Le bâtiment frugal : une alternative aux normes de construction durables

Écrit par
Déborah Antoinat
2016-01-28

En décembre dernier, à l'occasion de la COP 21, un groupe de travail de l’ICEB (Institut pour la conception écoresponsable du bâti) proposait une réponse à la nécessaire adaptation des standards du bâtiment aux enjeux climatiques, énergétiques et sociétaux de demain : le guide « Le bâtiment frugal ». Construction passive, approche bioclimatique, choix des matériaux, confort et usage, prise en compte de l’environnement du bâtiment, l'ouvrage questionne ces notions et offre une visibilité à des projets pionniers en marge des standards actuels.

« Notre point de départ est parti d'un constat, explique Alain Bornarel, ingénieur cogérant de Tribu, bureau d'études spécialisé dans le développement durable, aux manettes du groupe de travail de l'ICEB chargé du guide Le bâtiment frugal. Il existe aujourd'hui en France une production de bâtiments performants qui sortent des sentiers battus et dont on ne parle pas. Aujourd'hui, la production est très normalisée. Or, nous pensons qu'à l'heure du changement climatique, les solutions actuelles ne sont plus valables et qu'il y a une nécessité à faire évoluer les standards. Une révolution dans ce domaine est nécessaire si l'on veut répondre aux enjeux climatiques d'aujourd'hui et de demain ». Fruit d'un travail débuté il y a deux ans, Le bâtiment frugal marque la volonté de proposer une alternative au « passif » proche du standard Passiv'Haus, davantage adapté à des climats du Nord et de l'Est de la France, et de privilégier au maximum l'approche bioclimatique. C'est aussi à partir des recherches sur l'innovation frugale du « mieux avec moins », inspirée du concept indien Jugaad, qu'ont travaillé les membres du groupe de travail. « Cette approche correspond très bien à l'esprit low-tech et à une démarche qui minimise aussi bien l’énergie que les ressources », précise Alain Bornarel. Actuellement, on construit de la même façon à Strasbourg et à Marseille. C’est ce qu'on ne veut pas faire. Un bâtiment frugal est avant tout un bâtiment lié à son territoire, inscrit dans un contexte climatique, de ressources, d’énergies et de modes de vie ».

"Actuellement, on construit de la même façon à Strasbourg et à Marseille. C’est ce qu'on ne veut pas faire. Un bâtiment frugal est avant tout un bâtiment lié à son territoire, inscrit dans un contexte climatique, de ressources, d’énergies et de modes de vie." Alain Bornarel, ingénieur cogérant de Tribu

De fait, l'approche frugale privilégie les matériaux et les savoir-faire locaux. C'est notamment le cas de l'école Monoblet dans le Gard. Livré à la rentrée 2014, ce groupe scolaire bâti dans un village de 600 habitants offre un bilan thermique très performant (38.7 kWh/m²/an de consommation énergétique (en énergie primaire). Pour ce projet, les architectes ont misé sur une utilisation massive de bois régional (une façon de limiter les déplacements), mais aussi sur des matériaux de récupération et renouvelables, comme le béton de chanvre qui offre un bilan carbone bas voire négatif. « Nous avons cherché à éliminer tous les toxiques, souligne Yves Perret, l'un des architectes en charge du projet*. Ici, la dimension frugale s'observe à long terme et aborde des aspects tels que la santé et la réduction des maladies ».

