Christine Aubry : "L'agriculture urbaine met en question notre modèle de production"

Écrit par
Stéphanie Lemoine
2013-07-03

Christine Aubry est ingénieur de recherche à l’INRA et responsable d’une équipe de recherche Agricultures urbaines à l’unité Mixte de Recherches SAD-APT. Elle a répondu aux questions de midi:onze sur l'agriculture urbaine et ses perspectives...  

L’expression agriculture urbaine semble un oxymore. Comment est née l’idée de faire de la ville un lieu de production agricole ?

Le terme agriculture urbaine est nouveau, mais l’agriculture dans la ville a toujours existé. La dernière vache a quitté Paris en 1971 ! En France, la séparation entre ville et agriculture s’est faite au début du 20e siècle, et surtout au cours des 30 glorieuses, du fait de l’étalement urbain et de l’industrialisation des filières agricoles.Le terme agriculture urbaine est arrivé relativement tard dans notre pays – depuis une quinzaine d’années tout au plus. La question s’est d’abord posée dans les pays du Sud, notamment lors de l’arrivée massive de paysans dans les villes à cause des guerres (dans l’Afrique des Grands Lacs en particulier).

"Le terme agriculture urbaine est nouveau, mais l’agriculture dans la ville a toujours existé." Christine Aubry, ingénieur de recherche à l'INRA

L’agriculture urbaine y est alors un vrai moyen de subsistance. Elle se définit d’abord par son lien fonctionnel avec la ville plus que par sa localisation qui peut être intra ou périurbaine. Elle partage avec l’espace urbain le foncier et la main d’œuvre ainsi que d’autres ressources (l’eau par exemple), et cherche à concilier aire de production et de consommation. Dans les pays du Nord en particulier, alors qu’on imagine l’agriculture urbaine comme construite en opposition à l’espace urbain, elle en est souvent complémentaire, ne serait-ce que parce que dans bien des cas, c’est le salaire d’un conjoint travaillant en ville qui permet à un agriculteur de maintenir son exploitation.

Comment expliquer cet essor ?

Je ne suis pas sociologue ni historienne, mais ce qu’on peut constater cependant, c’est qu’il existe des parallèles avec d’autres phénomènes aussi en plein essor. J’en vois au moins deux : d’une part, l’intérêt croissant des politiques et des citoyens pour le développement durable, et notamment pour le développement durable urbain ; d’autre part, les crises alimentaires en Occident, qui ont mis les consommateurs en alerte. A partir de la fin des 1990, une inquiétude croissante quant aux conséquences sanitaires de notre modèle agricole a amené une partie de la population à vouloir diversifier les liens avec les agriculteurs, voire à auto-produire. On explique ainsi notamment l’essor des circuits courts, et aussi le fait qu’aujourd’hui, la plupart des collectivités sont confrontées à des demandes quotidiennes d’espaces à cultiver par les habitants…

Vous dites que l’agriculture urbaine est multifonctionnelle. Pouvez-vous expliciter cette idée ?

La multifonctionnalité n’est pas propre à l’agriculture urbaine. La plupart les exploitations agricoles remplissent de fait plusieurs fonctions . Par exemple, un mouton produit de la viande, mis aussi de la laine ou du cuir. En ville toutefois ou à ses alentours, cette multifonctionnalité est extrêmement poussée et très fréquente : une même exploitation pourra concilier production alimentaire, activités pédagogiques ou sociales, aménagements paysagers, etc. D’ailleurs, une exploitation urbaine ne fonctionnera que si elle apporte plusieurs types de services.

"Une exploitation urbaine ne fonctionnera que si elle apporte plusieurs types de services." Christine Aubry

Pour une raison très simple : les fermes situées à proximité des villes souffrent souvent de leur proximité avec l’espace urbain à travers la pression sur le foncier, les difficultés de circulation, les conflits avec le voisinage etc. ; elles ont donc tout intérêt à transformer ces nuisances en avantages, par exemple en organisant la vente directe de produits et de services aux citadins…

L’animal commence à faire en ville un timide retour. Peut-on envisager des élevages urbains ?

