Guy Di Meo : « Les métropoles ont joué un rôle presque caricatural de tri social »

Écrit par
Pierre Monsegur
2019-01-14

Né dans le périurbain, dans l’espace rural, dans les villes moyennes et petites, le mouvement des gilets jaunes fait ressurgir le spectre d’une « France périphérique » paupérisée, et qui peine à exister à l’ombre des métropoles. En quoi la crise en cours peut-elle s’analyser à l’aune de la métropolisation ? Pour le savoir, midionze a interrogé Guy Di Meo, géographe, professeur émérite à l'Université de Bordeaux-Montaigne et Professeur invité à l'Université du Chili à Santiago.

Vous avez consacré certaines de vos recherches à la métropolisation. Comment définir ce phénomène, dont vous expliquez qu’il ne recouvre pas tout à fait les notions d’urbanisation ni de globalisation ?

La première dimension de la métropolisation est liée à la consommation d’espace par les villes, qui est devenue considérable. En France, on avait défini l’urbain par des agglomérations de 2000 habitants dont les résidences étaient situées à moins de 200 mètres les unes des autres. Depuis la fin des années 1990, on est passé à une autre approche statistique, dite en aires urbaines : on considère des centres urbains qui correspondent à ce chiffre de 2000 habitants, et on y inclut l’ensemble des communes dont plus de 40% de la population se déplace vers les pôles en question ou vers des communes affiliées à ces pôles. Se dessine alors une image de ces aires urbaines qui approche la question métropolitaine. Le phénomène est en effet fondé sur la mobilité des individus, devenue la caractéristique majeure des espaces urbains. Il faut avoir en tête que par rapport à la ville ancienne, qu’on pouvait estimer plus statique, la métropole est un espace de mobilité. Prenons l’exemple de Marseille : la commune compte moins de 800 000 habitants, la partie agglomérée de la ville (ie : dont les constructions se tiennent à moins de 200 mètres les unes des autres) en compte 1 260 000, et l’aire urbaine 1 750 000 habitants, répartis sur 90 communes. En termes de consommation d’espace et d’espace affecté par l’urbanisation, on touche là à la métropolisation. L’air urbaine lyonnaise, elle, compte 500 communes, réparties sur plusieurs départements. Quant à Bordeaux, c’est quasiment l’essentiel de la Gironde qui est inclus dans cette masse urbaine. Il faut alors distinguer deux choses dans cette métropolisation par consommation d’espace : d’une part ce qui est un mécanisme de production de l’urbain, qu’on nomme métropolisation, d’autre part la métropole proprement dite, c’est-à-dire la ville ou agglomération qui dépasse le million d’habitants, même s’il est difficile de définir un seuil statistique. Le phénomène de la métropolisation est en somme un processus de croissance qui consiste à partir de centres à une diffusion des phénomènes urbains avec la constitution de relais situés à proximité des pôles principaux. Cette grille localisée dans une dimension régionale est connectée avec toute une série de centres en France et dans le monde. Cette toile mondiale est sans doute le phénomène géographique le plus saillant que l’on puisse observer de nos jours.

"La figure de l’ancien aménagement du territoire en France était fondée sur l’équilibrage entre Paris et la province, sur la création de grandes zones industrielles et portuaires modernes, de grands réseaux de communication. Avec la métropolisation, on est passé dans la figure d’un monde de plus en plus virtuel, de plus en plus fondé sur l’échange et l’immédiateté." Guy Di Meo

Pouvez-vous en retracer la genèse et les étapes de mise en œuvre ?