La question de l'usage

L'autre particularité de cette école est la participation des enfants à la conception et à la réalisation. « Pour qu'un bâtiment soit habité, il ne faut pas qu'il tombe du ciel ! Il faut associer les futurs habitants, explique Yves Perret. Dans le cas de ce projet, nous avons demandé aux enfants d'apposer une pierre avec le maçon, d'aider à la fabrication de carreaux de terre cuite avec une potière ou encore de contribuer à la fabrication de la mosaïque sur les supports des lavabos. Quelques mois plus tard, les instituteurs nous ont dit que la capacité de concentration s’était améliorée, mais c'est juste parce que les enfants étudiaient dans de meilleures conditions : luminosité, espace, organisation. Et aussi parce que c'était « leur » école qu'ils avaient contribué à construire. Lors de la livraison, ils connaissaient et avaient compris les principes de son fonctionnement ».Autre exemple de bâtiment frugal dans le sud de la France : le concept taki développé par Solari Architectes. Installé à Aix-en-Provence, Jérome Solari a conçu ce système de construction en bois orienté bâtiment durable et architecture bioclimatique. Le point de départ ? Une forte demande de maisons en bois et durables mais avec de petits budgets. L'architecte réfléchit alors à la possibilité de pré-fabriquer 70 à 80 % du bâtiment pour réduire les coûts et les délais : « l’exercice est très intéressant car le principe de 20 % sur-mesure laisse une place pour innover et inventer de nouvelles formes et solutions, précise-t-il. Et l'on gagne 500 €/m² TTC par rapport à un projet classique en bois avec un coût final de 1900 €/m² ». Optimiser au maximum les postes de travaux, les matériaux, les temps d’études et de réalisations permet une approche frugale. Il s'agit de réduire les fondations et terrassements grâce à des pilotis, d'optimiser les postes techniques et de privilégier le passif, notamment via la ventilation naturelle et systèmes passifs. Car c'est bien là un des aspects fondamentaux du bâtiment frugal : faire appel à l’intelligence de ses utilisateurs plutôt qu’à des technologies complexes. « L'usage est très important en confort d'été, la ventilation est centrale. Cela fonctionne si la maison est fermée le jour et ouverte la nuit », indique Jérôme Solari. Quatre maisons « taki » sont déjà sorties de terre et 25 projets sont en cours. « Villa, extensions, surélévations, bâtiment tertiaire, on peut faire beaucoup de choses avec ce concept il y a une diversité de projets et de programmes : le concept Taki permet d'apporter le durable pour des budgets plus restreints. »[caption id="attachment_2701" align="aligncenter" width="502"]

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L'école Monoblet, dans le Gard

Et demain, la frugalité à l’échelle de la ville ?

La frugalité est une notion qui peut également se penser à l’échelle du quartier ou de la ville. « On a un certain nombre d'indications qui font le bâtiment frugal peuvent s'envisager à l’échelle de la ville notamment pour ce qui concerne les modes de vie », précise Alain Bornarel. Le rapport à l'usage et à la propriété qui modifie le bâtiment avec le développement de locaux collectifs ou de jardins partagés peut en effet s'appliquer au-delà du seul programme immobilier. Les questions des circuits-courts pour alimentation, le rapport à la nature et à la biodiversité prennent de plus en plus d'importance et font écho à cette notion de frugalité. « Ce concept peut être très intéressant pour ce qui touche à la bioclimatique urbaine, précise Alain Bornarel. On a l'habitude de travailler sur du bioclimatique du soleil. Les recherches sur le bâtiment frugal nous ont montré qu'une approche avec du bioclimatique de vent peut être beaucoup plus pertinente pour certains territoires et je pense qu'à l'échelle de la ville cela est encore plus vrai pour répondre aux problématiques d’îlot de chaleur urbain notamment. »

"Aujourd'hui, un chantier, c'est une simple production de mètres carrés et non pas un moment de vie. Un bâtiment devrait être le moyen d'un échange." Yves Perret, architecte

Reste à faire sortir de terre ce type de projets. En décembre dernier, l'ICEB organisait un cycle de conférences intitulé « Hors la loi » évoquant notamment le bâtiment frugal. L'enjeu aujourd'hui semble pour les professionnels du secteur de contourner l'arsenal réglementaire qui les contraint dans leurs productions, incite à l'utilisation des standards actuels, et participe souvent aux surcoûts des réalisations dites frugales. « Aujourd'hui, un chantier, c'est une simple production de mètres carrés et non pas un moment de vie. Un bâtiment devrait être le moyen d'un échange », rappelle l'architecte Yves Perret.

