Bimby, la densité urbaine s’organise dans les tissus existants

Écrit par
Déborah Antoinat
2013-06-19

Sélectionnée en 2009 par l’Agence Nationale de la Recherche dans le cadre de son appel à projets «Villes Durables», la démarche Bimby (Build In My Back Yard) propose une voie alternative et « douce » pour densifier les villes via les quartiers pavillonnaires.

Dépendance à la voiture, étalement urbain, éloignement des zones d’emploi, de commerce et de transport : le mode de vie pavillonnaire est très gourmand en émissions de gaz à effet de serre. C'est la raison pour laquelle les réflexions sur la ville durable prônent de plus en plus un urbanisme qui privilégie la densification de l’habitat. Cette solution permet de répondre à deux problèmes : l’obligation de réduction de CO2 et le besoin de nouveaux logements dans les premières couronnes des agglomérations. Contrairement aux opérations actuelles qui s’installent dans les anciennes friches industrielles, la démarche Bimby s’intéresse aux espaces périurbains où se concentrent les problèmes.« Le manque de terrain à bâtir est une réalité de beaucoup de villes en France. Vendre une partie de son terrain pour faire construire est une solution à la fois économique et écologique », expliquent Benoit Le Foll et David Miet, les deux architectes urbanistes à l’origine de la démarche Bimby en déplacement au CMAV de Toulouse pour présenter leur projet. Les mots de « lutte contre l’étalement urbain », « crise du foncier » sont rapidement évoqués. L’idée principale est simple : dans un contexte où la pression foncière est particulièrement forte dans les quartiers pavillonnaires, la démarche Bimby s’affiche comme un nouveau levier pour renouveler la ville. En effet, elle offre la possibilité à un habitant de céder une partie de son terrain pour créer de nouveaux logements.

1% des propriétaires visés

Si l’on considère qu'il y a 19 millions de maisons individuelles en France, il suffit qu’un propriétaire sur 100 accepte de vendre une partie de son terrain pour libérer 190.000 terrains à bâtir. Aujourd’hui, c’est une vingtaine de communes, un peu partout en France (Bretagne, Vendée, Aquitaine, Auvergne…) qui ont engagé une démarche pilote d’expérimentation.« On avait le pressentiment que l’on avait la place suffisante pour construire dans l’enveloppe urbaine et j’étais très agacé par la manière dont les agences immobilières découpaient les terrains selon des intérêts individuels, bien que dans le cadre légal du POS (Plan d’occupation des sols). Aussi, le diagnostic du PLU a confirmé le manque de petits logements, petites maisons et petits immeubles collectifs. Bimby s’est alors présentée comme une méthode appropriée pour nos problématiques », explique Jacques Cabot, le maire de Bouray-sur-Jouine. Cette commune (2000 habitants) située dans l’Essonne, à une quarantaine de kilomètres de Paris, connait une très forte pression immobilière et doit faire face à une importante demande de logements.Principale motivation mise en avant par les habitants : l’intérêt financier. « A 150.000 euros la valeur du terrain, de nombreuses personnes voient soudain l’intérêt d’en céder une partie. De plus cela permet de dégager de la trésorerie pour assurer de nouveaux besoins : une maison de plain-pied pour une personne âgée, un logement pour un enfant, le coût de l’entretien du jardin ou tout simplement pour financer des projets personnels », soulignent les porte-parole de Bimby. « Il est important que la commune propose des formes d’habitat qui permettent à nos jeunes et à nos anciens de rester vivre dans notre commune », estime le maire de Bouray-sur-Jouine.