En termes matériels et physiques si l’on veut, les premières manifestations de ce phénomène ont vu le jour au Nord-est des Etats-Unis, entre Washington et Boston, mais aussi en Californie, au Japon entre Tokyo et Osaka, et dans la fameuse banane bleue européenne qui va de la Lombardie à Londres en passant par Paris et la vallée du Rhin. Ces manifestations se sont construites progressivement après la 2e Guerre mondiale. On note ensuite l’accélération de ce type d’espaces à la fin du siècle dernier, à partir du moment où l’on entre dans le cycle de la mondialisation. Celle-ci a été un facteur tout à fait favorable pour la création d’un réseau mondial de métropoles. Elle a en effet généré une instantanéité des échanges, notamment financiers et informationnels, bref une sorte d’abolition du temps. Tous les centres mondiaux qui étaient récepteurs et émetteurs d’information, de matière grise, de capitaux, se sont connectés. Internet en est une manifestation absolument flagrante. On était auparavant dans un régime de proximité géographique, alors que nous sommes aujourd’hui dans un régime de connectivité : ce qui compte, c’est d’être connecté à, de pouvoir passer d’un réseau à l’autre. La métropolisation se prête à ce type de fonctionnement, elle est très efficace sur le plan économique, surtout pour les maîtres du jeu : elle permet de réagir dans l’immédiateté, avec des opportunités considérables pour ceux qui contrôlent le système de profit, de valeur ajoutée, de production d’idées, de savoir… Mais c’est aussi un système qui génère beaucoup de laissés pour compte, qui est très sélectif. La figure de l’ancien aménagement du territoire, en France, était fondée sur l’équilibrage entre Paris et la province, sur la création de grandes zones industrielles et portuaires modernes, de grands réseaux de communication. On était dans une figure de territoire relativement homogène. Avec la métropolisation, on est passé dans la figure d’un monde de plus en plus virtuel, de plus en plus fondé sur l’échange et l’immédiateté, avec un triomphe de l’anglais devenu langue véhiculaire. Si l’on revient aux métropoles de terrain, on y observe qu’elles sont constituées d’un centre principal, et de ce que les Américains nomment des « edge cities », c’est-à-dire des centres secondaires, avec des centres commerciaux, des centres de recherche, des bureaux, etc. Tous ces éléments forment un ensemble de centres et de périphéries qui fonctionnent à l’intérieur d’une aire métropolitaine connectée au monde via des transports rapides, aériens et ferroviaires.

La marche des métropoles semble coïncider avec la notion de gentrification, qui lie position sociale et géographique. Est-ce le cas ? Si oui, comment l’expliquer ?

La gentrification est un phénomène spécifique, mais qui est accéléré par la métropolisation. Elle n’est pas vraiment une nouveauté : au XIXe siècle, l’espace social était déjà segmenté entre beaux quartiers et quartiers ouvriers. Evidemment, comme les centre-villes ont une très grande attractivité, et comme il y a une forte densité urbaine, les coûts d’accès au foncier et à l’immobilier augmentent à grande vitesse. C’est un système sélectif. La gentrification aujourd’hui pointée du doigt car elle recherche les ambiances urbaines, et prise paradoxalement les quartiers diversifiés sur le plan ethnique, qui avaient été les centres d’accueil de populations étrangères, et ont un patrimoine intéressant. Se met alors en place un marché inégal : d’un côté, des populations résidentes avec de maigres moyens, de l’autre des populations nouvelles qui ont des moyens, mais détruisent l’esprit des quartiers que pourtant elles venaient y chercher. Cela vient du fait que l’attraction citadine est toujours très forte. Certains prédisent la fin des villes, mais c’est totalement faux. Cela dit, la relation à la ville est générationnelle. Lorsqu’on a des enfants, on va en périphérie. Quand on vieillit, on revient vers le centre pour bénéficier des services urbains. Par ailleurs, on ne dit pas assez qu’il y a une gentrification périphérique. Aux Etats-Unis par exemple, elle est flagrante. Elle se traduit par ces cités fermées qu’on voit apparaître à la grande périphérie des métropoles américaines, avec une population choisie, contrôlée. Même dans les métropoles françaises, on assiste à des formes de « clubbisation » de l’espace. Certaines communes, en prenant des dispositions souvent urbanistiques, par exemple en autorisant uniquement les grandes parcelles, sélectionnent une population aisée et créent des clubs communaux en périphérie.

Certains chercheurs parlent aujourd’hui d’exode urbain. Cet exode existe-t-il ? Si oui, marque-t-il l’émergence d’un monde post-métropolitain, ou au contraire l’extension toujours plus grande des métropoles ?

Je ne crois pas beaucoup à ce mouvement de désurbanisation dont on nous parle, ou de recul des villes. C’est un mouvement qui s’est esquissé dans les années 1960-70 : la population a alors quitté les villes centres où la population a diminué. Depuis les années 1990-2000, on note au contraire une repopulation des centres-villes. C’est le cas à San Francisco, où la population augmente plus dans le centre que dans l’agglomération. En Allemagne, certaines villes connaissent ce phénomène de dépopulation des centres, mais quand on regarde les villes les plus dynamiques, notamment celles de la vallée du Rhin, on note une augmentation de la population des cœurs métropolitains. Le déficit est au contraire présent dans les villes de vieille industrialisation, comme à Detroit ou dans la Rust belt. Quand la prospérité est là, les centres-villes restent forts. Evidemment, il y aura toujours des gens qui voudront s’installer à la campagne. Le mouvement hippie a généré ce type d’attitude. Mais les hippies avaient une manière de vivre différente, ils ne cherchaient pas des services, mais une vie naturelle et une certaine autonomie. Ils fuyaient l’urbain dans toutes ses dimensions.

