La crise du Covid-19 ne remet pas en cause la thèse de l’ouvrage – le fait que la prise en compte de la donnée écologique va radicalement changer la façon de penser la politique. La menace sanitaire va certes réduire notre appétit pour les transports collectifs mais elle va en revanche accélérer un mouvement bien identifié dans le livre, que l’on pourrait appeler le « crépuscule des mégapoles ». On voyait déjà mal comment les très grandes villes (10 millions d’habitants et plus) pourraient répondre à la demande d’écologie. Avec la menace sanitaire, il sera encore plus compliqué d’y vivre. C’est notamment le cas de notre Grand Paris. Beaucoup de gens, ceux qui n’ont pas le choix, seront contraints d’y rester. Mais ceux qui ont le choix, notamment les cadres, seront de plus en plus tentés de quitter la capitalepour se réinventer une vie ailleurs, quitte y à perdre en revenu. L’intérêt apporté par la très grande ville – la concentration de “matière grise”, les rencontres impromptues, les évènements, les expositions, les théâtres – s’est parallèlement réduit. Car toutes ces satisfactions sont désormais frappées de quarantaine. Si les cadres font massivement le choix de la santé et de la qualité de vie plutôt que celui de l’effervescence, le centralisme parisien sera sérieusement remis en cause. Le mouvement d’un exode francilien était déjà enclenché. Le Covid 19 sera-t-il la goutte d’eau qui fera déborder un vase déjà bien rempli par les prix de l’immobilier, les gilets jaunes, les grèves des transport et la pollution de l’air ? Nous aurons la réponse dans quelques mois.
J’ai toujours œuvré dans l’urbanisme et le développement territorial, mais j’y suis venu par l’économie. Or, Comment l’écologie réinvente la politique est un livre qui tente de proposer une alternative au « tout économique ». Le constat de départ, désormais partagé par de nombreux responsables politiques, y compris chez les libéraux, est que la politique a été, depuis trente ans, excessivement dominée par l’économie.
En me demandant ce qui pourrait remplacer l’ « impératif économique » comme fil rouge des politiques publiques, je suis arrivé à la notion de satisfaction. La satisfaction est certes un indicateur très flou, et, contrairement au PIB, impossible à mesurer : Il faut bien admettre que les tentatives visant à corriger le PIB pour essayer d’en faire un indicateur de satisfaction, telles que l’indice de développement humain ou le bonheur intérieur brut, n’ont guère convaincu. Mais ce qui compte selon moi n’est pas de mesurer un hypothétique niveau de satisfaction. C’est plutôt de comprendre comment une société fabrique de la satisfaction, et, éventuellement, selon quelles lois.
"En regardant les systèmes de satisfactions qui se sont succédé au cours des siècles, on découvre qu’ils se sont caractérisés par quatre types de choix principaux : les modes de vie et de consommation, le système productif, la valorisation de capitaux (naturels et culturels), et un système d’autorité." Jean Haëntjens
En fait, pour survivre, pour obtenir l’adhésion de ses membres, toute société doit produire des satisfactions. On pourrait même dire que toute société est un système de satisfaction. C’est particulièrement vrai dans une démocratie. En regardant les systèmes de satisfactions qui se sont succédé au cours des siècles, on découvre qu’ils se sont caractérisés par quatre types de choix principaux : les modes de vie et de consommation, le système productif, la valorisation de capitaux (naturels et culturels), et un système d’autorité. Mon intuition de départ est qu’une société est considérée comme satisfaisante par ses membres quand les choix opérés dans ces quatre domaines – consommation, production, capitaux, autorité - sont à peu près cohérents. Elle produit au contraire de l’insatisfaction quand ces choix deviennent incohérents ou incompatibles. C’est le cas, par exemple, lorsque les nuisances générées par le système productif sont incompatibles avec la demande d’écologie, ou menacent les capitaux considérés comme vitaux pour la survie de la société.
Depuis que les sociétés humaines existent, elles ont spontanément cherché à fabriquer de la cohérence entre les différentes composantes de leur système de satisfaction. Dans une société théocratique, par exemple, on trouve une forte cohérence entre un système d’autorité dominé par le clergé, un capital éthique très valorisé ( textes sacrés, lieux symboliques, lieux de culte…), l’encadrement de la consommation par des règles strictes (comme la charia ou la morale chrétienne) mais aussi l’encadrement du système productif (interdiction, par exemple, du prêt à intérêt par l’Eglise Catholique jusqu’au XVIIe siècle). On retrouve cette même cohérence, mais à chaque fois sous des formes différentes, dans société féodale, dans les cités de la Renaissance, dans la société de Cour, dans la société industrielle du XIX siècle, puis, dans la société de consommation qui s’est développée après 1950.
Si l’on admet que ce dernier modèle apparaît aujourd’hui de moins en moins tenable (pour des raisons à la fois écologiques, sociales et sociétales…) il faut se poser les questions suivantes : par quel autre système de satisfaction cohérent pourrait-il être remplacé ? Quels sont les forces qui pourraient imposer ce remplacement ? En utilisant quels leviers ?
Je me place en cela dans la lignée de mon précédent livre, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (éditions rue de l’échiquier, 2018). L’ouvrage décrit la façon dont les géants du numérique tentent d’imposer leur vision de la cité idéale, baptisée smart city. Je me suis efforcé de montrer que leur offre n’est pas seulement technique, mais qu’elle est aussi culturelle, sociétale et politique. Ce qu’ils proposent, c’est un système de satisfaction très cohérent où l’interface numérique joue à la fois le rôle de magasin, de bureau, de banque et d’autorité. Et où il n’y a plus qu’à se laisser guider par les algorithmes qui sont « dans la boite ». Mes observations sur la smart city m’ont donné les bases pour théoriser le cyber capitalisme et le cyber consumérisme qui sont en train de remplacer en douceur la société de consommation. Car la société de consommation avait au moins le mérite, dans sa première version, celle des Trente Glorieuses, de répondre aux attentes d’une très large classe moyenne. Ce n’est plus le cas du modèle cyber-capitaliste, qui tend à creuser l’écart entre les emplois surqualifiés ou surpayés ( geeks, start-upers et autres traders ) et les emplois sous qualifiés et sous payés (les bullshit jobs). De nombreux dirigeants politiques ont cru que le cyber capitalisme permettrait de dépasser ou de renouveler la société de consommation. Ils ont parlé de troisième révolution industrielle, de start up nation ou de « monde meilleur ». Depuis deux ans, les yeux se dessillent, et l’on découvre que le cyber-capitalisme crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Le modèle de société qu’il propose ne profite qu’à un petit nombre de personnes. Il ne tient pas, très loin de là, ses promesses écologiques. Il est surtout de plus en plus déconnecté du monde réel. Il est donc probable qu’il finira par susciter le rejet d’une part croissante de l’opinion. C’est bien ce qui s’est passé à Toronto où, devant la levée de bouclier de l’opinion, Google a du renoncer à construire son modèle de cité idéale.
Lorsque j’ai écrit ce livre sur la smart city, les GAFAM avaient encore relativement bonne presse, même au sein des mouvements écologistes. En trois ans, leur image publique s'est considérablement dégradée. Il y a eu l’affaire Cambridge Analytica, les scandales financiers, les fuites des bénéfices dans les paradis fiscaux, les problèmes sociaux chez Uber ou Amazon.... Les dirigeants politiques ont vraiment commencé à prendre conscience de la menace GAFAM le jour où Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a annoncé qu’il allait créer sa propre monnaie, le Libra. Un nombre croissant de responsables ont alors réalisé que le cyber capitalisme était en train de prendre la main sur le système économique mondial…
Attention : il ne faut pas confondre le numérique, qui est une base technologique aux possibilités quasi illimitées, avec les quelques entreprises géantes qui en maîtrisent aujourd’hui les applications les plus stratégiques. C’est une distinction importante. Je ne suis pas du tout technophobe. Comme toute innovation technologique importante, le numérique rebat les cartes, change les modes de vie, les systèmes productifs, les rapports d’autorité. Pour l’instant, il faut reconnaître aux GAFAM le mérite d’avoir su utiliser cette nouvelle carte avec le plus d’intelligence que les dirigeants des Etats. Au point que ceux-ci ont parfois donné l’impression d’être complètement dépassés, allant jusqu’à faire des courbettes insensées aux dirigeants de ces entreprises. Est-ce que les GAFAM s’en tirent mieux que les autres dans la crise actuelle ? Ils ont certes réussi à redorer leur image, mais je ne suis pas convaincu que ce soit décisif. Il est d’ailleurs un peu tôt pour le dire…
Le point de départ est le choix de préserver un capital terrestre, qui est bien sûr naturel (notre planète) mais aussi culturel (la diversité, l’espace public), politique (la démocratie) et éthique (les droits de l’homme). Ce capital terrestre est aujourd’hui menacé par une surexploitation de nos ressources mais aussi par un cyber capitalisme qui s’intéresse principalement aux capitaux virtuels : les images, les artefacts, les signes financiers, les monnaies virtuelles, les algorithmes… Cette notion de capital terrestre, c’est le point d’ ancrage, et tout le reste en découle. Pour atteindre cet objectif, il faudra bien sûr faire évoluer nos modes de vies et de consommation vers des formes moins gourmandes en ressources. Celles-ci pourront être plus économes, mais aussi plus orientées vers des satisfactions sociopolitiques ou culturelles, qui demandent peu de matière. Le système productif devra lui aussi évoluer dans plusieurs directions : changement de filières techniques, recyclage et réparation plutôt que surproduction, mais aussi transformation du travail en création, et de l’emploi en métier. Cette idée a déjà été lancée il y a longtemps par Hannah Arendt, qui proposait de remplacer la société du travail par une société de l’œuvre. Or, une telle évolution est aujourd’hui possible, notamment avec l’appui des technologies numériques. Il y a là tout un champ qui a été relativement peu exploré, et qui correspond du reste à une tendance désormais considérée comme un fait de société : des salariés disposant de « jobs » bien rémunérés dans des entreprises multinationales et qui choisissent de les quitter pour se réaliser dans un travail manuel ou artistique. Quatrième point : si l’on veut s’affranchir de la domination du monde économique sur le politique, il faut réfléchir à d’autres systèmes d’autorité. Si les écologistes ont compris que le retour au « tout Etat » n’était pas forcément la bonne solution, ils ont été assez peu proposants sur la notion d’autorité, et pour une raison bien connue : c’est qu’ils sont (ou étaient) culturellement allergiques à la notion même d’autorité. Là encore, la question est ouverte. Comment sortir de la trilogie des ordres masculins - les prêtres, les marchands et les guerriers – qui depuis des millénaires gouverne nos sociétés, sans pour autant tomber dans l’anarchie ? Les acteurs culturels ont sûrement une place à prendre. Il y aussi les autorités élémentaires, les cellules familiales, qui ont souvent joué un rôle important dans la structuration des systèmes d’autorité. Et au sein des familles, il y a la place des femmes qui ont longtemps été évacuées du jeu. Autour de la question du système d’autorité, il y a donc tout un champ à réinventer, en tenant compte à la fois des domaines de compétences, et des échelles de responsabilité (petite et grande entreprise, collectivité locale, région, état ). Une fois posés les quatre choix – capitaux, modes de vie, système productif, système d’autorité – il faut affiner l’épure pour les rendre cohérents. C’est ainsi que l’on pourra proposer un système de satisfaction attractif. Je partage avec Bob Hopkins l’idée qu’on ne changera pas de modèle en proposant la pénitence.
"Le constat important, c’est qu’il plus facile de demander aux gens de modifier leur consommation si on leur offre des satisfactions dans d’autres champs." Jean Haëntjens
Oui peut-être. Si la mise en limite du modèle de consommation est imposée par un événement extérieur, guerre ou épidémie, la population accepte la situation et s’adapte. Mais si elle décidée politiquement, ce n’est pas la même chose. Il y a sans doute des gens chez qui l’expérience du confinement va transformer les représentations et les modes de vie. Le constat important, c’est qu’il plus facile de demander aux gens de modifier leur consommation si on leur offre des satisfactions dans d’autres champs. Ces satisfactions peuvent être liées à l’activité professionnelle ou associative, à la participation à la valorisation d’un capital, à l’implication dans la gestion municipale, à la délibération… Tous ces leviers permettent de réorienter le système de satisfaction sans recourir à la restriction volontaire ou au principe moral, qui risquent vite de dériver vers une approche religieuse de l’écologie. Cela dit, il est vrai que le confinement déplace complètement le système de satisfactions. En cela, il rend possible une remise en cause et libère la réflexion. Par exemple, le télétravail permet à certains de se rendre compte qu’ils sont plus efficaces chez eux, que certaines réunions peuvent être supprimées, que certains rapports hiérarchiques ne sont pas légitimes. La situation va libérer les électrons, mais la question est de voir comment tout cela va se remagnétiser. Pour l’instant, personne n’a la réponse.
Pour l’instant, l’enjeu est de sauver les meubles. On réfléchit à court terme, et c’est bien normal : ce n’est pas maintenant qu’on va créer de nouvelles lignes de TGV et de trains régionaux. Je pense cela dit qu’une réflexion se fera. D’ailleurs, elle est déjà engagée. Il y a trois ans, le ministre Emmanuel Macron supprimait les subventions au rail et voulait remplacer les trains par des autocars. Depuis, ce type de décision n’est plus dans l’air du temps. L’absence de limite institutionnelle à l’endettement pourrait rendre possible des investissements à long terme qui auraient pour autre fonction de soutenir une activité du BTP particulièrement frappée par la crise du COVID.
Si l’on prend les résultats du premier tour des municipales, qui a eu lieu la veille du confinement, on constate qu’à Bordeaux, Lyon, Strasbourg et d’autres grandes villes, les listes écologistes réalisent une nette poussée. C’est une tendance lourde, qui pourrait bien résonner avec le désir sanitaire d’air pur. Il se pourrait aussi que les Parisiens supportent moins bien la pollution urbaine après avoir goûté au chant des oiseaux et au ciel limpide. De plus, il existe désormais un 5e pouvoir, celui de « conseil scientifique ». Or, celui-ci nous explique que la pollution de l’air renforce la sensibilité au covid-19, ce qui est probable. La tolérance des citadins vis à vis de la voiture à carburant fossile pourrait donc se réduire. D’où la nécessité d’aménager des infrastructures alternatives, notamment des pistes cyclables, qui restent très insuffisantes.
Sur toutes, et sur une répartition des rôles différente. Il faut aussi poser la question de l’échelle. Par exemple, aujourd'hui, l’autorité économique, c’est essentiellement le CAC40 (c’est avec lui que dialogue Bercy), alors qu’on peut imaginer un modèle économique accordant plus de poids aux petites entreprises et aux artisans. Il faut aussi réfléchir à une autre répartition des rôles entre collectivités locales et Etats centralisés. Les autorités à mobiliser sont également culturelles, familiales, et même religieuses. Pour l’instant, les grandes religions ne se sont pas beaucoup impliquées dans la question écologique. En 2015, le Pape François a bien produit sur ce thème l’encyclique Laudate Si, qui, publiée quelques mois avant la conférence de Paris, a été bien accueillie. Mais dans le même temps l’Eglise continue à nier la dimension démographique du défi écologique et reste en conséquence plutôt hostile à la contraception. Il y a peut-être une interpellation à lancer aux autorités religieuses sur la question de l’écologie.
C’est une autorité qui se rappelle parfois brutalement à notre souvenir lorsqu’elle se manifeste par des crues, des canicules ou des ouragans. De là à évoquer les foudres de Jupiter ou à déifier une mythique Gaia, il y a selon moi un pas que, personnellement, je ne franchirai pas. Les idéologies se réclamant de la Nature ont montré qu’elles pouvaient justifier à peu près toutes les dérives, y compris, en invoquant la loi de la sélection naturelle, l’élimination des plus fragiles, l’eugénisme, ou la loi du plus fort. C’est plus en termes de symbolique que le concept de nature est intéressant. Prenons des espaces complètement artificiels, où il n’y a pas d’arbre, comme il en existe dans certaines mégapoles, et qui sont à vivre, particulièrement anxiogènes. Il me semble qu’une présence de la nature est essentielle pour donner du sens à l’existence. C’est de cette manière que je la perçois comme une autorité éthique.
Il ne faut pas confondre mégapole et métropole. Une métropole comme Lyon, avec ses deux millions d’habitants, est parfaitement capable de conduire une transition écologique et elle est même en avance sur des villes plus petites. A contrario, les mégapoles de plus de dix millions d’habitants auront du mal à relever le défi du climat. Le Grand Paris a atteint une dimension qui est difficilement gérable. J’ai participé, pour la ville de Paris, à une réflexion sur l’autosuffisance énergétique et alimentaire de l’agglomération parisienne. Nous avons vite abouti à la conclusion qu’un tel objectif était hors de portée. Les mégapoles occidentales – New-York, Londres, et Paris – sont aussi les villes qui ont le plus souffert du coronavirus et cela laissera des traces. Selon moi, le modèle urbain de ville globale théorisé par Saskia Sassen en 1992 est incontestablement interrogé. Sa faiblesse n’est pas seulement d’ordre technique, écologique ou sanitaire, elle est aussi politique. Non seulement, il est très difficile de diriger de façon « municipale » une ville qui a la population d’un petit pays, mais un tel pouvoir, s’il réussissait à se constituer, susciterait très vite des craintes des pouvoirs de niveau supérieur. En France, par exemple, on imagine mal qu’un président de la République accepte un jour qu’une agglomération de 12 Millions d’habitants, pesant 30% du PIB national, soit dirigée par un maire de plein exercice. Un tel personnage deviendrait pour lui un rival évident.
"La démondialisation ne se fera pas à la Trump avec des droits de douane et des guerres commerciales, mais en développant les circuits courts énergétiques et alimentaires. Un second levier est celui de la résilience, de la capacité d’une ville à encaisser des chocs." Jean Haëntjens
D’abord parce que les villes s’y intéressent et travaillent dans ce sens. Mais il me semble qu’il y a dans cette quête d'autosuffisance plusieurs leviers intéressants. Le premier d’entre eux est qu’elle confère aux villes qui s’y engagent une indépendance économique : l’énergie constitue 5% du PIB avec les prix actuels. Si l’on intègre 5% de la valeur actuellement importée en la produisant localement, la différence est loin d’être négligeable. C’est très important de réintégrer de la valeur, et c’est ce que font les villes danoises qui produisent et distribuent leur énergie avec un actionnariat obligatoire des habitants. La démondialisation ne se fera pas à la Trump avec des droits de douane et des guerres commerciales, mais en développant les circuits courts énergétiques et alimentaires. Un second levier est celui de la résilience, de la capacité d’une ville à encaisser des chocs. Regardez aujourd’hui Toulouse, qui a tout misé sur l’aéronautique...
Il y a plusieurs facteurs explicatifs. Le premier d’entre eux est qu’il n’est pas très rassurant d’aller faire la queue dans une grande surface. Ensuite, la solidarité et la volonté de faire travailler les acteurs locaux a sûrement joué pendant le confinement. La société a pris conscience qu’elle dépendait des agriculteurs. Là encore, la crise sanitaire a accéléré un mouvement qui était déjà engagé. Le bio est passé de 2 à 10% en dix ans, ce qui est une progression importante. Une autre raison est peut être que le facteur prix était moins pénalisant dans un conteste où l'on ne dépensait plus rien pour la mobilité et les loisirs. A mon sens, il est fondamental de maintenir cette dynamique après la crise sanitaire : à défaut de produire des masques et du gel, il est important qu’on puisse au moins produire localement des fruits et des légumes.
L’histoire des systèmes de satisfactions enseigne que chacun d’eux a inventé son propre système fiscal. Au XIXe siècle, notre système fiscal s’est construit sur la production industrielle et nous sommes encore un peu dans cette logique. La TVA, qui est apparue après la deuxième guerre mondiale, est ainsi toujours considérée comme un impôt sur la production, puisqu’elle est collectée auprès des entreprises. De ce fait, et bien que disposant de différents taux, elle est très peu utilisée comme un outil pour orienter la consommation vers des secteurs favorables à l’environnement, tels que les énergies renouvelables, l’agriculture bio, la culture, l’architecture, etc. Les quelques tentatives qui ont été proposées pour utiliser la TVA à des fins sanitaires ou écologiques (taxer les sodas, par exemple) ont suscité des levées de bouclier. En France, l’impôt sur la consommation est considéré comme injuste au motif qu’elle n’est pas progressive. C’est selon moi un présupposé idéologique, car cet impôt n’est pas plus injuste que les charges sociales qui taxent le travail et freinent le développement des activités manuelles et des métiers d’entretien ou de réparation. Dans une perspective « écolo-consumériste », il serait plus intelligent de détaxer le travail et de taxer certaines consommations, comme l’achat de voitures. C’est ce qu’on fait certains pays scandinaves comme le Danemark. Le taux de TVA est à 25%, les charges sociales sont faibles. Pourtant, les inégalités y sont plus réduites qu’en France, le bilan écologique est bien meilleur et le taux de chômage est plus faible.
Un levier très important est l’organisation de l’espace : une société ne se gère pas seulement par des règles et des lois, mais aussi par la structuration de l’espace et du temps. Pour l’instant, nos dirigeants ignorent ce qui fait la qualité urbanistique d’une cité et intègrent peu cette dimensions dans les politiques publiques. Depuis quarante ans, la France, comme de nombreux autres pays, a délaissé l'aménagement de son territoire et a laissé jouer la loi du marché. On continue ainsi à construire dans une région parisienne saturée au motif que l’on y constate un déficit de logements. Or, beaucoup de sociétés, dont la nôtre, ont su, à certains moments, porter des visions volontaristes de l’aménagement de leur territoire, qui ont été souvent bénéfiques. Pour de nombreux historiens, l’un des atouts qui a permis à l’Empire romain de dominer le monde antique a été l’attention qu’il portait à l’aménagement des territoires conquis. Ils étaient aussitôt maillés par des routes et pourvus de villes dont les forums et les amphithéâtres évoquaient le modèle de la capitale Impériale… Quand on organise l’espace, il se passe quelque chose. Il est certain qu’on ne peut plus le faire de façon régalienne, mais cela reste un levier essentiel lorsque l’on veut changer de paradigme.
Jean Haëntjens, Comment l’écologie réinvente la politique - pour une économie des satisfactions, éditions Rue de l’échiquier, Paris. Parution en version numérique le 28 mai 2020.
Le site Internet de Jean Haëntjens : http://www.jeanhaentjens.com
Le mot urbex est la contraction de « urban exploration ». L’expression a été popularisée par Jeff Chapman, un explorateur urbain qui a écrit un livre sur le sujet sous le pseudonyme de Ninjalicious. Elle désigne le fait de s’introduire dans des lieux abandonnés sans effraction, mais avec tous les risques physiques et légaux que cela implique. Il s’agit en effet d’endroits qui ne sont pas censés être visités, car ce sont des propriétés privées, parfois en mauvais état et difficiles d’accès. L’urbex a plusieurs branches. Il y a ceux qui visitent des espaces abandonnés pour y chercher une certaine solitude et s’imprégner des lieux. Beaucoup prennent des photos, si bien que la plus grosse communauté d’explorateurs urbains est constituée de photographes. Mais la pratique regroupe aussi toute une population qui pratique le paintball ou des jeux de guerre, sans parler des squatteurs.
J’ai toujours aimé l’architecture, et tout particulièrement l’architecture religieuse. Je ne saurais pas dire de quand date ma fascination pour les coupoles des églises. J’ai commencé l’urbex en 2009. Je suis tombée dedans grâce au graffiti, en visitant l’usine de Palaiseau qui était un « hall of fame » en Essonne, et où j’allais prendre en photo des graffitis. Ma pratique s’est affinée au fil du temps : j’ai commencé à être plus difficile sur les sites visités. Maintenant, je fais de l’urbex sans forcément chercher des graffitis.