"A 150.000 euros la valeur du terrain, de nombreuses personnes voient soudain l’intérêt d’en céder une partie. De plus cela permet de dégager de la trésorerie pour assurer de nouveaux besoins : une maison de plain-pied pour une personne âgée, un logement pour un enfant, le coût de l’entretien du jardin ou tout simplement pour financer des projets personnels." Benoit Le Foll et David Miet, architectes et urbanistes à l'origine de la démarche Bimby

Autres avantages pointés du doigt : la maîtrise de l’étalement urbain. Le fait de limiter la construction de logements implantés de plus en plus loin des zones d’emplois et de transport  influe sur les émissions de gaz à effet de serre et le « grignotage » des terres agricoles. Alors que l’étalement urbain semble inévitable pour construire de nouvelles maisons individuelles, forme d’habitat la plus prisée par les français, Bimby se positionne comme une alternative concrète. « Créer de nouveaux logements dans les tissus existants permet d’offrir la maison individuelle que les habitants sont venus chercher en arrivant dans les zones pavillonnaires. Et pour une municipalité, Bimby permet également de ne pas avoir à construire de nouvelles voiries et de réseaux. Il y a un intérêt convergent entre l’individuel et le collectif dans un contexte de pression foncière » souligne David Miet, qui a depuis crée une société de conseil en urbanisme auprès des collectivités.

Un avantage de la démarche BIMBY : la maîtrise de l’étalement urbain

Le PLU au cœur du dispositif

Principale difficulté pour cette démarche : les règles d’urbanisme. « Concrètement un habitant qui souhaite vendre une parcelle de son terrain a 4 chance sur 5 d’en être empêché par la réglementation », précise David Miet. Certaines règles du PLU (Plan Local d’Urbanisme) bloquent en effet la mise en place de ce type de projets immobiliers. Par exemple, Bouray-sur-Jouine va modifier son PLU (Plan Local d’Urbanisme) en juillet prochain afin de permettre la construction de nouveaux logements « façon Bimby » avec des premières applications prévues pour début 2014.

"Concrètement un habitant qui souhaite vendre une parcelle de son terrain a 4 chance sur 5 d’en être empêché par la réglementation". David Miet

Tremblay-sur-Mauldre, commune de 1000 habitants située dans les Yvelines, expérimente également la démarche. Le PLU devrait évoluer pour autoriser la construction de 70 logements en 10 ans. Elle a adopté un PADD (Projet d'aménagement et de développement durable) fin 2012 dont l’axe numéro 1 est de promouvoir la démarche de renouvellement initié par Bimby. Pas de clivage politique semble se dessiner parmi les premières municipalités qui ont décidé de tenter l’expérience. « On relève davantage une distinction entre pouvoir centralisé et pouvoir localisé. Cela se joue sur l’initiative laissée par le maire aux habitants », estime l’urbaniste, ajoutant : « Nous avons deux outils pour faire évoluer la situation. Le premier est le PLU qui peut être modifié de façon à autoriser la construction selon certaines règles dans les tissus existants. Le second est un outil de participation des habitants qui permet au propriétaire d’être reçu une heure gratuitement par un architecte pour conseiller et orienter les habitants ».

Urbanisme participatif

L’objectif affiché par Bimby est de faire converger intérêt privé et intérêt collectif pour construire un projet urbain. Un positionnement qui inverse le mode de représentation traditionnel de la fabrique de la ville. « Les élus partent habituellement du global au local, avec Bimby, c’est l’inverse, s’amuse Benoit Le Foll. Cela permet de changer la relation démocratique lors de la concertation. Faire une ville plus démocratique, c’est faire une ville plus durable ». Un des changements opérés par cette démarche repose en effet sur le transfert de compétences qui attribue la maitrise d’ouvrage à l’habitant.  « La simplification de la démarche constructive permise par Bimby est également plus économique, cela retire de fait la commercialisation, les normes supplémentaires, le coût du bureau d’études et la marge du promoteur. C’est la logique de filière courte dans le logement », continue David Miet.