*Maîtres d’œuvre de l’École MonobletAtelier d’architecture PERRET – DESAGES//Yves PERRET Architecte//Atelier d’architecture ARCHISTEM-Fabrice PERRIN Architecte

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En sondant la manière dont diverses formes d’“intelligences” peuvent venir au chevet du climat, Carlo Ratti, commissaire général de la 19e Biennale d’architecture de Venise, signe une édition spectaculaire, mais pleine d’ambivalences…

Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement. 

Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique. 

Des solutions de toutes natures

Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…

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La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.

Am I a strange loop ? de Takashi Ikegami et Luc Steels dans la section "Artificial" de l'exposition à l'Arsenal

Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels  (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention. 

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S’adapter ou trouver une planète B ? 

Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance. 

Le pavillon français conçu par l'agence Jacob & McFarlane invite à "Vivre avec"


Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ?  Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.

Dans la dernière salle de l’Arsenal, un abri pour survivre dans l’espace
SPACESUITS US: A CASE FOR ULTRA THIN ADJUSTMENTS d’Emily Ezquerro, Jerónimo Ezquerro, Charles Kim, Stephanie Rae Lloyd, Emma Sheffer et Sam Sheffer

Infos pratiques

19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025

L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.

Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)

Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)

Horaires : 11h-19h

A la Biennale d'architecture de Venise, une journée d'études pour sonder l'intelligence des villes

À l’occasion de la 19ème édition de la Biennale d’architecture de Venise qui se tient jusqu’en novembre 2025 sur le thème des “Intelligences”, naturelle, artificielle et collective”, une journée d’études était organisée le samedi 24 mai.

Son ambition :  réunir des experts de différentes disciplines pour réfléchir à la fabrique des villes face aux bouleversements contemporains.

Cet événement a été organisé, dans le lieu historique de la Biennale, par six acteurs de référence de la fabrique et la recherche urbaine à l’initiative de Jean-Louis Missika, ancien adjoint au maire de Paris chargé de l'urbanisme, de l'architecture, des projets du Grand Paris avec l’agence PCA-STREAM, la Saemes, le Pavillon de l’Arsenal, la Chaire Ville Métabolisme et Ecofaubourgs. Le séminaire, construit autour de 5 tables-rondes, s'est conclu par la restitution de deux hackathons, explorant l’évolution des paradigmes urbains et les défis des villes face aux enjeux actuels. Le changement climatique, le poids des technologies dans le modèle de la Smart City, la connectivité entre les zones urbaines, périurbaines et rurales et la ségrégation spatiale opérant sur certains territoires de fortes disparités entre les populations, bousculent la façon de penser et de construire la ville. En rebond de la thématique de la Biennale sur les Intelligences, c’est la question de l’intelligence des villes, et en particulier des petites villes, qui a été questionnée par les intervenants présents (sociologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, journalistes) pour tenter de comprendre comment les villes peuvent aujourd’hui s’adapter face à ces évolutions.

La place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols

Une première table-ronde, animée par Jean-Louis Missika, ancien élu à l’urbanisme à la Ville de Paris et co-organisateur de la journée, a interrogé la place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols en mettant en exergue le cas de la Défense. 

Parmi les spécialistes présents, Adrien Larcade, directeur de projet sur le quartier d’affaires chargé du développement immobilier et du projet Cathédrale de Paris La Défense, a répondu à nos questions.

Le verdissement de la ville

Comment relever les défis du verdissement de la ville ? Quelles solutions apparaissent aujourd’hui comme pertinentes face aux enjeux climatiques ? Voici quelques-unes des questions auxquelles ont voulu répondre les experts de la deuxième table-ronde, parmi lesquels l’architecte et paysagiste belge Bas Smets. Dans cette vidéo, il nous parle de son approche de l'architecture du paysage pour répondre aux défis climatiques de nos environnements urbains. Il présente aussi l’exposition Building Biospheres au sein du pavillon belge de la Biennale d’architecture de Venise, en parallèle de l’exposition Changer les climats à Bap ! à Versailles.