Je n’ai pas compté, mais je dirais qu’il y en a plusieurs centaines…
Cette typologie existe, avec des termes qui ont été inventés tout spécialement. On parle de rurex pour tous les bâtiments ruraux : fermes, maisons de maître, anciennes écuries, etc. Il y a aussi le voiturex, qui désigne l’exploration de spots dédiés aux voitures. Il existe par exemple deux lieux incroyables de ce type en Lorraine : ce sont des entrepôts de voitures anciennes en train de rouiller pour l’éternité. Certains privilégient aussi l’indus, soit l’exploration de bâtiments industriels. Il en existe beaucoup en Lorraine et en Belgique, mais d’une manière générale, le patrimoine architectural industriel en déshérence est assez impressionnant. Ce sont des sites dangereux parce que pollués. Tu as aussi tout ce que j’appelle les résidences secondaires, avec beaucoup de guillemets, car ce ne sont pas toujours des lieux abandonnés. Maintenant que l’urbex est mainstream, certains postent en effet des photos de maisons qui passent pour désaffectées, mais ne présentent pas forcément de marques de déclin, de « decay ». Le decay est une catégorie en soi, et désigne la recherche de traces d’usure. Enfin, les urbexeurs visitent d’anciennes administrations, des écoles, des couvents et autres édifices religieux, des orphelinats, etc. En Belgique par exemple, je me souviens du château Miranda qui a été rasé. C’était un vrai château où la SNCB avait logé une colonie de vacances.
Dans l’ouvrage qu’il a consacré au sujet, Nicolas Offenstadt établit une distinction entre urbex et infiltration. A Fukushima, on ne peut vraiment pas visiter la zone, même en touriste, contrairement à Tchernobyl où il existe carrément des tour operators. À Tchernobyl, on est à la frontière car il y a aussi de rares habitants qui vivent dans la zone, à leurs risques et périls. Mais là-bas, il y a tout un business qui selon moi n’est plus de l’urbex…
Entre le goût de l’interdit et le refus de la consommation, il règne un état d’esprit particulier chez les explorateurs urbains qui fait que l’urbex n’est pas du tourisme. L’urbex donne un sentiment de liberté totale, qui s’accompagne d’une certaine dose d’adrénaline, de peur, parce qu’on peut faire des mauvaises rencontres, tomber dans un trou, se blesser... Ce sont des sensations qu’on ne trouve plus dans les visites guidées, où l’on redevient un touriste lambda. On n’est plus du tout dans la transgression, qui est fondamentale dans l’urbex, et fait partie de son intérêt. Avec la peur, elle est une composante de l’expérience. La peur rend vivant, libère des hormones spécifiques, très différentes de celles que tu sécrètes quand tu es safe. Pour autant, l’urbex ne se résume pas à la transgression : il témoigne aussi très souvent d’un intérêt pour un patrimoine perdu, délaissé. Or, certains amoureux du patrimoine n’ont pas forcément envie de jouer les rebelles, et certains ne le peuvent pas, car il faut une bonne condition physique pour faire de l’urbex…
L’urbex est une pratique que tout le monde ne peut pas se permettre. Par exemple, j’imagine qu’on ne l’aborde de la même manière quand on a trois enfants. Une femme qui a des responsabilités familiales n’aspire pas forcément à la même prise de risques. Pour faire de l’urbex, il faut quand même être libre de ses mouvements, ce qui équivaut le plus souvent, mais pas toujours, à ne pas avoir d’enfants à charge.
Même si les femmes sont minoritaires dans l'urbex, certaines d'entre elles n'hésitent pas à braver tous les risques pour visiter des lieux à l'abandon.
Il y a une espèce de mode dans les spots. Il y avait le château secret, mais qui n’était plus très secret, dans la Nièvre, désormais fermé car il a été racheté. Tout le monde se le passait, et il y avait même des sites Internet qui en vendaient les coordonnées GPS. Mais comme ce sont des communautés où tout le monde se connaît, dès qu’un lieu sort, tu peux être sûr qu’il va être visité par plein de gens. On évite de diffuser les adresses pour préserver les lieux. Le château que je viens d’évoquer, je l’ai visité deux fois, et il a été dépouillé.
Oui. Mais il faut dire que dans certains lieux, on est très mal à l’aise car ils sont saturés d’objets, d’amoncellements, comme si leur propriétaire avait été frappé du syndrome de Diogène. La tentation d’y prélever un souvenir titille un peu. J’avoue que j’ai parfois ramené des livres de mes explorations. On trouve parfois des bibliothèques entières, et on se dit que les livres vont de toute façon finir à la poubelle ou chez Emmaüs. Cela dit, il y a un degré dans les prélèvements : ce n’est pas la même chose de prendre un livre ou une armoire entière. Mais il est indéniable qu’il y a tout un business autour de ces lieux. Dans le fameux château dans la Nièvre, il y avait 5 ou 6 machines à coudre Singer, qui disparaissaient à vue d’œil.
Je parlerais plus d’un pays que d’un lieu spécifique, que j’ai découvert en 2019 : l’Italie. J’en ai commencé l’exploration à Turin, et j’ai pris une grosse claque car on n’est plus dans les mêmes décors. En Italie, le patrimoine abandonné est absolument fabuleux, car l’art et l’artisanat sont omniprésents. Ma première visite a été un hôpital psychiatrique pour enfants qui se trouve dans la province de Turin. Ce sont des lieux assez poignants. J’y ai aussi découvert tout un panel de villas incroyables. Il y a aussi l’usine Oculus tower pas loin de Ferrare. C’est une ancienne distillerie Martini, on y entre très facilement, le lieu est en chantier, et c’est comme une espèce de cathédrale industrielle, où la coupole a un toit et des structures eiffeliennes. C’est un lieu très iconique en Italie, assez connu.
Ça dépend, mais généralement, nous ne sommes pas plus de 4. J’ai aussi entraîné une collègue de travail dans mes aventures. Elle voyait mes photos et avait ce petit côté aventurier au fond d’elle. Quand on est allées à Turin, ça a été le crash test. Il peut y avoir des appréhensions à faire une activité illégale, et elle est tombée dedans comme moi – et de plus elle est une photographe de talent. Depuis, elle est devenue mon modèle, et nous nous prenons en photo ensemble dans les lieux. Je trouve que cette démarche s’apparente un peu à un tag : ça revient à laisser une trace de nous dans les lieux, pour les regarder plus tard, quand nous serons nous-mêmes décrépites ! Je trouve que ça donne une autre dimension au lieu, ça le rend plus vivant.
Il y a plusieurs communautés d’urbexeurs. Il y a des camps et des clans, comme dans le graffiti. Il y a des gens qui sont plus respectueux des lieux, et fondent l’urbex sur le plaisir qu’ils ont à les visiter. Ces pratiquants-là sont généralement plus axés sur les photos qualitatives. Ils se repèrent, se retrouvent et se rencontrent, soit en ligne, soit directement sur les spots. On se donne des conseils techniques, on compare nos appareils, nos outils photographiques. Il y aurait une autre communauté, souvent plus jeune, qui est plus dans le sensationnel, avec des photos sur boostées, prises au téléphone. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait vraiment un entre deux. Ensuite, on trouve différents styles : celle qui emmène sa chienne partout, celle qui fait du nurbex, d’autres font du bondage, bref tout un tas de sous-communautés. L’urbex se prête à beaucoup de mises en scène qui créent autant de sous-catégories. J’ai l’impression qu’il y a aussi des différences entre pays : en Belgique ou en Italie, on n’a aucun souci à t’indiquer des spots, alors qu’en France on est plus méfiant. En tous cas, il y a un vrai enjeu en termes de spots, d’adresses… Plus un spot est rare, plus il génère de compétition…
Il y a quelque chose de l’ordre du mental. Ce que je trouve très apaisant dans cette pratique, c’est qu’elle nourrit un besoin de solitude. Quand je pratique l’urbex et qu’on est 3 ou 4, j’aime bien partir de mon côté pour explorer à mon rythme, sans personne collé à mes basques. J’aime m’imprégner de ces lieux toute seule. Quand on est avec quelqu’un, il me semble qu’on rate des informations, des ressentis. Étant de nature assez contemplative, je retrouve dans cette pratique en solitaire une forme de méditation. Il y a souvent quelque chose relaxant dans ces lieux, même s’il y a parfois des lieux plus pesants, sans qu’on sache pourquoi : est-ce parce qu’il y des odeurs, des bruits ? On ressent parfois des sensations physiques désagréables, notamment quand tu entres dans une pièce où il y a des produits chimiques. Il y a aussi des sensations physiques de ne pas être à l’aise sur un plancher qui craque et au travers duquel tu peux passer. Une fois, on était deux dans une maison qui avait brûlé, et d’autres explorateurs avaient installé une échelle en métal à cheval sur les marches d’un escalier. J’y suis passée, mais je n’étais pas à l’aise, il y avait deux trois mètres de vide en dessous. Et parfois, quelque chose vous saisit qui est de l’ordre de l’irrationnel. Je me souviens d’une maison en Belgique, où je me suis demandé ce qui avait pu se passer. Quand j’en suis sortie, je n’étais vraiment pas bien. C’était une ferme en Flandres, dans un quartier très propret, avec des petites maisons bien alignées. Le spot était comme une verrue, en vente depuis 20 ans, et personne ne l’achetait, sans qu’on sache pourquoi. En le visitant, j’avais mal au crâne, il y avait des odeurs bizarres, plein de choses étranges… Je ne suis pas trop dans le paranormal, mais je pense que certaines choses peuvent rester imprégnées dans les murs.
Je me réfère surtout à ce que dit Ninjalicious : ne rien laisser sinon des empreintes de pas, et ne prendre que des photos. On évite de casser, d’entrer par effraction. Mais il y a toujours des gens qui sont tellement prêts à entrer qu’on est contents qu’ils vous en facilitent l’accès. Je me souviens du bureau central en Lorraine. Les deux gros barreaux en fer avaient été sciés et on a pu entrer grâce à cela. On ne fait pas d’effraction mais ça nous arrange bien que certains le fassent pour nous.
Déjà, s'assurer que le lieu existe toujours ! Ça m’est déjà arrivé pour une église en Flandres, que j’avais repérée sur Internet. Quand je suis arrivée, les tractopelles étaient là, en train de la détruire. Pour repérer un lieu, on travaille avec Google maps. Une fois le lieu repéré, on cherche des contacts sur place qui nous indiquent comment pénétrer à l’intérieur et nous donnent des conseils et des mises en garde. Il faut avoir des indications sur l’heure idéale où entrer pour ne pas se faire répérer. Il y a donc toute une préparation sur le repérage des coordonnées GPS et le contexte sur place…
En effet, j’ai l’impression qu’il y a une recrudescence de pratiquants depuis 5 ans. Quand j’ai commencé il y a dix ans, ce n’était pas aussi mainstream. C’est exponentiel car il y a toute une communauté de YouTubeurs, de jeunes qui font des vidéos à sensation avec du placement de produits. C’est devenu un business, une activité cool à faire, et plus du tout cachée. Je pense que c’est lié à l’engouement pour la photo d’urbex. Sur YellowKorner, qui est (selon moi !) un peu le IKEA de la photo, on retrouve des tirages d’urbex à mettre aux murs chez soi. Les magazines en parlent beaucoup, la bibliographie est croissante, et beaucoup de sites Internet se sont spécialisés sur le sujet… Idem sur Instagram et Pinterest, où l’on trouve énormément de matière…
Ce que j’observe, c’est que ce n’est pas très bon pour les spots, qui sont déjà fragiles. Comme il y a de plus en plus d’adresses qui circulent, les spots sont ravagés, taggués. On soupçonne que certains urbexeurs à l’affût des exclusivités tagguent les lieux pour dire qu’ils étaient les premiers et empêcher les suivants d’avoir des photos semblables. La photo va primer sur la beauté du lieu et sur son respect…
C’est vrai. Il y a sans doute quelque chose de paradoxal, mais pour moi et pour beaucoup il y a des lieux « graffables », et d’autres qui ne le sont pas… La communauté urbex est généralement respectueuse des lieux et attachée à leur histoire. Chez l’urbexeur qui aime l’histoire, la notion patrimoniale est importante, et le graffiti n’a pas forcément sa place dans ces espaces-là…
Oui. A titre personnel, je ne le fais pas bien car je n’en ai pas le temps, mais j’admire le travail de Janine Pendleton, qui est paléontologue et pratique l’urbex de façon très méticuleuse. Elle a un blog qu’elle alimente, elle cherche, enquête, fouine, et sublime chaque lieu avec des anecdotes. Pour moi, c’est de l’archéologie, elle fait revivre les lieux. D’autres, comme Nicolas Offenstadt, sont très attachés à l’histoire. C’est d’ailleurs lui qui a organisé le premier colloque universitaire sur l’urbex. Certains mettent en avant la transformation des lieux abandonnés, leur réhabilitation en espaces dédiés au tourisme. Par exemple, Aude Le Gallou développe l’aspect géographique de l’urbex, mais s’intéresse à plein d’autres choses, comme le business des coordonnées GPS.
C’est difficile à dire, car on est un peu noyés dans une masse de photos. Je vais peut-être plus aller dans le détail, quand beaucoup de photographes, comme Romain Meffre et Yves Marchand, ont tendance à prendre en photo tout l’espace, au grand-angle. J’aime particulièrement faire des focus, mais je ne suis pas la seule. L’une des méthodes de publication qui me distingue est de les ordonner sur Instagram en mosaïques plus ou moins cohérentes en termes de textures, de thématiques et de formes…
Oui, c’est d’ailleurs la même chose avec le street art. Je le « chasse » en collectionneuse, comme d’autres d’ailleurs… C’est l’une des composantes de l’esprit photographique, et le principe de la série. Quand je fais une série, je fais de la collecte, en plus de la collection. C’est un peu comme si tu collectais des échantillons de réalité, que tu matérialises par l’image. Tu joues ensuite avec des structures, des couleurs, tu assembles selon ta propre sensibilité…
Tout à fait, il y a cette idée de conservation, de postérité, et elle d’autant plus facilitée qu’on est à l’ère du digital et qu’on peut conserver des traces numériques plus facilement que des traces sur papier…
Bibliographie sélective de Chrixcel :
Vanités urbaines, Paris, éditions Critères, 2015, 192 pages, 29 €
Avec Codex Urbanus :
Le Bestiaire fantastique du Street art, Paris, éditions Alternatives, 2018, 240 pages, 30 €
Street illusions, Paris, éditions Alternatives, 2020, 240 pages, 29,90 €
Avec Thom Thom :
Guide du Street art à Paris, Paris, éditions Alternatives, 2022, 160 pages, 13,50 €
Compte Instagram : @chrixcel
*Le portrait de Chrixcel qui figure en ouverture de cet entretien a été pris par Floriane Slezarski dans une villa en Italie, 2022.
C’est précisément pour cet aspect oxymorique que j’ai choisi ce titre ! Depuis des millénaires, le jardin permet à l’homme de s’affranchir de la nature, des conditions extérieures, du vent froid grâce aux murs, des animaux grâce aux barrières, etc. Cette approche aboutit à la création de jardins qui ne sont absolument plus en lien avec la nature. Il suffit de voir les jardins modernes : ils sont à ce point aseptisés qu’ils deviennent des déserts de biodiversité et coûtent très cher à entretenir. On touche à l’absurde, et malgré tout, beaucoup de gens abordent le jardin de cette manière-là, non par envie, mais par atavisme. On leur a dit : un jardin, c’est comme ça et pas autrement. Je suis un ex-punk – j’ai même eu une crête ! – et ce que le mouvement punk a été à la musique et d’autres formes d’art, sa manière de mettre un coup de pied dans la fourmilière, peuvent permettre de prendre les choses autrement, et même carrément à l’envers. Aujourd’hui, on a le loisir de faire des jardins qui ne sont pas vivriers, donc on peut se permettre l’expérimentation, surtout dans un contexte où l’on doit réintroduire d'urgence de la biodiversité, alors qu’elle a disparu partout. Au lieu de faire contre la nature, comme on l’a fait depuis quelques siècles parce qu’on n’a pas eu le choix à certains moments, il s’agit ici de voir comment on peut faire avec elle.
La première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire. Il faut commencer par regarder comme ça se passe. Pas la peine d'être une bête en botanique : il suffit de faire preuve de bon sens, d’observer ce qui pousse dans son jardin, à quel endroit, à quelle période. L’incompétence n’est pas forcément un frein. La première chose à faire est de regarder ce qui est déjà là, pour voir comment éviter de l’abattre ou de le remplacer. Parfois, il suffit de tailler deux ou trois branches pour rendre un arbre beau. L’autre principe est de faire avec les moyens du bord. L’une des voies consiste notamment à être capable de s’émerveiller de choses qu’on ne voit pas d’habitude, parce qu’on ne se penche jamais dessus. Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant… En n’ayant rien fait, vous aurez un très beau jardin.
"Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant…" Eric Lenoir
C’est toute la différence entre le jardin punk et le jardin sauvage ! A partir du moment où l’on intervient, on agit sur le milieu. Mais l’idée du jardin punk est de le faire a minima, à l’extrême minima. A la fin de mon livre, j’explique d’où vient l’idée de jardin punk. Un jour, un copain vient me voir et me dit : « j’ai fait un truc qui a fait râler tous les vieux du village, j’ai fait un vrai jardin punk ! » Il a nommé ce sur quoi je cherchais à mettre un nom depuis des mois pour désigner ma démarche. Son jardin punk consistait à cultiver des patates sans creuser de trou, en mettant ses tontes de gazon sur les tubercules. Quand il avait envie d’une patate, il grattait un peu le gazon et en retirait les patates pour les manger. Il a eu la plus belle récolte du village, et les autres jardiniers étaient dégoutés ! Dans sa démarche, il y avait le côté provocateur du punk, le côté j’en fous pas une, le pragmatisme et l'indifférence aux règles. Cette approche n’empêche pas d’avoir des récoltes, et permet à des gens qui n’en ont pas forcément les moyens de cultiver un jardin.
L’éducation judéo-chrétienne ! C’est tout le problème des atavismes. Effectivement, avoir un jardin ultra productif tel qu’on l’a appris après-guerre nécessite un boulot de dingue. Et pourtant, dans les années 1970, un Japonais qui s’appelle Masanobu Kukuoka a montré qu’on pouvait se passer de désherber, tout en ayant quand même une production. C’est toujours au fond la même question, à savoir : qu’est-ce qu’on veut produire sur quelle surface, et pour quoi faire ? En adaptant la nature de ce qu’on produit aux besoins réels, on change les choses. Par exemple on s’obstine à produire du maïs pour nourrir la volaille, alors qu’en cultivant des légumineuses, on ferait de l’engrais pour la plante suivante, et ça consommerait moins d’eau. Il n’est souvent pas nécessaire de livrer bataille. Il y a certes des batailles à livrer. Par exemple, on va être obligé de se bagarrer un peu contre la ronce, mais dans certains endroits on peut la tolérer. On aura alors des mûres, et les animaux auront de quoi manger en hiver et s’abriter. On a aujourd’hui l’avantage d’avoir des connaissances techniques complètement différentes. Elles devraient nous permettre de nous affranchir des méthodes industrielles et industrieuses… Il s’agit de savoir jusqu’où on peut s’affranchir de l’effort physique et financier.
Oui et non. Quand les magazines que vous évoquez parlent de jardin sans effort, il s’agit d’un jardin qui va vous coûter de l'argent, car il vous demandera de mettre des tonnes de paillage ou d’acheter des matériaux qui vous dispenseront de faire des efforts. Quand je parle d’absence de moyens, c’est aussi bien de moyens financiers que d’investissement moral. Il faut apprendre à lâcher prise, et c’est en ce sens que la donnée écologique est très importante : une pelouse non tondue est bien plus accueillante et diversifiée qu’une pelouse tondue, c'est un autre monde. Je n’avais pas spécialement de demandes en ce sens de la part de mes clients, si ce n’est pour quelques résidences secondaires. Le jardin punk est plutôt né en réaction à mes dialogues avec les élus et les collectivités. A propos des jardins de cités HLM comme celles où j’avais grandi, on me disait : « on ne peut pas faire mieux, on n’a pas les moyens. » J’ai voulu faire la démonstration inverse, et j’ai créé mon propre jardin, le Flérial. Au départ, il ne devait pas être aussi grand : je cherchais 5 000 m2 de terrain pour y installer ma pépinière, et je n’ai pas trouvé moins d’1,7 ha. Je me suis dit que c’était l’occasion où jamais, et j’ai décidé de montrer que je pouvais entretenir cette surface tout seul, avec deux outils, en y passant moins d’une semaine par an. C’est ce que je fais, et j’ai maintenant un vrai argument. Aujourd’hui, alors qu’on est beaucoup dans la gestion différenciée, mon livre trouve un écho important. Je ne l'ai donc pas écrit pour répondre à une demande des élus, mais pour leur faire la démonstration que tout est possible. Du reste, le jardin punk est un courant appelé à se développer, car les dotations baissent partout, que la SNCF ne sait pas quoi faire sans glyphosate et qu’il faut bien trouver des solutions.
J’ai eu la chance de discuter avec Gilles Clément une fois ou deux. Je lui ai dit : « je sais qui vous êtes, mais je ne sais pas ce que vous faites !» Nos démarches se sont développées de façon parallèle, et nous sommes un certain nombre à œuvrer dans cette veine là. En ce qui me concerne, il y a l’aspect très provocateur et le côté « rien ne m’arrête », au sens où je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il y a une cour en béton qu’on ne va rien pouvoir y faire pousser : on a des graines, on fait un trou dans le béton pour voir si ça pousse… et ça marche ! C’est ce qui m’amuse à chaque fois : même les endroits qui paraissent impossibles à végétaliser, le sont toujours in fine. Il y a chez moi quelque chose d’un peu plus extrême que dans d’autres démarches.
"Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?"" Eric Lenoir
C’est un peu le cœur de l’histoire, en effet. Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?" L’idée est de leur dire : "oui, tu peux faire quelque chose, et même si tu ne fais rien, il va quand même se produire quelque chose !" Ne pas intervenir est très important à ce titre. Le jardin punk repose sur l’idée que tout est disponible sur place. Le voisin est en train de jeter des pierres ? Pourquoi ne pas les récupérer ? C’est du pragmatisme poussé à son paroxysme. Le jardin punk joue plus sur l’entraide que sur le consumérisme. Il n’hésite pas à partir sur du moche, et surtout, à ne pas être dans la norme, notamment en termes de sécurité. Par exemple, il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de visiter un site ouvert au public dans une petite commune, dans un marais. L’élu local était passionné par cet endroit, et voulait absolument que ses administrés puissent y aller. Rien n’y est aux normes, mais au lieu de coûter entre 25 et 50 000 euros, l’aménagement des lieux en a coûté 3 000, et tout le monde en profite !
La première chose est de faire avec les végétaux présents sur place – ce qui suppose de les repérer, d’où l’idée de ne rien faire pendant un an. Par exemple, c’est bête d’arracher une marguerite alors qu’elle sera belle tout l’été. Il faut aussi être attentif à ce qui va se ressemer sur place parce qu’on aura gratté la terre. On peut aussi créer une auto-pépinière en récupérant ce qu’on glane à droite à gauche. Il y a aussi les échanges de graines, les boutures en place. Par exemple au Flérial, la majorité des haies sont issues de boutures d’osier en pleine terre : j’avais coupé de l’osier pour un chantier, et je l'ai replanté au lieu de l'évacuer en déchetterie. Ça ne m’a rien coûté. ! On peut également opter pour la récupération, aller voir son pépiniériste préféré, récupérer les vieux plants qui partent à la benne. Et puis de temps en temps on achète vraiment : ce n’est pas parce qu’on a un jardin punk qu’on ne doit rien acheter. Bref, il n’y a pas de règles, pas de dogmes, et d’autant moins que chaque cas est particulier. On ne peut pas faire un jardin punk sur du ciment comme on va le faire sur un terrain humide. On ne va pas faire le même jardin à Lille qu’à Marseille. Encore une fois, le jardin punk invite au lâcher prise, à voir ce qui se passe là où on vit, à faire avec ce qui se présente, à tirer parti de tout et à pirater le système !
Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre, éditions Terre Vivante, collection "champs d'action", novembre 2018, 96 pages, 10 euros - A commander ici.