"La simplification de la démarche constructive permise par Bimby est également plus économique, cela retire de fait la commercialisation, les normes supplémentaires, le coût du bureau d’études et la marge du promoteur. C’est la logique de filière courte dans le logement." David Miet

Une position qui ne suscite pas que des approbations. Certains professionnels du secteur, architectes et urbanistes en tête, s’inquiètent de la dérive possible de cette appropriation de la ville par les habitants eux-mêmes. Leur crainte : la possibilité laissée à de petits propriétaires de fabriquer le territoire.  « Il est clair qu’il faut s’assurer de certaines exigences, de se positionner sur les façades et les ouvertures pour que l’espace public soit respecté. Il faut faire du sur mesure, la modification du PLU doit dépendre de la morphologie des villes et du marché immobilier local pour ne pas donner les clés de la ville à de petits spéculateurs immobiliers », souligne David Miet. Il ajoute «  Bimby donne un peu plus de pouvoir à l’habitant en en retirant à l’urbaniste. Cela explique sans doute que la principale résistance provient des professionnels du secteur qui voient d’un mauvais œil la perte d’une partie de leurs prérogatives. »  Les deux initiateurs de la réflexion Bimby estiment qu’il faudra bien une dizaine d’années pour que la démarche se soit implantée de façon significative sur le territoire.

Sur le même thème

La ville relationnelle : un livre pour susciter le désir d’autres modes de ville

Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin sont tous trois spécialistes de la ville : la première en tant qu’anthropologue, géographe et fondatrice du cabinet de prospective Bfluid, le 2e en tant que directeur artistique de la ZAT à Montpellier, le 3e en tant que chercheur. Ensemble, ils signent un ouvrage que tout élu ou aménageur devrait lire : La ville relationnelle.

Parce qu’elle concentre commerces, bureaux, administrations, espaces publics et habitat, la ville est par excellence le lieu de la rencontre, de la « force des liens faibles ». Pourtant, cette « ville relationnelle » est très largement sous-estimée par les décideurs politiques. C’est en tout cas ce que notent Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin dans un ouvrage du même nom aux éditions Apogée (2024). « Aujourd’hui encore, les villes consacrent l’essentiel de leurs ressources financières et humaines à se maintenir en fonctionnement aussi régulier que possible », posent dès l’introduction ces trois spécialistes de l’urbain. Quant à cette ville des liens, elle « reste encore trop souvent dans l’angle mort des politiques publiques. » 

Cette négligence se marque spatialement : « la ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. » Il faut dire que la ville des liens semble fonctionner d’elle-même, contrairement à la gestion des flux ou l’entretien des réseaux, bref à tout ce métabolisme urbain complexe qu’il faut administrer. Son "aménagement" requiert aussi des approches différentes, qui empruntent à l’urbanisme tactique, au design thinking ou à l’art dans l’espace public. Enfin, elle suppose une bonne dose d’expérimentation - une approche peu compatible avec la planification urbaine.

« La ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. »

La ville relationnelle a été écrit tout exprès pour inciter le monde de la fabrique urbaine à mieux saisir l’enjeu et le décliner dans les politiques publiques. Même si l’ouvrage est riche en chiffres et en exemples, il se veut moins un état des lieux qu’un programme à mettre en œuvre. Il s’adresse d’ailleurs explicitement à un public opérationnel - élus surtout, mais aussi aménageurs ou promoteurs. Pour mieux les convaincre, Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin ont opté pour l’écart avec les attendus de tout manuel d’urbanisme. Leur texte est ponctué de récits d’expériences concrètes et quotidiennes de relations, où la part du vrai et de la fiction est bien difficile à démêler. Il est également rythmé par les illustrations de Lisa Subileau, qui offrent autant d’instantanés de la ville relationnelle. 

7 figures inspirantes    

Cette approche originale permet de « donner corps » au programme décliné dans l’ouvrage en 7 figures. Les voici présentées succinctement : 

  1. La ville de la rencontre : c’est la ville des places et des parcs, de tous les lieux publics où l’on peut se poser le temps d’une halte ou d’un rendez-vous, où l’on peut alterner “aloning” et “togethering”. Elle réclame beaucoup de “mètres carrés relationnels”, mais surtout, elle invite à ralentir : la vitesse et le bruit des véhicules à moteur ne font pas bon ménage avec elle.
  2. La ville du dehors : c’est la ville des trames vertes et bleues, où l’on se connecte au vivant par tous les sens, où l’on engage son corps en se déplaçant à pied où à vélo, au contact direct de l’air et de l’environnement.
      