C’est déjà largement le cas ! L’apiculture urbaine est en plein boom et va sûrement continuer à se développer. On commence aussi à voir quelques élevages de volailles, avec des formes plus domestiques. Par exemple, Yerres dans l’Essonne a une politique de développement des poulaillers. Commencent aussi à s’y développer des élevages de type multifonctionnel. C’est le cas des moutons de Clinamen à Saint-Denis : les ovins servent de tondeuses à gazon, mais fournissent aussi des services pédagogiques et alimentaires. Pour un certain nombre de collectivités territoriales, réinstaller des élevages dans l’espace urbain et périurbain peut être intéressant. En Ile-de-France toutefois, leur essor est limité à cause du démantèlement des abattoirs de proximité et de la rareté des services vétérinaires. Pour que l’élevage urbain se développe, il faut parfois retisser toute une structure de transformation.

Quelles formes prend l’agriculture urbaine ? Peut-on en dresser la typologie ?

L’agriculture urbaine prend les formes les plus diverses, que ce soit par sa localisation, par la fonction principale des exploitations ou par leurs filières (auto-consommation ou vente, et dans quels circuits ?). Le caractère multifonctionnel de l’agriculture urbaine rend très difficile l’établissement de typologies immuables. Par exemple, les formes non professionnelles d’agriculture ne sont pas pour autant dénuées d’intérêt économique : dans un jardin familial de 150 m2, on a une production alimentaire relativement importante, qui vient se cumuler aux bénéfices sociaux, voire thérapeutiques du projet. De même, les initiatives émergentes, notamment dans l’intra-urbain, sont très souvent des projets de  nature hybride : à un but strictement commercial, s’ajoute souvent une visée pédagogique et éventuellement sociale. Les business model de ces initiatives sont eux-mêmes conçus en fonction de plusieurs types de services et de rémunérations afférentes. On est dans une hybridation très forte. C’est la même chose outre-Atlantique, où l’on voit se nouer des liens très forts entre par exemple les toits productifs et l’agriculture péri-urbaine.

"Les innovations en matière d'agriculture urbaine viennent rarement, hélas, du monde agricole." Christine Aubry

Ce qui caractérise les  projets d’agriculture urbaine, c’est qu’il s’agit de formes innovantes, et que tout est en construction. Ces innovations viennent rarement, hélas, du monde agricole. En effet, les systèmes techniques mis en œuvre par l’agriculture urbaine diffèrent très largement des modes de production « traditionnels », et les agriculteurs ne sont pas soutenus aujourd’hui dans ce genre d’innovation par leurs organisations professionnelles qui ne semblent pas avoir encore pris la mesure des développements possibles de l’agriculture urbaine. Mais c’est peut être une simple question de temps.

Les formes que prend l’agriculture urbaine dépendent-elles du type de milieu : dense ou étalé ?

Il est évident que les formes urbaines sont déterminées par l’accès au foncier. Les fermes urbaines qui s’installent en pleine ville dans des zones en déshérence (les friches industrielles par exemple, fréquentes aux USA mais aussi dans certains villes européennes) ont plutôt tendance à développer la production hors-sol, alors que le péri-urbain est plus propice aux cultures en plein champ. Toutefois cette distinction n’est pas figée, et on voit aussi des projets hors-sol dans le périurbain, et de l’agriculture en plein champ au cœur des villes… Cela dépend beaucoup des structures urbaines elles mêmes.

A quelle surface en France estime-t-on le potentiel de développement de l’agriculture urbaine ?