On a lancé cette démarche en janvier 2018, dans le sillage des Assises nationales de la mobilité. Ces assises ont été un grand moment de concertation citoyenne dans les territoires et ont rassemblé tous les acteurs de la mobilité, qui ne se parlaient pas forcément jusqu’alors : collectivités territoriales, administrations de l’Etat, grands opérateurs de mobilité, start-ups, fédérations professionnelles, associations, etc. De nombreuses solutions ont alors émergé, qui ont en partie nourri le projet de loi d’orientation des mobilités. Mais nous avons aussi constaté que certaines des propositions énoncées ne relevaient pas de la loi, et que si celle-ci était nécessaire sur de nombreux points, elle ne ferait pas émerger à elle seule des solutions pour répondre à tous les problèmes concrets. Nous avons eu besoin de mettre en connexion les gens, de fédérer l’ensemble des acteurs qui œuvrent pour la mobilité dans les territoires, et notamment les territoires peu denses. Des solutions peuvent y émerger, comme l’autopartage ou le co-voiturage, mais les freins à leur développement ne sont pas règlementaires et tiennent à l’absence de dialogue et de compréhension entre les différents acteurs.
France Mobilité met en œuvre différentes actions organisées selon six grandes thématiques. La première action, très concrète, a consisté à mettre en place un poste de facilitateur. Soit une personne identifiée comme ressource au sein du ministère, et que les porteurs de projets peuvent solliciter quand ils rencontrent une difficulté, notamment réglementaire. C’est ce facilitateur qui a lancé l’appel à projet dérogations, clôturé en décembre 2018, et dont l’idée était de faire remonter des projets pour lesquels il y avait des freins réglementaires à l’expérimentation, et de leur accorder des dérogations.Deuxième action : mettre en place une plateforme de mise en relation entre les personnes qui ont des besoins et celles qui ont des solutions. Cette plateforme, qui sera mise en ligne le 12 mars, va recenser sur une carte l’ensemble des projets, des solutions et des expérimentations sur les territoires, pour qu’ils puissent être répliqués ailleurs. On a déjà recueilli plus d’une centaine de projets.La troisième action porte sur la commande publique. L’idée est d’accompagner les collectivités dans le financement et l’organisation de services de mobilité sur leur territoire, et notamment auprès de start-up qui ont du mal à s’adapter aux contraintes des règles de la commande publique. Sur notre impulsion, il a été créé une dérogation pour les appels d’offre publics de moins de 100 000 euros dans les cas précis d’expérimentations et de services innovants. Sont particulièrement visées les communautés de communes en zone rurale qui veulent mettre en place un service de co-voiturage et le contractualisent avec une start-up. On est convaincus que ces nouveaux services portés par les start-up ne seront pas autonomes économiques sans financements publics.La quatrième action vise à créer une culture de l’innovation et des mobilités. On va lancer dans ce cadre un « tour France mobilité » à partir d’avril pour que les acteurs du secteur puissent se rencontrer.L’action numéro cinq porte sur l’ingénierie territoriale car les collectivités n’ont pas forcément les ressources en interne ni les compétences pour mener à bien des expérimentations. On a notamment lancé un appel à manifestation d’intérêt dans les territoires peu denses dès 2018, avec des dossiers très simples, en contrepartie d’un financement d’études. On veut aussi monter des cellules d’ingénierie territoriale. Nous projetons aussi d’organiser un autre appel à manifestation cette année. On a eu beaucoup de réponses lors du dernier appel à projets, ce qui montre qu’il y a de vrais besoins.Enfin, l’action 6 concerne les financements. Nombre de financements existent, mais ce sont généralement les mêmes types d’acteurs qui arrivent à les avoir car ils connaissent les mécanismes. Il n’est pas forcément nécessaire de créer d’autres fonds, mais de mieux orienter les financements.
"On porte cette attention particulière aux territoires peu denses car nous sommes convaincus que les nouvelles solutions de mobilité ont une vraie pertinente pour répondre aux besoins de ceux qui y vivent. Or, aujourd’hui la voiture individuelle est la solution, ce qui n’est bon ni pour la planète, ni pour le porte-monnaie. Sans parler des gens qui n’ont pas la possibilité de s’y déplacer, car ils n’ont pas le permis, ni de voiture." Pauline Métivier
C’est clairement notre focus en effet. Si des métropoles en expriment le besoin, elles pourront bien sûr utiliser les outils que nous mettons en place. On porte cette attention particulière aux territoires peu denses car nous sommes convaincus que les nouvelles solutions de mobilité ont une vraie pertinente pour répondre aux besoins de ceux qui y vivent. Or, aujourd’hui la voiture individuelle est la solution, ce qui n’est bon ni pour la planète, ni pour le porte-monnaie. Sans parler des gens qui n’ont pas la possibilité de s’y déplacer, car ils n’ont pas le permis, ni de voiture.
Les services réguliers de transport – bus, trains, etc. – ont leur zone de pertinence, mais il y a des territoires où ils sont à l’inverse très peu pertinents faute de besoins, d’où des bus vides ou des horaires inadaptés. Des solutions plus flexibles, pour partager les voitures ou faire du transport à la demande, décuplent les possibilités. Mais ce sont pour le coup des réponses très locales.
Le devenir des petites lignes est un sujet sensible. Tout d’abord il faut préciser que le gouvernement n’a pas prévu d’appliquer à la lettre le rapport Spinetta. Nous continuons de penser que le train a son domaine de pertinente, même pour les petites lignes, et que tout est affaire de contexte. On voit d’ailleurs ici que le modèle de l’Etat grand organisateur, qui planifie et prévoie, ne fonctionne pas sur ces sujets particuliers. On n’a pas les ressources pour rénover toutes les petites lignes, et nous lançons donc une démarche en liaison avec les régions, pour réfléchir à ce qu’on en fait, et le cas échéant trouver des financements et des solutions pour les optimiser. Il n’y a pas de grands principes sur ce point, si ce n’est que la France est un grand pays du rail et qu’on ne peut pas évacuer la question simplement.
Typiquement, le transport à la demande ! Il est très pertinent dans les zones peu denses, beaucoup moins dans les métropoles. Il est vrai que beaucoup de solutions se développent dans les métropoles car c’est là que se trouvent les modèles économiques des start-up.
Selon nous, la solution consiste à mettre les autorités organisatrices au cœur du système. Concrètement les communautés de communes sont le bon échelon pour savoir ce qui est pertinent et répondre aux besoins au cas par cas, sur un maillage très serré. Elles pourraient financer à ce titre une partie du service. Les start up ont évolué dans ce sens depuis le début des assises de la mobilité. Elles avaient tendance au début à ne pas aller voir les collectivités territoriales, elles n’en avaient pas le réflexe. Or elles commencent à comprendre, notamment les start-up de co-voiturage, qu’elles vont avoir besoin des collectivités pour se développer. Il faut donc à la fois accompagner les collectivités et les opérateurs de mobilités.
"Il y a un intérêt des start-up pour les territoires peu denses, mais ce sont des entreprises que leur modèle économique porte à voir à court terme : en tant qu’entreprises débutantes, elles ne savent pas si elles existeront dans trois mois, et ajustent leur trésorerie à cette incertitude." Pauline Métivier
Il y a un intérêt des start-up pour les territoires peu denses, mais ce sont des entreprises que leur modèle économique porte à voir à court terme : en tant qu’entreprises débutantes, elles ne savent pas si elles existeront dans trois mois, et ajustent leur trésorerie à cette incertitude. Les marchés qu’elles cherchent en premier sont donc ceux qu’elles peuvent développer rapidement, en l’occurrence dans les métropoles.
On pense que la voiture autonome est une opportunité, d’autant plus que ses premiers usages seront sans doute des usages partagés. Elle aura onc toute sa pertinence dans les territoires moins denses, car elles proposent un modèle économique intéressant, moins cher. Il y a déjà des expérimentations en cours en France, menées par Navya ou Michelin.
Pour lever les freins culturels, on a souhaité créer une action spécifique pour développer une culture commune, afin que chacun arrive à comprendre les contraintes de l’autre. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous souhaitons créer une formation spécifique avec l’IHEDAT. On lance en septembre une première promotion France Mobilité avec des gens venus d’horizons différents. Cette formation pourrait contribuer à créer cette culture commune.
C’est une question essentielle car on ne peut pas s’intéresser à un service sans savoir d’où vient la demande. L’urbanisme, les services publics, etc. ont des impacts sur la mobilité et doivent y être corrélés. Là encore, les collectivités ont un vrai rôle à jouer pour coordonner les actions sur ces différents champs, grâce à la vision transversale qu’elles ont de leur territoire.
La question de la mobilité est déjà très décentralisée en France. La gouvernance des mobilités telle qu’elle est abordée dans la nouvelle loi d’orientation des mobilités cherche à simplifier la prise de compétence des communautés de communes, et à les inciter à prendre la compétence. Aujourd’hui, 80% du territoire ne sont pas couverts par une autorité organisatrice de la mobilité, car les communautés de communes n’ont pas pris la compétence. Notre compréhension du sujet est qu’elles ne l’ont pas fait parce qu’il n’y avait pas de pertinence à développer des services réguliers. La question est de savoir comment l’Etat peut simplifier les choses. Chaque échelon territorial a sa pertinence. Le pari que fait la loi d’orientation des mobilités, c’est qu’en simplifiant la prise de compétence, on incite les communautés de communes à développer des mobilités. On leur fixe une date limite à partir de laquelle on considère qu’elles n’ont pas les moyens de le faire et la compétence est alors transférée à la région, qui est déjà chef de file dans la coordination des mobilités sur le territoire.
La mobilité est liée à tous les autres sujets. Il y a des besoins qui émergent en fonction des politiques d’urbanisme, en matière de services publics, etc.. A l’inverse, le développement d’une offre efficace de mobilité aura forcément un effet sur le comportement, le lieu d’habitation, etc. On ne fait pas de la mobilité pour faire de la mobilité, on est très conscients des enjeux qui lui sont liés, qu’ils soient écologiques, sociaux, etc.
La première dimension de la métropolisation est liée à la consommation d’espace par les villes, qui est devenue considérable. En France, on avait défini l’urbain par des agglomérations de 2000 habitants dont les résidences étaient situées à moins de 200 mètres les unes des autres. Depuis la fin des années 1990, on est passé à une autre approche statistique, dite en aires urbaines : on considère des centres urbains qui correspondent à ce chiffre de 2000 habitants, et on y inclut l’ensemble des communes dont plus de 40% de la population se déplace vers les pôles en question ou vers des communes affiliées à ces pôles. Se dessine alors une image de ces aires urbaines qui approche la question métropolitaine. Le phénomène est en effet fondé sur la mobilité des individus, devenue la caractéristique majeure des espaces urbains. Il faut avoir en tête que par rapport à la ville ancienne, qu’on pouvait estimer plus statique, la métropole est un espace de mobilité. Prenons l’exemple de Marseille : la commune compte moins de 800 000 habitants, la partie agglomérée de la ville (ie : dont les constructions se tiennent à moins de 200 mètres les unes des autres) en compte 1 260 000, et l’aire urbaine 1 750 000 habitants, répartis sur 90 communes. En termes de consommation d’espace et d’espace affecté par l’urbanisation, on touche là à la métropolisation. L’air urbaine lyonnaise, elle, compte 500 communes, réparties sur plusieurs départements. Quant à Bordeaux, c’est quasiment l’essentiel de la Gironde qui est inclus dans cette masse urbaine. Il faut alors distinguer deux choses dans cette métropolisation par consommation d’espace : d’une part ce qui est un mécanisme de production de l’urbain, qu’on nomme métropolisation, d’autre part la métropole proprement dite, c’est-à-dire la ville ou agglomération qui dépasse le million d’habitants, même s’il est difficile de définir un seuil statistique. Le phénomène de la métropolisation est en somme un processus de croissance qui consiste à partir de centres à une diffusion des phénomènes urbains avec la constitution de relais situés à proximité des pôles principaux. Cette grille localisée dans une dimension régionale est connectée avec toute une série de centres en France et dans le monde. Cette toile mondiale est sans doute le phénomène géographique le plus saillant que l’on puisse observer de nos jours.
"La figure de l’ancien aménagement du territoire en France était fondée sur l’équilibrage entre Paris et la province, sur la création de grandes zones industrielles et portuaires modernes, de grands réseaux de communication. Avec la métropolisation, on est passé dans la figure d’un monde de plus en plus virtuel, de plus en plus fondé sur l’échange et l’immédiateté." Guy Di Meo
En termes matériels et physiques si l’on veut, les premières manifestations de ce phénomène ont vu le jour au Nord-est des Etats-Unis, entre Washington et Boston, mais aussi en Californie, au Japon entre Tokyo et Osaka, et dans la fameuse banane bleue européenne qui va de la Lombardie à Londres en passant par Paris et la vallée du Rhin. Ces manifestations se sont construites progressivement après la 2e Guerre mondiale. On note ensuite l’accélération de ce type d’espaces à la fin du siècle dernier, à partir du moment où l’on entre dans le cycle de la mondialisation. Celle-ci a été un facteur tout à fait favorable pour la création d’un réseau mondial de métropoles. Elle a en effet généré une instantanéité des échanges, notamment financiers et informationnels, bref une sorte d’abolition du temps. Tous les centres mondiaux qui étaient récepteurs et émetteurs d’information, de matière grise, de capitaux, se sont connectés. Internet en est une manifestation absolument flagrante. On était auparavant dans un régime de proximité géographique, alors que nous sommes aujourd’hui dans un régime de connectivité : ce qui compte, c’est d’être connecté à, de pouvoir passer d’un réseau à l’autre. La métropolisation se prête à ce type de fonctionnement, elle est très efficace sur le plan économique, surtout pour les maîtres du jeu : elle permet de réagir dans l’immédiateté, avec des opportunités considérables pour ceux qui contrôlent le système de profit, de valeur ajoutée, de production d’idées, de savoir… Mais c’est aussi un système qui génère beaucoup de laissés pour compte, qui est très sélectif. La figure de l’ancien aménagement du territoire, en France, était fondée sur l’équilibrage entre Paris et la province, sur la création de grandes zones industrielles et portuaires modernes, de grands réseaux de communication. On était dans une figure de territoire relativement homogène. Avec la métropolisation, on est passé dans la figure d’un monde de plus en plus virtuel, de plus en plus fondé sur l’échange et l’immédiateté, avec un triomphe de l’anglais devenu langue véhiculaire. Si l’on revient aux métropoles de terrain, on y observe qu’elles sont constituées d’un centre principal, et de ce que les Américains nomment des « edge cities », c’est-à-dire des centres secondaires, avec des centres commerciaux, des centres de recherche, des bureaux, etc. Tous ces éléments forment un ensemble de centres et de périphéries qui fonctionnent à l’intérieur d’une aire métropolitaine connectée au monde via des transports rapides, aériens et ferroviaires.
La gentrification est un phénomène spécifique, mais qui est accéléré par la métropolisation. Elle n’est pas vraiment une nouveauté : au XIXe siècle, l’espace social était déjà segmenté entre beaux quartiers et quartiers ouvriers. Evidemment, comme les centre-villes ont une très grande attractivité, et comme il y a une forte densité urbaine, les coûts d’accès au foncier et à l’immobilier augmentent à grande vitesse. C’est un système sélectif. La gentrification aujourd’hui pointée du doigt car elle recherche les ambiances urbaines, et prise paradoxalement les quartiers diversifiés sur le plan ethnique, qui avaient été les centres d’accueil de populations étrangères, et ont un patrimoine intéressant. Se met alors en place un marché inégal : d’un côté, des populations résidentes avec de maigres moyens, de l’autre des populations nouvelles qui ont des moyens, mais détruisent l’esprit des quartiers que pourtant elles venaient y chercher. Cela vient du fait que l’attraction citadine est toujours très forte. Certains prédisent la fin des villes, mais c’est totalement faux. Cela dit, la relation à la ville est générationnelle. Lorsqu’on a des enfants, on va en périphérie. Quand on vieillit, on revient vers le centre pour bénéficier des services urbains. Par ailleurs, on ne dit pas assez qu’il y a une gentrification périphérique. Aux Etats-Unis par exemple, elle est flagrante. Elle se traduit par ces cités fermées qu’on voit apparaître à la grande périphérie des métropoles américaines, avec une population choisie, contrôlée. Même dans les métropoles françaises, on assiste à des formes de « clubbisation » de l’espace. Certaines communes, en prenant des dispositions souvent urbanistiques, par exemple en autorisant uniquement les grandes parcelles, sélectionnent une population aisée et créent des clubs communaux en périphérie.
Je ne crois pas beaucoup à ce mouvement de désurbanisation dont on nous parle, ou de recul des villes. C’est un mouvement qui s’est esquissé dans les années 1960-70 : la population a alors quitté les villes centres où la population a diminué. Depuis les années 1990-2000, on note au contraire une repopulation des centres-villes. C’est le cas à San Francisco, où la population augmente plus dans le centre que dans l’agglomération. En Allemagne, certaines villes connaissent ce phénomène de dépopulation des centres, mais quand on regarde les villes les plus dynamiques, notamment celles de la vallée du Rhin, on note une augmentation de la population des cœurs métropolitains. Le déficit est au contraire présent dans les villes de vieille industrialisation, comme à Detroit ou dans la Rust belt. Quand la prospérité est là, les centres-villes restent forts. Evidemment, il y aura toujours des gens qui voudront s’installer à la campagne. Le mouvement hippie a généré ce type d’attitude. Mais les hippies avaient une manière de vivre différente, ils ne cherchaient pas des services, mais une vie naturelle et une certaine autonomie. Ils fuyaient l’urbain dans toutes ses dimensions.
"On ne peut pas détruire les métropoles telles qu’elles existent, mais il semble important de freiner le mouvement de périurbanisation, de le canaliser, et d’introduire un nouvel aménagement de l’espace." Guy Di Meo
Certes, mais ces gens demandent des services, et ne se coupent pas de la ville. Ce type de développement est du reste très utile. Si l’on essaie de réfléchir à l’avenir, il me semble que ces gens qui animent de nouvelles formes d’agriculture et de production alimentaire à proximité des villes sont intéressants sur le plan économique, écologique et humain. Mais à mon sens, il n’y pas la même coupure aujourd’hui vis à vis de l’urbain et des services que dans les années 1970. Ces gens sont reliés au monde par le virtuel et l’internet. La question est de savoir s’il faut encourager ce mouvement, s’il faut continuer à se diluer dans l’espace ou au contraire resserrer les rangs. On ne peut pas détruire les métropoles telles qu’elles existent, mais il semble important de freiner le mouvement, de le canaliser, et d’introduire un nouvel aménagement de l’espace.
En matière d’aménagement du territoire, l’après-guerre a été marqué par une prise en compte de deux échelles géographiques : l’échelle nationale, avec des rééquilibrages du territoire, et l’échelle régionale, avec déjà l’idée de métropole d’équilibre, sans parler de l’échelle européenne. C’est l’époque de la création des régions. Aujourd’hui, il faudrait peut-être passer à une troisième dimension, plus affirmée : la métropolisation. Celle-ci est au fond ce qu’était la régionalisation par le passé. C’est la forme de régionalisation qui correspond à la société capitaliste et libérale dans laquelle nous vivons. L’aménagement du territoire devrait se focaliser sur les métropoles et leurs effets. L’important est de travailler sur l’articulation des centres et des périphéries pour trouver des phénomènes de discrimination positive de nature à favoriser les zones périphériques en difficulté, sans oublier les zones centrales. En effet, si l’on regarde les statistiques de l’INSEE ou de l’Observatoire des inégalités, les vrais pauvres se trouvent dans les agglomérations, dans certaines banlieues. Il ne s’agit pas d’oublier cette population. Le discours RN a été de dire qu’on oublie les périphéries. C’est vrai dans une certaine mesure, mais il est difficile d’intervenir dans cette dilution spatiale pour des raisons de coûts. Aujourd’hui, en termes d’aménagement, il faut revenir à une échelle géographique qui articulerait au cas par cas centres et périphéries, grâce à des transports publics, des équipements périphériques, ce qui suppose des choix. C’est peut-être là qu’une politique de dialogue social, de concertation et même de participation, serait intéressante pour établir ces arbitrages, pour déterminer ce qu’on choisit comme centres à développer, avec quels systèmes de transports pour y accéder, etc. Dans les communes périphériques où de nouvelles populations s’installent (ceux qu’on appelait les « néos »), les gens ont souvent envie de faire société, de s’intéresser à la chose publique. Ce serait intéressant d’instaurer un dialogue avec ces nouvelles populations, les habitants plus anciens et les agriculteurs. C’est peut-être l’objet du grand débat national en cours, à condition qu’il soit localisé, territorialisé. Il y a toute une logique, assez paradoxalement dans une époque de mondialisation, de retour au local très forte...
Il me semble que cette articulation doit se faire par des partages de compétences et par un élargissement de la subsidiarité. Il y a une réflexion aux niveaux mondial et national sur les grands problèmes de notre temps. La question écologique notamment : l’injonction à créer des trames vertes et bleues dans le pays, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc., relèvent d’échelles internationales et nationales. Mais si l’on veut que les mesures préconisées soient reprises et revêtent une certaine efficacité, il faut revenir à une territorialité, peut-être à l’échelon régional ou métropolitain, qui peuvent être des échelons de gouvernance intéressants. Ce retour au local permettrait une prise en considération située des problèmes et une co-évaluation par les élus, les scientifiques, les citoyens, etc. Il s’agit de construire un co-diagnostic et d’établir des décisions partagées. Cette efficacité de mesure passe par le dialogue, par la mobilisation des populations. Une telle démarche est ambiguë car souvent les élus ne tiennent pas trop à ce qu’il y ait un débat permanent dans leur espace, et y tiennent d’autant moins que les communes sont grandes. Mais bien souvent, on butte aussi sur la difficulté de mobiliser le citoyen…
Effectivement. Les mouvements sociaux n’apparaissent pas au hasard et sont souvent surprenants. Personne ne s’attendait à ce qui s’est passé, malgré une somme de maladresses politiques qui a fini par faire déborder le vase. Les gilets jaunes montrent qu’il y a dans la population une envie de changer les choses. L’enjeu dans de tels mouvements est d’échapper à des utopies, et de ne pas s’enferrer dans des visions utopiques des solutions, pour rester dans des logiques d’action concrètes, de réalisations à mener. Le tout sans bouleverser complètement les cadres, sauf à changer les régimes, ce qui est toujours scabreux.
"Le système productif contemporain est très largement piloté par l’international, et fonctionne sur des sélections drastiques des travailleurs, avec des échelles de salaires et des exigences de compétences qui entrainent des distinctions très puissantes." Guy Di Meo
Les métropoles, par l’intensité de la production urbaine qu’elles ont entrainée, par les contextes économiques de la mondialisation et du capitalisme néo-libéral, ont joué un rôle presque caricatural de tri social, qui s’est opéré de manière très géographique, avec une superposition des conditions sociales et des espaces. Les métropoles ont accusé ce phénomène, qui existe depuis la Révolution industrielle au moins. On a parlé des clubs sécurisés, des zones périurbaines où les gens se sont installés parce que les terrains étaient bon marché et qu’on pouvait y faire construire à bon compte et échapper aux grands ensembles. Mais le chômage venant, comme il faut alors deux voitures dans le couple, on ne tient plus le coup. C’est d’ailleurs l’un des phénomènes décrits par les gilets jaunes. S’y reflète la marchandisation de l’espace métropolitain : les prix s’emballent et des facteurs ségrégatifs se mettent en place. Certes, l’espace n’a jamais été donné pour les accédants à la propriété, mais la différentiation des prix atteint aujourd’hui des niveaux très élevés. S’ajoute à cela que le système productif contemporain est très largement piloté par l’international, et fonctionne sur des sélections drastiques des travailleurs, avec des échelles de salaires et des exigences de compétences qui entrainent des distinctions très puissantes. L’objectif est alors d’installer les travailleurs les plus utiles pour les activités productives dans les meilleures conditions, avec le maximum de valeur environnementale, et de créer des espaces très attractifs pour des populations très productives.
Dans cette sélection spatiale, certains espaces proposés allient une relative proximité des centres et des cadres de vie agréables. Il existe dans ce domaine des articulations tout à fait heureuses. C’est vrai que le télétravail commence à se développer, mais pour des cadres qui doivent tous les jours se rendre sur leur lieu de travail, la proximité est une valeur, pour peu qu’elle soit associée à des espaces d’aménités. Bouliac, sur la rive droite à Bordeaux, est symptomatique de cette proximité des centres actifs de la métropole, alliée à un cadre de vie agréable. Il y a aussi un problème générationnel : ceux qui tiennent à la citadinité la plus forte sont souvent des jeunes ménages sans enfant. Ce sont d’ailleurs les fers de lance de la gentrification. Il y a aussi de plus en plus de populations étrangères à Paris, qui sont là pour des raisons de recherche, d’emploi dans des entreprises multinationales, et recherchent des ambiances urbaines. Ce sont autant d’éléments qui entrent dans les logiques de prix, notamment dans les quartiers gentrifiés. Bref, on a de plus en plus de mal à isoler des catégories particulières : chaque individu a ses composantes sociales et résidentielles spécifiques. Ça complique la lecture des phénomènes géographiques.