  3. La ville amie de toutes les générations : elle place les enfants, les familles ou les personnes âgées au coeur de la conception urbaine et rompt avec une approche zonée qui leur ménage des espaces dédiés, sortes de « réserves d’Indiens ».
  4. La ville du faire et du tiers solidaire : c’est la ville de la jachère, qui ménage des espaces d’expérimentation collective dans les friches et accepte une certaine part d’informel, de spontanéité et de « laisser-faire » dans l’espace public.
  5. La ville de la surprise : elle accueille un foisonnement d’interventions artistiques pour susciter l’étonnement et enrichir les imaginaires urbains.
  6. La ville comestible : elle assume son rôle productif et invite les citadins à mettre les mains dans la terre, seuls ou ensemble, pour explorer de nouvelles formes de relations avec le monde végétal et/ou partager un repas.
  7. La ville du temps libre : elle est celle « qui envisage toutes les relations entre les espaces publics et les temporalités de la vie ordinaire. » Elle prend en compte la diversité des rythmes urbains et des usages de la ville. Attentive à ce qui se fait en dehors du temps de travail, elle s’intéresse tout particulièrement à la nuit - espace-temps de la fête, mais aussi du repos et de la contemplation des étoiles. 

L’urgence d’une « transition relationnelle »

Bien sûr, ces diverses modalités de la ville relationnelle sont non-exclusives et poreuses. « Il ne s’agit pas de dire que les 7 figures doivent être mises en oeuvre simultanément au cours d’une seule et même mandature, peut-on lire dans l’ouvrage. Les collectivités peuvent plus raisonnablement se donner pour objectif de réussir à matérialiser de façon incrémentale deux à trois de ces figures de ville par mandature. »

D’après Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, il est en tous cas urgent d’accélérer la « transition comportementale. » Selon eux, celle-ci se conjugue en effet à d’autres transitions et peut en déterminer le succès. « La décarbonation ne pourra se faire que dans une ville devenue relationnelle, expliquent-ils, une ville où primeront les dynamiques de proximité, les sociabilités - fortes ou faibles - et une relation au vivant qui sera tout autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. » 

D’ailleurs, l’enjeu est tel pour les auteurs du livre qu’ils ont conçu La ville relationnelle comme une entrée en matière, un genre de préambule. L’ouvrage est le premier opus d’une collection de quatre livres qui exploreront divers versants des interactions urbaines et décriront les leviers et dispositifs susceptibles de les favoriser. À suivre, donc. 

À lire : 

La Ville relationnelle, les sept figures, de Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, Paris, éditions Apogée, 2024. 200 pages, 15 euros. 

La ruine, espace en voie de disparition ?

Dans Obsolescence des ruines (éditions Inculte), Bruce Bégout sonde l’état des constructions contemporaines et fait de leur caducité quasi généralisée le symptôme d’une époque où les flux prédominent sur les lieux.

Jamais sans doute époque n’aura bâti autant que la nôtre, au point qu’on ignore d’ailleurs si les matériaux nécessaires à toute construction ne viendront pas à manquer bientôt. Et pourtant, jamais on n’aura produit aussi peu de ruines. Telle est le propos, à première vue contradictoire, que développe Obsolescence des ruines de Bruce Bégout.  Publié il y a quelques mois aux éditions Inculte, l’essai mobilise à l’appui de cette thèse un très large corpus d’auteurs, de Zigmund Bauman à Günther Anders, de Heidegger à Ballard. Il s’ouvre ainsi sur une série de citations de Marx, de Marc Augé, de Venturi, de Rem Koolhaas, etc. où court un même paradoxe : l’architecture, sensée défier le temps plus que tout autre création de l’Homme, semble vouée désormais à durer moins qu’une vie humaine - 25 ou 35 ans tout au plus. Alors que sa première qualité doit être, selon Vitruve, la solidité (firmitas), le capitalisme tardif produit tout à l’inverse une architecture jetable, destinée à satisfaire le besoin contemporain d’une nouveauté perpétuelle. En ce sens, cette architecture n’est même pas appelée à devenir ruine : elle n’en a pas le temps.