"On ne peut pas détruire les métropoles telles qu’elles existent, mais il semble important de freiner le mouvement de périurbanisation, de le canaliser, et d’introduire un nouvel aménagement de l’espace." Guy Di Meo

Il me semble pourtant qu’on assiste aujourd’hui à un phénomène très proche : des gens s’installant dans des éco-hameaux pour faire de la permaculture. Comme s’il y avait une résurgence, au moins médiatique, des aspirations hippies...

Certes, mais ces gens demandent des services, et ne se coupent pas de la ville. Ce type de développement est du reste très utile. Si l’on essaie de réfléchir à l’avenir, il me semble que ces gens qui animent de nouvelles formes d’agriculture et de production alimentaire à proximité des villes sont intéressants sur le plan économique, écologique et humain. Mais à mon sens, il n’y pas la même coupure aujourd’hui vis à vis de l’urbain et des services que dans les années 1970. Ces gens sont reliés au monde par le virtuel et l’internet. La question est de savoir s’il faut encourager ce mouvement, s’il faut continuer à se diluer dans l’espace ou au contraire resserrer les rangs. On ne peut pas détruire les métropoles telles qu’elles existent, mais il semble important de freiner le mouvement, de le canaliser, et d’introduire un nouvel aménagement de l’espace.

Un immeuble à Bruxelles. Crédit photo : Stéphanie Lemoine

Justement, quel pourrait être cet autre modèle d’aménagement ?

En matière d’aménagement du territoire, l’après-guerre a été marqué par une prise en compte de deux échelles géographiques : l’échelle nationale, avec des rééquilibrages du territoire, et l’échelle régionale, avec déjà l’idée de métropole d’équilibre, sans parler de l’échelle européenne. C’est l’époque de la création des régions. Aujourd’hui, il faudrait peut-être passer à une troisième dimension, plus affirmée : la métropolisation. Celle-ci est au fond ce qu’était la régionalisation par le passé. C’est la forme de régionalisation qui correspond à la société capitaliste et libérale dans laquelle nous vivons. L’aménagement du territoire devrait se focaliser sur les métropoles et leurs effets. L’important est de travailler sur l’articulation des centres et des périphéries pour trouver des phénomènes de discrimination positive de nature à favoriser les zones périphériques en difficulté, sans oublier les zones centrales. En effet, si l’on regarde les statistiques de l’INSEE ou de l’Observatoire des inégalités, les vrais pauvres se trouvent dans les agglomérations, dans certaines banlieues. Il ne s’agit pas d’oublier cette population. Le discours RN a été de dire qu’on oublie les périphéries. C’est vrai dans une certaine mesure, mais il est difficile d’intervenir dans cette dilution spatiale pour des raisons de coûts. Aujourd’hui, en termes d’aménagement, il faut revenir à une échelle géographique qui articulerait au cas par cas centres et périphéries, grâce à des transports publics, des équipements périphériques, ce qui suppose des choix. C’est peut-être là qu’une politique de dialogue social, de concertation et même de participation, serait intéressante pour établir ces arbitrages, pour déterminer ce qu’on choisit comme centres à développer, avec quels systèmes de transports pour y accéder, etc. Dans les communes périphériques où de nouvelles populations s’installent (ceux qu’on appelait les « néos »), les gens ont souvent envie de faire société, de s’intéresser à la chose publique. Ce serait intéressant d’instaurer un dialogue avec ces nouvelles populations, les habitants plus anciens et les agriculteurs. C’est peut-être l’objet du grand débat national en cours, à condition qu’il soit localisé, territorialisé. Il y a toute une logique, assez paradoxalement dans une époque de mondialisation, de retour au local très forte...

Justement, il semblerait qu'on assiste à un double phénomène : d’un côté une métropolisation très liée à la mondialisation, de l’autre l’affirmation dans les discours d’un « retour au local », notamment comme solution possible aux problèmes écologiques. Comment articuler les deux ?

