

Julie Pommier et Iana Vicq : « La géographie de l’invisible, c’est une géographie de la précarité. »Ce sont en grande majorité des hommes, précaires et d’origine étrangère. Ils arpentent les rues des grandes villes à vélo pour livrer à domicile les repas préparés par les restaurants référencés sur des plateformes de la FoodTech, Uber Eats et Deliveroo en tête. Leurs journées de travail sont rythmées par l’attente des commandes et leur livraison. Entre deux courses, ils se regroupent discrètement entre livreurs d’une même communauté.
Dans le cadre de l’appel à projets FAIRE du Pavillon de l’Arsenal, Julie Pommier et Iana Vicq ont consacré une étude à leur manière d’occuper l’espace public. Entre travail de terrain, recherche documentaire et analyse cartographique, celle-ci de révèle une « géographie de l’invisible », à la fois algorithmique et sociale, marquée par l’absence d’infrastructures adaptées aux besoins fondamentaux des livreurs Proposant plusieurs solutions pour améliorer leurs conditions de travail dans l’espace public, elle se présente comme un outil de sensibilisation et de réflexion à destination des pouvoirs publics, des acteurs de la ville et des citoyens.
Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un appel à projets FAIRE, porté par le Pavillon de l’Arsenal en 2023. Depuis la création de l’agence, nous avions envie de développer une pratique réflexive, qui ne soit pas uniquement centrée sur la maîtrise d’œuvre, mais qui ouvre le champ de notre pratique. Cette année-là, il y avait quatre thèmes, dont un sur la question des espaces publics inclusifs. Nous avons répondu avec un sujet portant sur les livreurs des plateformes numériques. Cela venait aussi d’un constat, à la suite du Covid-19, d’une forte augmentation de leur présence dans l’espace public, y compris à proximité de nos propres lieux de vie.
Ce n’était pas un engagement formel, mais plutôt une réflexion issue d’un constat de société. Le thème de l’appel à projets a fait croiser cette réflexion, et nous a décidés à nous lancer. Par ailleurs, nous nous déplaçons beaucoup à vélo, donc nous les croisons très souvent.

Nous avons répondu à l’appel à projets en collaboration avec Circé Lienart de l’association CoopCycle qui gère la Maison des coursiers, partenaire de l’étude. Il nous semblait essentiel d’avoir un lien direct avec le terrain et avec les livreurs. Nous avons commencé par un état des lieux qui a duré presque un an. Nous avons mis en place un protocole de collecte de données pour appréhender le sujet. Cela a commencé par la création d’un questionnaire en ligne, traduit en six langues : français, anglais, arabe, hindi, pachto et bengali, afin de toucher un maximum de communautés. Les traductions ont été réalisées avec l’aide des coursiers fréquentant la Maison des coursiers. Le questionnaire a été testé sur place, afin d’affiner les questions et de recueillir des retours, notamment sur la question de l’attente, qui nous intéressait particulièrement. À partir des résultats du questionnaire, nous avons identifié des points de concentration. Nous avons ensuite mené un travail d’arpentage avec CoopCycle, consistant à parcourir les quartiers et à aller à la rencontre des livreurs sur leurs lieux d’attente.
En parallèle, nous avons mené une recherche documentaire en nous intéressant aux laboratoires de recherche spécialistes de ces questions, aux ouvrages et articles existants, et nous avons réalisé de nombreux entretiens avec des chercheurs et des acteurs liés à la mobilité et à la logistique urbaine. Ensuite, nous avons souhaité retranscrire ce travail de manière plus sensible. Nous avons fait appel au photographe Arthur Crestani, avec qui nous avons refait cet arpentage. Il est allé à la rencontre des livreurs et leur a demandé leur accord pour être photographiés.
Nous savions que l’objectif était d’améliorer la situation et le confort de ces travailleurs, mais nous ne savions pas quelle forme prendrait la réponse.
De notre côté, nous avons mobilisé nos outils d’architectes, notamment à travers un travail cartographique : repérage des lieux d’attente, incidence des algorithmes sur l’espace, implantation des équipements existants dans l’espace public. Cela a constitué une base pour la suite du travail, même si nous n’avions pas, au départ, de vision précise du résultat final.
Exactement. Nous savions que l’objectif était d’améliorer la situation et le confort de ces travailleurs, mais nous ne savions pas quelle forme prendrait la réponse. Ce n’est pas notre cœur de métier habituel.