De la ruine anticipée à la ruine instantanée

Pour qu’un bâtiment tombe en ruine, rappelle Bruce Bégout, il faut en effet qu’il soit suffisamment solide pour durer : « Seul ce qui a force de persistance mérite le nom de ruine », écrit l’auteur. C’est d’ailleurs, rappelle-t-il, en raison de cette persistance que la Renaissance, puis le Romantisme, s’intéressent aux ruines. Celles-ci tiennent certes alors d’un memento mori venant rappeler que rien ne dure ici-bas, ni hommes ni civilisations. Mais leur présence implique aussi que les vestiges du passé aient été assez robustes pour avoir la possibilité de se dégrader. La ruine est en somme une contradiction : témoignage de la fin inéluctable de toute chose, elle affirme sa résistance au temps, et porte ainsi témoignage de ce qui fut. Rien de tel, explique Bruce Bégout, avec les constructions contemporaines qui caractérisent selon lui « le troisième âge des ruines » dans lequel nous sommes entrés. « Si la modernité construisait encore pour le futur, note Bruce Bégout, voulant conforter sa puissance et son règne en inversant l’autorité de l’antique – autorité que ses ruines accentuaient loin de le dévaluer – dans l’idéal à venir, l’hypermodernité, à mille signes, paraît avoir entièrement renoncé à cette ambition séculaire et s’attache avant tout à élever à la va-vite des bâtiments répondant aux exigences du seul présent : la mobilisation infinie du capital. »

« Seul ce qui a force de persistance mérite le nom de ruine.» Bruce Bégout

L’obsolescence de l’architecture

Les bâtiments poussés comme des champignons dans les zones commerciales et d’activité, les pavillons de la Suburbia, et même les buildings de de verre et d’acier des quartiers d’affaires, rompent du tout au tout avec les édifices du passé, et même avec ceux de l’âge industriel : de piètre qualité, ils ne produiront tout au plus qu’un tas de gravats voués à la destruction ou, dans le meilleur des cas, au recyclage. Cette régression ne doit rien au hasard : elle est au contraire projetée dès la planification de toute édifice. Autrement dit, l’obsolescence programmée s’applique aussi, et peut-être surtout, à l’architecture. C’est déjà le cas dans la théorie de la valeur des ruines (Ruinenwerttheorie) que conçoit Albert Speer, architecte du IIIe Reich : la ruine d’édifices sensés durer mille ans y est déjà anticipée dès la construction, puisque d’elle dépend le prestige et l’empreinte du régime hitlérien. Dans l’esprit de Bernard London qui, juste après la crise de 29, pose dans un petit fascicule les bases de l’obsolescence programmée, celle-ci est aussi un moyen d’écouler la surproduction dans un contexte de crise économique. Dès lors, ce ne sont plus l’usage et l’usure qui font la vétusté, mais la conception même des bâtiments. London leur prescrit ainsi une durée de vie de 25 ans. C’est aujourd’hui le cas aux États-Unis, où la plupart des constructions n’excèdent pas cet âge. La précarité s’est logée dans les esprits, souligne Bruce Bégout. Elle est devenue notre mode d’appréhension du monde. Elle sied à l’immédiatisme d’un présent liquide. N’y échappe pas même la pensée écologique, qui valorise les cabanes, l’habitat léger, les abris sans empreinte ni fondations.

L’exploration urbaine, une sécession ?