Il est très difficile pour l’heure de répondre à cette question. On commence à avoir quelques données en la matière, mais elles sont à manier avec beaucoup de précautions. Paris a fait une estimation de ses toits productifs. Il existe dans la capitale environ 300 hectares de toits plats, dont 80 seraient cultivables, sans préjuger du coût de mise en culture. Ce qu’on a pu montrer à l’INRA, c’est qu’on peut produire entre 5 et 8 kilos de légumes par m2 sur un toit productif en plein air ou dans des jardins associatifs urbains. Il est clair qu’on est très loin de l’autosuffisance maraîchère en ville ! Mais le potentiel de production urbaine n’est pas pour autant négligeable, surtout en ce qui concerne les populations les plus vulnérables. De plus, ces formes d’agriculture peuvent remplir des services alimentaires particuliers : restauration collective, réinsertion, accès aux produits frais de populations vivant dans des « déserts alimentaires », ce qui est plus souvent le cas outre atlantique que chez nous, là encore pour des questions de structure des villes. Mais si l’on avait l’objectif politique d’assurer le plus possible l’approvisionnement des villes par les différentes formes d’agriculture urbaine, on pourrait le faire…

Quelle part de l’approvisionnement une telle agriculture peut-elle assurer ?

C’est très difficile à dire. Dans les pays du Sud, notamment africains, l’agriculture urbaine assure entre 60 et 100 % de l’approvisionnement en produits frais. En Occident, on est beaucoup moins bons, et surtout on sait beaucoup moins ! Par exemple, en Ile-de-France, la quantité de salades produites peut théoriquement couvrir 80% des besoins de la région, mais on n’a aucune idée des liens réels qui unissent production et consommation. Idem pour les céréales cultivées dans l’espace périurbain, dont la moitié est exportée. Quand vous achetez une baguette, vous ne savez pas d’où provient la farine, alors qu’on aurait la possibilité d’approvisionner largement l’Ile-de-France grâce au blé produit sur place ! En somme, l’agriculture urbaine met en question notre modèle de production. A la fois dans les liens aux consommateurs, et dans ses systèmes techniques. Il y a pour partie une question d’échelle : les questions sont portées par les communautés d’agglomération, mais c’est très difficile pour elles d’intervenir sur les filières. Quant à la  PAC, elle ne traite pas d’agriculture urbaine.

L’agriculture urbaine est-elle une façon de contenir ou de compenser l’étalement urbain ?

En France, on est à la fin d’une dynamique de grignotage périurbain, du moins je l’espère. L’étalement a été très fort dans les années 1990 et 2000, en partie parce qu’on sacralise les forêts et les bois et que pour que les villes s’étendent, surtout avec le modèle du pavillon de banlieue, ils fallait piocher dans les terres agricoles. Pendant cette décennie, en Ile-de-France, moins d’1% des terres forestières ont été grignotées, contre 12% des terres agricoles. A l’échelle locale (de la grande commune, voire de la Région) on est souvent dans des politiques qui visent à préserver ce qui peut l’être, avec des moyens parfois très importants. L’agence des espaces verts en Ile-de-France est aujourd’hui un plus gros propriétaire terrien que la SAFER, car elle y a mis les moyens. Son exemple souligne que freiner le mitage des terres agricoles ne passe pas aujourd’hui par des politiques nationales. En France, l’Etat n’a pas légiféré sur le sujet. Pour plusieurs raisons, notamment politiques : les syndicats majoritaires ne promeuvent pas franchement la diversité agricole et comme on l’a dit, ne s’intéressent pas prioritairement à l’agriculture proche des villes. Il y a aussi le fait qu’on est confronté en France à un grand déficit de logements, d’où la tentation de régler le problème en libérant des terres agricoles. C’est la raison pour laquelle les politiques agricoles en périurbain sont aujourd’hui portées au premier chef par les communautés d’agglomération. D’autant plus que les PLU et les SCOT les incitent à réfléchir à  l’échelle de l’ensemble du territoire, ce qui n’était pas le cas il y a 15 ans.

Compte tenu des prix du foncier en ville, à quelles conditions l’agriculture urbaine peut-elle être rentable ?