"Nous sommes à la recherche de solutions sur le plan social, économique et écologique. Or ces solutions ne peuvent venir que de la diversité. Il faut encourager à ce titre l’expérimentation." Guy Di Meo
Nous sommes à la recherche de solutions sur le plan social, économique et écologique. Or ces solutions ne peuvent venir que de la diversité. Il faut encourager à ce titre l’expérimentation. A mon sens les mobilisations qui sont à la base de ces expériences ne peuvent être que des mobilisations à caractère territorial, car il faut s’attacher aux détails de la nature si l’on veut arriver à quelque chose de cohérent. A ce titre, les expérimentations que vous évoquez sont très utiles : on y assiste à la fusion entre espace et vie sociale. On a là un creuset, un gisement de possibilités pour l’avenir de l’humanité. De la même manière que l’anthropologue Philippe Descola invite à conserver ce qui reste des sociétés premières pour connaître leur rapport à la nature et voir en quoi il est reproductible dans les sociétés en général, il faut les valoriser. La question est ensuite de savoir quelles sont les formes de pouvoir qui se créent dans ces entités, et si l’on peut admettre des exceptions à l’ordre républicain et des traitements très différents d’un citoyen à l’autre. Ceci mis à part, mais qui n’est pas une mince affaire, il faut voir quels en sont les fonctionnements, même utopiques. Il ne faut pas les prendre comme des espaces musées, mais les faire entrer dans l’action et les confronter à la réalité. Il y là un axe de recherche-action qui me paraît tout à fait essentiel.
J’ai commencé ce livre sur l’entraide avant celui sur la collapsologie : ça fait douze ans que j’y travaille. Entre temps, nous avons écrit en trois mois Comment tout peut s’effondrer après avoir constaté que ce que je croyais être un acquis pour tout le monde ne l’était pas. Et la question de l’effondrement faisait finalement écho à mes travaux sur l’entraide. Ce champ de recherche, qui est loin d’être embryonnaire, mais au contraire gigantesque, répond à l’une des questions absolument fondamentales de la collapsologie : est-ce qu’on va tous s’entretuer ? Nous y répondons de manière nuancée et ouvrons des perspectives intéressantes au niveau politique et organisationnel, afin de préparer la suite.
Ma formation scientifique de biologiste et d’écologue, mais aussi mon côté naturaliste m’ont toujours montré que la nature n’était pas uniquement régie par la compétition, l’agression et l'égoïsme. J’ai donc voulu faire le bilan de ce que la science avait accumulé comme découvertes et comme connaissances depuis Darwin (qui avait d’ailleurs déjà mis en évidence la coopération), et mettre tout cela au jour pour rééquilibrer la balance entre coopération et compétition, un peu comme si on retrouvait l’équilibre entre le yin et le yang. Une société fondée uniquement sur la compétition devient toxique : la compétition est fatigante pour les individus, elle crée des inégalités, de la défiance, de la violence, et détruit les autres êtres vivants. L’agriculture en est un exemple. Elle se fonde sur la compétition : si des insectes arrivent dans un champ de blé et le ravagent, ils entrent en compétition avec nous pour le blé. On va donc les détruire – et d’ailleurs beaucoup de produits « phytosanitaires » sont des produits en -cide, faits pour tuer. Une autre posture, celle d’une agriculture de coopération, serait d’apprendre à retrouver de la diversité et les cycles du vivant pour pouvoir accueillir d’autres insectes susceptibles de réguler les ravageurs. Cette recherche d’un équilibre est ce que fait naturellement le vivant !
Les deux. Il existe beaucoup de découvertes récentes dont personne n’a entendu parler, et dont les scientifiques n’ont même pas fait la synthèse. Comme j’ai été chercheur, j’ai la chance de pouvoir lire, analyser et synthétiser ce qui se publie dans les journaux scientifiques spécialisés. Je tiens une veille depuis 15 ans, et je peux vous dire que les travaux sur le sujet sont exponentiels, il en existe des milliers ! Dans le même temps, notre monde s’est noyé dans une vision du monde néo-libérale, une caricature du libéralisme originel d’Adam Smith. Cette idéologie exagérément compétitive déforme notre imaginaire et nous empêche de voir tout ce que l’on sait sur l’entraide et les mutualismes depuis Darwin. Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure.
J’assume complètement ce caractère idéologique. Ce n’est pas un gros mot. La science est toujours en partie un produit de l’idéologie de son époque, et inversement, les idéologies sont influencées par les découvertes scientifiques. Notre livre est aussi le produit d’une époque : il ne serait pas nécessaire si on ne vivait pas dans ce bain ultra-compétitif ! Je raconte ce que la science a découvert pour pouvoir créer de nouveaux récits, provoquer des « déclics » et changer les imaginaires. Je le fais car je suis scientifique et que c’est mon langage, ma manière de voir et de comprendre le monde, et ma chance est que la société croit beaucoup en la science. Charles Darwin, Pierre Kropotkine, Edward O. Wilson, Steven Jay Gould, ou même Albert Einstein, sont pour moi de grands scientifiques car ils n’ont jamais séparé science et société. Ils ont été conscients de leur époque. Cela ne déforce pas du tout leurs travaux, au contraire, cela les rend plus crédibles et plus puissants. Penser la science détachée d’une époque, de ses idéologies et de ses mythologies, est pour moi très dangereux.
"Des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ?" Pablo Servigne
Gauthier Chapelle et moi nous inscrivons dans une filiation intellectuelle qui n’est pas nouvelle du tout – je pense notamment au prix Nobel d’économie Daniel Kahneman qui a bien montré que les comportements économiques sont très irrationnels. L’Homo oeconomicus était un modèle mathématique, un peu théorique, qui a servi à quelques découvertes, mais aurait dû rester dans les laboratoires car il n’est pas du tout représentatif de la complexité humaine. Le problème, c’est que certains en ont fait une idéologie qui s’est répandue d’autant mieux qu’elle arrange les puissants. Dans ce livre, nous avons synthétisé ce qui se sait sur l’altruisme et la coopération dans le monde vivant, mais aussi chez l’être humain. Par exemple des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ? L’originalité de notre travail est de mettre en lien tous ces travaux économiques avec des travaux en biologie, en psychologie, en anthropologie, en neurosciences, pour pouvoir apercevoir un tableau général. On a essayé de faire émerger l’architecture — très solide d’ailleurs ! — de ce principe du vivant qu’est l’entraide.
Ce qui nous a d’abord intéressés, dans la lignée des travaux du Plaidoyer pour l’altruisme de Matthieu Ricard (Nil, 2013), et La Bonté humaine de Jacques Lecomte (Odile Jacob, 2012), a été d’aller dans le monde des « autres qu’humains », et de voir que l’entraide était partout, tout le temps, et prenait des formes très diverses. Ensuite, ce qui nous a surpris, c’est l’entraide spontanée, et le fait par exemple qu’en situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation. Les travaux en sociologie des catastrophes sont à cet égard massifs et convaincants. Cela va à l’encontre de notre imaginaire, de cette mythologie qui veut qu’en temps de catastrophe, tout le monde s’entretue dans une panique générale. Un mythe hollywoodien… Mais le fait que certaines personnes aient un élan prosocial ne suffit pas à faire société. Ce qu’on a découvert dans cette architecture de l’entraide est que son pilier est la réciprocité entre personnes : donner génère une irrépressible envie de rendre. C’est ce que le célèbre anthropologue Marcel Mauss appelait le « contre-don ». Pourtant une réciprocité simple entre deux personnes ne suffit toujours pas à faire société. On observe aussi que depuis des milliers d’années, la réciprocité s’étend au sein d’un groupe via des mécanismes de renforcement tels que la réputation, la punition des tricheurs, la récompense des altruistes, bref l’ensemble des normes morales que les groupes et même les institutions mettent en place pour généraliser les comportements prosociaux, l’entraide. Ces mécanismes s’observent dans tous types de groupes, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un pays, d’un club, d’une réunion de copropriétaires, etc.
"En situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation." Pablo Servigne
Entre deux personnes, la réciprocité est très chaleureuse. Mais plus on agrandit le groupe, plus cette réciprocité s’étiole, se dilue, se refroidit, et donc nécessite de mettre en place des systèmes de renforcement. Dans les très grands groupes de millions de personnes, les systèmes coopératifs, institutionnels et froids tels que la sécurité sociale ou l’Education nationale sont devenus invisibles en tant que tels, alors qu’ils sont de puissants instruments d’entraide. Cette dilution des liens d’entraide pose la question de la taille limite du groupe. Au final, l’être humain est la seule espèce qui pratique l’entraide de manière si puissante, entre des millions d’individus non apparentés génétiquement, et souvent entre inconnus ! Nous sommes une espèce ultra-sociale. Ce sont les normes sociales, la culture et les institutions qui rendent ce phénomène possible.Par ailleurs, cette question de la taille du groupe permet aussi de mettre en relief certains mécanismes de l’évolution. Les évolutionnistes ont découvert ces dernières années un principe du vivant qui veut que lorsqu’un groupe se forme, ce soient les égoïstes qui « gagnent », notamment parce que, dans le cas des animaux, ils se reproduisent plus vite. Mais, ce faisant, ils désagrègent le groupe. Simultanément, une autre force évolutive agit à un niveau supérieur et sélectionne les groupes les plus coopératifs… Autrement dit, deux forces opposées, paradoxales, s’équilibrent en fonction de l’environnement et créent cette diversité de comportements, ce yin et ce yang entre égoïsme et altruisme. Il faut voir l’évolution comme un processus dynamique, un équilibre entre ces forces. Tout l’objet du livre était de mettre en lumière l’une de ces forces, l’entraide, pour ne pas rester dans une vision hémiplégique du monde.
Kropotkine est un personnage fascinant. Ce grand géographe était passionné par Darwin, et pourtant il n’avait pas du tout une vision compétitive du monde vivant. Après avoir lu les écrits de Darwin, il est parti à la recherche d’observations de sélection naturelle. Il s’est rendu en Sibérie – un endroit froid et hostile —, et il y a vu surtout de l’entraide entre les individus, et que c’était précisément ce qui permettait aux espèces de survivre. Il en a tiré ce grand principe : l’entraide est un facteur d’évolution. Darwin ne le niait pas non plus, même s’il a mis davantage l’accent sur la compétition parce qu’il a mené ses observations dans les milieux tropicaux, qui sont des milieux d’abondance, où la compétition territoriale a plus de chances d’émerger. Cette anecdote historique montre d’abord qu’on peut faire dire beaucoup à une découverte, en termes idéologiques : l’Angleterre victorienne des débuts du capitalisme s’est tout de suite emparée de la théorie darwinienne pour justifier ses fondements éthiques — la compétition —, alors que l’anarchisme s’est emparé des travaux de Kropotkine pour justifier l’entraide et la solidarité.Ce principe général nous a frappés : dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale. On a plutôt tendance à croire que si des catastrophes adviennent, on va tous s’entretuer pour la dernière goutte de pétrole, pour le dernier sac de sucre dans les magasins. On est convaincu que lorsque que la pénurie arrive apparait une compétition généralisée, la loi du plus fort. Le monde vivant démontre le contraire. C’est un paradoxe qu’on a pu dénouer dans l’épilogue. En fait, ce n’est pas un paradoxe, les deux observations sont réelles, mais elles n’ont pas la même temporalité. A court terme, on peut effectivement se préparer aux catastrophes dans la peur, le repli et l’attente de la violence présumée. C’est ce qui caractérise le mouvement survivaliste, et c’est compréhensible. Mais à long terme, ce sont les groupes les plus coopératifs qui survivront aux catastrophes… C’est ce que nous apprend le vivant.
"Dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale." Pablo Servigne
Ce n’est pas si tranché. Mon souci est de révéler tout l’éventail des postures. En fait, nous avons tous une part de survivaliste et de transitionneur en nous. Tout est question de curseur à la fois individuel et social. Si l’on met trop le curseur vers la compétition, la peur, la violence, on crée une société violente par prophétie autoréalisatrice, par anticipation. Notre vision du monde fabrique le monde qui vient. Le livre tente de décomplexer les personnes qui souhaitent se créer des récits plus coopératifs, altruistes, afin de rendre l’avenir moins violent. Mais c’est un pari ! Sur cette question, le point important à saisir est que nous vivons dans une société d’abondance grâce essentiellement aux énergies fossiles. Nous avons chacun l’équivalent de 400 esclaves énergétiques qui travaillent pour nous tous les jours pour nous nourrir, nous chauffer, nous transporter, etc. Le fait qu’on soit tous très riches énergétiquement nous donne la possibilité de dire à notre voisin : « Je n’ai pas besoin de toi, je t’emmerde ». Mais c’est un luxe de pouvoir dire ça ! L’abondance crée une culture de l’individualisme, de l’indépendance, alors que la pénurie crée une culture de la coopération et de l’interdépendance.
La conquête humaniste de l’abolition de l’esclavage a été rendue possible parce qu’on a découvert d’autres sources d’énergie comme le charbon. C’est un phénomène qui a été bien montré par des historiens des sciences comme Christophe Bonneuil ou Jean-Baptiste Fressoz. Mais il ne faut jamais oublier que pour maintenir une croissance, on a besoin d’énergie de manière exponentielle. On a donc eu besoin du pétrole, en plus du charbon, etc. Pour moi, cela ne conduit pas à une horizontalisation des rapports sociaux, mais au contraire à extension des inégalités, à des classes sociales de plus en plus stratifiées entre des ultra-riches et des pauvres de plus en plus nombreux. Certes, les rapports démocratiques se sont accrus, mais il faut se rendre compte que plus les sociétés sont riches énergétiquement, plus elles sont inégalitaires.
En effet, le sentiment d’inégalité et d’injustice est absolument toxique pour les relations d’entraide et la bonne santé d’un groupe. Par ailleurs, dans un précédent livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), nous montrions que les inégalités économiques et sociales avaient toujours été de grands facteurs d’effondrement des civilisations. Nous prenons aujourd’hui une trajectoire qui va dans ce sens, les inégalités sont revenues au niveau de la crise de 1929. On est au bord d’une cassure. Dit autrement, si l’on veut développer l’entraide de manière plus facile, fluide et spontanée, il faut absolument réduire les niveaux d’inégalité. C’est une condition indispensable.
"Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, nous allons retrouver des sociétés plus petites où l’entraide sera plus facilement accessible, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants." Pablo Servigne
Pas facile ! Dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2014), Thomas Piketty remarquait que les sociétés s’étaient mises à réduire les inégalités et à redistribuer pour le bien commun lors de grandes catastrophes comme la crise de 1929 ou les guerres mondiales. Ce n’est pas un plaidoyer pour la guerre, mais une constatation : plus on ira vers les catastrophes, plus à mon avis on refera naître des mécanismes d’entraide et de coopération. Je pense aussi qu’un enchainement de catastrophes mènera à une simplification des macro-structures d’organisation comme l’Europe ou l’Etat nation. Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, la taille de nos sociétés va se réduire et que nous allons retrouver des sociétés plus petites, où l’entraide sera plus facilement accessible, ou plus précisément, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants. Encore une fois, comme ça a été le cas depuis des millions d’années, les groupes les plus coopératifs survivront le mieux et les individualistes mourront les premiers.
J’aimerais vous dire que oui, mais je n’en suis pas sûr, car en Catalogne, la poussée indépendantiste est ancienne. D’une manière générale, je suis favorable à une diminution des niveaux d’échelle et de la taille des organisations, ce qui nous conduirait, par exemple à une Europe des régions et un fédéralisme régional. La taille de l’Etat me paraît disproportionnée, inhumaine pour gérer des groupes humains. Ce fédéralisme devrait évidemment s’accompagner de mécanismes de redistribution et d’entraide entre régions. L’un des problèmes de la Catalogne, c’est qu’elle semble se détacher parce qu’elle est très riche et qu’une frange de ses habitants ne veut plus participer à la redistribution avec les régions les plus pauvres d’Espagne. Ce qui est intéressant aussi dans cette émergence des régionalismes et des nationalismes, c’est le sentiment identitaire qu’elle peut révéler. Pour prendre le cas de l’Europe, sa construction s’est faite à l’envers, en retirant les frontières sans bâtir d’Europe politique. Ainsi, on a miné le sentiment de sécurité des Européens, ce qu’on a appelé la « membrane de sécurité » du groupe. Depuis quarante ans, en Europe, le choix a été de mettre tout le monde en compétition, ce qui a créé un sentiment d’insécurité, extrêmement néfaste pour l’apparition de comportements de solidarité et d’entraide. Pire : par un retour de bâton, les gens se tournent vers le nationalisme parce c’est le moyen le plus facile et le plus connu de se sentir en sécurité, dans une sorte de membrane de protection. Les poussées identitaires sont selon moi une conséquence de la libéralisation et de la mise en compétition de chacun contre tous. Pour palier cette dérive, l’une des pistes serait par exemple de remettre des frontières. Mais de belles frontières ! En décidant ensemble ce qu’on laisse passer et ce qu’on ne laisse pas passer. Plutôt que de laisser passer les marchandises et de stopper les humains, faisons par exemple le contraire. Mais je suis conscient que cette idée va à contre-courant de l’idéologie actuelle qui fait de l’idée de frontière ou de protectionnisme des gros mots. Pourtant, ce n’est que lorsqu’on se sent en sécurité qu’on peut aller vers l’autre et tisser des liens d’interdépendance…
Je pourrais répondre de manière oblique grâce à l’exemple de Kropotkine, qui, au début du 20e siècle, s’est mis toute la droite à dos parce qu’il s’opposait à un imaginaire de compétition généralisée, mais qui s’est aussi mis à dos toute la gauche marxiste qui pensait qu’il fallait se séparer de la nature pour pouvoir « faire table rase » et mettre en œuvre des sociétés coopératives…Dans le livre, en effet, nous parlons aisément de mécanismes de punition, de réputation (l’importance des ragots dans l’apparition de l’entraide), mais aussi de sécurité, de frontières, de norme sociale. Ce sont des mots qui ont une connotation négative à la fois pour l’individu libéral (qui déteste être contraint), mais aussi pour la gauche, qui s’est par exemple dessaisie de la question de la sécurité, pourtant fondamentale. C’est l’un des besoins les plus élémentaires de l’être humain ! Prenez simplement le besoin de « sécurité sociale », par exemple. Je pense au contraire que ce sont des mécanismes qui, s’ils sont maîtrisés, justes, et à la bonne échelle, sont absolument essentiels à toute société. Notre proposition est d’arriver à le constater, à l’accepter et à maîtriser tous ces mécanismes pour devenir des experts en coopération, et pas seulement en compétition.
Lorsqu’on veut souder les membres d’un groupe, l’un des mécanismes les plus courants consiste à créer un épouvantail extérieur, un grand méchant loup. Le groupe devient alors un super-organisme où les relations se fluidifient, et les individus s’entraident pour aller détruire l’ennemi. L’effort de guerre par exemple soude de manière très forte les habitants d’un pays. Mais on a découvert qu’on n’était pas obligé de créer un grand méchant loup : le fait de subir des catastrophes, des aléas climatiques permet aussi de souder les groupes, et plus généralement, sous certaines conditions, le fait d’avoir un objectif commun le permet aussi. Plusieurs ingrédients, plusieurs mécanismes possibles, permettent donc de renforcer l’entraide au sein des groupes.
"Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol »." Pablo Servigne
J’y vois deux niveaux de lecture. D’abord, comme Rifkin, je constate l’émergence d’une société fondée sur des modes d’organisation plus horizontaux, latéralisés, et sur des structures en réseau. C’est un fait, et ce mode d’organisation est très puissant car il s’inspire des processus vivants. Dans la nature, les structures hiérarchiques pyramidales n’existent pas car elles sont très mauvaises pour s’adapter à un environnement changeant. Mais ensuite, il y a le problème que ces nouvelles organisations ne sont pas forcément reliées à une éthique ni à une raison d’être qui favorise le bien commun. On peut avoir des groupes très collaboratifs qui ont une raison d’être délétère pour la société. Si le but d’une telle horizontalité est d’enrichir des actionnaires, de générer toujours plus d’argent et d’inégalités, je n’y vois pas d’intérêt. Au contraire, c’est même plutôt dangereux.
Oui, c’est la question très contemporaine du spécisme, du véganisme, que je trouve passionnante. J’aime beaucoup cette tendance actuelle à décloisonner l’humanité. Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol », qui permet de plus facilement tuer ou exploiter ce qui n’est pas humain. Elargir la frontière du groupe aux êtres vivants permet de retrouver une fraternité avec les autres qu’humains et donc des relations d’interdépendance beaucoup plus fortes. Elargir la frontière ne veut pas dire renoncer à nos membranes, ça n’enlève rien à nos identités, cela les enrichit. Je ressens une certaine fraternité avec l’ensemble des humains, mais je peux aussi ressentir une certaine fraternité avec un brin d’herbe, un goéland, une bactérie ou un scarabée. On se rapproche alors de sensations proches des extases mystiques, et de ce que Freud appelait le « sentiment océanique ». Cette sensation d’interdépendance radicale avec un grand tout (avec un truc qui nous dépasse) n’est pas seulement agréable, elle est aussi puissante et plutôt bienvenue à notre époque. Cela fait du bien à nos relations avec le reste du monde. J’ai pourtant une culture scientifique, rationaliste, et je suis toujours aussi fâché avec les religions, mais par ce chemin de l’interdépendance, je redécouvre le sens du sacré… C’est très étrange, et fascinant.
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L'entraide : l'autre loi de la jungle, éditions Les Liens qui Libèrent, octobre 2017, 22 euros.
Pierre Kropotkine, L'entraide : un facteur de l'évolution, Les éditions Invisibles (d'après l'édition Alfred Costes), 1906, à lire ici en format pdf .
On part d’un constat d’échec des politiques de mobilité, qui ont longtemps été des politiques de circulation, et ont mené au « tout-voiture », responsable dans les grandes métropoles mondiales à la fois de la congestion et de la pollution atmosphérique. Certes, un virage a été pris depuis une quinzaine d’années, mais avec la connaissance et l’aggravation de la menace climatique on sait qu’il faut aller plus vite et plus fort. Il faut donc revoir de fond en comble les politiques de mobilité et définir ce qu’est une mobilité soutenable à l’échelle d’une métropole. Ca suppose évidemment de remettre en cause la politique du tout-voiture, d’autant qu’aujourd’hui la voiture est devenue un mode de déplacement minoritaire (11% des déplacements) alors qu’avec les deux roues (2%) elle occupe encore la moitié de l’espace public. La logique est de favoriser les mobilités actives, et notamment de réhabiliter la marche. Même si on ne va pas tous faire 10kms à pied tous les jours, Paris est une ville qui, en intermodalité, peut très bien être dédiée à la marche - ce que font d’ailleurs déjà un certain nombre de gens sans s’en rendre compte, quand ils prennent les transports collectifs et font quelques centaines mètres à pied pour aller à destination. On pourrait encore accentuer ce côté mobilité active. L’objectif est de partager l’espace public, de poursuivre l’investissement dans les transports publics parce que c’est nécessaire. Pour autant on sait qu’il n’y a pas une solution et mais une palette de solutions de mobilité pour à la fois combattre la congestion automobile et la pollution atmosphérique qu’elle induit.