La ruine se caractérise aussi par sa désaffectation : elle advient dès qu’un bâtiment se soustrait à sa fonction. Comme l’explique Bruce Bégout en suivant Heidegger et ses développements sur l’outil dégradé, devenu inemployable, c’est lorsqu’un édifice cesse de fonctionner, et donc d’être masqué par son utilité, qu’il révèle : ses propriétés matérielles, son inscription dans un ensemble urbain, etc. Il est d’autant plus visible qu’il ne fonctionne plus et sa puissance d’explicitation tient au fait qu’il cesse alors d’être familier et d’aller de soi. « Les constructions ruinées s’imposent d’elles-mêmes parce que leur nouveau mode de manifestation brise la pellicule d’indifférence familière sous laquelle elles étaient auparavant enveloppées dans leur état de fonctionnement normal », note l’auteur, avant de conclure qu’« une chose ruinée devient nécessairement spectacle. »Ce pouvoir de révélation explique en partie l’attrait contemporain pour l’urbex, auquel Obsolescence des ruines accorde une très large place : « Il n’est pas étonnant que, subissant depuis deux siècles un urbanisme fonctionnel, même dans son offre soi-disant ludique et fantastique, les hommes et les femmes de la modernité se tournent, à la recherche d’expériences du différent, du multiple et du dépareillé, vers les édifices abandonnés. Aux antipodes des espaces sous contrôle, où formes et pratiques sont soigneusement réglées selon des standards d’hygiène, de sécurité et d’ordre public, les ruines offrent des oasis d’étrangeté. »En disséquant les écrits de Walt Whitman, la "noosletter" du San Francisco Suicide Club, les préceptes de l’urbexeur canadien Ninjalicious ou les romans de Philippe Vasset, Bruce Bégout souligne à la fois ce qui se loge dans l’exploration des ruines de rupture avec le confort et le fonctionnalisme, mais aussi de méthode et de rigueur. La recherche d’intensité n’y exclut donc pas, au contraire, des précautions et un code de conduite.

De quoi la ruine instantanée est-elle le nom ?

Tout comme les constructions contemporaines qui produisent des gravats et des tas de décombres plutôt que des ruines, l’exploration méthodique des bâtiments désaffectés a valeur de symptôme. Elle questionne la place de l’Homme dans une société liquide où les conditions de production conduisent à la destruction accélérée de tout repère stable. La troisième partie d’Obsolescence des ruines s’intéresse ainsi, dans de courts chapitres, à ce que la ruine instantanée dit de notre système social, économique et culturel. « La décrépitude est plus révélatrice que la ruine elle-même », assure Bruce Bégout. Il faut donc plonger sous « les images tant prisées de la nature conquérante, repérant ses droits, humiliant l’orgueil des bâtisseurs », pour dévoiler « l’origine sociale de toute dégradation ». Il faut aussi regarder la destruction en face et se demander qu’en faire : la combattre ou l’accompagner, voire l’embrasser ? De la tendance au réemploi qui s’exprime aujourd’hui dans le champ de l’architecture (l’agence Encore Heureux en est un exemple) à l’émergence actuelle du dark tourism, la disparition de l’idée même de ruine semble dire l’imminence de la catastrophe et la nécessité de s’y préparer. Comment ? En résistant tout à la fois à la déploration du déclin et la « morosité réactionnaire », et à en appeler à la construction contre l’époque de repères stables. Peut-être faut-il « habiter le provisoire et séjourner dans le flux », qui sait pour y trouver les ferments d’une émancipation ?

Hameaux légers, une association pour le développement de l’habitat réversible

Créée en 2017 à Rocles dans l’Ardèche, l’association Hameaux légers plaide pour le développement de l’habitat réversible comme solution possible à la crise du logement, la bétonisation et l’aspiration croissante à des modes de vie durables, autonomes et solidaires.