La question centrale était : où attendent-ils et pourquoi ici ? La réponse est clairement liée à l’algorithme des plateformes. Les livreurs attendent au plus près des zones où ils sont susceptibles de recevoir des commandes. Grâce à une capture d’écran de l’application d’un livreur, nous avons compris qu’ils voient en temps réel des zones de forte demande.
Ils choisissent donc leurs lieux d’attente en fonction de ces zones. Concernant les espaces publics, il n’existe pas de typologie unique, mais ils se placent généralement en retrait, à la limite de la visibilité. Il s’agit aussi de ne pas être dérangés et de ne pas déranger. Ils se regroupent par communauté, ce qui crée des formes de solidarité et d’entraide pendant les temps d’attente. Cela se manifeste par des échanges de services : aide pour réparer un vélo, recharger une batterie, ou même des repas apportés par des personnes de la même communauté. Ces regroupements se font souvent dans des espaces périphériques : sous des arbres, sur des contre-allées, près des arceaux de vélos, des places de stationnement, et non dans des espaces publics centraux et très fréquentés.
La question centrale était : où attendent-ils et pourquoi ici ? La réponse est clairement liée à l’algorithme des plateformes. Les livreurs attendent au plus près des zones où ils sont susceptibles de recevoir des commandes. Grâce à une capture d’écran de l’application d’un livreur, nous avons compris qu’ils voient en temps réel des zones de forte demande.
Cela se manifeste par une fragmentation. Il y a d’un côté les lieux physiques d’attente, et de l’autre une segmentation virtuelle dictée par l’algorithme, avec des zones de forte demande et des zones où aucune commande n’est possible. Les livreurs n’investissent pas ces zones dites “blanches”, puisqu’ils ne peuvent pas y travailler. L’algorithme produit donc une géographie spécifique.
Oui. En dehors de la Maison des coursiers, tenue par CoopCycle (initialement boulevard Barbès dans le 18ᵉ arrondissement, puis déménagée dans le 2ᵉ), il n’existe pas d’autre espace dédié à Paris. Cette maison touche surtout certaines communautés, principalement dans le nord de Paris.
Dans le questionnaire, nous avons travaillé sur leurs besoins. Le besoin principal, très largement cité, est la possibilité de recharger les batteries des vélos et des téléphones. Ensuite viennent les besoins élémentaires (boire, accéder à des sanitaires), puis les besoins liés à l’abri et au repos, et enfin l’assistance administrative, juridique et médicale, notamment pour des personnes sans-papiers.
Dans le questionnaire, nous avons travaillé sur leurs besoins. Le besoin principal, très largement cité, est la possibilité de recharger les batteries des vélos et des téléphones. Ensuite viennent les besoins élémentaires (boire, accéder à des sanitaires), puis les besoins liés à l’abri et au repos, et enfin l’assistance administrative, juridique et médicale, notamment pour des personnes sans-papiers.
Oui, à la fois du fait du rôle central de l’algorithme et de l’invisibilisation de ces travailleurs, pourtant qualifiés d’essentiels pendant la crise du Covid-19. C’est aussi une géographie de la précarité, liée à des travailleurs présents dans la ville, mais que l’on préfère ne pas voir.

Nous pensions au départ arriver à un projet architectural classique, comme une Maison des coursiers améliorée. Mais au fur et à mesure de l’étude, nous avons compris que le sujet était davantage politique et global, et qu’un projet unique serait insuffisant. Répondre par un aménagement ponctuel n’est pas à l’échelle de l’enjeu. Nous avons préféré produire un travail proche d’un livre blanc, destiné à éclairer les décideurs, sans prétendre apporter une solution unique. Nous avons donc structuré nos propositions autour de trois axes : l’espace public, les réseaux d’acteurs et la logistique urbaine.
CoopCycle est aussi présent à Bordeaux. Des recherches existent à Lyon, Montréal, Manchester, et d’autres projets de Maisons des coursiers sont en cours à Grenoble, Marseille, entre autres. L’objectif affiché de CooopCycle est par ailleurs de disparaître à terme, si une régulation du travail rendait ces structures inutiles.
D’abord aux pouvoirs publics, au sens large, mais aussi aux citoyens et à l’ensemble des acteurs de la ville. L’ambition est à la fois de sensibiliser et de reposer la question de l’hospitalité urbaine. Une présentation est prévue à la Mairie de Paris en janvier. Nous espérons ensuite pouvoir diffuser ce travail dans d’autres métropoles concernées par des problématiques similaires.