On agit à deux niveaux. Premièrement, nous développons toutes les alternatives à l’usage du véhicule motorisé individuel. Il y a 3 volets. Le premier consiste en un investissement massif dans les transports collectifs – de l’ordre d’un milliard d’euros sur la mandature. Il porte sur le prolongement des lignes de métro (la ligne 14 ou la ligne 11 par exemple), sur celui du tramway, et sur les projets de bus à haut niveau de service (un site propre avec des quais à accessibilité parfaite) sur le quai haut rive droite et pour la rocade des gares. Le deuxième volet veut faire de Paris une ville cyclable. C’est la raison pour laquelle on investit 150 millions d’euros entre 2015 et 2020 pour développer les infrastructures avec notamment un Réseau Express Vélo continu et sécurisé de pistes cyclables larges et protégées. Par le passé, des aménagements « lights » ou « cheaps » ont été faits mais ils ne sont pas respectés (stationnement en double file, voie de livraison, parking, …). A Paris, la pression est très forte et nous devons composer avec l’abandon par la préfecture de Police du contrôle du stationnement et de la circulation, qui a entrainé un relâchement des comportements et beaucoup d’incivisme. Le troisième volet concerne l’auto-partage et le co-voiturage. Outre Autolib, on a aussi développé un service qui s’appelle SVP Service de Voiture Partagés avec des sociétés comme Communauto, Zip Car et autres. Il y a déjà 230 emplacements en voirie pour des voitures en auto-partage, et on vise un millier de véhicules déployés dans l’espace public. Alors que ce service a souvent été cantonné à une sorte de niche avec des véhicules situés dans des parkings donc peu accessibles, l’idée est de le rendre plus facile d’accès. Il faut savoir qu’un véhicule en auto-partage remplace 8 véhicules individuels, ce qui libère 7 places de stationnement dans un contexte où une voiture reste stationnée et inutilisée 95 % de son temps. L’auto-partage est écologique et économique : une personne qui y a recourt l’utilise 40 % de moins que son propre véhicule. Quand on a un véhicule, on cède à la facilité. Je ne vais pas dire qu’on va aller chercher sa baguette à 300 m mais c’est un peu ça. Quand on est abonné à un système d’auto-partage on va réfléchir à deux fois avant d’utiliser sa voiture. Le co-voiturage longue distance type Blabalcar fonctionne bien, on sait qu’il y a en moyenne 1,2 personnes par voiture dans Paris et sa région, il suffirait qu’on ait 1,7 personnes par voiture, c'est-à-dire ½ personne en plus par véhicule, pour qu’on n’ait plus de congestion. On le voit par exemple pendant les vacances, où il y a 10 ou 15 % de trafic en moins : c’est plus fluide.
"Un véhicule en auto-partage remplace 8 véhicules individuels, ce qui libère 7 places de stationnement dans un contexte où une voiture reste stationnée et inutilisée 95 % de son temps. L’auto-partage est écologique et économique : une personne qui y a recourt l’utilise 40 % de moins que son propre véhicule." Christophe Najdovski
Le co-voiturage permet d’utiliser de façon plus rationnelle l’espace public et de ne plus être dans la chimère de toujours plus d’infrastructures, qui sont très coûteuses et vont à l’encontre de l’objectif de réduction des émissions de CO2 recherché par tous. Il faut qu’on arrive à inventer le Blablacar du quotidien, et développer le court-voiturage. Pour atteindre une masse critique suffisante, il faut créer des aires de co-voiturage aux portes de Paris ainsi que des Parcs Relais. Il ne s’agit d’ailleurs pas de construire des parkings mais d’utiliser des parkings celui des Terroirs de France à Bercy , en partie vides. L’objectif est de mieux optimiser l’existant. Le deuxième levier consiste à agir sur la qualité du parc roulant : les zones à basse émission, la sortie du diesel.
Il n’existe pas de modèle unique. Il faut prendre ce qui est bon dans chacune des grandes villes. Sur la question du vélo par exemple, Londres a développé de façon massive les Cycle SuperHighways au cours des dernières années. On regarde aussi évidemment ce qui se fait dans les pays du Nord : Amsterdam, Stockholm, Copenhague. Sur la zone de basse émission, on s’est inspirés de ce qui s’est fait dans les villes allemandes, notamment à Berlin. A New York, ils ont aussi misé sur l’ « urbanisme tactique » avec des aménagements low-cost comme ceux de Times square, qui ont permis des piétonisations de l’espace public à moindre coût. D’une certaine manière on peut dire que l’aménagement des Berges de Seine à Paris s’est fait dans la même philosophie. On s’inspire enfin de ce qui se fait à Lyon avec la reconquête des berges du Rhône, ou à Bordeaux avec les quais de la Garonne. On est dans un mouvement global général et Paris ne reste pas à l’écart.
Non, parce que les situations des deux villes ne sont pas les mêmes. Le péage à Londres se situe dans un secteur où il y a peu d’habitants, ce qui n’est pas le cas du centre de Paris. A titre personnel, je pense que la question d’un péage semblable à celui de Stockholm mériterait d’être étudiée. Il s’agit d’un péage de zone très large mais avec un prix bas pour que ça ne soit pas discriminant socialement mais rapporte assez d’argent pour financer les infrastructures de transport public, vélo et autres. Cela s’envisagerait à l’échelle métropolitaine, comme une sorte de redevance d’usage des infrastructures routières, un principe d’utilisateur-payeur. C’est un peu l’idée de l’éco-taxe. Le Boulevard périphérique est financé par les impôts des Parisiens alors qu’il est très majoritairement utilisé par des non-Parisiens, y compris par du trafic international. C’est la raison pour laquelle je suis vraiment très favorable à l’écotaxe sur le périphérique, d’ailleurs les portiques installés sont toujours là. La logique voudrait aussi que ce soit les utilisateurs qui payent l’usage et entretien de l’infrastructure et pas les contribuables qui en plus subissent les nuisances sonores et la pollution.
Nous portons effectivement un tel projet qui à ce jour rencontre une réticence du Stif et de sa présidente Valérie Pécresse. Celle-ci considère qu’un bus électrique simple suffit là où nous pensons que pour être ambitieux il faut un grand véhicule articulé de 18 ou 24 mètres apparenté à un tramway. Nous pensons avoir aujourd’hui la capacité de pouvoir réaménager les quais hauts de la Seine en faisant un lien capacitaire avec du transport collectif qui pourrait aller de la périphérie vers le centre et inversement, notamment pour les déplacements du quotidien. Et dans le cadre de la candidature de Paris aux JO, l’idée serait d’ici 2023 ou 2024 d’avoir une extension à l’est jusqu’à la ligne 15 du futur métro Grand Paris Express et une connexion par exemple vers Maisons-Alfort vers une « ligne Olympique » qui desservirait les différents sites olympiques en longeant la seine (Bercy Arena, le centre de Paris, le Grand Palais, les Invalides, le Champs de Mars, le Parc des Princes, le stade Jean Bouin et Rolland Garros).Mais cela nécessite un co-financement avec la Région. Valérie Précresse dit qu’elle veut faire la révolution des transports, nous lui répondons : « chiche ! Faisons la révolution en mettant en place un transport performant sur les quais hauts de la Seine ! » Est-ce qu’elle nous suivra sur ce point ? Je l’espère.
On est dans une situation où la politique politicienne risque de l’emporter sur l’intérêt général. Paris est la ville où le taux de motorisation des ménages est le plus faible de la toute la région et c’est en même temps l’endroit où les taux de pollution sont les plus élevés. Il est donc légitime de vouloir y améliorer la qualité de l’air, à réduire des émissions de polluants principalement dues au transport routier tout en veillant à ne pas faire de Paris un bunker. Souvent, la Région considère qu’il y a une opposition Paris/reste de l’Ile de France, Paris/Banlieue dont elle joue un peu.
"Paris est la ville où le taux de motorisation des ménages est le plus faible de la toute la région et c’est en même temps l’endroit où les taux de pollution sont les plus élevés." Christophe Najdovski
On nous reproche souvent d’empêcher la circulation des voitures alors qu’en réalité aujourd’hui les Parisiens sont les premiers à subir les effets de la pollution. J’espère que tout le monde sera suffisamment assez intelligent pour qu’on puisse coopérer et trouver des solutions en développant les transports collectifs, le co-voiturage ou le vélo…Prenez la fermeture des quais : il n’y a pas de report de pollution, et ce qui est bénéfique à Paris est bénéfique à tous car la pollution ne connaît pas de frontière. Les gens raisonnent comme-ci la circulation allait rester la même. Or on travaille sur le report modal, sur le fait de se déplacer autrement. On ne peut pas continuer à fonctionner avec des autoroutes urbaines en plein cœur de ville : c’est une vision des années 60, à une époque où l’on considérait qu’il fallait pouvoir traverser Paris en voiture le plus rapidement possible. C’est précisément cette politique là qui a amené à la congestion et à la pollution. Il faut donc prendre un autre chemin et déterminer comment piloter ce changement. Valérie Pécresse dit qu’il faut qu’on garde une voie de transit sur les Berges, mais c’est une pure vue de l’esprit : quand il y avait des voitures sur les berges, personne n’allait s’y promener. Toutes les études montrent que c’est le volume global de la circulation qui fait la pollution. Valérie Pécresse prétend que ce sont les embouteillages, et fait un plan routier à 200 millions d’euros qui va développer de nouvelles infrastructures routières et accroître le trafic. C’est un plan qui va générer des bouchons à terme. Elle fait fausse route. Il y a une vision de la ville à avoir et celle du 21ème siècle ne ressemblera pas à celle du 20ème.
Toutes les études montrent qu’il y a d’abord un report de circulation, puis une diminution. L’économiste des transports Frédéric Héran de l’Université de Lille, auteur d’un ouvrage intitulé « Le retour de la bicyclette », montre qu’il y a ce qu’on appelle du « trafic induit » et du « trafic évaporé ». Si on fait une nouvelle infrastructure routière, on crée du trafic induit : l’amélioration des conditions de circulation fait que les usagers de la route vont l’utiliser plus souvent, et que ceux qui ne se déplaçaient pas en voiture vont le faire une fois constatée l’amélioration des conditions de circulation. Ça va donc entrainer plus que proportionnellement une augmentation du trafic, de l’ordre de 10 à 20 %.
"Si on fait une nouvelle infrastructure routière, on crée du trafic induit : l’amélioration des conditions de circulation fait que les usagers de la route vont l’utiliser plus souvent, et que ceux qui ne se déplaçaient pas en voiture vont le faire une fois constatée l’amélioration des conditions de circulation. Ça va donc entrainer plus que proportionnellement une augmentation du trafic, de l’ordre de 10 à 20 %." Christophe Najdovski
De la même manière, lorsqu’on supprime ou qu’on réduit les capacités d’une infrastructure routière, on constate une évaporation du trafic qui est toujours de l’ordre de 10 à 20 %. Dans un premier temps, on observe un report sur des voies adjacentes (par exemple sur le bd St Germain qui est haut) et dans un délai de 6 mois à un an, des modifications de comportement. Autrement dit, les gens qui utilisaient fréquemment cette infrastructure routière vont le faire moins fréquemment et se reporter sur d’autres modes de transport car le trajet prend plus de temps. Six mois après la fermeture des voies sur berge, les reports sont inférieurs à ce que les modèles prédisaient en terme de volume et de temps de trajet supplémentaire. Les mesures d’Airparif sur les quais hauts et quais bas cumulés montrent une diminution de 25% de la pollution atmosphérique dans le Centre de Paris. Il y a eu des reports très importants au début, mais avec le temps ils ont tendance à décliner. C’est une période d’observation, on devrait faire un bilan au mois de mai avec la Préfecture. Mais de toutes façons ce n’est pas une expérimentation, un arrêté de piétonisation a été co-signé par la Maire et le Préfet de Police et il n’y aura pas de retour en arrière sur ce point.La deuxième phase consiste à accompagner la piétonisation par le développement de transports collectifs performants sur les quais hauts, et de développer une alternative pour réduire la circulation des voitures. L’objectif est de réduire le trafic de transit dans le centre de Paris.
On est en guerre contre la pollution, pas contre la voiture ! La voiture restera un maillon de la chaine multimodale mais ne sera plus l’élément dominant. Ce sera de plus en plus une voiture partagée soit avec un système d’auto-partage soit avec du co-voiturage. Elle intégrera également une chaîne de déplacement pour aller vers le parc relais puis utiliser le transport collectif pour terminer par exemple son trajet à vélo. L’objectif est de construire cette inter et multi-modalité. La mobilité soutenable du 21ème siècle est une mobilité multi-modale.
Crédit photo : Benjamin Capdevielle
Pour nommer une situation politique, il faut des concepts. Or, c’est exactement ce qu’il manque aujourd’hui : dans le milieu académique comme à la gauche de l’échiquier politique, c’est le désarmement intellectuel généralisé, on ne sait plus comment penser les choses, les gens sont démunis. Lorsque je suis entré au Parti communiste dans les années 70, il y avait toute une littérature pour se former à l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse, etc. J’y ai découvert Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Derrida, Barthes, c’était formidable. Tous n’étaient d’ailleurs pas idéologiquement communistes – certains étaient des compagnons de route, d’autres non – mais à cette époque, on disait que pour changer le monde, il fallait d’abord armer les gens conceptuellement.Je reste proche de cette culture, même si je suis très critique sur les marxistes. Mais il faut réinventer la pensée politique. Je suis un homme de gauche, mais j’emploie de moins en moins ce terme parce que je le trouve dérisoire, même misérable. Ce qui s’appelle la gauche aujourd’hui est consternant de bêtises pour moi.
On paye les conséquences de tout cela, c’est évident. Giscard d’Estaing est pour moi l’un des hommes politiques les plus détestables que la France ait connu. Il a détruit tout ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans ce que De Gaulle et Malraux avaient mis en place. Il s’est opposé à la création du centre Pompidou. Il a transformé la télévision en organe de crétinisation, c’est avec lui qu’ont commencé ces émissions qui sont devenues des « variety show » et des « talks show ». C’est un processus qui passe par les médias de masse, évidemment. A la même époque, Georges Marchais a arrêté la nouvelle critique, il a fermé toutes les revues intellectuelles et coupé les ponts avec ce monde pour devenir un « ouvriériste » comme on disait à cette époque-là.Qu’est-ce qui menace aujourd’hui la vie sur Terre, à une échéance extrêmement courte ? L’augmentation de l’entropie, dans la biosphère. L’entropie, ce sont des traces physiques que l’on observe un peu partout : l’augmentation de la pollution, le désordre, la jetabilité. Mais c’est aussi l’entropie mentale, le fait que les gens n’arrivent plus à penser et à apprécier des différences, on devient complètement standardisé. Ce n’est pas vrai seulement pour les gens qui votent Trump, c’est vrai aussi des universitaires, des patrons, de Hollande, etc. Le système produit aujourd’hui une crétinisation planétaire.
Malheureusement, je n’ai pas été surpris par l’élection de Trump. Cela fait plusieurs années que je soutiens que la façon dont on laisse se développer, dans une sorte d’anarchie généralisée, l’innovation technologique – ce qu’on appelle la « disruption » – ne peut qu’engendrer ce genre de comportements. Trump, ce sont des comportements à la fois conservateurs et totalement désinhibés, inscrits dans des processus réactifs. Mais j’insiste : on retrouve ces processus à l’extrême-droite mais aussi à droite et à gauche. Je dis souvent que la dédiabolisation du Front National, c’est surtout la « lepénisation » du Parti Socialiste. Manuel Valls est pour moi un Le Péniste, il a fait exactement la même chose que Sarkozy.
"Le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos." Bernard Stiegler
Sur la manière de récupérer l’actualité en permanence et de désigner des boucs-émissaires. C’est ce qui caractérise ces mouvements : les juifs autrefois, aujourd’hui les musulmans, les roms, les migrants, les fonctionnaires, les intellectuels, etc. C’est ce que j’avais essayé de conceptualiser dans un précédent livre, La Pharmacologie du Front National : le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos.Je ne veux pas justifier la position des électeurs du Front National, mais il faut chercher à comprendre. J’en connais plein, c’étaient mes voisins lorsque j’habitais un village en Picardie. Pourquoi votent-ils FN ? Parce qu’ils souffrent énormément et se prennent en pleine figure la disruption. Ils n’arrivent pas à transformer leur souffrance autrement qu’en réaction de bouc-émissariat. Tout simplement parce qu’on ne leur propose strictement aucune perspective. Il fut un temps où on proposait des perspectives plus ou moins bonnes, le gaullisme en était une – que j’ai beaucoup combattu, personnellement, mais c’était une vraie perspective – et ensuite il y en a eu d’autres, à gauche, etc. Mais tout cela s’est complètement décomposé.C’est d’ailleurs toute la grandeur du christianisme que de proposer de tendre l’autre joue. Je ne suis pas du tout chrétien, et je reste très anticlérical, mais j’essaye de réinterpréter ce discours : le but du christianisme, tendre l’autre jour, c’est interdire ce système qui tend au pharmacos.
C’est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes.L’exemple le plus éloquent est probablement Facebook. Quand Marck Zuckerberg a créé cette plateforme, c’était pour que les petits mâles d’Harvard partagent entre eux les photos des petites femelles d’Harvard. C’est littéralement ce que veut dire « Facebook » : c’est un trombinoscope, c’est né comme ça. Zuckerberg n’avait pas l’intention de créer un réseau social, il ne savait même pas ce que c’était. Il a déclenché un processus malgré lui, avec les technologies qu’il connaissait. Après, on a très vite détecté le potentiel, et Zuckerberg a suivi, en mettant du capital-risque autour. Voilà comment en l’espace de 7 ans, Facebook est devenue la première communauté mondiale. Ou plutôt la première in-communauté mondiale, car cela court-circuite beaucoup de choses.
"La disruption est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes." Bernard Stiegler
C’est extrêmement maléfique, toxique. Cela produit la désintégration des rapports sociaux, parce que les réseaux sociaux sont en fait des réseaux anti-sociaux, ils détruisent les sociétés. Les gens qui s’emparent de cette technologie des réseaux sociaux ne me sont absolument pas sympathiques. Que ce soit les djihadistes, ou Trump qui a beaucoup exploité les réseaux sociaux pendant sa campagne. D’ailleurs, l’un des responsables de sa politique n’est autre que Peter Thiel, par ailleurs l’un des principaux fondateurs de Facebook : Zuckerberg est à l’origine du concept, mais Peter Thiel, le fondateur de Paypal, fait partie des premiers à avoir investi dedans.La disruption est désormais une stratégie enseignée, il y a une chaire de disruption à Harvard que dirige le professeur Clayton Christensen. L’idée est simple : pour gagner la guerre économique – car il y a aujourd’hui des écoles de « guerre économique », ça en dit long – il faut employer des armes disruptives pour saisir son adversaire, tout détruire et dès lors, avoir les mains libres.Tout le monde a commencé à s’intéresser à ce sujet quand on a découvert Uber. L’uberisation est une disruption de tous les systèmes de régulation de louage de voiture. Mais tout le monde en souffre, pas seulement les taxis. Beaucoup de gens ont argumenté que cela permettait à plein de jeunes du « 9-3 » de retrouver une activité économique, mais c’est tout à fait provisoire parce que le modèle d’Uber, c’est l’automatisation, c’est-à-dire des véhicules sans chauffeur.
La disruption produit un effet de tétanisation : les gens voient débarquer quelque chose d’insaisissable. C’est insaisissable par la loi parce que cela occupe des vides juridiques. On ne peut rien faire contre car ce n’est pas de l’illégalité à proprement parler. Et cela va extrêmement vite : quand vous commencez à comprendre comment vous pourriez contrecarrer le phénomène, cela s’est déjà transformé. C’est un processus particulièrement désintégrateur, et cela touche tous les pans de la société : l’économique, le politique, le droit, l’industrie, l’académique, etc…La disruption crée une misère sans précédent. Je plaide pour un traité de paix économique, car la guerre économique dans laquelle nous sommes aujourd’hui détruit beaucoup plus que les guerres mondiales du XXème siècle : il y a d’innombrables victimes physiques, des régions qui perdent tous leurs instruments de production, des territoires liquidés, c’est colossal. Cela donne des jeunes tentés par des aventures pulsionnelles, une pulsion de destruction.
"Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça." Bernard Stiegler
Il y a eu plusieurs stades disruptifs dans l’Histoire, mais la disruption provoquée par le numérique depuis 1993 accélère tous les processus. Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça.Il y a une excitation depuis trois à quatre ans autour du Big Data, puis du Big Learning, dans lesquels d’énormes masses d’argent sont investies. On pense que tout est calculable, en temps réel. Les Big Data sont des systèmes de calculabilité qui portent sur des milliards de données simultanément. Cela porte sur vos comportements, pendant que vous avez ces comportements, sauf que c’est produit de manière si rapide qu’on est capable de modifier vos comportements, sans que vous vous en aperceviez. C’est vrai pour votre comportement de consommateur, votre comportement d’électeur, c’est vrai pour tout en vérité. Cela ne peut que produire des catastrophes.
Je pratique les formalismes de la théorie des systèmes : je considère un être vivant, une société ou la biosphère comme des systèmes ouverts. Or un système ouvert peut tendre à se fermer, auquel cas il devient autodestructif. C’est ce qu’il se passe avec l’économie des Data : quand vous interagissez avec un système, celui-ci vous calcule et vous soumet à des trajectoires qui vous font correspondre au profil qu’il a calculé et que vous subissez ainsi complètement. Cela veut dire que le système computationnel n’intègre plus d’extériorité. C’est ainsi que l’on finit en système fermé, qui entrera à un moment donné en mutation chaotique, une mutation qui le détruit, là où un système ouvert est capable de provoquer des mutations incalculables, qu’il est capable d’assimiler.C’est un état d’urgence. Il faut absolument expliquer pourquoi ça ne peut pas fonctionner, alors que le monde entier investit dedans.
Il faut redévelopper du savoir. Tout ce que je viens de décrire est le résultat de ce que Marx avait appelé la « prolétarisation », c’est-à-dire la perte du savoir : le fait que votre savoir passe dans la machine et que ce n’est plus vous qui avez le savoir mais elle, qui finit ainsi par vous commander. Sauf que quand le savoir passe dans la machine, ce n’est plus du savoir, c’est de l’information. C’est-à-dire du calcul. C’est à ce moment-là que cela devient entropique : toutes ces machines qui calculent sont en train de produire une société automatique qui détruit l’emploi à très grande échelle. Le Forum de Davos considère que des millions d’emplois vont disparaître dans le monde occidental dans les années à venir.Il est donc temps de remettre du savoir et pour ça il faut donner du temps aux gens pour qu’ils puissent utiliser les automates pour les « désautomatiser ». Parce qu’un automate ne changera jamais sa règle de calcul, ce n’est pas possible. L’erreur du capitalisme est de ne compter que sur le calcul. Or il y a des choses qui ne sont pas dans l’ordre du calcul.
Je ne connais pas beaucoup de philosophes, aujourd’hui, qui ne s’intéressent pas à cette question. L’anthropocène est un concept fondamental, à condition qu’il produise celui du nég-anthropocène. Car l’anthropocène n’est pas vivable, c’est ce qu’écrivent d’ailleurs les théoriciens français Fressoz et Bonneuil : « on ne peut pas s’en sortir ». J’ai été assez choqué de les voir écrire qu’il fallait s’habituer à vivre dans l’anthropocène… C’est hors de question, sinon autant se suicider tout de suite. L’anthropocène n’est pas un état de droit, c’est un état de fait qui doit se changer. C’est terrible de voir des gens intérioriser un tel état de fait, c’est ce qui donne des djihadistes dans certains quartiers, des dealers dans d’autres.Il faut donc produire une théorie rationnelle du dépassement de l’anthropocène : c’est l’entropocène, l’augmentation de l’entropie. C’est une question essentielle car nous continuons aujourd’hui à fonctionner en économie avec les modèles de la théorie classique de Newton. C’est Georgescu-Roegen, le premier, qui a dit que l’économie ne pouvait plus s’appuyer sur la physique newtonienne, mais sur une physique de l’entropie, dans un monde de ressources limitées. Georgescu-Roegen propose une révolution totale des concepts de l’économie.