Un logement se caractérise-t-il nécessairement par des fondations et d’épais murs en parpaings ou béton ? Pas selon l’association Hameaux Légers : créée en 2017 à Rocles, dans l'Ardèche, et pilotée depuis 2019 par un groupe de 50 bénévoles, celle-ci promeut le développement de l’habitat réversible. Les « hameaux légers », ce sont des écoquartiers d’habitat participatif construits avec des maisons aux fondations réversibles, accessibles financièrement et réalisés en partenariat avec les communes. De la yourte entièrement démontable à la tiny house, en passant par la construction « compostable » parce que constituée de chanvre, de paille et autres matériaux biodégradables, ils dessinent un continent encore mal connu. L’habitat réversible est pourtant en plein essor. Il faut dire que les alternatives à la construction pérenne, au « dur » qui dure, charrient nombre d’enjeux contemporains : crise du logement, changement climatique, dynamisation des zones rurales et lutte contre la déprise agricole et la spéculation immobilière, désir d’habiter autrement… « On part d’une situation d’urgence, qui est celle de l’accès au logement, explique Michael Ricchetti, membre de l’association Hameaux Légers. On se rend compte que des gens pourraient vivre en milieu rural, mais que les formes d’habitat n’y sont pas forcément adaptées à leurs attentes. Nous concilions ainsi deux problématiques clés : le mal logement et un élan croissant vers d’autres envies et modes d’habiter, qui ne se trouvent pas forcément dans les grandes villes. »

La loi Alur, un cadre juridique propice au développement de l’habitat réversible

Surtout, l’habitat réversible jouit désormais d’un cadre juridique clair propice à son développement. « En 2014, la loi Alur reconnaît l’ensemble des modes d’habitat installés de façon permanente dans les documents d’urbanisme, explique Michael Ricchetti. Elle autorise à titre exceptionnel l’aménagement de terrains pour implanter de l’habitat démontable dans des secteurs de taille et de capacité d’accueil limitées (STECAL) délimitées par le règlement du PLU. Ce concept existait déjà depuis un certain temps. Il était historiquement mis en oeuvre pour l’habitat de loisir ou les bâtiments agricoles. Ce qui est nouveau, c’est que la loi reconnaît à présent la légalité de cet habitat sur des zones non constructibles. » A ce titre, la loi Alur précise que « l’inconstructibilité des terrains situés hors des parties urbanisées de la commune comporte des exceptions et notamment la possibilité pour la commune d’autoriser, sur délibération motivée du conseil municipal, les constructions et installations hors parties urbanisées. Cette exception est possible lorsque le conseil municipal considère que l’intérêt de la commune le justifie, en particulier pour éviter une diminution de la population communale. » La loi fixe certaines conditions : l’aménagement (construction, aire d’accueil destinée à l’habitat des gens du voyage ou résidence démontable occupée à titre permanent) doit être dépourvu de fondations. Il doit être facilement démontable et doté d’équipements (intérieurs ou extérieurs) pouvant être autonomes. Son maître d’ouvrage doit aussi fournir une attestation d’hygiène en cas d’autonomie des réseaux.

Un exemple de tiny houses
« On part d’une situation d’urgence, qui est celle de l’accès au logement. On se rend compte que des gens pourraient vivre en milieu rural, mais que les formes d’habitat n’y sont pas forcément adaptées à leurs attentes. Nous concilions ainsi deux problématiques clés : le mal logement et un élan croissant vers d’autres envies et modes d’habiter, qui ne se trouvent pas forcément dans les grandes villes. » Michael Ricchetti, membre de l’association Hameaux Légers