La rentabilité des exploitations agricoles urbaines est soumise à au moins trois conditions. Elle doit d’abord bénéficier d’aides pour l’accès au foncier, celles-ci pouvant venir d’associations de citoyens, comme Terre de liens, ou de baux environnementaux passés par les communes avec les agriculteurs à certaines conditions, (par exemple  le fait de produire des produits bios dans des circuits de type AMAP). Ensuite, les projets d’agriculture urbaine ont intérêt à produire des denrées à forte valeur ajoutée. Elles vont plus facilement valoriser de la production maraîchère ou laitière. Enfin, le choix des circuits de commercialisation est très important. Les exploitations urbaines privilégient souvent la vente directe…

L’agriculture urbaine est-elle forcément hors-sol et High-tech ?

En France, l’agriculture urbaine se développe dans de nombreuses directions. On voit notamment émerger des formes d’agriculture hors-sol ultra productives. Certains projets sont en train d’aboutir, dont celui d’une tour maraîchère de 3 ou 4 étages à Romainville. Il s’agit d’un projet porté par la mairie, et qui va s’installer dans un quartier en pleine rénovation urbaine. L’objectif est de produire des légumes locaux, peut-être des poissons grâce à l’aquaponie, et à des prix défiant toute concurrence. L’enjeu est de mettre en œuvre un système très productif. D’autres systèmes high tech existent ou sont en projet, et en même temps, les citadins sont réticents vis-à-vis de l’hydroponie, alors que c’est un modèle peu gourmand en eau, en terre et en produits phytosanitaires. L’image qu’on se fait de l’agriculture en France semble peu compatible avec ce type de systèmes. Par exemple, aujourd’hui il y a incompatibilité entre le hors-sol et l’agriculture biologique, et il n’existe pas de certification possible dès lors qu’il n’y a pas de lien au sol. Par ailleurs, des systèmes moins « high tech » mais plus fondés sur des interactions agro-écologiques se développent actuellement en intra-urbain, par exemple des toits productifs en plein air où l’on fait du maraîchage dans des bacs sur des composts locaux, somme nous l’expérimentons actuellement sur le toit d’AgroParisTech…

"Faire de « l’écologie d’échelle » est possible si l’on mutualise l’offre des producteurs, contrairement à ce qui se fait aujourd’hui. De la même manière, il faudrait optimiser les déplacements des consommateurs pour limiter les coûts." Christine Aubry

La pollution des sols est-elle un frein au développement de l’agriculture urbaine ? Comment y remédier ?

La question a émergé notamment suite aux épandages de boues urbaines sur les terres agricoles périurbaines. Aucune réglementation n’encadrait ces pratiques au début du 20ème siècle et jusque fort tard, d’où de fortes pollutions en métaux lourds. En zone intra-urbaine, les sols peuvent être pollués par des activités antérieures, notamment liées à l’industrie chimique ou métallurgique. A Lille par exemple, les sols libérés par la désindustrialisation sont, le plus souvent, suffisamment pollués pour que se pose la question de leur dangerosité. Face à cela, trois types de solutions : d’abord, la plupart des collectivités territoriales interdisent dans ces cas l’implantation de jardins associatifs sur place. Lorsque les gens insistent, on excave le sol et on remplace la terre, ce qui pose la question de la traçabilité des terres. Parallèlement, les chercheurs développent aussi des recherches pour qualifier ces pollutions des sols et leur dangerosité en fonction du type de végétaux. Par exemple, on peut parfaitement cultiver du maïs sur des terres polluées car il absorbe très peu les métaux lourds. Troisième solution pour pallier la pollution des sols : la mise en œuvre de dispositifs hors-sol, des bacs par exemple, y compris pour les formes commerciales.

Vous dites que les circuits courts ne sont pas forcément moins consommateurs d’énergie fossile que les circuits longs ayant optimisé leur logistique. Pourquoi ?