Il a été mal interprété en France car ce n’est pas un décroissant, il n’a jamais utilisé le mot « décroissance ». Je suis en désaccord complet avec cette théorie sur laquelle on ne peut pas faire reposer un modèle économique. Je ne crois pas du tout que la théorie de la décroissance soit viable car elle ne théorise pas du tout l’investissement.L’investissement, c’est l’engagement de la libido dans un processus d’idéalisation, de sublimation, de transformation du monde. Et je peux vous dire que lorsque vous êtes engagés dans de tels processus, vous pouvez ne pas manger pendant 24h, vous ne vous en apercevez même pas.Tout le monde dit qu’on n’arrivera jamais à convaincre les français de manger moins de viande, de moins se chauffer ou de moins prendre leur bagnole. Mais ce n’est pas ça le problème : il faut les faire s’investir sur quelque chose. Aujourd’hui, on est dans le désinvestissement total, au sens freudien du désinvestissement. C’est ce qui donne le consumérisme, qui vient se substituer à l’investissement personnel et qui produit du désinvestissement. Le capitalisme vit sur l’exploitation de cette pulsion, une pulsion addictive, de répétition, une compulsion. Et cela se transforme beaucoup plus vite en pulsion de mort.C’est pourquoi il faut reconstruire une économie basée sur le savoir, qu’a détruit le calcul. Or quand il n’y a plus de savoir, il n’y a plus de saveur. Et sans saveur, il n’y a plus d’investissement. Sans investissement, il n’y a plus que de la pulsion. Et quand il n’y a plus que de la pulsion, il y a de la destruction…
Je ne suis pas du tout quelqu’un d’hostile au développement technologique, c’est même plutôt le contraire puisque je travaille pour l’Institut de recherche et d’innovation. Simplement, je pense que l’innovation n’est pas la destruction de la société. C’est d’ailleurs ce que disait Bertrand Gilles, un historien qui est un des premiers théoriciens français de l’innovation et qui a repris les travaux de Schumpeter. Il donne une définition intéressante de l’innovation qu’il fait apparaître au XIXème siècle avec la révolution industrielle : c’est la manière dont une innovation technologique crée une société et renforce une société. C’est l’innovation technologique + la socialisation. Sinon ce n’est pas de l’innovation, c’est de la destruction. Et c’est ça qu’on est en train de vivre en ce moment.C’est d’ailleurs l’autre grand apport de Georgescu-Roegen : la théorie de l’exosomatisation. Il dit que nous sommes des êtres exosomatiques, contrairement aux animaux qui produisent leur organe naturellement, par la biologie qui régule cette production. S’il y a parfois des organes mal formés, c’est une exception qui sera éliminée par la sélection naturelle très rapidement. Mais les animaux ne décident pas des organes qu’ils vont produire, tandis que nous, si. A partir de là, la biologie est remplacée par l’économie. Cela signifie pour moi qu’il faut faire une nouvelle théorie de l’être humain : j’appelle ça la nég-anthropologie. Qui est l’anthropos ? C’est celui qui peut à la fois augmenter et diminuer l’entropie, avec ses technologies. S’il va dans un modèle ultra-consumériste, il entre dans l’entropie, cela s’appelle l’anthropocène. Mais avec les mêmes technologies, il peut renverser la chose. Ce n’est pas être un technophile que de dire ça.
Je suis très critique, non sur la technologie, mais sur la manière dont on la pratique. Je ne crois pas du tout que la technologie soit neutre. Une technologie, si elle ne sert pas à produire du soin ou de la thérapeutique, elle produit forcément de la toxicité et de l’empoisonnement. C’est pour cela qu’il faut produire des thérapeutes, qui sont des prescripteurs. Pourquoi ne pouvez-vous pas aller à la pharmacie acheter des antibiotiques sans ordonnance médicale ? Car on considère que c’est dangereux et que cela doit être prescrit par des gens qui savent.
"Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable." Bernard Stiegler
Pour moi, la technique n’est pas le problème. L’hominisation, c’est l’exosomatisation : l’homme se constitue par la production d’organes nouveaux, c’est ce que dit Georgescu-Roegen. Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable. Là, on revient vers les vraies questions qui sont celles de l’investissement. Savoir s’il faut sortir ou non du capitalisme, ce n’est pas tellement mon problème…
Je la remettais en cause il y a fort longtemps. Plus aujourd’hui, même si je continue de penser que ce n’est pas inéluctable que le marché dure éternellement. La question, ce n’est pas le marché, c’est l’hégémonie du marché, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est ce que dit Karl Polanyi, qui n’était pas vraiment marxiste mais qui était extrêmement critique contre le marché. On a à reconstruire une pensée, qui passe notamment par une relecture de Marx. Car Marx est un des premiers penseurs de l’exosomatisation. Certains textes méconnus en France portent une toute autre vision de l’avenir du capitalisme, et de l’exosomatisation.
Jacques Ellul est une référence parce qu’il a compris le caractère systémique du système technicien. Mais Ellul n’a pas suffisamment théorisé ce que j’appelle la dimension pharmacologique de la technique. Nous n’avons pas forcément le même point de départ : Ellul est très influencé par Heidegger, qui rejette le calcul. Or je pense qu’on ne peut pas rejeter le calcul, mais qu’il faut être capable de le dépasser. Tout ce que l’on fait est toujours configuré par le calcul, on calcule en permanence, il n’y a jamais rien sans calcul.Moi je pense qu’il faut poser comme point de départ que l’Homme est un être qui se technicise. De toute façon, il continuera à le faire, il n’a pas le choix. Cela ne veut pas dire que les solutions sont technologiques. Les solutions sont savantes, au sens de ce qui produit du savoir, y compris du savoir-vivre.
Ma mère et mon père avaient en commun leur amour de la nature, et ils s’adonnaient à cette passion en allant fréquemment camper ou lors d’excursions dans des espaces naturels. Evidemment, dans les années 1960 et 1970, la plupart des enfants avaient la liberté de vagabonder. Pour moi, cela équivalait à explorer la forêt située à quelques blocs de ma maison dans les quartiers ouest de Vancouver, en Colombie Britannique. Ma mère en particulier était un merveilleux mentor, même si je doute qu’elle se définissait de cette manière. Elle alimentait en permanence ma curiosité pour tout ce qui avait trait aux sciences naturelles. L’un de mes sujets de prédilection était les dinosaures. Alors que tous les enfants ont leur phase dinosaure, je n’en suis jamais sorti ! Certains aiment à dire que je ne suis jamais vraiment devenu adulte !En tant que père d’une adolescente, j’ai eu très envie d’élever une enfant sauvage. Quand j’ai découvert qu’il n’y avait pas de livres grand public offrant aux parents, aux enseignants et autres éducateurs les outils et stratégies dont ils avaient besoin pour connecter les enfants avec la nature, j’ai décidé d’écrire Comment élever un enfant sauvage en ville.
La « migration vers l’intérieur » de l’enfance s’est opérée seulement à la dernière génération. Les technologies numériques en sont les principales responsables : une fois passé tant de temps devant des écrans, il en reste bien peu pour les aventures en plein air. Vient ensuite la peur du risque, et l’idée que les enfants vont devoir affronter la menace d’inconnus si on les laisse sans surveillance. Alors que les taux d’enlèvements et d’abus d’enfants par des étrangers ne sont pas plus élevés aujourd’hui qu’en 1950 ou 1960, les peurs parentales en ce domaine sont bien réelles et ne peuvent être dissipées. Autre problème : l’emploi du temps surchargé des enfants. Pour leur offrir les meilleures chances de réussite et d’épanouissement, on leur donne beaucoup plus de devoirs que la génération précédente. Et c’est désormais la norme de les inscrire au sport, à un cours de musique, et autres activités extra-scolaires. Il ne s’agit pas de rendre les parents et éducateurs fautifs de cette migration vers l’intérieur : chacun veut le meilleur pour ses enfants. Mais il est temps de faire une pause et d’admettre que nos efforts en ce sens ne sont peut-être pas ce qu’il y a de mieux pour la santé et le bonheur de nos enfants, ni pour développer leur potentiel. La nature n’est pas une panacée, mais elle peut être une étape décisive vers une enfance plus saine et épanouissante.
L’idée d’écrire Comment élever un enfant sauvage en ville est née d’un double constat. Le premier tient à la déconnexion contemporaine des enfants et de la nature, et de ses effets sur leur santé. L’enfant nord-américain moyen passe entre sept et dix heures par jour devant un écran, et quelques minutes à jouer librement dehors – ce qui constitue un changement dramatique par rapport à la génération précédente. Sans surprise, les taux d’obésité, de TDAH (trouble déficitaire de l’attention/hyperactivité), de maladies cardiaques et de dépression infantiles ont monté en flèche. De nombreuses études démontrent à présent l’importance cruciale du jeu libre pour le développement physique et cérébral. D’autres études tout aussi nombreuses soulignent le pouvoir de l’apprentissage pratique et en contexte dans des espaces naturels. Pour le dire simplement, les enfants ont besoin de nature, et ce besoin n’est pas satisfait.
"L’enfant nord-américain moyen passe entre sept et dix heures par jour devant un écran, et quelques minutes à jouer librement dehors – ce qui constitue un changement dramatique par rapport à la génération précédente. Sans surprise, les taux d’obésité, de TDAH (trouble déficitaire de l’attention/hyperactivité), de maladies cardiaques et de dépression infantiles ont monté en flèche." Scott D. Sampson
Le second constat tient à la santé des espaces où nous vivons. Demandez à un groupe de scientifiques de nommer les principaux défis de notre temps : il y a fort à parier qu’ils vous citent le changement climatique, l’extinction des espèces et la destruction de leur habitat. A cette liste, nous devons ajouter une autre crise très largement commentée : la déconnexion homme/nature. Or, comment créer des sociétés écologiques et durables si nous ne nous soucions pas des lieux où nous vivons ? Et comment s’en soucier si nous ne passons pas du temps en plein air, et n’établissons aucune connexion intellectuelle et émotionnelle avec ces espaces ? Aider les enfants à tomber amoureux de la nature mérite d’être une priorité nationale (et internationale), au même titre que la réduction des émissions de GES et la préservation des espèces et espaces naturels. En effet, on peut démontrer qu’il sera impossible de résoudre la crise écologique si nous ne réduisons pas l’écart entre les enfants et la nature.
Des recherches récentes indiquent que les expériences menées dans la nature sont essentielles à une croissance saine. Une exposition régulière la nature peut atténuer le stress, la dépression et les troubles déficitaires de l’attention. Elle réduit également l’agressivité, combat l’obésité et dope les résultats scolaires. Plus significativement encore, passer du temps dans des espaces naturels semble bénéfique au développement cognitif, social et émotionnel des enfants.
Les technologies et les images de la nature peuvent être les adjuvants d’une connexion avec la nature. Mais la vraie connexion s’enracine dans l’expérience directe, fréquente, multisensorielle dans des espaces extérieurs sauvages et semi-sauvages. Heureusement, on peut trouver ce genre d’espaces y compris dans les villes.
Le processus de connexion avec la nature résulte de trois facteurs, applicables à tout âge, et contenus dans l’acronyme EMC. E désigne l'expérience, entendue comme une série de contacts directs qui engagent tous les sens. La nature doit être appréhendée par les yeux, les oreilles, l’odorat et les pores de la peau tout autant que par le cerveau. Une minorité d’entre nous ont besoin d’être convaincus qu’il existe une légenre différence entre tenir une limace ou contempler un ciel étoilé par une chaude nuit d’été et leurs versions virtuelles. Seule cette expérience directe a le pouvoir de nourrir des connexions émotionnelles.
"La nature doit être appréhendée par les yeux, les oreilles, l’odorat et les pores de la peau tout autant que par le cerveau." Scott D. Sampson
Le M de EMC est le mentorat. Etre un mentor de la nature ne revient pas à apprendre aux enfants à survivre dans un milieu sauvage. Cela ne nécessite pas d’être un expert de la nature (même si certains mentors le sont), ou de guider chaque activité d’un enfant au grand air. Un mentor pose beaucoup de questions et offre peu de réponses. Il est un complice, un compagnon d’explorations, un chasseur d’indices, qui dirige de derrière plutôt que de devant. Le mentor accorde lui-même de la valeur à la nature, et transmet cette valeur aux enfants. Plus important, il s’assure que les enfants disposent d’un temps suffisant et libre dans les espaces naturels.Le dernier point de EMC est comprendre. L’accent ici n’est pas mis sur l’accumulation d’informations sur la nature, telles que le nom des plantes et des animeaux (même si cela arrive). Bien plus important est de donner au enfants un sens du grandiose de l'environnement, et de les aider à percevoir les connexions profondes qui les lie au monde naturel. De quelle manière l’énergie et la matière irriguent votre écosystème ? Quelle est l’histoire de votre environnement – celui qui englobe la Terre, la vie et les humains ? Une fois que ce savoir de base est instillé, même de façon générale, les enfants gagnent durablement en perspicacité. Et pour que la connexion avec la nature puisse réellement se faire, la connaissance doit être incarnée et être de nature à influer aussi bien sur l’esprit que sur les émotions. Si les adultes s’assurent que les enfants reçoivent ces trois ingrédients, ceux-ci vont naturellement entrer en contact avec la nature.
Les coyotes sont malins. Tout comme les mentors. Ils inspirent non pas en rapportant des faits, mais en posant des questions provocantes. Ils guident les enfants en conspirant avec eux. Ils créent des occasions de surprise et d’émerveillement. Et ils permettent aux enfants d’avoir autant de liberté que ne l’autorise leur sécurité. Dès le milieu de l’enfance (et parfois plus tôt), les enfants ont besoin de se séparer des adultes et d’en être indépendants. L’un des plus grands défis des mentors de nature est de satisfaire ce besoin, et de combattre la tentation d’être toujours présent. Au lieu d’être des parents « hélicoptères », il faut se faire colibri – ce qui consiste à donner aux enfants de l’espace et de l’autonomie pour prendre des risques, en sirotant du nectar à distance et à s’approcher seulement si c’est nécessaire. Si l’idée de rester en arrière vous rend nerveux, éloignez vous progressivement et voyez comment vous réagissez. Surveillez aussi la façon dont les enfants ressentent votre éloignement. A mesure qu’ils grandissent, il devient de plus important d’acter cette séparation pour laisser aux enfants la liberté de prendre des risques, de faire des erreurs et d’en assumer les conséquences. Le but ne devrait pas être d’éliminer le risque ; mais plutôt d’apprendre aux enfants à appréhender le risque, faute de quoi ils devront en subir des conséquences bien plus grandes une fois adolescents ou adultes. En suivant cette voie vers une liberté de plus en plus grande, vous verrez vos enfants gagner en capacité et en confiance en eux.
"Des interactions fréquentes avec le monde naturel à proximité de chez soi sont les plus à même d’influencer nos émotions et de favoriser une connexion profonde." Scott D. Sampson
Dans la mesure où le contact avec la nature doit s’appuyer sur une vaste somme d’expériences en plein air, l’enjeu est moins de faire des excursions ponctuelles dans des espaces vraiment sauvages tels que les parcs nationaux, que de passer davantage de temps dans une nature proche. Des interactions fréquentes avec le monde naturel à proximité de chez soi sont les plus à même d’influencer nos émotions et de favoriser une connexion profonde. C’est pourquoi la nature proche qui s’épanouit dans les arrière-cours, les jardins, les cours d’école et les parcs sont des terrains plus propices à une connexion avec la nature que des paysages sauvages plus éloignés. La clé est de commencer à remarquer la nature environnante, à s’engager avec elle directement, et à promouvoir cette capacité à l’émerveillement qui vient naturellement aux enfants.
Les écoles peuvent jouer un rôle immense dans la connexion avec la nature. En effet, l’éducation à la nature se diffuse partout dans le monde. Les cours d’écoles peuvent devenir des salles de classe, tout particulièrement si elles sont agrémentées de jardins et de plantes vernaculaires susceptibles d’attirer les insectes et les animaux. Une simple requête Google sur les « cours d’écoles vertes » vous révélera pléthore d’idées incroyables !Quels sont les obstacles à une telle « école de la nature » ?Le plus grand obstacle aux « écoles de la nature » est le manque d’expérience des enseignants en matière d’enseignement en plein air et de capacité à mobiliser les élèves sur n’importe quel sujet en utilisant la nature environnante. Heureusement, il existe aujourd’hui de nombreuses ressources en ligne et formations pour les enseignants…
Scott D. Sampson, Comment élever un enfant sauvage en ville, éditions les Arènes, 2016, 396 pages, 21,90€
J’ai écrit sur le fait religieux et donne un séminaire sur les technosciences. Le point commun à tout cela, c’est que je m’intéresse aux croyances et à la façon dont les humains construisent des mythologies pour justifier leur existence et s’orienter dans le monde. Or, l’emploi est devenu en quelque sorte l’objet d’un culte qui a des conséquences ravageuses : on finit par y être attaché au-delà de ce qu’il fait concrètement. Comment peut-on devenir superstitieux en se prétendant rationnel ? On est ici en plein dans mon domaine d’investigation…
Cette valorisation du travail a deux paliers. Le premier est religieux, et accompagne le christianisme. Dans l’Antiquité grecque en effet, le travail est perçu comme négatif et s’oppose à l’activité libre du citoyen. Ce dernier est précisément celui qui n’a pas besoin de travailler, et peut donc librement s’exprimer dans l’espace public, écrire, penser… Le travail n’est pas davantage valorisé dans le monothéisme biblique, au contraire : il est l’expression d’une malédiction. L’homme est condamné à sortir du paradis terrestre, qui est un état idyllique. Il est alors condamné à la fois à mourir et travailler. La première valorisation, chrétienne, du travail, se trouve chez Saint Augustin, Saint-Thomas et dans le monde monacal. On assiste alors à un grand renversement : l’oisiveté devient négative, c’est l’espace dans lequel peuvent se loger le diable et la tentation. Le christianisme interprète la condamnation de l’homme au travail comme un moyen de rédemption : puisqu’on y est, autant assumer jusqu’au bout et ne pas se détourner du travail, mais au contraire travailler le plus possible pour ne pas laisser le diable nous tenter. Ce programme est appliqué dans les monastères : l’ascétisme monacal opère une division du temps laborieux et proscrit tout temps de liberté et d’oisiveté. C’est la raison pour laquelle les monastères deviennent les premières unités de production et défrichent littéralement l’Europe. Le monde industriel au dix-neuvième siècle fait la jonction avec le premier palier, comme l’a montré Max Weber. L’ascèse protestante va porter l’éthique du travail à l’extérieur du monastère et construire ces nouvelles unités de production que sont les usines, avec une division du travail de plus en plus scientifique. Mais dans le même temps, il existe un deuxième mouvement qui vise à libérer l’homme, à l’anoblir, à en faire un citoyen. Ce dernier n’a pas seulement une dimension politique, mais une dimension économique attachée à la liberté. Le mot même de citoyen tel qu’il est employé par les Révolutionnaires renvoie à cette idée qu’on doit être libéré du travail. On peut alors se demander pourquoi, à la suite de 1789, on a créé le droit du travail. On l’a fait parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Faute de pouvoir sortir du servage, dans lequel le travail n’est même pas rémunéré, et où l’individu est possédé par des aristocrates, on va au moins imposer un salaire. Paradoxalement, l’industrialisation n’est pas la finalité de la modernité (et c’est en cela qu’Arendt se trompe), mais le moyen de la modernité pour arriver à s’en libérer et créer un citoyen universel, qui n’est possible que parce que la production n’est plus assumée par le travail humain.
La modernité qui aboutit à la division scientifique du travail et donc à des gains de productivité débouche sur la réduction du temps de travail et la sortie de l’esclavage. Sauf qu’entre temps, on s’est tellement habitué à l’idée que le travail était nécessaire, qu’on a fini par confondre la richesse elle-même et le travail. D’où cette rhétorique bizarre évoquant les « bassins d’emploi », et la nécessité de « sauver l’emploi » comme s’il s’agissait d’un individu en train de se noyer. Comme dans certaines religions, on va jusqu’à donner une qualité anthropomorphique au travail. C’est un vrai renversement : l’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible.
"L’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible." Raphaël Liogier
Dans Sans emploi, j’élabore une critique de ce culte en disant qu’on est une période de transition où ce qui était bénéfique pour la société (le culte du travail, le droit du travail), n’est plus de mise aujourd’hui car on est dans une économie de la prospérité où les objets de première nécessité et même les objets et services de confort objectif sont de plus en plus effectués sans travail humain. Comme tout notre système est fondé sur le travail, et que l’abondance nous exclut de plus en plus du travail, nous sommes dans une société dépressive.
La technoscience assure depuis longtemps déjà le travail de force, mais elle commence aussi à effectuer des tâches complexes. On nous expliquait jusqu’à présent que du point de vue du travail mental, le cerveau humain demeurait la structure la plus complexe et avait toujours le dessus sur la machine. Or aujourd’hui, avec le deep learning, l’ordinateur est devenu spécialiste de la complexité : il est branché sur une source infinie d’informations qu’il prend en compte, et son développement en complexité n’a plus de limite à priori. Non seulement l’ordinateur calcule mieux car plus vite, mais il peut désormais réagir a des situations complexes et inhabituelles, bref savoir quel est le meilleur calcul à effectuer. Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle. Prenez le pilotage d’un avion. Actuellement, le pilote d’avion reprend les commandes lorsqu’il atterrit, c’est-à-dire pour affronter une situation limite, mais si la situation est vraiment limite, il remet le pilotage automatique. Et pourtant, les pilotes automatiques ne sont pas encore dans le deep learning !
"Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle." Raphaël Liogier
Aujourd’hui, on reste attachés psychologiquement à l’idée que l’humain doit piloter, mais si l’on nous montre que statistiquement, nos chances de survie sont infiniment plus grandes si c’est un ordinateur aux commandes, on préférera la machine.
Il y a en effet des activités subjectives, d’accompagnement des personnes, où existent de très fortes interactions humaines. Mais le niveau de complexité atteint aujourd’hui par les robots les rendra bientôt capables de simuler l’empathie. Sur ce plan-là aussi, ils pourraient être plus efficaces qu’un humain. Par exemple, il existe des projets de policiers robotisés, dotés d’un algorithme très perfectionné, et présentant des caractéristiques « humaines » leur permettant de ne pas s’énerver, alors que les humains sortent d’eux-mêmes. Dans ces conditions, on peut dire qu’un policier robot sera plus fiable qu’un humain capable de craquer. Notre société a forgé le mythe du robot qui nous tue, c’est Terminator. Mais il n’y a pas de raison que le robot tue plus qu’un humain. Ce qu’il faut craindre davantage, ce sont les humains qui contrôlent les robots…
Tout ! Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas. Le jeu, l’illusion, l’art ou l’ascétisme religieux en sont emblématiques : ces activités créent des contraintes à l’intérieur desquelles agir. Gravir l’Everest, c’est se poser un problème qui ne se pose pas ! Les machines, elles, répondent à des problèmes qui se posent, mais elles sont infoutues d’inventer un nouveau jeu. La créativité n’est pas le fait de réagir de façon créative, c’est la capacité à faire quelque chose qui n’a aucun intérêt à la base. D’où la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée. C’est en ne faisant rien qu’on découvre des choses qu’on ne découvrirait pas autrement. Libérée du travail, l’humanité pourrait donc créer de nouveaux types de jeux, et l’économie serait axée sur le désir d’être.
"Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas." Raphaël Liogier
Il ne faut pas considérer le revenu d’existence comme la mesure unique qui nous sauverait de tout, mais comme partie d’un système. Si l’on ne change pas aussi la fiscalité, un tel revenu est utopique. Sa mise en place repose sur plusieurs conditions. Tout d’abord, il ne doit pas être conditionné à une situation individuelle, mais constituer une base à l’octroi d’autres types de salaires et revenus librement acquis, de façon à libérer l’homme de l’idée qu’il a un travail. Il doit aussi être de haut niveau. Le chiffre de 750 euros avancé par la fondation Jaurès ne permet pas d’assurer le confort objectif, et ne fait que récupérer les gens à la limite de l’extrême pauvreté. J’entends souvent dire qu’un revenu d’existence de haut niveau est infinançable, mais cette objection ne signifie rien. Ce qui compte, c’est à quel point les gens sont motivés par l’activité. Récupérer les gens à la dernière extrémité comme le font les minima sociaux crée de la dépendance. C’est de l’argent perdu, car ça ne produit pas de motivation ni de désir d’agir. La crise économique majeure que nous vivons est aussi liée à une crise de motivation. Nous manifestons un attachement paradoxal au travail dont profitent les patrons, mais on supporte de moins en moins de travailler pour vivre. Nous sommes dans une société du burn out et du bore out, de l’ennui, du désengagement. Il faut sortir de cette tension : le seul moyen, c’est le revenu d’existence, qui peut créer les conditions d’une véritable activité. Il transformerait les rapports sociaux, il n’y aurait plus de chantage à l’emploi.