Dans cette interview, Philippe Chiambaretta, architecte, fondateur et directeur de l’agence PCA et animateur de cette table-ronde, évoque la place de la végétalisation des villes et la régénération des zones rurales, le cas d’étude de la Défense, la chaire « Ville-Métabolisme » et plus largement l’avenir des villes.

Les friches et les petites villes

Après une table-ronde qui a abordé la notion du pilotage d’un système de vidéo surveillance de manière démocratique par l’IA, le sujet des friches et des petites villes a rassemblé différents intervenants de la fabrique de la ville dont Alexandre Born, cofondateur et directeur général de la foncière immobilière solidaire Bellevilles.

Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ?

La dernière table-ronde intitulée Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ? a réuni, aux côtés de la sociologue Yaëlle Amsellem Mainguy et de Laurent Eisenman, directeur du programme Nouveaux usages et services ruraux de la SNCF, l’architecte Léa Deveaux, co-fondatrice du Studio d’écoutes rurales. Elle évoque ici la méthodologie développée au sein de son agence et revient sur le cas d'étude mené avec son équipe dans la petite ville de Brou dans la Beauce.


Les hackatons

Parallèlement à ces échanges, deux hackathons étaient organisés en direct. Ils regroupaient des étudiants en architecture, urbanisme, histoire de l’art, archéologie et design, pour développer et présenter des solutions innovantes sur deux cas pratiques. Le premier visait à explorer et réinventer les volumes sous la dalle de La Défense et le second à favoriser l’appropriation des espaces communs par les usagers de La Cité Bahut, un programme immobilier en rénovation porté par les Ecofaubourgs dans une petite ville en zone rurale. Le projet situé à Semur-en-Auxois a été particulièrement apprécié par son maître d’ouvrage, Vidal Benchimol.

« Les étudiants ont travaillé sur les usages que l’on pouvait faire en termes de réemploi du matériel dont nous disposons à la Cité Bahut (matériel scolaire, dortoirs de l’ancien pensionnat). Plusieurs idées ont émergé et vont nous amener à revoir une partie du projet initial. Ces propositions, ainsi que celles de La Défense devraient donner lieu à une exposition sur le site prochainement »

La clôture du séminaire a donné la parole aux étudiants pour les présentations finales des projets. Eléonore Houssard et Térence Fournié nous ont partagé leur expérience.

La ville relationnelle : un livre pour susciter le désir d’autres modes de ville

Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin sont tous trois spécialistes de la ville : la première en tant qu’anthropologue, géographe et fondatrice du cabinet de prospective Bfluid, le 2e en tant que directeur artistique de la ZAT à Montpellier, le 3e en tant que chercheur. Ensemble, ils signent un ouvrage que tout élu ou aménageur devrait lire : La ville relationnelle.

Parce qu’elle concentre commerces, bureaux, administrations, espaces publics et habitat, la ville est par excellence le lieu de la rencontre, de la « force des liens faibles ». Pourtant, cette « ville relationnelle » est très largement sous-estimée par les décideurs politiques. C’est en tout cas ce que notent Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin dans un ouvrage du même nom aux éditions Apogée (2024). « Aujourd’hui encore, les villes consacrent l’essentiel de leurs ressources financières et humaines à se maintenir en fonctionnement aussi régulier que possible », posent dès l’introduction ces trois spécialistes de l’urbain. Quant à cette ville des liens, elle « reste encore trop souvent dans l’angle mort des politiques publiques. » 

Cette négligence se marque spatialement : « la ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. » Il faut dire que la ville des liens semble fonctionner d’elle-même, contrairement à la gestion des flux ou l’entretien des réseaux, bref à tout ce métabolisme urbain complexe qu’il faut administrer. Son "aménagement" requiert aussi des approches différentes, qui empruntent à l’urbanisme tactique, au design thinking ou à l’art dans l’espace public. Enfin, elle suppose une bonne dose d’expérimentation - une approche peu compatible avec la planification urbaine.