Il me semble que cette articulation doit se faire par des partages de compétences et par un élargissement de la subsidiarité. Il y a une réflexion aux niveaux mondial et national sur les grands problèmes de notre temps. La question écologique notamment : l’injonction à créer des trames vertes et bleues dans le pays, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc., relèvent d’échelles internationales et nationales. Mais si l’on veut que les mesures préconisées soient reprises et revêtent une certaine efficacité, il faut revenir à une territorialité, peut-être à l’échelon régional ou métropolitain, qui peuvent être des échelons de gouvernance intéressants. Ce retour au local permettrait une prise en considération située des problèmes et une co-évaluation par les élus, les scientifiques, les citoyens, etc. Il s’agit de construire un co-diagnostic et d’établir des décisions partagées. Cette efficacité de mesure passe par le dialogue, par la mobilisation des populations. Une telle démarche est ambiguë car souvent les élus ne tiennent pas trop à ce qu’il y ait un débat permanent dans leur espace, et y tiennent d’autant moins que les communes sont grandes. Mais bien souvent, on butte aussi sur la difficulté de mobiliser le citoyen…

Les gilets jaunes, dont certains observateurs notent qu’ils appartiennent à des catégories d’ordinaire peu politisées, n’offrent-ils pas l’occasion d’organiser un débat qui puisse avoir une dimension locale, à l’image du mouvement ?

Effectivement. Les mouvements sociaux n’apparaissent pas au hasard et sont souvent surprenants. Personne ne s’attendait à ce qui s’est passé, malgré une somme de maladresses politiques qui a fini par faire déborder le vase. Les gilets jaunes montrent qu’il y a dans la population une envie de changer les choses. L’enjeu dans de tels mouvements est d’échapper à des utopies, et de ne pas s’enferrer dans des visions utopiques des solutions, pour rester dans des logiques d’action concrètes, de réalisations à mener. Le tout sans bouleverser complètement les cadres, sauf à changer les régimes, ce qui est toujours scabreux.

"Le système productif contemporain est très largement piloté par l’international, et fonctionne sur des sélections drastiques des travailleurs, avec des échelles de salaires et des exigences de compétences qui entrainent des distinctions très puissantes." Guy Di Meo

Vous venez de dire que personne n’avait vu venir le mouvement des gilets jaunes. Comment l’expliquer ? Peut-on y lire une crise du modèle métropolitain ou un symptôme de ses dysfonctionnements ?

Les métropoles, par l’intensité de la production urbaine qu’elles ont entrainée, par les contextes économiques de la mondialisation et du capitalisme néo-libéral, ont joué un rôle presque caricatural de tri social, qui s’est opéré de manière très géographique, avec une superposition des conditions sociales et des espaces. Les métropoles ont accusé ce phénomène, qui existe depuis la Révolution industrielle au moins. On a parlé des clubs sécurisés, des zones périurbaines où les gens se sont installés parce que les terrains étaient bon marché et qu’on pouvait y faire construire à bon compte et échapper aux grands ensembles. Mais le chômage venant, comme il faut alors deux voitures dans le couple, on ne tient plus le coup. C’est d’ailleurs l’un des phénomènes décrits par les gilets jaunes. S’y reflète la marchandisation de l’espace métropolitain : les prix s’emballent et des facteurs ségrégatifs se mettent en place. Certes, l’espace n’a jamais été donné pour les accédants à la propriété, mais la différentiation des prix atteint aujourd’hui des niveaux très élevés. S’ajoute à cela que le système productif contemporain est très largement piloté par l’international, et fonctionne sur des sélections drastiques des travailleurs, avec des échelles de salaires et des exigences de compétences qui entrainent des distinctions très puissantes. L’objectif est alors d’installer les travailleurs les plus utiles pour les activités productives dans les meilleures conditions, avec le maximum de valeur environnementale, et de créer des espaces très attractifs pour des populations très productives.

Pourtant, selon une étude récente du CREDOC, les Français semblent plébisciter l’espace rural. Pourquoi les travailleurs les plus productifs continuent-ils à se concentrer dans les centres urbains, où la qualité de vie est très médiocre, a fortiori à une époque où Internet permet de travailler à distance ?