On m’objecte souvent que le revenu d’existence conduirait à la paresse, mais c’est tout le contraire ! La société qui nous pousse à la paresse est celle dans laquelle nous vivons. En privant les gens de dignité et de désir, la société crée un système que les gens cherchent à détourner. Les êtres humains ont toujours cherché à se distinguer d’une multitude de manières. Si on donne une nouvelle dimension au jeu de distinction actuel grâce à l’instauration d’un revenu d’existence, les hommes se battront pour autre chose que le travail. Comme la richesse sera distribuée, la compétition se fera autrement. On sera tous avides d’activités.
On ne peut pas tout vouloir en même temps. Si l’on instaure un revenu d’existence de haut niveau, il ne peut plus y avoir de droit du travail, qui est destiné à assurer une sécurité à l’employé. Avec le revenu d’existence, on pourra être paysan la journée, écrivain le soir, et prendre tous les risques car les risques seront contrôlés. la flexibilité ne se traduit plus alors par un rapport de force défavorable à l’employé, et le contrat de travail devient au contraire un blocage. L’activité se redéploie et le système devient plus inclusif, notamment pour les plus de 65 ans qui sont aujourd’hui exclus de l'emploi.
La mise en œuvre d’un revenu d’existence va de pair avec le remplacement de l’impôt sur le revenu par l’impôt sur le capital des personnes. En effet, le revenu est lié au travail, et comme il y a de moins en moins de salariés, ça n’a plus aucun sens de fonder l’Etat sur l’impôt sur le revenu, c’est la banqueroute assurée. La véritable inégalité est dans le capital qu’on n’impose pas, et qui grossit de façon cancérale, d’autant plus qu’il se fonde sur le travail des machines, et que ces dernières ne touchent pas de salaire. Imposer le patrimoine aurait la vertu d’instaurer une vraie compétition entre les entrepreneurs. Or aujourd’hui, la compétition est largement faussée, puisque certains partent à pied, et d’autre en Ferrari. Dans un tel système, les héritiers devront faire leurs preuves, et l’on pourra sélectionner les meilleurs. Surtout, une telle mesure permettra de financer le revenu d’existence indexé sur le PIB.
Avec la mise en place du revenu d’existence, la consommation ne va pas fléchir, et peut être même augmenter puisqu’on aura mis fin à la précarité. Cette TVA aurait deux fonctions. Elle financerait d’abord la sécurité sociale, qui ne peut plus l’être par le travail dans un système où il y a de plus en plus de contributeurs et de moins en moins de financeurs. Il s’agirait aussi de « rendre le profit profitable » en taxant les produits dont on estime qu’ils sont préjudiciables à la société : la cigarette, le gasoil, etc. Cet argent serait reversé aux produits pas encore assez rentables mais profitables à long terme – les énergies renouvelables par exemple. Les trois mesures que je viens d’énoncer font système et permettraient d’accompagner l’émergence de l’économie collaborative, où l’autonomie des acteurs sociaux est de plus en plus grande, puisque le producteur devient consommateur et vice versa. Internet permet de se passer d’intermédiaires parasites. Or, si l’on n’accompagne pas ce processus, si l’on ne le régule pas, c’est les GAFA, c’est Airbnb, qui prennent le marché et créent de l’intermédiation dans un système qui n’a plus besoin d’intermédiation.
Si l’on est dans ce système, c’est parce qu’on pense avec un logiciel du passé. Prenez l’ubérisasion. Il ne faut pas la réguler en maintenant l’ancien système des taxis. Il faut réguler le nouveau système pour qu’il ne puisse pas y avoir de domination sur le marché, comme le fait Uber et en accentuant l’autonomie des individus. Or, aujourd’hui, on fait comme si le nouveau système n’existait pas car on en a peur. Il faudrait au contraire changer de regard, et comprendre que le nouveau système est plus favorable si on le régule… Les politiques actuelles de l'emploi sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs.
J’ai voulu proposer un système utopique pour sortir de la crise. Nous sommes engagés dans une transition qui a deux aspects : temporel et spatial. Sur le plan temporel, on ne peut pas mettre ce système tout de suite en place, car il est caricatural : c’est une manière de faire comprendre qu’il faut changer d’objectif. Il s’agit d’habituer les gens petit à petit : comme le montre bien Sartre, l’homme a du mal à supporter la liberté. Il faut donc progressivement augmenter l’impôt sur le capital, réduire l’impôt sur le revenu, remplacer peu à peu tous les minima sociaux par un revenu d’existence de haut niveau, et financer la sécurité sociale par la TVA sociale. Il faut être progressif dans la mise en place des mesures. Il faut aussi une vraie éducation (skholè en grec signifie « liberté »).
"Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible." Raphaël Liogier
En termes spatiaux, il est clair que la mise en place même progressive, de telles mesures, provoquerait une telle fuite de capitaux que ce serait la banqueroute dans les six mois. Un changement de système ne peut s’effectuer qu’à l’échelle européenne ou en Amérique du nord, car ce sont les deux seuls marchés dont les multinationales ne peuvent pas se passer. Appliquer une fonction transitoire de la TVA de sanction à l’égard des entreprises cherchant à échapper à l’impôt sur le capital n’est possible que si on est sur un périmètre de plusieurs milliards…
Ce livre est absolument programmatique. J’ai même laissé tomber l’écriture d’un autre livre, au grand dam de mon éditeur, pour consacrer un ouvrage spécifiquement au travail. Sans emploi est une contribution au débat public. Je veux que les gens comprennent que ce changement est nécessaire, et obliger les politiques eux-mêmes à s’y intéresser.
Les populistes font comme s’ils renversaient la table, ce qui suffit à constituer un programme. Mais Donald Trump est milliardaire, et il ne fait que semblant de renverser la table. Pour autant, le populisme part d’une bonne intuition. Il souligne que les politiques qui affirment qu’ils vont créer des emplois ne sont plus crédibles. Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible.
Si on ne le fait pas, la crise nourrira la crise et le déficit le déficit. On est comme sur un vélo très performant, mais avec une gente pas adaptée, et pleine de rustines. Les politiques actuelles sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs. A terme, les sociétés riches comme la nôtre s’appauvrissent, et l’on finit par élire des fous, comme Donald Trump. On pourrait aussi voir émerger d’autres formes de totalitarisme. La prise de pouvoir par les GAFA s’effectue d’autant mieux qu’on se retranche nationalement. Les GAFA sont les alliés objectifs des populistes et des nationalistes.
Les vitrines vides sont un phénomène désormais bien observé, qui cache une dévitalisation plus globale de nos villes. Beaucoup d’indicateurs montrent qu’au-delà des commerces, il y a un problème plus grave : les logements sont vacants et la population baisse, en même temps que le niveau de vie. Il y a une paupérisation des villes, avec le départ des riches en proche périphérie et leur remplacement par des populations plus pauvres. On le voit sur les statistiques de l’INSEE : le cœur des villes est de moins en moins riche, à l’inverse de leur périphérie. De manière générale, on assiste à une séparation des territoires, avec des lieux où on est censé acheter, ceux où on dort, ceux où on travaille, et ceux où on se distrait. La dissolution de la ville dans un ensemble beaucoup plus vaste n’est pas nouvelle, mais elle s’opère désormais massivement.
Les commerces vides sont à la fois le symptôme et une unité de mesure très simple, grâce au taux de vacance commerciale. Or celui-ci progresse chaque année, et cette progression s’accélère : on en arrive aujourd’hui à près de 10%. Si la montée en puissance de la grande distribution date en effet de plusieurs décennies, cela ne concerne plus seulement les commerces : ce sont désormais les hôtels, les cinémas, les restaurants ou les gares TGV que l’on met en dehors de la ville. Toutes nos villes moyennes et petites connaissent cela, le phénomène est loin d’être fini.
Cette organisation de l’espace est uniquement basée sur l’engin motorisé, dans les villes petites et moyennes. Il y a une contrainte urbaine, et le fait d’avoir un moyen de transport qui permet d’aller plus loin amène une autre conception du territoire. C’est parce qu’on a instauré cette culture des déplacements motorisés pour tous les trajets que tout est aujourd’hui disséminé dans un espace très vaste. Regrouper les commerces dans un endroit, cela s’est toujours fait. Mais les mettre à l’extérieur de la ville, c’est ce qu’a parachevé la voiture individuelle. On a construit les villes nouvelles pour la voiture.
"Toutes nos villes moyennes et petites connaissent une déprise commerciale, et le phénomène est loin d’être fini." Olivier Razemon
Dès lors que les supermarchés sont arrivés, on a organisé la ville en fonction d’eux, à la fois pour les livraisons mais aussi pour les clients – c’est ce qu’on a appelé l’urbanisme commercial. Ce n’est rien d’autre que le processus classique de l’étalement urbain, sur lequel j’avais précédemment travaillé : s’il y a des champs à proximité, on les met en zone constructible et puis on étale la ville sans se poser de questions. C’est une bombe à retardement qui est en train d’exploser.
Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. A Bayonne, une toute nouvelle galerie marchande, qui vient d’ouvrir, se présente comme un « lieu d’évasion et de tranquillité ». La ville reste la référence car c’est à cela que les gens identifient le plaisir de baguenauder, et donc d’acheter. L’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation.
"Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. Mais l’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation." Olivier Razemon
Le résultat pratique, c’est que les villes disparaissent et on ne se rencontre plus que dans des espaces fermés, des centres commerciaux, où il n’y a rien d’autre à faire que consommer. Alors que dans une ville, on est un individu ou une famille, on est ce que l’on veut sans être forcément identifié d’ailleurs, et on flâne, on se déplace, sans forcément d’objectif non plus. Tout ceci aboutit à ce que j’appelle le « grand remplacement » : une privatisation de ce sentiment urbain, qui est très inquiétante.
Le constat est le même : de plus en plus, les services publics s’installent en dehors de la ville, eux aussi. Parce que l’on pense que c’est plus simple. Pôle Emploi, maternités, hôpitaux, jusqu’aux mairies annexes, parfois : cela devient systématique. A Privas par exemple, préfecture de l’Ardèche, 8 000 habitants, Pôle Emploi a été déplacé à 3 km du centre, dans une zone commerciale. La ville disparaît littéralement.
Il y a une responsabilité indéniable des élus locaux, qui sont obnubilés par les promesses de création d’emploi. C’est le même raisonnement que l’usine au début du XXème siècle : ça fait de l’emploi donc c’est bon pour la ville. Il n’y a aucune réflexion sur où et quels types d’emploi on crée. Ni sur le nombre d’emplois que cela va détruire, en particulier dans leur propre ville. Mais on les laisse faire ; je suis choqué de voir que pas un prétendant à l’élection présidentielle n’évoque ce sujet. Pas un seul. Dans les programmes, la dévitalisation urbaine est vaguement classée dans la catégorie « espace rural, aménagement du territoire » ou « croissance et emploi », mais cela principalement reste un sujet local. Les élus nationaux ne s’en préoccupent pas.
Il y a deux raisons : d’une part, ce sujet des villes moyennes, on ne le voit pas à Paris, ni dans les grandes villes. C’est très frappant. D’autre part, quand on en prend conscience, on estime que c’est un problème local, et on le réduit à un enjeu rural. Mais Saint-Etienne, Dunkerque ou Mulhouse ne sont pas pour autant devenus des espaces ruraux… Ce sont des villes, de belles villes, qui ont une histoire et une vocation urbaine.
Je suis d’accord sur le constat : il y a une distinction nette entre les métropoles, qui s’en sortent, et les villes moyennes, pour qui c’est beaucoup plus difficile. Il y a de facto une fracture territoriale, avec les métropoles qui ont réussi à attirer les capitaux, les investisseurs, les aménageurs, les urbanistes, etc. On peut aujourd’hui vivre à Bordeaux comme on vit à Paris. C’est la causalité que je remets en cause. Car si ces deux niveaux de développement sont certes concomitants, je ne suis pas sûr qu’ils soient corrélés, là où lui en fait un lien immédiat. Je ne pense pas que si la boulangerie d’Agen ferme, ce soit la faute de Bordeaux. Je préfère largement la manière dont Laurent Davezies regarde les choses. Cet économiste dit que si les métropoles sont riches parce qu’elles produisent du PIB, la richesse ne profite pas uniquement au territoire où elle est produite. Autrement dit, les élus des villes moyennes devraient arrêter de croire qu’il suffit de faire venir un centre commercial pour augmenter la taxe professionnelle et enrichir le territoire. Car ça va détruire de l’emploi en ville ainsi que le tourisme, qui est une manne importante de revenu pour la ville et qui ne peut fonctionner que si le centre-ville est vivant, agréable. Et puis chez Guilluy, je conteste fermement cette vision qui sépare, d’un côté, les habitants des métropoles mondialisés avec les « immigrés » – outre que le terme me paraît problématique – et de l’autre, les « petits blancs » qui la subiraient. Ce n’est évidemment pas aussi simple que ça.
Une étude de l’IFOP a révélé une corrélation entre le score du FN et l’absence de services et de commerces : quand il y a beaucoup de commerces, le FN est moins fort qu’ailleurs. Ils ont même calculé quels types de commerce avaient le plus d’influence sur le comportement des électeurs : le bureau de poste fait tomber le vote du FN de 3,4 points, l’épicerie de 2 alors que la boulangerie, seulement de 1 point. Au-delà de ça, le fait que vivre dans la périphérie de Charleville-Mézières revienne au même aujourd’hui que si vous étiez dans celle de Carcassonne, avec les mêmes enseignes, les mêmes lotissements, les mêmes lampadaires, je crois que cela exacerbe forcément les questionnements autour de l’identité.
Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, éditions Rue de l'échiquier, 208 pages, 18 euros
En tant que scientifique du monde des sciences dites « dures » comme les mathématiques, les systèmes artificiels ou la robotique, je suis venu à m'intéresser à la ville par la problématique de la résilience et des villes à risques (risques naturels ou technologiques). Elles ont la particularité d’être soumises à des risques aléatoires et doivent anticiper les crises. C'est par ce biais que j'ai compris l'importance de l’acceptabilité sociale des citoyens, c'est à dire de l'adhésion à la manière de gérer les risques dans la ville. J'ai été assez pionnier dans l'utilisation du numérique et la production de données dans la ville, ce qui m'a mené à considérer que l'essentiel n'était pas de développer les technologies dans la ville mais de concevoir de nouveaux usages avec les citoyens ou du moins qu'ils les acceptent socialement.
Je préfère parler de la ville vivante et je préfère parler d'intelligence citoyenne et urbaine. Le premier élément c'est l'inclusion sociale. Le XXIe siècle est le siècle des villes alors que le XXe siècle a été celui des Etats-nations et le XIXe siècle celui des empires. Les villes sont en perpétuelle évolution et sont portées par l’attractivité économique, la qualité de vie et les services. En France, on constate un phénomène de métropolisation et l'émergence de grandes métropoles dans le monde. Avec cette très forte croissance, l'inclusion sociale est essentielle. Le deuxième facteur est la réinvention des infrastructures urbaines pour muter vers des villes polycentriques et polyfonctionnelles. Je parle de villes du « 1/4 heure », où l'on peut accéder aux services essentiels en un quart d'heure.
"Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence." Carlos Moreno
Le dernier facteur est la technologie. A l'heure de l'ubiquité, de la communication des hommes et des objets et de l'open data, tout le monde est producteur et consommateur de données. Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence.
Il n’y a pas de modèle, il n'y a que des sources d'inspiration. Chaque ville est le fruit d'une histoire politique, sociale, linguistique, religieuse. La ville est un organisme vivant soumis à des aléas, qui doit s'adapter et qui n'est jamais finie. En même temps, elle est artificielle car elle a été créée par l'homme. De plus, on observe une explosion de l'activité humaine dans les villes depuis 1930 car la population mondiale a été multipliée par 4 en 80 ans. Chaque ville est issue d'un contexte qui lui est propre, même à l'intérieur d'un pays. La problématique n'est pas de dire quel est le modèle de ville intelligente mais de comprendre la ville dans ce qu'elle est, dans son rythme et son métabolisme.Je pense qu'il ne faut pas tomber dans le piège des villes à copier ou à classer. Les villes doivent être des sources d'inspiration et nous devons repérer les bonnes pratiques...
Pour moi, il y a cinq enjeux. Tout d'abord, il y a un enjeu social, le fait de bien vivre ensemble. Ensuite, il y a un enjeu économique : les villes doivent créer de la valeur et de l'attractivité dans les territoires. Il y a aussi un défi culturel : faire en sorte que les citoyens aient de la fierté de vivre dans leur ville, qu'ils soient acteurs dans leur propre ville. Ensuite, il y a un enjeu écologique. Il est primordial que la ville puisse répondre aux défis énergétiques et climatiques majeurs. Nous devons passer à une ville post-carbone. Les villes ont un rôle de premier plan sur ce point car c'est l'activité humaine, et non uniquement la démographie, qui est le défi majeur. La ville est la principale contributrice des effets du changement climatique, par le bâtiment, les transports motorisés, par les réseaux de chaleur et de froid. Ces trois facteurs représentent 70 % de la pollution dans les villes. La vraie problématique c'est qu'aujourd'hui la ville est le creuset de l'activité humaine. Le 5e enjeu c'est la résilience qui est aujourd'hui au cœur de la problématique de nos villes. La résilience, c'est la vulnérabilité des villes. A vouloir faire de la smart city technologique et techno-centrique, on a oublié que la ville est extrêmement fragile et très vulnérable. Et la vulnérabilité est avant tout sociale et territoriale. Aujourd'hui, cet aspect est une donnée d'entrée. Les villes sont monofonctionnelles, inégalitaires et produisent d'énormes chocs.
La révolution technologique est bien plus large que la révolution numérique. Les enjeux technologiques sont autant énergétiques, liés à l'économie circulaire pour les déchets, aux biotechnologies et aux nanotechnologies. L'économie urbaine est en effet transformée par les avancées des technologies numériques avec le développement de l'ubiquité massive liée aux objets connectés et l'explosion de la production de données ; ce sont là des outils très puissants mais il ne faut pas avoir une vision techno-centrée. Il vaut mieux avoir des villes imparfaites mais des villes où il y a de l'entraide, du dialogue avec les voisins, où l'on créé des emplois de proximité. La technologie doit être au service de l'homme. L'hyper-connectivité technologique peut produire de la déconnexion humaine massive, et transformer les hommes en « zombies-geeks » qui sont aussi déconnectés socialement. Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social.
La Civic Tech est aujourd'hui un enjeu majeur car elle résume comment les technologies peuvent récréer du lien social, peuvent aider les hommes et les femmes à communiquer, créer de nouveaux modèles démocratiques. Pour moi, ce n’est pas une fin en soi mais des outils intéressants pour démultiplier la manière de faire du lien social.
"Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social." Carlos Moreno
La démocratie est en danger car elle est devenue une représentation élective par procuration. On vote pour des élus, devenus alors des professionnels de la politique, non soumis au contrôle des citoyens. La Civic Tech peut oeuvrer à ce que les citoyens soient plus impliqués, à ce qu’ils s’organisent pour demander des comptes et participent aux budgets participatifs, et pourquoi pas à soumettre des projets. C'est une voie vers une meilleure représentativité participative des citoyens et un levier pour que la ville soit incarnée. La Civic Tech peut donc changer la démocratie, il faut aller vers la co-création, vers l'économie circulaire, l'agriculture urbaine, toutes ces initiatives peuvent avoir un rôle car alors le bien commun est mis en valeur. Le grand défi aujourd'hui est de valoriser le bien commun. C’est au cœur de la smart city humaine.
Ce sont des espaces publics, des zones vertes, de la biodiversité ! Il faut réinventer les places publiques dans lesquelles on se rencontre pour offrir la possibilité de créer les liens entre les citoyens. Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée. Je milite donc pour que les places publiques soient données aux citoyens pour aller dans le sens du brassage et pour combattre la vulnérabilité donc je parlais précédemment. Si l'espace public est pris par les voitures, on ne crée pas du lien social. Il est temps de rentrer dans le paradigme de la ville du XXIe siècle, dans la ville respirable et où les hommes peuvent investir les espaces pour échanger.
" Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée." Carlos Moreno
Une ville intelligente se distingue par les nouveaux usages et les nouveaux services lui offrant la capacité de se transformer. La gouvernance de la ville doit se tourner vers les citoyens. Je suis persuadé que les villes dotées d'une nouvelle gouvernance vont proposer de nouveaux modèles économiques de développement urbain, au moment même où l'économie du partage et collaborative se développent. Les villes qui vont « tirer leur épingle du jeu » seront celles qui auront su s'approprier ces changements autour de l'idée de l'usage. Ces nouveaux modèles sont les nouveaux défis de la ville. Et pour cela, il faut commencer par décloisonner les mètres carrés dans lesquels les gens vivent. Dans le meilleur des cas, ils vivent dans des écoquartiers, mais ils sont déconnectés de la ville ! Si l'on veut que la ville soit humaine, festive et collective, il faut décloisonner avec les nouveaux paradigmes de l'ubiquité et de l'économie collaborative. La prochaine étape est donc de réinventer la vie dans la ville.
L'inclusion sociale est au cœur des problématiques urbaines. Pour relever les défis, il va falloir répondre à ces questions : comment faire des territoires attractifs, comment faire une gouvernance d'intégration urbaine avec de la biodiversité et la nature, comment utiliser les technologies pour faire du lien social et comment créer un bien commun qui puisse faire en sorte que les habitants s'identifient à leur ville et que les habitants soient acteurs de la ville.Propos recueillis par Déborah Antoinat
Nous réalisions déjà des balades urbaines depuis 2012. Ce qui nous a séduit avec le projet Migrantour, c'est le changement de paradigme dans le tourisme équitable qu'il propose. Habituellement, ce type de tourisme s'opère à travers des destinations exotiques, à des milliers de kilomètres. Ce projet permet de le recentrer ici et maintenant. Le voyage peut commencer ici, près de chez soi.
Au départ, il a fallu identifier et trouver les « passeurs de culture » et il a fallu du temps pour que nos différents partenaires nous accordent leur confiance. Depuis, nous avons lié des partenariats avec le Musée de l'histoire de l'immigration et l'Université Paris Descartes, la Ville de Paris et des acteurs de la Politique de la Ville et de l'économie sociale et solidaire.
Venant de tous horizons socio-culturels, ce sont souvent des personnes qui se sentent concernées ou qui ont un intérêt pour la diversité culturelle, qui travaillent dans des associations de quartier ou culturelles. La formation se déroule avec des étudiants en anthropologie de l'Université Paris Descartes avec lesquels les "passeurs" ont réalisé des enquêtes et travaillent pour élaborer des projets touristiques alternatifs. La prochaine session de formation débute fin septembre avec une promotion de 25 personnes.
Il y a en effet une influence. Il y a encore 2/3 ans, lorsque l'on faisait des balades, on percevait les migrants comme « des oiseaux migrateurs » ! Aujourd'hui, le mot "migrant" est systématiquement associé aux primo-arrivants. On le ressent avec certaines balades comme celle que nous proposons sur le thème des frontières à Saint-Denis. Beaucoup de gens hésitaient après les événements de novembre dernier. Nos balades se déroulent principalement dans l'est parisien, dans le 18e, 19e et le 20e arrondissement de Paris ainsi que dans sa proche banlieue. Ces mêmes lieux que le journaliste Nolan Peterson de l’émission de Fox News a identifié sur une carte de Paris comme des « No-Go-Zones ». Notre rôle est aussi de lutter contre les préjugés et les a-priori mais l'actualité n'arrange pas les choses.
"Nos balades se déroulent principalement dans l'est parisien, dans le 18e, 19e et le 20e arrondissement de Paris ainsi que dans sa proche banlieue. Ces mêmes lieux que le journaliste Nolan Peterson de l’émission de Fox News a identifié sur une carte de Paris comme des « No-Go-Zones »." Stefan Buljat
Paris se revendique comme la ville-Lumière, de la Liberté depuis le XIXe siècle. Une Ville-Monde qui n'est pas uniquement une image mais bien une réalité avec la présence de nombreux exilés politiques ; il y a eu aussi les migrations pour des raisons économiques, des gens ont vécu ici, portant en eux leur culture, façonnant le territoire par leur présence, leurs activités.Toutes ces migrations ont créé une capitale aux multiples visages avec une multitude de cultures. La future balade « Les petites Italies », par exemple, s’intéresse aux migrations transalpines des années 1930 qui ont transformé ou créé des quartiers entiers à La Courneuve en Seine-Saint-Denis. La balade Fashion Mix dans le quartier de la Goutte d'Or permet de mettre en lumière ce qu'ont apporté les migrants au développement du prêt-à-porter et à la mode parisienne. Paris est la ville la plus touristique au monde, notre ambition est de montrer qu'il n' y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Élysées mais que Paris, c’est aussi des quartiers populaires d'une incroyable richesse culturelle ! Ce patrimoine vivant et immatériel mérite d’être mis en valeur. Par ailleurs, Migrantour participera à un cycle de conférences à la Cité de l'architecture et du patrimoine à l'automne prochain pour évoquer ce Grand Paris cosmopolite.