« La ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. »

La ville relationnelle a été écrit tout exprès pour inciter le monde de la fabrique urbaine à mieux saisir l’enjeu et le décliner dans les politiques publiques. Même si l’ouvrage est riche en chiffres et en exemples, il se veut moins un état des lieux qu’un programme à mettre en œuvre. Il s’adresse d’ailleurs explicitement à un public opérationnel - élus surtout, mais aussi aménageurs ou promoteurs. Pour mieux les convaincre, Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin ont opté pour l’écart avec les attendus de tout manuel d’urbanisme. Leur texte est ponctué de récits d’expériences concrètes et quotidiennes de relations, où la part du vrai et de la fiction est bien difficile à démêler. Il est également rythmé par les illustrations de Lisa Subileau, qui offrent autant d’instantanés de la ville relationnelle. 

7 figures inspirantes    

Cette approche originale permet de « donner corps » au programme décliné dans l’ouvrage en 7 figures. Les voici présentées succinctement : 

  1. La ville de la rencontre : c’est la ville des places et des parcs, de tous les lieux publics où l’on peut se poser le temps d’une halte ou d’un rendez-vous, où l’on peut alterner “aloning” et “togethering”. Elle réclame beaucoup de “mètres carrés relationnels”, mais surtout, elle invite à ralentir : la vitesse et le bruit des véhicules à moteur ne font pas bon ménage avec elle.
  2. La ville du dehors : c’est la ville des trames vertes et bleues, où l’on se connecte au vivant par tous les sens, où l’on engage son corps en se déplaçant à pied où à vélo, au contact direct de l’air et de l’environnement.
      
  3. La ville amie de toutes les générations : elle place les enfants, les familles ou les personnes âgées au coeur de la conception urbaine et rompt avec une approche zonée qui leur ménage des espaces dédiés, sortes de « réserves d’Indiens ».
  4. La ville du faire et du tiers solidaire : c’est la ville de la jachère, qui ménage des espaces d’expérimentation collective dans les friches et accepte une certaine part d’informel, de spontanéité et de « laisser-faire » dans l’espace public.
  5. La ville de la surprise : elle accueille un foisonnement d’interventions artistiques pour susciter l’étonnement et enrichir les imaginaires urbains.
  6. La ville comestible : elle assume son rôle productif et invite les citadins à mettre les mains dans la terre, seuls ou ensemble, pour explorer de nouvelles formes de relations avec le monde végétal et/ou partager un repas.
  7. La ville du temps libre : elle est celle « qui envisage toutes les relations entre les espaces publics et les temporalités de la vie ordinaire. » Elle prend en compte la diversité des rythmes urbains et des usages de la ville. Attentive à ce qui se fait en dehors du temps de travail, elle s’intéresse tout particulièrement à la nuit - espace-temps de la fête, mais aussi du repos et de la contemplation des étoiles. 

L’urgence d’une « transition relationnelle »

Bien sûr, ces diverses modalités de la ville relationnelle sont non-exclusives et poreuses. « Il ne s’agit pas de dire que les 7 figures doivent être mises en oeuvre simultanément au cours d’une seule et même mandature, peut-on lire dans l’ouvrage. Les collectivités peuvent plus raisonnablement se donner pour objectif de réussir à matérialiser de façon incrémentale deux à trois de ces figures de ville par mandature. »

D’après Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, il est en tous cas urgent d’accélérer la « transition comportementale. » Selon eux, celle-ci se conjugue en effet à d’autres transitions et peut en déterminer le succès. « La décarbonation ne pourra se faire que dans une ville devenue relationnelle, expliquent-ils, une ville où primeront les dynamiques de proximité, les sociabilités - fortes ou faibles - et une relation au vivant qui sera tout autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. » 

D’ailleurs, l’enjeu est tel pour les auteurs du livre qu’ils ont conçu La ville relationnelle comme une entrée en matière, un genre de préambule. L’ouvrage est le premier opus d’une collection de quatre livres qui exploreront divers versants des interactions urbaines et décriront les leviers et dispositifs susceptibles de les favoriser. À suivre, donc. 

À lire : 

La Ville relationnelle, les sept figures, de Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, Paris, éditions Apogée, 2024. 200 pages, 15 euros.