Dans cette sélection spatiale, certains espaces proposés allient une relative proximité des centres et des cadres de vie agréables. Il existe dans ce domaine des articulations tout à fait heureuses. C’est vrai que le télétravail commence à se développer, mais pour des cadres qui doivent tous les jours se rendre sur leur lieu de travail, la proximité est une valeur, pour peu qu’elle soit associée à des espaces d’aménités. Bouliac, sur la rive droite à Bordeaux, est symptomatique de cette proximité des centres actifs de la métropole, alliée à un cadre de vie agréable. Il y a aussi un problème générationnel : ceux qui tiennent à la citadinité la plus forte sont souvent des jeunes ménages sans enfant. Ce sont d’ailleurs les fers de lance de la gentrification. Il y a aussi de plus en plus de populations étrangères à Paris, qui sont là pour des raisons de recherche, d’emploi dans des entreprises multinationales, et recherchent des ambiances urbaines. Ce sont autant d’éléments qui entrent dans les logiques de prix, notamment dans les quartiers gentrifiés. Bref, on a de plus en plus de mal à isoler des catégories particulières : chaque individu a ses composantes sociales et résidentielles spécifiques. Ça complique la lecture des phénomènes géographiques.

"Nous sommes à la recherche de solutions sur le plan social, économique et écologique. Or ces solutions ne peuvent venir que de la diversité. Il faut encourager à ce titre l’expérimentation." Guy Di Meo

Des ZAD de Bure et Notre-Dame des Landes à Totnes où est né le mouvement des villes en transition, il semblerait que germent dans les espaces ruraux, sinon extra-métropolitains, des expérimentations sociales, politiques et écologiques décisives. Tient-on là les ferments d’alternatives intéressantes à la métropolisation et au modèle économique dont elle est le reflet spatial ?

Nous sommes à la recherche de solutions sur le plan social, économique et écologique. Or ces solutions ne peuvent venir que de la diversité. Il faut encourager à ce titre l’expérimentation. A mon sens les mobilisations qui sont à la base de ces expériences ne peuvent être que des mobilisations à caractère territorial, car il faut s’attacher aux détails de la nature si l’on veut arriver à quelque chose de cohérent. A ce titre, les expérimentations que vous évoquez sont très utiles : on y assiste à la fusion entre espace et vie sociale. On a là un creuset, un gisement de possibilités pour l’avenir de l’humanité. De la même manière que l’anthropologue Philippe Descola invite à conserver ce qui reste des sociétés premières pour connaître leur rapport à la nature et voir en quoi il est reproductible dans les sociétés en général, il faut les valoriser. La question est ensuite de savoir quelles sont les formes de pouvoir qui se créent dans ces entités, et si l’on peut admettre des exceptions à l’ordre républicain et des traitements très différents d’un citoyen à l’autre. Ceci mis à part, mais qui n’est pas une mince affaire, il faut voir quels en sont les fonctionnements, même utopiques. Il ne faut pas les prendre comme des espaces musées, mais les faire entrer dans l’action et les confronter à la réalité. Il y là un axe de recherche-action qui me paraît tout à fait essentiel.

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Pour répondre aux enjeux environnementaux du secteur du bâtiment, l’architecture du réemploi de matériaux de construction apporte des solutions innovantes, sans renoncer à la créativité dans un secteur de l’économie circulaire qui peine à trouver un modèle économique pérenne.

Donner une seconde vie à des déchets ou aux matériaux de construction

Rue de la Justice dans le 20e arrondissement de Paris, un bâtiment à l’architecture singulière attire le regard dans cet environnement urbain. Il s’agit d’une crèche de près de 140 berceaux, dont l’ensemble est comme enveloppé d’une résille en bois. Conçue par l’agence BFV, cette structure est issue du remploi de 630 portes palières d’un chantier de réhabilitation de logements situé à moins de 300 mètres destinées à être jetées. « Elles ont été découpées et ont permis de faire une vêture de façade », explique Chloé Gentet, chargée de projet et ingénieure chez Bellastock, une coopérative d'architecture qui est intervenue en tant qu’experte auprès des architectes pour l’intégration de matériaux de réemploi. Créée en 2006 par des étudiants de l’école d’architecture de Paris-Belleville, tout d'abord sous la forme d’un festival destiné à renouer avec la pratique constructive autour d’une ville éphémère à l’échelle 1:1, Bellastock a évolué, passant d'association en 2012 à Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) en 2019. Aujourd’hui, elle se concentre sur des missions de bureau d’études, d’assistance à maîtrise d’ouvrage et de recherche autour du réemploi. En 2026, Bellastock Architectures devrait voir le jour afin de défendre et de mettre en œuvre des projets architecturaux “exemplaires” autour du réemploi (réutiliser des matériaux dans de nouveaux projets). Une notion à distinguer de la réutilisation (redonner vie à des déchets par un nouvel usage) et du recyclage (produire de nouveaux matériaux à partir de déchets).