Julie Pommier et Iana Vicq, Géographie de l'invisible, livreur.euse.s des plateformes numériques, éditions Pavillon de l'Arsenal, novembre 2025, 17,5 x 25 cm - 68 pages, 13 €
La présentation du projet sur le site de FAIRE :
https://www.faireparis.com/fr/projets/faire-2023/geographie-de-linvisible-2880.html
Commander l'étude :
https://www.pavillon-arsenal.com/fr/edition-e-boutique/13283-geographie-de-linvisible.html
Rue de la Justice dans le 20e arrondissement de Paris, un bâtiment à l’architecture singulière attire le regard dans cet environnement urbain. Il s’agit d’une crèche de près de 140 berceaux, dont l’ensemble est comme enveloppé d’une résille en bois. Conçue par l’agence BFV, cette structure est issue du remploi de 630 portes palières d’un chantier de réhabilitation de logements situé à moins de 300 mètres destinées à être jetées. « Elles ont été découpées et ont permis de faire une vêture de façade », explique Chloé Gentet, chargée de projet et ingénieure chez Bellastock, une coopérative d'architecture qui est intervenue en tant qu’experte auprès des architectes pour l’intégration de matériaux de réemploi. Créée en 2006 par des étudiants de l’école d’architecture de Paris-Belleville, tout d'abord sous la forme d’un festival destiné à renouer avec la pratique constructive autour d’une ville éphémère à l’échelle 1:1, Bellastock a évolué, passant d'association en 2012 à Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) en 2019. Aujourd’hui, elle se concentre sur des missions de bureau d’études, d’assistance à maîtrise d’ouvrage et de recherche autour du réemploi. En 2026, Bellastock Architectures devrait voir le jour afin de défendre et de mettre en œuvre des projets architecturaux “exemplaires” autour du réemploi (réutiliser des matériaux dans de nouveaux projets). Une notion à distinguer de la réutilisation (redonner vie à des déchets par un nouvel usage) et du recyclage (produire de nouveaux matériaux à partir de déchets).
"L’architecture du réemploi n’est pas une architecture de la palette." Chloé Gentet, Bellastock
“On est allé très loin sur le réemploi pour le projet La Balise, sur L’Île-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), ajoute Chloé Gentet. On a essayé de proposer une esthétique particulière pour s'adapter aux ressources et de les valoriser pour révéler leur potentiel. Ce détournement d’usage permet de réinventer des matérialités. L’architecture du réemploi n’est pas une architecture de la palette ». Pour réhabiliter des halles industrielles transformées en bureaux destinés à des entreprises de l'économie sociale et solidaire, la conception a été pensée à partir de matériaux de réemploi sourcés dans un rayon maximal de 50 kilomètres. Des bois de structure, des châssis vitrés, des dalles de faux plafond et des cloisons modulaires ont été récupérées auprès de chantiers alentours. Les systèmes constructifs choisis permettent leur réversibilité : chaque élément peut être démonté, déplacé et adapté aux usages.

Un autre projet fait figure de vitrine de l’économie circulaire : la maison des Canaux située au bord du Canal de l’Ourq, dans le 19eme arrondissement de Paris. Dans cet ancien centre administratif des canaux parisiens datant du 19e siècle, l'association Les Canaux et la Ville de Paris ont souhaité relever un défi et faire la démonstration de la faisabilité du réemploi. La réhabilitation du site pensée pour héberger la Maison des Économies Solidaires et Innovantes a été réalisée au maximum en économie circulaire par le collectif d’architectes Grand Huit. Résultat : 88% de matériaux réemployés, biosourcés ou comprenant au moins 10% de matière recyclée et 95% des déchets du chantier réemployés, réutilisés voire réinventés ou recyclés grâce à la contribution d’une quarantaine d’entreprises circulaires solidaires franciliennes.
