire » dans l’espace public.
  5. La ville de la surprise : elle accueille un foisonnement d’interventions artistiques pour susciter l’étonnement et enrichir les imaginaires urbains.
  6. La ville comestible : elle assume son rôle productif et invite les citadins à mettre les mains dans la terre, seuls ou ensemble, pour explorer de nouvelles formes de relations avec le monde végétal et/ou partager un repas.
  7. La ville du temps libre : elle est celle « qui envisage toutes les relations entre les espaces publics et les temporalités de la vie ordinaire. » Elle prend en compte la diversité des rythmes urbains et des usages de la ville. Attentive à ce qui se fait en dehors du temps de travail, elle s’intéresse tout particulièrement à la nuit - espace-temps de la fête, mais aussi du repos et de la contemplation des étoiles. 

L’urgence d’une « transition relationnelle »

Bien sûr, ces diverses modalités de la ville relationnelle sont non-exclusives et poreuses. « Il ne s’agit pas de dire que les 7 figures doivent être mises en oeuvre simultanément au cours d’une seule et même mandature, peut-on lire dans l’ouvrage. Les collectivités peuvent plus raisonnablement se donner pour objectif de réussir à matérialiser de façon incrémentale deux à trois de ces figures de ville par mandature. »

D’après Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, il est en tous cas urgent d’accélérer la « transition comportementale. » Selon eux, celle-ci se conjugue en effet à d’autres transitions et peut en déterminer le succès. « La décarbonation ne pourra se faire que dans une ville devenue relationnelle, expliquent-ils, une ville où primeront les dynamiques de proximité, les sociabilités - fortes ou faibles - et une relation au vivant qui sera tout autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. » 

D’ailleurs, l’enjeu est tel pour les auteurs du livre qu’ils ont conçu La ville relationnelle comme une entrée en matière, un genre de préambule. L’ouvrage est le premier opus d’une collection de quatre livres qui exploreront divers versants des interactions urbaines et décriront les leviers et dispositifs susceptibles de les favoriser. À suivre, donc. 

À lire : 

La Ville relationnelle, les sept figures, de Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, Paris, éditions Apogée, 2024. 200 pages, 15 euros.