A plus de 70 % ce sont des Franciliens, de Paris et de région parisienne qui cherchent à connaître les « codes » de ces quartiers pour acheter par exemple des produits dans une épicerie ou dans une boutique de Wax. Nous avons aussi quelques touristes étrangers. Récemment, une trentaine de jeunes venus de Tunisie, du Maroc ou encore de Serbie et Macédoine, hébergés par l'Auberge de jeunesse de la Halle Pajol dans le 18e arrondissement ont participé à des visites.
"Paris est la ville la plus touristique au monde, notre ambition est de montrer qu'il n' y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Élysées mais que Paris, c’est aussi des quartiers populaires d'une incroyable richesse culturelle !" Stefan Buljat
L'exotisme est un écueil mais il me semble qu'il est intrinsèque au tourisme ! On ne peut pas lutter contre l'exotisme mais on peut essayer de mettre en perspective, de montrer que l'altérité fait partie de paysage parisien, français et faire appel à l'imaginaire ! On souhaite éviter les lieux communs. En donnant la parole aux habitants eux-mêmes, à ces passeurs de culture, on fait en sorte que le migrant devienne un véritable interlocuteur. Leur discours et leurs propos leur appartiennent complètement ! Et les balades sont désormais payantes [ndlr : 15 euros la balade, la moitié est reversée au passeur]. Ce n'est pas tout à fait la même démarche que pour d'autres formes de tourisme alternatif.
Si en effet ! Si elle est faite de façon massive et incontrôlée. En ce qui nous concerne, nous réalisons quelques interventions ponctuelles et je pense que Barbès ne sera jamais les Champs-Élysées ! L'idée est de faire découvrir un territoire, d'apporter une valeur ajoutée au niveau économique en faisant découvrir des commerces sans jamais forcer à l'achat. Il est important de respecter une éthique et de ne pas transformer les habitants en animaux de foire ! Et cela ne peut pas se faire sans la collaboration des habitants eux-mêmes.
Mes dix années de recherche m’ont amené à constater que la ville était faite par et pour les hommes. Dans les villes françaises, 75% des budgets publics en moyenne sont consacrés aux garçons. A bordeaux par exemple, 90% des fonds sont dévolus aux sports masculins – stades de football, terrains de boules, skateparks, etc. Ces inégalités se traduisent spatialement : les hommes se voient affecter plus d’espaces et plus d’équipements. A contrario, lorsqu’on cherche quels sont les équipements équivalents pour les femmes, on ne trouve pas.
"Dans les villes françaises, 75% des budgets publics en moyenne sont consacrés aux garçons." Yves Raibaud, géographe
Il s’agit alors de déterminer si cette répartition est naturelle et ce qu’elle cache… Pour mieux comprendre le phénomène, j’ai beaucoup étudié ce que j’appelle « la fabrique des garçons », notamment au cours d’observations de micro-géographie. Par exemple, en regardant la manière dont les enfants jouent dans une cour de récréation, on constate que les garçons, par le football notamment, s’approprient rapidement le centre de la cour…
La géographie est un merveilleux moyen pour voir les inégalités, car elle permet de les illustrer spatialement. Or, comme le rappelle Michel Lussault, l’homme contemporain est un homme spatial. En mobilisant des notions symboliques comme la scène (le terrain de sport, le concert de rock, etc. ), la géographie apporte non seulement une vision renouvelée des discriminations, mais aussi des solutions concrètes.
Le rôle de l’approche scientifique est de se demander comment l’idéal consensuel de la ville durable est mis en œuvre dans les faits. Or, si on regarde celle-ci à travers les études de genre, on constate qu’elle est très inégalitaire et favorise dans les faits les hommes blancs, hétérosexuels, en bonne santé et sans obligations familiales. Dès qu’on sort de ce modèle, auquel quelques femmes parviennent à se conformer, on constate que la ville durable pourrait très bien renforcer les inégalités.
"Si on regarde la ville durable à travers les études de genre, on constate qu’elle est très inégalitaire et favorise dans les faits les hommes blancs, hétérosexuels, en bonne santé et sans obligations familiales." Yves Raibaud
Un exemple : la mobilité. Les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes usages de la voiture, les secondes l’utilisant principalement pour l’accompagnement (des enfants, des personnes âgées…), mais aussi pour des raisons de sécurité – surtout une fois la nuit tombée, pour éviter le harcèlement de rue. Or, lors du Grenelle des mobilités à Bordeaux, la mesure phare qui a été votée était que les enfants aillent à l’école à pied. De toute évidence, les femmes ayant trois enfants dans trois écoles différentes ont été exclues d’une telle décision, et pour cause : ce sont principalement des hommes qui ont voté…
Lors du Grenelle des mobilités, nous avons été particulièrement attentifs à cette question. Nous avons compté les prises de paroles, analysé les thématiques saillantes, etc. L’observation quantitative montre que les hommes participent trois fois plus que les femmes, que ces dernières ne figurent pas parmi les experts, et que les sujets « féminins » évoqués lors des discussions sont généralement dévalués (par du brouhaha, de la contradiction, etc.). La pensée sur la ville élimine le monde des femmes et notamment celui du « care », du soin porté des autres. Les discours sur la ville durable préfèrent se concentrer sur des questions liées aux technologies – les smart cities notamment.
Les questions de sécurité. Des entretiens et des discussions de groupes avec les femmes, il ressort une commune mesure de l’insécurité dans la ville. Les déplacements y sont énoncés comme fonctionnels (il s’agit d’aller chercher les enfants, de faire les courses…), bien loin de toute idée de flânerie. On note aussi une série d’empêchements dans ces trajets spécifiques à la condition féminine. Ce sont tout particulièrement la difficulté de circuler dans des espaces peu adaptés aux poussettes et aux fauteuils roulants (la majorité des seniors sont des femmes, et ce sont aussi elles qui s’occupent des personnes âgées), mais aussi la peur de l’agression sexuelle. Le fait d’être systématiquement interpellées et accostées dans la rue (100% des femmes interrogées en ont fait l’expérience !) conduit les femmes à adopter des stratégies pour aborder la ville, surtout la nuit. Certaines de ces stratégies sont liées aux choix mobilitaires (prendre un taxi ou sa voiture plutôt que les transports en commun), d’autres à des choix vestimentaires, qui visent notamment à se rendre invisible.
Dans les débats publics sur le sujet, l’idée circule souvent que la lutte contre l’insécurité est liberticide. La question est de savoir qui l’on veut protéger, mais aussi d’envisager les choses sous un autre angle. Tout d’abord, la sécurisation des espaces publics peut passer par des dispositifs simples : un meilleur éclairage, des arrêts de bus transparents, etc. Ensuite, il faudrait peut-être traiter les marqueurs d’hégémonie masculine dont la ville est envahie : publicités sexistes, graffitis, etc. Si le symbole et la fierté d’une ville, c’est le club de foot ou la scène de musiques actuelles où il n’y a que des hommes, les choses ne risquent pas d’évoluer. Or, on ne réforme pas le majoritaire discriminant…
Dans cette tribune, cosignée avec Sylvie Ayral, nous condamnons à la fois le harcèlement sexuel et sa récupération raciste. Pour nous en effet, il n’y a pas de contradiction possible entre antisexisme et antiracisme, car les deux procèdent de la même matrice. L’événement s’est accompagné d’une récupération du féminisme par le pouvoir, et d’une ethnicisation de la question sexuelle. Or, on constate que la domination masculine sur la ville dont le harcèlement témoigne n’est pas l’apanage d’une minorité ethnique : il s’agit d’un phénomène mondial, connu depuis longtemps. Dans certaines villes d’Amérique latine, il a même conduit à réserver certaines rames de métro aux femmes seules…
Dans la ville durable, les « bonnes pratiques » sont représentées par des modèles très précis. Par exemple, on est sensé y abandonner sa voiture pour circuler à vélo. Or, la pratique du vélo divise les femmes : il y a d’un côté celles qui peuvent se conformer à ce modèle de mobilité masculin, de l’autre celles qui ne le peuvent pas – les mères de famille par exemple. Ces constats invitent à questionner les nouvelles normes produites par la ville durable et à voir comment certaines d’entre elles masquent les contraintes des femmes dans la ville et minorisent les tâches essentielles qui leur incombent, comme s’occuper des enfants.
"Faute d’une participation démocratique permettant à tous d’accéder à la ville durable, ce nouveau paradigme risque de conduire à culpabiliser les mauvais citoyens. Sans égalité, il n’y pas de ville durable…" Yves Raibaud
Faute d’une participation démocratique permettant à tous d’accéder à la ville durable, ce nouveau paradigme risque de conduire à culpabiliser les mauvais citoyens. Sans égalité, il n’y pas de ville durable…
En effet, la variable de genre est centrale pour penser la ville durable, car la ville masculine n’est pas inclusive. A contrario, lors des réunions de concertation ou les marches avec les femmes, on constate que leurs réflexions excèdent leur cas, et qu’elles pensent aussi aux enfants, aux personnes âgées, à leur compagnon, etc. Quand les hommes, qui font la ville en grande majorité, vont proposer l’aménagement d’un skatepark ou d’un terrain de foot, les femmes vont davantage pencher vers un espace libre, neutre, non spécialisé. Dans ces conditions, mettre le care au cœur des réflexions permet d’élargir la réflexion à tous, bien au-delà des femmes elles-mêmes.
Contre toute attente, oui ! Le harcèlement de rue est dans les agendas. La mairie de Bordeaux, avec laquelle je travaille, a signé la charte égalité femmes-hommes en 2013 et a commandé une étude sur les femmes et le sport pour promouvoir le sport féminin. La thématique rencontre aussi un écho à Paris, où Helène Bidard réfléchit sur ces questions. En France, l’intérêt récent pour les inégalités de genre dans la ville est très lié à l’avènement d’un féminisme institutionnel, qui s’est marqué notamment par la loi de 2014 pour l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. Cela dit, la guerre et l’état d’urgence ont eu tendance à mettre ces questions au second plan. Dans le contexte actuel, l’espace public est surtout pensé en fonctions d’impératifs sécuritaires : la police veut avant tout pouvoir intervenir en cas d’attaque terroriste…
Lors d’un voyage d’étude dans le Vorarlberg, j’ai eu la chance de visiter un immeuble passif parmi les plus performants au monde. Pourtant, le bâtiment, qui avait été conçu pour fonctionner avec très peu d’énergie (moins de 15 kwh/m²/an), révélait des consommations supérieures aux estimations initiales des bureaux d’études… Comment expliquer cet écart ?
Certainement pas par d’éventuelles erreurs de conception : Hermann Kaufmann, l’architecte du bâtiment, est parmi les meilleurs que je connaisse. La cause du phénomène est plutôt à chercher dans les comportements des habitants. Bien qu’informés sur les caractéristiques de leur logement (étanchéité à l’air, ventilation double-flux…), certains d’entre eux continuaient à ouvrir les fenêtres pour aérer et à laisser leurs appareils électriques allumés en permanence…Pour éviter cet écueil et faire en sorte que les usages d’un bâtiment n’en grèvent pas les performances, on a alors pensé qu’il suffisait d’informer l’usager. On s’est mis à lui distribuer des guides et des livrets d’accueil. Sans grands résultats : si elle est une condition nécessaire pour changer les comportements, l’information n’est pas suffisante. Elle peut même s’avérer contre-productive, et induire ce qu’on appelle un effet rebond : conscient des bénéfices écologiques d’un bien ou d’un service, son usager relâche alors sa vigilance, et se laisse aller à des comportements peu économes…Pour vous donner un second exemple de ce que je viens d’avancer, je citerai l’étude menée en 2009 par Ethicity et l’ADEME sur la consommation durable. On y apprend par exemple que si ¾ des Français pensent que le développement durable est une nécessité, seuls 20% d’entre eux sont des « consom’acteurs » (ie : qui choisissent les produits en fonction de critères éthiques). Bref, alors qu’une immense majorité marque son adhésion aux valeurs portées par le développement durable (surtout compris comme synonyme de « protection de l’environnement », à l’exclusion de ses volets social et économique), seule une frange marginale de la population traduit ces valeurs en actes.
Des deux exemples qui précèdent, il faut conclure ceci : nos raisons d’agir et de consommer sont multiples, et ne se fondent pas (ou pas uniquement) sur la rationalité. D’autres facteurs entre en jeu et peuvent freiner le passage à l’acte alors même qu’on est convaincu de la nécessité d’agir. Olivier Oullier, conseiller scientifique au Centre d’analyses stratégiques, énumérait quelques-uns de ces freins le mercredi 9 mars lors d’un colloque intitulé « Incitations comportementales et environnement », auquel j’ai assisté avec intérêt. Voici les principaux :
Dès lors, quels leviers actionner pour généraliser les « éco-gestes » et faire évoluer les pratiques ? En France, les politiques publiques privilégient deux approches :
Entre contrainte et taxation, le monde anglo-saxon explore depuis quelques années une « troisième voie » : les incitations comportementales ou « nudges » (traduisez par : « coup de pouce »). Comme l’expliquent Olivier Oullier et Sarah Sauneron, cette stratégie formalisée par Cass Sunstein et Richard Thaler dans l’ouvrage du même nom consiste à « conduire l’individu à faire des choix qui aillent dans le sens de l’intérêt général, sans être pour autant prescriptive ou culpabilisante. » Cette politique de « paternalisme libertaire » hérite des sciences comportementales et met en œuvre des dispositifs d’information et de communication simples, positifs et présentés (à tort ou à raison) comme peu coûteux pour implémenter le changement.En voici quelques exemples :
Evidemment, les nudges ne sont pas une panacée et présentent un certain nombre de limites, parmi lesquelles l’existence d’effets pervers induits par la comparaison et l’invitation à se conformer aux normes sociales. Pourtant, leur expérimentation a le mérite d’apporter un complément aux instruments traditionnels des politiques en matière d’environnement. Si l’on veut rendre le changement désirable, on a en effet tout intérêt à le mettre en œuvre sans contrainte. D’où l’intérêt des nudges, qui insistent sur les effets positifs des comportements vertueux plutôt que sur l’effort à entreprendre pour mettre en œuvre une société plus durable…
Le blog de R. Thaler et C. Sunstein : http://nudges.wordpress.com/
Un article très complet sur les nudges dans la vie des idées.
Cofondatrice avec Hélène Bergeron de l'agence Baudoin-Bergeron, Laurence Baudoin a conçu ce qui sera le premier immeuble à énergie positive parisien. Les Ecofaubourgs l'ont interrogée sur ce projet ambitieux...
LB. La production d'énergie est assurée par 187 m² de panneaux solaires photovoltaïques inclinés à 10%. Cette installation produit dans lannée 54 675 kWh ep / an, soit une production un peu supérieure à l'énergie dépensée sous le toit. La surface de toiture étant relativement faible et l'ensoleillement peu intense en région parisienne, nous avons privilégié une enveloppe du bâtiment particulièrement performante. La façade bois, l'isolant, le triple vitrage ont été mis en place dans ce but. Le bâtiment est très compact avec des saillies non habitées, et cette compacité maximale évite toute déperdition. Par ce biais, l'énergie primaire (chauffage et électricité) est assurée par les panneaux et la chaudière bois à condensation (eau chaude solaire en complément de la chaudière gaz). La ventilation est en simple flux.
LB. Le surcoût est d'environ 20% par rapport à une opération plus "standard". Ce pourcentage ne peut être très précis car il dépend des prescriptions techniques retenues. Je pense qu'aujourd'hui le coût financier reste l'obstacle principal au développement de ce type de bâtiment, notamment en région parisienne où la forte densité du tissu urbain reste assez contraignante. Les investisseurs rentrent par la suite dans leurs frais grâce aux économies d'énergie mais cela demande du temps.
LB. L'objectif principal était d'atteindre un bilan d'énergie positive pour un ensemble d'une vingtaine de logements sur 1500 m2 avec un budget de 3,3 millions d'euros. La sélection s'est opérée sur plusieurs critères. Tout d'abord par le choix architectural que nous avons proposé. L'insertion urbaine, la qualité du fonctionnement, la qualité spatiale intérieure (les grands logements sont traversants avec des terrasses à l'ouest) ont plu aux jurés. Les parties communes sont agréables, l'escalier est éclairé afin que les habitants n'aient plus envie de prendre l'ascenseur. De plus, les choix techniques ont été appréciés car nous avons privilégié des matériaux simples (chaudière à gaz, un système de ventilation en simple flux). C'était rassurant pour le maître d'ouvrage qui n'était pas inquiété par une technologie trop poussée qui aurait demandé un entretien complexe. L'objectif était très ambitieux, le thermicien, BET Thermique, a joué un rôle très important. Ce fut un vrai travail d'équipe.
Souvent confondu avec le co-voiturage, l’autopartage offre une alternative séduisante à la voiture individuelle. Son principe : permettre à des abonnés de partager l’usage d’une flotte de voitures. Une manière efficace de gagner de l’espace public et de limiter les rejets de gaz à effet de serre.
Daniel Faudry, directeur de Alpes autopartage, nous parle de ce service en plein développement
DF. J'ai découvert l'autopartage en 1996, à l'occasion d'une étude que je faisais alors que j'étais chercheur au CNRS. A l’époque, personne en France ne savait exactement ce qu'était le concept. En même temps que la publication de mon rapport, a paru dans le journal d'une association de protection de l'environnement un article de Loïc Mignotte, qui a fondé Caisse Commune à Paris, premier service d'autopartage en France. Nous sommes donc les co-découvreurs du concept.
DF. Il faut d’abord s’abonner pour se voir remettre une carte d’accès, après quoi on réserve par téléphone ou sur Internet le véhicule que l’on souhaite utiliser, en précisant la durée envisagée. L’abonné n’a plus qu’à ouvrir la voiture avec sa carte d’accès, puis à la ramener à son point de départ une fois le trajet effectué. Le calculateur de bord enregistre les informations relatives à chaque déplacement (km et durée) et les transmet au centre de gestion de la flotte. Chaque mois, l’abonné reçoit une facture correspondant à sa consommation réelle.
DF. Pour les utilisateurs de l'autopartage, la voiture est un simple moyen de transport et ils ne manifestent que peu d'exigences sur les modèles, choisissant en fonction de la taille selon le trajet à faire, le nombre de personnes etc.
Il est vrai que nous proposons des modèles très populaires (Peugeot 206, 107, Kangoo etc.) mais quand nous interrogeons nos abonnés sur le type de voiture qu'ils souhaiteraient que nous achetions, nous avons beaucoup de peine à obtenir une réponse précise.
DF. L'incidence dépend évidemment du kilométrage parcouru. Pour quelqu'un qui ne fait que 5 000 km/an, l'économie atteint 1 500 euros, par rapport à l'utilisation d'une voiture personnelle.
Pour les entreprises et professionnels, le recours à l'autopartage équivaut à la mise en pool de flottes de voitures de services, ce qui permet d'avoir une très grande modularité dans leur budget déplacements ; il n'y a pratiquement pas de frais fixes.
DF. Les premiers services ont été lancés par des pionniers, principalement sous forme associative ou coopérative et toujours avec des aides publiques. Apparaît maintenant une offre purement marchande, qui émane notamment des loueurs classiques, dont un seul affiche une ambition nationale. Il n'y a pas encore de concurrence sur une même ville, sauf à Paris. La concurrence se joue dans l'ouverture du service dans de nouvelles villes et les pionniers disposent de moindres capacités financières que les nouveaux venus, appuyés sur de grands groupes. La plupart de ces pionniers sont regroupés dans France Autopartage qui permet aux abonnés de chacun des 10 services adhérents, donc de 10 villes, d'accéder au service dans toutes ces villes. L'avenir va dépendre de la capacité de FAP à développer son offre et de la stratégie des nouveaux. Dans un premier temps, il va y avoir un partage du territoire qui peut durer un certain temps car l'autopartage est un service de proximité et le marché est encore étroit. Mais à terme, la logique est celle d'un ou deux services couvrant tout le territoire.
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Depuis le début des années 2000 et plus particulièrement à partir de 2003/2004, les marchés financiers ont suivi la tendance du « tout-écolo » et on a assisté à un relatif «boom des actions vertes».
Les fonds éthiques sont une notion assez large qui a d'abord englobé une dimension historique et principalement morale, visant à exclure les investissements des entreprises liées à la vente d'alcool, de tabac ou d'armement. Cette notion s'est progressivement affinée vers la notion d'ISR (Investissement Socialement Responsable). La prise de conscience de l'importance du développement durable par l'ensemble des acteurs et la remise en question d'un système financier illisible lors de la crise financière semblent réserver de beaux jours aux ISR.
L'ISR représente un mode de financement qui privilégie des critères de nature sociale et environnementale aux critères financiers classiques dans la sélection des valeurs investies. Les critères financiers (rentabilité/ risque) ne sont pas pour autant occultés. L'ISR est à distinguer des fonds de partage qui consistent à effectuer des placements dont les revenus sont versés directement aux associations humanitaires ou caritatives. En 2008, on a dépassé les 220 fonds ISR. Un nombre important au regard de ces quelques chiffres clés : en 1997, il y avait 6 fonds distribués en France, 20 en 1999 et 40 en 2001, selon les chiffres Novethic, filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) spécialisée dans la diffusion d'informations et d'expertises sur les fonds ISR et le développement durable.
En France, les fonds éthiques sont notés par des agences spécialisées comme Vigéo ou Sarasin qui mesurent la performance des entreprises en fonction des objectifs ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). A titre d'exemple, chez Vigéo, six domaines d'analyse sont pris en compte: le droit humain ( travail forcé, travail des enfants), les ressources humaines (santé et sécurité, conditions de travail...), l' environnement ( protection de l'environnement dans la fabrication, la distribution, l'utilisation et l'élimination du produit), le comportement des marchés (prévention de la corruption, respect des règles concurrentielles), le gouvernement d'entreprise ( droit des actionnaires, rémunération des dirigeants) et enfin l'engagement sociétal (contribution au développement économique et social...).
« Le plus souvent, les fonds sont constitués par des entreprises de différents secteurs mais qui sont les meilleurs dans leurs domaines, c'est à dire qu'un fond peut-être constitué par une entreprise de pétrole mais aussi par une société qui propose de l'éolien. On les appelle les « Best in class », ceux qui ont les meilleurs résultats ESG.»
Explique Dominique Blanc, responsable de la recherche ISR chez Novethic, ajoutant que :
«De plus en plus, on constate l'essor de fonds investis dans des entreprises dont l'activité est directement tournée vers le développement durable. En 2007, on en a comptabilisé 80 nouveaux fonds en Europe».
Les fonds ISR restent une niche réservée à des professionnelles de l'investissement (banques, mutuelles et assurances, caisses de retraite, fonds de pension, fondations...) puisqu'ils représentent encore les 2/3. Pour Dominique Blanc, « le problème n'est pas lié à l'offre mais tient plutôt au fait que les fonds ISR sont mal distribués dans les grandes banques et mal expliqués aux particuliers. On peut cependant espérer qu'avec la crise, les grandes institutions financières en profitent pour redorer leur image en adoptant une attitude « responsable». On constate à ce sujet des signes plutôt encourageants». Même si les chiffres 2008 pour mesurer précisément l'impact de la crise sur ces fonds ne sont pas encore disponibles, les témoignages des sociétés de gestion semblent indiquer que les fonds ISR se sont mieux comportés que les autres en terme de performance mais aussi en terme de collecte/ recollecte. «L'avantage de l'ISR est qu'il concerne pour plus de 90% des investissements intelligibles, ce qui est très rassurant. 2009 devrait être une année relativement positive, il faut espérer que les acteurs de l'ISR jouent leur rôle de communication et de pédagogie », conclue Dominique Blanc.