Une étude d’un collègue allemand a comparé les consommations d’énergie fossile entre les filières courtes et longues. Il a analysé 4 ou 5 produits, dont l’agneau et le jus de pomme. L’étude montre que les filières longues organisées depuis longtemps ont optimisé leur logistique. C’est le cas de l’agneau de Nouvelle Zélande acheminé en container par bateau, alors qu’un éleveur ovin local multipliera les déplacements pour conduire les bêtes à l’abattoir, puis les acheminer en petite quantité jusqu’aux consommateurs. Ce que ce chercheur a voulu mettre en évidence, c’est la nécessité d’organiser les filières courtes sur le plan logistique. Faire venir cinquante voitures pour chercher un petit panier bio n’est pas forcément très pertinent sur le plan énergétique, et il serait judicieux de s’inspirer des filières longues pour optimiser cela. Faire de « l’écologie d’échelle » (« scale ecology » selon l’expression de ce collègue, Elmar Schlich) est possible si l’on mutualise l’offre des producteurs, contrairement à ce qui se fait aujourd’hui. De la même manière, il faudrait optimiser les déplacements des consommateurs pour limiter les coûts.

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« Nous réinstaurons de la nature dans les lieux les plus contre-nature qui soient » : entretien avec Nadia Herbreteau, présidente de l'agence de paysage Ilex

D’architecte, comment devient-on paysagiste ? Et comment le paysage, son temps long, son caractère imprévisible, sa qualité d’espace innerve-t-il en retour la pratique architecturale ? Telles sont les premières questions posées à Nadia Herbreteau, architecte et urbaniste, présidente de l’agence de paysage et d’urbanisme Ilex.

Formée à l’architecture et à la maîtrise d’œuvre urbaine dans le contexte de Saint-Nazaire, ville en mutation après le déclin de ses chantiers navals, puis dans une agence particulièrement active dans les quartiers prioritaires transformés par l’ANRU, c’est par goût pour l’espace public, la réappropriation par les habitants de leur cadre de vie et de ses usages qu’elle a rejoint, d’évidence, une agence de paysagistes, Ilex, il y a plus de vingt ans.

Après un tel début de parcours, pourquoi des paysagistes ?

Parce que ce sont eux qui ont la main sur les questions d’espace public. Je suis attachée à la notion de communs, qui forment le préalable à la structure sociale, foncière et architecturale d’un projet. À une époque, il y a vingt ans, où les projets urbains étaient davantage pensés par le plein que par le vide, le travail des paysagistes m’a inspirée.

Ilex est aujourd’hui une agence lyonnaise de trente personnes. Comment choisissez-vous les projets auxquels vous répondez ?

Ce ne sont désormais plus que des projets d’espace public au sein desquels le végétal est central. Et pour neuf projets sur dix, de la réhabilitation, le plus souvent d’anciens espaces dévolus à la voiture qu’il faut reconquérir. Car la marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années – moins de voitures, plus de nature en ville, une meilleure gestion de l’eau, moins d’infrastructures routières et des commandes moins technocratiques – devient aujourd’hui la nécessité, rattrapés que nous sommes par le dérèglement climatique et la demande sociale. Il est plus facile désormais de proposer ces projets, souvent portés par des exécutifs socialo-écologistes. Ça nous permet d’aller plus loin. Par exemple, de défendre une vision non académique et non dessinée de l’espace urbain, davantage fait de motifs juxtaposés que de grandes compositions. En tant que Lyonnais, nous pratiquons la ville. Nous ne sommes pas déconnectés comme certains architectes qui construisent ailleurs, là où ils ne vivront jamais. Pour chaque projet, nous nous demandons si nous souhaiterions vivre et nous projeter dans l’endroit que nous fabriquons.

"La marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années (...) devient aujourd’hui la nécessité."