Récupérer des matériaux de construction pour les réemployer dans un projet architectural reste aujourd’hui un parti pris fort du fait des contraintes qui pèsent sur le secteur. Pour l’équipe de Bellastock, il s’agit même d’un acte militant. « Pour nous, il est très important de valoriser les matériaux existants et de refuser le modèle linéaire de construction-démolition. Notre approche se fonde aussi sur des enjeux sociaux et territoriaux, tels que la relocalisation et la revalorisation d’emplois », précise Chloé Gentet, dont la mission est notamment d’identifier et de quantifier les matériaux déposés, leur état et leur potentiel de réemploi. Certaines maîtrises d’ouvrage demandent ensuite un accompagnement plus large : estimation des performances, tests de dépose, logistique, économie, et intégration du réemploi dans toutes les phases du projet. « Les taux de réemploi dépendent fortement du type d’opération, de 5 % en moyenne pour des projets en démolition avec structure béton à 15 à 20 % pour des projets en réhabilitation avec structure conservée, ajoute Chloé Gentet. La réemployabilité dépend de critères comme l’état, l’homogénéité, la qualité et les débouchés. En théorie, presque tous les matériaux sont réemployables, mais les moyens nécessaires varient fortement. Et le réemploi n’est pas toujours plus économique une fois les coûts d’études, de temps et de process intégrés. Le frein se situe plutôt sur les niveaux de motivation des maîtrises d’ouvrage et des architectes à intégrer cet objectif ».
"Le réemploi fonctionne bien dans les projets expérimentaux, mais son passage à grande échelle est freiné par des coûts plus élevés, la nécessité de disposer de foncier pour stocker les matériaux, un temps de travail supplémentaire du fait de la dépose sélective, des enjeux logistiques et une acceptabilité locale plus complexe." Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire
Pour Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire (INEC), la question se porte également sur le passage à l'échelle : « Les objectifs de valorisation diffèrent selon les acteurs et selon ce que l’on entend par valorisation : recyclage, réemploi ou autres formes de traitement. Le réemploi fonctionne bien dans les projets expérimentaux, mais son passage à grande échelle est freiné par des coûts plus élevés, la nécessité de disposer de foncier pour stocker les matériaux, un temps de travail supplémentaire du fait de la dépose sélective, des enjeux logistiques et une acceptabilité locale plus complexe. Le cadre assurantiel, réglementaire et économique est encore majoritairement adapté à une économie linéaire et non au réemploi. Pour autant, au-delà des impacts environnementaux, le réemploi représente un enjeu de souveraineté fort, réduisant notre dépendance aux importations et permettant plus de sécurité d’approvisionnement ».
Alors que le secteur du bâtiment représente environ 42 Mt/an de déchets, soit l’équivalent de la quantité totale de déchets produits annuellement par les ménages en France, seul le diagnostic « produits, équipements, matériaux et déchets » (PEMD) est obligatoire depuis 2023 (mais sans valeur contraignante) pour les surfaces de plus de 1000 m², et prévu par l’article 51 de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi « AGEC ». Cette même loi a prévu la mise en place d’une filière à responsabilité élargie du producteur pour assurer la gestion des déchets issus du secteur du bâtiment au-delà du traitement de la fin de vie des produits, et a mis l’accent sur la prévention, le réemploi et la réparation, par la création du fonds de réemploi et de réparation, géré par les éco-organismes. Les objectifs de réemploi fixés pour les éco-organismes sont de l’ordre de 4 % en 2027 et de 5 % à partir de 2028 et une refonte du cahier des charges est actuellement en cours.

Le cadre réglementaire actuel cristallise les critiques des acteurs du secteur qui pointent de nombreux dysfonctionnements. En mars 2025, un moratoire a été décidé par le ministère de la Transition écologique, mettant en exergue dans un communiqué que « cette filière représente une charge significative pour les producteurs de produits et matériaux de construction sans pour autant apporter un service satisfaisant aux artisans, bien qu’elle ait permis l’ouverture de plus de 6 000 points de collecte des déchets du bâtiment dont 1 800 reprennent tous les déchets. » Un projet d’arrêté vise à suspendre la mise en œuvre de plusieurs obligations des éco-organismes et de l’organisme coordonnateur en les reportant au 1er janvier 2027 dans l’attente des travaux de refondation de la filière, dont l’application est prévue pour début 2026.
Parmi les pistes d’action pour permettre au secteur de se structurer : renforcer le rôle de la commande publique (la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015 a fixé à l’État et aux collectivités territoriales un objectif de valorisation d’au moins 70 % des matières et déchets produits sur les chantiers de construction dont ils sont maître d’ouvrage (réemploi, recyclage ou autre valorisation matière) à l’horizon 2020), intégrer systématiquement le réemploi dans les marchés et adapter le cadre réglementaire tout en poursuivant le développement de plateformes de référencement et de gestion des matériaux, ainsi que le soutien aux initiatives pour améliorer la qualité du tri.