Développer des logements abordables

C’est pour offrir une issue au déclin démographique des zones rurales qu’est née l’association Hameaux Légers. Son histoire commence en 2017 à Rocles, petit village ardéchois d’environ 250 habitants, situé dans le Parc naturel des monts d’Ardèche. Alain Gibert, maire EELV de la commune, et un collectif d’habitants cherchent alors à dynamiser les lieux en y développant une offre de logements abordables. L’enjeu est de taille dans ce village touristique : le nombre élevé de résidences secondaires y rend le foncier inaccessible aux candidats à l’accession d’une résidence principale - jeunes familles et agriculteurs locaux. Hameaux Légers dessine alors les contours d’un projet de lieu de vie collectif, constitué de 5 ou 6 maisons réversibles. Dénuées de fondations, celles-ci sont conçues sur pilotis, avec des matériaux écologiques, à faible impact carbone. Leur emprise au sol limitée et leurs caractéristiques permettent d’en abaisser considérablement le coût final. En effet, l’objectif de la municipalité est de louer le terrain à faible coût (25 à 50 euros par mois et par foyer) et de dissocier propriété du sol et du bâti tout en sécurisant à long terme les habitants grâce à un bail emphytéotique. Cette dissociation entre propriété du terrain et du bâti est d’une manière générale au coeur des Hameaux Légers. Faute d’un consensus au sein de l’équipe municipale, le projet ne verra pourtant jamais le jour. « Les divisions étaient d’ordre humain, explique Michael Ricchetti. La démarche n’avait pas suffisamment intégré les habitants et le voisinage. Nous en tirons d’ailleurs les leçons aujourd’hui, et pensons qu’il est primordial d’associer toutes les parties prenantes à ce type de projet. L’habitat réversible peut faire peur du fait de sa nouveauté. C’est clairement un sujet qui peut diviser, faute d’une sensibilisation suffisante. »

"L’habitat réversible peut faire peur du fait de sa nouveauté. C’est clairement un sujet qui peut diviser, faute d’une sensibilisation suffisante. » Michael Ricchetti

Hameaux légers en trois missions : accompagner, transmettre et sensibiliser

Depuis, c’est dans ce sens qu’œuvre l’association, avec une équipe entièrement renouvelée et l’appui financier de la Fondation de France et de Familles rurales. « Notre action se développe autour de trois axes, explique Michael Ricchetti. Le premier tient à l’accompagnement des collectifs et collectivités souhaitant créer un hameau léger. Nous intervenons alors sur les aspects essentiels de la gestion d’un lieu de vie collectif, qu’ils soient humains, techniques et financiers (cadrage, faisabilité, appel à projet, installation du collectif sélectionné…). Le deuxième axe est la transmission : l’association souhaite partager au plus grand nombre ses travaux et contenus concernant la vie en habitat réversible. Cette mission se matérialise par la mise à disposition d’une plateforme dédiée à l’habitat réversible, par le développement d’un MOOC, par des chantiers participatifs, des ateliers et formations auprès d’élus, sous forme de participation libre et consciente. Enfin, nous travaillons à la sensibilisation et la mise en réseau. On intègre ici la partie événementielle et plaidoyer. » Fort de ces trois axes de développement, Hameaux Légers est aujourd’hui en discussion avec une vingtaine de collectivités. Celles-ci sont intéressées pour plusieurs raisons : accueil de population, installation agricole, préservation du patrimoine local, dynamisation, etc. L’association est aussi co-fondatrice et administratrice du Fonds de Dotation Patrimoine d’Autonomie, dont l’objectif principal est de financer l’accession des foyers les moins favorisés à un « patrimoine d’autonomie». « Nous définissons le patrimoine d’autonomie comme l’ensemble des biens matériels, liens sociaux et savoirs qui permettent à une personne de répondre à ses besoins de base : avoir un toit, se chauffer, être entouré, se nourrir sainement, etc., explique Michael Ricchetti. Nous avons déjà récolté plus de 400 000 € de promesses de prêts longue durée (20 ans). » Enfin, les membres de Hameaux Légers multiplient les événements. En 2019, ils ont ainsi organisé une dizaine de « Week-ends des Possibles ». Les porteurs de projets y sont conviés à divers ateliers et groupes de parole. Certains événements sont conçus à destination des professionnels : « il s’agit de co-construire des savoirs et usages par le biais d’événements qui mobilisent des publics experts sur des thématiques essentielles de l’action de Hameaux Légers (Architecture, Urbanisme, etc.) », précise Michael Ricchetti. Cet été, l’association propose également « le Chemin des Possibles ». Cette randonnée de trois semaines à travers la Bretagne permettra de rencontrer élus, porteurs de projets ou associations. Le tout afin qu’un projet concret de hameau léger, réversible et écologique, puisse voir bientôt le jour.

En savoir plus :

https://www.hameaux-legers.org