Pour investir davantage l’espace public en végétation, en paysages, en parcs, dans des projets où la valeur foncière est une pression, notre premier combat est de démontrer que la commande initiale ne repose pas sur une bonne équation économique. Souvent la commande est mal posée : le périmètre n’est pas adapté, très sectorisé, faisant fi de l’existant autour ; elle s’appuie sur des études qui ont parfois vingt ans et ont donc imaginé des espaces publics aujourd’hui caducs. Tout le monde revendique une expertise sur l’espace public. Parfois, nous avons 40 pages de remarques pour un projet, toutes contradictoires. Il faudrait donc trouver un compromis qui satisfasse tout le monde. Mais aujourd’hui, plutôt que de faire un projet qui satisfasse une somme d’intérêts particuliers, je préfère porter un projet sans compromis et qui relève de l’intérêt général. Paradoxalement, le manque d’argent public nous aide. Végétaliser revient moins cher que goudronner ; il est moins coûteux d’utiliser l’existant que de faire une grande composition ; plus facile de faire avec les contraintes que de s’imposer à elles.

Un projet illustre bien ces propos : celui du Delta vert à Nanterre. Au sein de ce projet paysager d’une dizaine d’hectares se trouve le Champ de la Garde, une friche de quatre hectares sur le toit de l’autoroute A14, aux franges de l’Université Paris-Nanterre, dernier espace non construit sur les terrasses qui courent de la Défense à la Seine. Depuis 2008, l’équipe de la Ferme du bonheur – installée depuis trente ans à proximité du terrain – prend soin, nettoie, cultive et aménage cet impensé de l’urbanisme en y menant une grande variété d’actions écologiques, culturelles et sociales. Comment s’insérer dans un projet aux démarches agro-écologiques et collaboratives affirmées ?

Le projet du Delta vert illustre bien la réalité actuelle : nous réinstaurons de la nature sur les lieux les plus contre-nature qui soient. On nous a filé les pires morceaux, ceux dont personne n’a voulu parce qu’ils n’ont pas de valeur foncière. À Nanterre, le Champ de la Garde est un délaissé pollué, toiture d’une autoroute, encastré entre une voie de chemin de fer et des barres de logements. Sa valeur foncière est nulle, voire négative, et notre rôle est de lui redonner une valeur autre, écologique, paysagère. Depuis quinze ans, la Ferme du bonheur a redonné vie à ce sol et à cet espace, comme un paysan qui redonne un substrat fertile à un mauvais sol. Les pratiques vernaculaires mises en place sur ce terrain, c’est ce que nous aimerions faire dans les espaces que nous aménageons. Cette façon de ménager l’espace avec le temps, le déjà-là, de jour en jour, en bricolant de manière paysanne, confère à ce lieu une âme alors qu’il semble, au milieu des infrastructures voisines, contre-nature.

"Le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins."

La première étape a été de retourner la commande de Paris La Défense. L’aménageur du terrain souhaitait poursuivre ici son travail entamé sur les terrasses qui partent de la Grande Arche, à savoir construire sur cette zone de pleine terre et créer des parcs sur des zones déjà imperméabilisées. Nous avons passé du temps à reformuler la commande, à l’expertiser sous l’angle du bon sens et du moins coûteux. Aménager coûte cher, donc là encore le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins. La clé sera à l’avenir dans le financement des paysagistes et des architectes [rémunérés aujourd’hui au prorata du montant total des travaux engagés, ce qui incite évidemment à construire, ndlr]. À partir de là, nous essayons de faire parc, de faire jardin.

La corniche des forts à Romainville - Crédit : Karolina Samborska

Un autre de vos projets emblématiques est le parc de la corniche des forts à Romainville, une forêt à travers laquelle le promeneur chemine en hauteur sur une passerelle…

Là encore, la longueur des procédures a rendu la commande de ce projet caduque puisqu’il s’agissait, au départ, de construire une plaine de loisirs. Or, le terrain en gypse est fragile et troué comme du gruyère. Il ne pouvait pas soutenir de gros équipements. Nous avons donc simplifié les choses au maximum en laissant cet espace dans son jus, en le renaturalisant de fait et en y donnant un accès visuel. La passerelle est hors-sol mais bien fondée à plusieurs mètres. De telle sorte que le promeneur n’a accès qu’à 10% de l’espace mais peut l’appréhender visuellement dans son entier. C’est un retournement : auparavant, les parcs requéraient un accès total à travers de grandes pelouses. Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès.

"Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès."

À Romainville, en Seine-Saint-Denis, la pression d’usage était forte puisque la population manque d’espaces verts. Il fallait éviter de la frustrer. Nous avons donc trouvé cette alternative de la passerelle : mettre en réserve l’espace sans donner l’impression de le clôturer. Pareil pour le site de Nanterre, dont une partie sera peut-être dévolue à la culture, donc inaccessible pour beaucoup de promeneurs, tout en leur donnant le sentiment qu’il leur appartient. Au fond, il s’agit d’appliquer au paysage la démarche déjà en vigueur pour les grands sites de France, comme la pointe du Raz ou le Mont-Saint-Michel. Il y a vingt ans, on pouvait se garer devant et avoir accès à tous les espaces. Aujourd’hui, le parking a reculé, les cheminements qui permettent de rejoindre les sites sont pensés pour que la flore reprenne sa place et cet accès par une marche rallongée renforce l’expérience de ces lieux, dont la fréquentation ne diminue pas, bien au contraire.

A Venise, la biennale d'architecture mise sur l'adaptation

En sondant la manière dont diverses formes d’“intelligences” peuvent venir au chevet du climat, Carlo Ratti, commissaire général de la 19e Biennale d’architecture de Venise, signe une édition spectaculaire, mais pleine d’ambivalences…

Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement. 

Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique. 

Des solutions de toutes natures

Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…

Dans le pavillon du Canada, le projet Picoplanktonics mise sur la culture de plancton pour créer une architecture durable et résiliente


La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.

Am I a strange loop ? de Takashi Ikegami et Luc Steels dans la section "Artificial" de l'exposition à l'Arsenal

Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels  (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention. 

A la corderie de l'Arsenal, une installation faite de climatiseurs plonge l'entrée de l'exposition dans une chaleur étouffante

S’adapter ou trouver une planète B ? 

Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance. 

Le pavillon français conçu par l'agence Jacob & McFarlane invite à "Vivre avec"


Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ?  Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.

Dans la dernière salle de l’Arsenal, un abri pour survivre dans l’espace
SPACESUITS US: A CASE FOR ULTRA THIN ADJUSTMENTS d’Emily Ezquerro, Jerónimo Ezquerro, Charles Kim, Stephanie Rae Lloyd, Emma Sheffer et Sam Sheffer

Infos pratiques

19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025

L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.

Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)

Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)

Horaires : 11h-19h

A la Biennale d'architecture de Venise, une journée d'études pour sonder l'intelligence des villes

À l’occasion de la 19ème édition de la Biennale d’architecture de Venise qui se tient jusqu’en novembre 2025 sur le thème des “Intelligences”, naturelle, artificielle et collective”, une journée d’études était organisée le samedi 24 mai.

Son ambition :  réunir des experts de différentes disciplines pour réfléchir à la fabrique des villes face aux bouleversements contemporains.

Cet événement a été organisé, dans le lieu historique de la Biennale, par six acteurs de référence de la fabrique et la recherche urbaine à l’initiative de Jean-Louis Missika, ancien adjoint au maire de Paris chargé de l'urbanisme, de l'architecture, des projets du Grand Paris avec l’agence PCA-STREAM, la Saemes, le Pavillon de l’Arsenal, la Chaire Ville Métabolisme et Ecofaubourgs. Le séminaire, construit autour de 5 tables-rondes, s'est conclu par la restitution de deux hackathons, explorant l’évolution des paradigmes urbains et les défis des villes face aux enjeux actuels. Le changement climatique, le poids des technologies dans le modèle de la Smart City, la connectivité entre les zones urbaines, périurbaines et rurales et la ségrégation spatiale opérant sur certains territoires de fortes disparités entre les populations, bousculent la façon de penser et de construire la ville. En rebond de la thématique de la Biennale sur les Intelligences, c’est la question de l’intelligence des villes, et en particulier des petites villes, qui a été questionnée par les intervenants présents (sociologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, journalistes) pour tenter de comprendre comment les villes peuvent aujourd’hui s’adapter face à ces évolutions.