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Bellastock - Le patio de La Balise à l'Ile Saint-Denis (93) ©Victoria Tanto

Un autre projet fait figure de vitrine de l’économie circulaire : la maison des Canaux située au bord du Canal de l’Ourq, dans le 19eme arrondissement de Paris. Dans cet ancien centre administratif des canaux parisiens datant du 19e siècle, l'association Les Canaux et la Ville de Paris ont souhaité relever un défi et faire la démonstration de la faisabilité du réemploi. La réhabilitation du site pensée pour héberger la Maison des Économies Solidaires et Innovantes a été réalisée au maximum en économie circulaire par le collectif d’architectes Grand Huit. Résultat : 88% de matériaux réemployés, biosourcés ou comprenant au moins 10% de matière recyclée et 95% des déchets du chantier réemployés, réutilisés voire réinventés ou recyclés grâce à la contribution d’une quarantaine d’entreprises circulaires solidaires franciliennes.

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Récupérer des matériaux de construction pour les réemployer dans un projet architectural reste aujourd’hui un parti pris fort du fait des contraintes qui pèsent sur le secteur. Pour l’équipe de Bellastock, il s’agit même d’un acte militant. « Pour nous, il est très important de valoriser les matériaux existants et de refuser le modèle linéaire de construction-démolition. Notre approche se fonde aussi sur des enjeux sociaux et territoriaux, tels que la relocalisation et la revalorisation d’emplois », précise Chloé Gentet, dont la mission est notamment d’identifier et de quantifier les matériaux déposés, leur état et leur potentiel de réemploi. Certaines maîtrises d’ouvrage demandent ensuite un accompagnement plus large : estimation des performances, tests de dépose, logistique, économie, et intégration du réemploi dans toutes les phases du projet. « Les taux de réemploi dépendent fortement du type d’opération, de 5 % en moyenne pour des projets en démolition avec structure béton à 15 à 20 % pour des projets en réhabilitation avec structure conservée, ajoute Chloé Gentet. La réemployabilité dépend de critères comme l’état, l’homogénéité, la qualité et les débouchés. En théorie, presque tous les matériaux sont réemployables, mais les moyens nécessaires varient fortement. Et le réemploi n’est pas toujours plus économique une fois les coûts d’études, de temps et de process intégrés. Le frein se situe plutôt sur les niveaux de motivation des maîtrises d’ouvrage et des architectes à intégrer cet objectif ».

"Le réemploi fonctionne bien dans les projets expérimentaux, mais son passage à grande échelle est freiné par des coûts plus élevés, la nécessité de disposer de foncier pour stocker les matériaux, un temps de travail supplémentaire du fait de la dépose sélective, des enjeux logistiques et une acceptabilité locale plus complexe." Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire

Pour Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire (INEC), la question se porte également sur le passage à l'échelle : « Les objectifs de valorisation diffèrent selon les acteurs et selon ce que l’on entend par valorisation : recyclage, réemploi ou autres formes de traitement. Le réemploi fonctionne bien dans les projets expérimentaux, mais son passage à grande échelle est freiné par des coûts plus élevés, la nécessité de disposer de foncier pour stocker les matériaux, un temps de travail supplémentaire du fait de la dépose sélective, des enjeux logistiques et une acceptabilité locale plus complexe. Le cadre assurantiel, réglementaire et économique est encore majoritairement adapté à une économie linéaire et non au réemploi. Pour autant, au-delà des impacts environnementaux, le réemploi représente un enjeu de souveraineté fort, réduisant notre dépendance aux importations et permettant plus de sécurité d’approvisionnement ».

Le secteur du bâtiment, un important producteur de déchets

Alors que le secteur du bâtiment représente environ 42 Mt/an de déchets, soit l’équivalent de la quantité totale de déchets produits annuellement par les ménages en France, seul le diagnostic « produits, équipements, matériaux et déchets » (PEMD) est obligatoire depuis 2023 (mais sans valeur contraignante) pour les surfaces de plus de 1000 m², et prévu par l’article 51 de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi « AGEC ». Cette même loi a prévu la mise en place d’une filière à responsabilité élargie du producteur pour assurer la gestion des déchets issus du secteur du bâtiment au-delà du traitement de la fin de vie des produits, et a mis l’accent sur la prévention, le réemploi et la réparation, par la création du fonds de réemploi et de réparation, géré par les éco-organismes. Les objectifs de réemploi fixés pour les éco-organismes sont de l’ordre de 4 % en 2027 et de 5 % à partir de 2028 et une refonte du cahier des charges est actuellement en cours.