Rapport du Sénat : https://www.senat.fr/fileadmin/Commissions/Finances/2025-2026/Controles/Rapport_provisoire_economie_circulaire.pdf
Justinien Tribillon : "Le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique."J’ai grandi à Paris, dans le quartier de République, avant de vivre dix ans à Londres. Cette expérience m’a révélé deux modèles urbains opposés : à Londres, le centre, surtout composé de bureaux et d’écoles, est peu habité, la vie se concentre en banlieue, dans des pavillons avec jardins. À Paris, au contraire, la centralité est dense, désirée, et les espaces verts rares. En découvrant le goût britannique pour la vie suburbaine, j’ai commencé à questionner mon rapport à Paris et à sa géographie, notamment la frontière symbolique du boulevard périphérique entre la capitale et sa banlieue. En enquêtant pour un article pour le Guardian, j’ai pris conscience que cette séparation relevait moins d’une barrière physique que d’un imaginaire collectif, nourri de mythes et de préjugés. Le fait de m’être expatrié m’a offert la distance nécessaire pour déconstruire ces représentations, et constater qu’aucune étude approfondie n’avait encore analysé le périphérique comme objet urbain et social.
La Zone est une bande de terre de 250 mètres de large et d'environ 33-34 kilomètres de long entourant les fortifications construites autour de Paris en 1840 sur ordre d’Adolphe Thiers, au moment même où les autres grandes villes européennes démantelaient leurs murs. Prévue comme une zone non ædificandi (interdite à la construction pour des raisons militaires), cette zone théoriquement non-constructible n'a jamais été respectée et un certain nombre d’habitations plus ou moins solides et pérennes se sont mises en place. Des baraques, ateliers, guinguettes et théâtres y sont également apparues, formant une ceinture populaire et animée entre Paris et sa banlieue. Cet espace hybride, « illégal » mais vivant, abritait ouvriers, immigrés, artisans et marginaux, des « zoniers", comme on dit d'abord, puis des « zonards », attirés par des loyers faibles et une certaine liberté. À la fois lieu de travail, de divertissement et de précarité, la Zone symbolisait l’envers du Paris haussmannien, ordonné et bourgeois. Elle a inspiré autant la peur que le fantasme : repaire de pauvreté et de crimes et de plaisirs pour les uns, refuge de liberté et de créativité populaire pour les autres, la Zone devint un mythe urbain.

La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social. Durant les travaux d’Haussmann, la rénovation de Paris expulse les classes populaires du centre : elles sont repoussées vers les banlieues et cette zone sans statut clair.
La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social.
Espace interlope, ni tout à fait rural ni urbain, celle-ci accueille ouvriers, immigrés et populations nomades cherchant un logement bon marché et un petit lopin de terre. Dépourvue d’infrastructures (routes, égouts, électricité), la zone reste précaire mais accessible. À la fin du XIXe siècle, l’essor de l’hygiénisme et du modernisme nourrit chez les élites parisiennes une aversion envers cet espace qui entoure la capitale. Soit pour des raisons de progrès social, soit pour des raisons réactionnaires et anti-populaires, il y a un véritable désir de l'élite de l'époque de réformer la Zone en profondeur.
Au début du XXe siècle, la zone des fortifications, soit environ 15 % de la surface de Paris, devient un terrain d’expérimentation urbaine et politique. L’architecte Eugène Hénard imagine un projet progressiste reliant Paris et sa banlieue par une alternance de logements, d’équipements publics et d’une douzaine de parcs, formant une continuité urbaine et sociale avec les villes de banlieue. Mais c’est le projet conservateur de Louis Dausset qui s’impose en 1919 : il conçoit une « ceinture verte » séparant Paris de sa banlieue, soutenue par la chambre des propriétaires, désireuse de maintenir la valeur foncière et l’isolement d’un Paris bourgeois face à une banlieue populaire. La Zone, très habitée, n’est évacuée que très lentement jusqu’en 1943, quand le régime de Vichy l’évacue brutalement et manu militari. Sur la Zone, que Pétain qualifiait de « ceinture lépreuse », le régime de Vichy projette son projet politique de « régénération nationale », et va construire alors des stades et écoles, dans la lignée du projet Dausset. Mais le projet de parc continu est finalement balayé par la construction du boulevard périphérique. Considérée alors comme voie « paysagère », cette autoroute urbaine viendra symboliser durablement la rupture entre Paris et sa périphérie.