La place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols

Une première table-ronde, animée par Jean-Louis Missika, ancien élu à l’urbanisme à la Ville de Paris et co-organisateur de la journée, a interrogé la place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols en mettant en exergue le cas de la Défense. 

Parmi les spécialistes présents, Adrien Larcade, directeur de projet sur le quartier d’affaires chargé du développement immobilier et du projet Cathédrale de Paris La Défense, a répondu à nos questions.

Le verdissement de la ville

Comment relever les défis du verdissement de la ville ? Quelles solutions apparaissent aujourd’hui comme pertinentes face aux enjeux climatiques ? Voici quelques-unes des questions auxquelles ont voulu répondre les experts de la deuxième table-ronde, parmi lesquels l’architecte et paysagiste belge Bas Smets. Dans cette vidéo, il nous parle de son approche de l'architecture du paysage pour répondre aux défis climatiques de nos environnements urbains. Il présente aussi l’exposition Building Biospheres au sein du pavillon belge de la Biennale d’architecture de Venise, en parallèle de l’exposition Changer les climats à Bap ! à Versailles.

Dans cette interview, Philippe Chiambaretta, architecte, fondateur et directeur de l’agence PCA et animateur de cette table-ronde, évoque la place de la végétalisation des villes et la régénération des zones rurales, le cas d’étude de la Défense, la chaire « Ville-Métabolisme » et plus largement l’avenir des villes.

Les friches et les petites villes

Après une table-ronde qui a abordé la notion du pilotage d’un système de vidéo surveillance de manière démocratique par l’IA, le sujet des friches et des petites villes a rassemblé différents intervenants de la fabrique de la ville dont Alexandre Born, cofondateur et directeur général de la foncière immobilière solidaire Bellevilles.

Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ?

La dernière table-ronde intitulée Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ? a réuni, aux côtés de la sociologue Yaëlle Amsellem Mainguy et de Laurent Eisenman, directeur du programme Nouveaux usages et services ruraux de la SNCF, l’architecte Léa Deveaux, co-fondatrice du Studio d’écoutes rurales. Elle évoque ici la méthodologie développée au sein de son agence et revient sur le cas d'étude mené avec son équipe dans la petite ville de Brou dans la Beauce.


Les hackatons

Parallèlement à ces échanges, deux hackathons étaient organisés en direct. Ils regroupaient des étudiants en architecture, urbanisme, histoire de l’art, archéologie et design, pour développer et présenter des solutions innovantes sur deux cas pratiques. Le premier visait à explorer et réinventer les volumes sous la dalle de La Défense et le second à favoriser l’appropriation des espaces communs par les usagers de La Cité Bahut, un programme immobilier en rénovation porté par les Ecofaubourgs dans une petite ville en zone rurale. Le projet situé à Semur-en-Auxois a été particulièrement apprécié par son maître d’ouvrage, Vidal Benchimol.

« Les étudiants ont travaillé sur les usages que l’on pouvait faire en termes de réemploi du matériel dont nous disposons à la Cité Bahut (matériel scolaire, dortoirs de l’ancien pensionnat). Plusieurs idées ont émergé et vont nous amener à revoir une partie du projet initial. Ces propositions, ainsi que celles de La Défense devraient donner lieu à une exposition sur le site prochainement »

La clôture du séminaire a donné la parole aux étudiants pour les présentations finales des projets. Eléonore Houssard et Térence Fournié nous ont partagé leur expérience.