Chantier de la crèche de la rue de la Justice à Paris (75) par l'agence BFV - ⓒ Bellastock

Le cadre réglementaire actuel cristallise les critiques des acteurs du secteur qui pointent de nombreux dysfonctionnements. En mars 2025, un moratoire a été décidé par le ministère de la Transition écologique, mettant en exergue dans un communiqué que « cette filière représente une charge significative pour les producteurs de produits et matériaux de construction sans pour autant apporter un service satisfaisant aux artisans, bien qu’elle ait permis l’ouverture de plus de 6 000 points de collecte des déchets du bâtiment dont 1 800 reprennent tous les déchets. » Un projet d’arrêté vise à suspendre la mise en œuvre de plusieurs obligations des éco-organismes et de l’organisme coordonnateur en les reportant au 1er janvier 2027 dans l’attente des travaux de refondation de la filière, dont l’application est prévue pour  début 2026.

Parmi les pistes d’action pour permettre au secteur de se structurer : renforcer le rôle de la commande publique (la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015 a fixé à l’État et aux collectivités territoriales un objectif de valorisation d’au moins 70 % des matières et déchets produits sur les chantiers de construction dont ils sont maître d’ouvrage (réemploi, recyclage ou autre valorisation matière) à l’horizon 2020), intégrer systématiquement le réemploi dans les marchés et adapter le cadre réglementaire tout en poursuivant le développement de plateformes de référencement et de gestion des matériaux, ainsi que le soutien aux initiatives pour améliorer la qualité du tri.

En savoir plus

https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/diagnostic-produits-equipements-materiaux-dechets-pemd

Rapport du Sénat : https://www.senat.fr/fileadmin/Commissions/Finances/2025-2026/Controles/Rapport_provisoire_economie_circulaire.pdf

Justinien Tribillon : "Le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique."

Dans son essai La Zone, une histoire alternative de Paris (Éditions B42, 2025), le chercheur s’intéresse aux contours géographiques et symboliques de Paris et sa banlieue. Entretien.

Pourquoi vous êtes vous intéressé aux représentations de Paris et ses frontières ? Qu’est ce qui a motivé vos recherches sur ce sujet ?

J’ai grandi à Paris, dans le quartier de République, avant de vivre dix ans à Londres. Cette expérience m’a révélé deux modèles urbains opposés : à Londres, le centre, surtout composé de bureaux et d’écoles, est peu habité, la vie se concentre en banlieue, dans des pavillons avec jardins. À Paris, au contraire, la centralité est dense, désirée, et les espaces verts rares. En découvrant le goût britannique pour la vie suburbaine, j’ai commencé à questionner mon rapport à Paris et à sa géographie, notamment la frontière symbolique du boulevard périphérique entre la capitale et sa banlieue. En enquêtant pour un article pour le Guardian, j’ai pris conscience que cette séparation relevait moins d’une barrière physique que d’un imaginaire collectif, nourri de mythes et de préjugés. Le fait de m’être expatrié m’a offert la distance nécessaire pour déconstruire ces représentations, et constater qu’aucune étude approfondie n’avait encore analysé le périphérique comme objet urbain et social.

Qu’est ce que la Zone ? Pouvez-vous nous décrire géographiquement et symboliquement cet espace ?

La Zone est une bande de terre de 250 mètres de large et d'environ 33-34 kilomètres de long entourant les fortifications construites autour de Paris en 1840 sur ordre d’Adolphe Thiers, au moment même où les autres grandes villes européennes démantelaient leurs murs. Prévue comme une zone non ædificandi (interdite à la construction pour des raisons militaires), cette zone théoriquement non-constructible n'a jamais été respectée et un certain nombre d’habitations plus ou moins solides et pérennes se sont mises en place. Des baraques, ateliers, guinguettes et théâtres y sont également apparues, formant une ceinture populaire et animée entre Paris et sa banlieue. Cet espace hybride, « illégal » mais vivant, abritait ouvriers, immigrés, artisans et marginaux, des « zoniers", comme on dit d'abord, puis des « zonards », attirés par des loyers faibles et une certaine liberté. À la fois lieu de travail, de divertissement et de précarité, la Zone symbolisait l’envers du Paris haussmannien, ordonné et bourgeois. Elle a inspiré autant la peur que le fantasme : repaire de pauvreté et de crimes et de plaisirs pour les uns, refuge de liberté et de créativité populaire pour les autres, la Zone devint un mythe urbain.