La construction des habitations à bon marché, les HBM au début du XXᵉ siècle, l'ancêtre des HLM , a façonné autour de Paris une « ceinture de briques ». Ces logements, souvent sociaux, bordant les boulevards des Maréchaux, sont construits en brique, matériau alors jugé peu noble, ce qui leur confère une mauvaise réputation. Conçus sans « grands architectes » mais par la mairie de Paris dans un contexte de pénurie, ils manquent d’audace face aux idéaux modernistes de l’époque. Leur architecture répétitive crée un paysage uniforme, souvent jugé triste, elle est très décriée par l'élite architecturale et intellectuelle de l'époque. Pourtant, ces immeubles ont offert des logements familiaux confortables et abordables, toujours habités et appréciés aujourd’hui. Symboliquement, cette ceinture matérialise un anneau prolétaire entourant la capitale, une « ceinture rose », prolongement de la « ceinture rouge » des banlieues ouvrières et communistes, perçues comme une menace politique face au Paris bourgeois, centre du pouvoir et des révolutions françaises.
Mon approche consistait à déconstruire l’idée, très répandue, selon laquelle une infrastructure comme le périphérique serait un objet purement technique, donc apolitique. En m’appuyant sur les travaux des sciences et techniques en société, j’ai cherché à montrer que toute décision technique porte en réalité les biais, les valeurs et les rapports de pouvoir de ceux qui la conçoivent. Derrière la façade rationnelle de l’ingénierie urbaine se cachent des choix profondément humains et parfois inégalitaires. Le périphérique en est un exemple frappant : son tracé et ses aménagements traduisent des arbitrages sociaux et économiques. Des quartiers riches, comme ceux du 16ᵉ arrondissement, ont réussi à éloigner l’infrastructure de leurs habitations, tandis que d’autres zones, plus populaires, ont subi de plein fouet les nuisances.
Ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.
De même, le refus initial d’installer des murs anti-bruit fut justifié par des arguments techniques, alors qu’il relevait en réalité de jugements esthétiques ou subjectifs des ingénieurs. Ce n’est qu’en 1977, avec l’élection du premier maire de Paris, que la décision fut imposée, révélant combien la hiérarchie politique pouvait infléchir la logique technique. Ainsi, ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.
Ce qui m’a intéressé, c’est de comprendre à quel point la fabrique urbaine de Paris et de sa périphérie est marquée par l’héritage colonial. Au XIXᵉ et au XXᵉ siècle, alors qu’on construit puis qu’on repense les fortifications, la France vit l’apogée de son impérialisme : architectes, urbanistes et ingénieurs formés dans les colonies y testent modèles et méthodes qu’ils ramèneront ensuite en métropole. Dans ces territoires marqués par la domination et la ségrégation, ils expérimentent l’idée d’un ordre spatial hiérarchisé, qu’ils appliquent ensuite à Paris. La « ceinture verte » imaginée au Maroc dans les années 1930, pour séparer les « villes européennes » des « villes indigènes », inspire directement la réflexion sur la périphérie parisienne.
Après 1945, avec l’arrivée des travailleurs immigrés, notamment algériens, cet imaginaire se rejoue. Le mot « bidonville », né dans le contexte colonial, désigne désormais ces quartiers informels en métropole. Peu à peu, les populations issues de l’immigration se retrouvent assignées aux cités de transit, puis aux grands ensembles, identifiées à une architecture jugée dégradée. La « question urbaine » est alors associée à la « question immigrée », comme si la destruction des tours pouvait résoudre les inégalités sociales. Derrière cette illusion d’un urbanisme neutre se cache en réalité la persistance d’un imaginaire colonial : une manière d’organiser la ville selon un régime de ségrégation ethno-raciale et de contrôle des populations.

Le boulevard périphérique, héritier direct de la « Zone », reste aujourd’hui un marqueur fort du paysage parisien. Même s’il tend lentement à s’apaiser, il incarne encore cette marge urbaine. Autour de lui subsistent des espaces de relégation : à la Porte de la Villette, par exemple, des personnes sans abri ou souffrant d’addictions au crack trouvent refuge sur ces franges repoussées hors du centre pour « déranger » le moins possible. Le long des Maréchaux ou des échangeurs, les tentes se succèdent, rappelant la persistance d’un Paris des marges.
La « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.
Cette identité périphérique perdure donc : le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique. Peut-être, dans un siècle, aura-t-il été absorbé par la ville. En attendant, comme le souligne le chercheur Jérôme Beauchez, la « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.

Justinien Tribillon, La Zone, une histoire alternative de Paris, Paris, éditions B42, 2025