Cinq chapitres segmentent votre ouvrage et illustrent les différentes séparations entre “Paris Intramuros” et ses banlieues. Le premier chapitre évoque la ceinture noire, celle de la construction des marges. Que nous dit l’histoire de la planification urbaine de Paris et sa banlieue pour comprendre l’identité de la Zone ?

La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social. Durant les travaux d’Haussmann, la rénovation de Paris expulse les classes populaires du centre : elles sont repoussées vers les banlieues et cette zone sans statut clair.

La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social.

Espace interlope, ni tout à fait rural ni urbain, celle-ci accueille ouvriers, immigrés et populations nomades cherchant un logement bon marché et un petit lopin de terre. Dépourvue d’infrastructures (routes, égouts, électricité), la zone reste précaire mais accessible. À la fin du XIXe siècle, l’essor de l’hygiénisme et du modernisme  nourrit chez les élites parisiennes une aversion envers cet espace qui entoure la capitale. Soit pour des raisons de progrès social, soit pour des raisons réactionnaires et anti-populaires, il y a un véritable désir de l'élite de l'époque de réformer la Zone en profondeur.

Vous parlez ensuite de la ceinture verte. Comment les espaces verts ont servi de dispositifs de ségrégation urbaine, séparant Paris de ses périphéries et excluant ses populations subalternes ?

Au début du XXe siècle, la zone des fortifications, soit environ 15 % de la surface de Paris, devient un terrain d’expérimentation urbaine et politique. L’architecte Eugène Hénard imagine un projet progressiste reliant Paris et sa banlieue par une alternance de logements, d’équipements publics et d’une douzaine de parcs, formant une continuité urbaine et sociale avec les villes de banlieue. Mais c’est le projet conservateur de Louis Dausset qui s’impose en 1919 : il conçoit une « ceinture verte » séparant Paris de sa banlieue, soutenue par la chambre des propriétaires, désireuse de maintenir la valeur foncière et l’isolement d’un Paris bourgeois face à une banlieue populaire. La Zone, très habitée, n’est évacuée que très lentement jusqu’en 1943, quand le régime de Vichy l’évacue brutalement et manu militari. Sur la Zone, que Pétain qualifiait de « ceinture lépreuse », le régime de Vichy projette son projet politique de « régénération nationale », et va construire alors des stades et écoles, dans la lignée du projet Dausset. Mais le projet de parc continu est finalement balayé par la construction du boulevard périphérique. Considérée alors comme voie « paysagère », cette autoroute urbaine viendra symboliser durablement la rupture entre Paris et sa périphérie.

La porte de la Villette. Photo : Nicolas Gzeley

C'est ensuite une histoire des logements sociaux et des municipalités communistes que vous racontez, présentées comme des “cordons prolétariens” encerclant un Paris bourgeois. En quoi la construction de logements sociaux dans la Zone a conforté l’opposition entre Paris et sa banlieue et contribué au visage actuel de la métropole  ?

La construction des habitations à bon marché, les HBM au début du XXᵉ siècle, l'ancêtre des HLM , a façonné autour de Paris une « ceinture de briques ». Ces logements, souvent sociaux, bordant les boulevards des Maréchaux, sont construits en brique, matériau alors jugé peu noble, ce qui leur confère une mauvaise réputation. Conçus sans « grands architectes » mais par la mairie de Paris dans un contexte de pénurie, ils manquent d’audace face aux idéaux modernistes de l’époque. Leur architecture répétitive crée un paysage uniforme, souvent jugé triste, elle est très décriée par l'élite architecturale et intellectuelle de l'époque. Pourtant, ces immeubles ont offert des logements familiaux confortables et abordables, toujours habités et appréciés aujourd’hui. Symboliquement, cette ceinture matérialise un anneau prolétaire entourant la capitale, une « ceinture rose », prolongement de la « ceinture rouge » des banlieues ouvrières et communistes, perçues comme une menace politique face au Paris bourgeois, centre du pouvoir et des révolutions françaises.

La ceinture d'asphalte, c’est donc le périphérique qui est, selon vous, le fruit de trois régimes et d’une idéologie : la technocratie française. Comment la planification urbaine de cette infrastructure a-t-elle été impactée par les préjugés sociaux de ces acteurs institutionnels ? Pour quelles conséquences ?

Mon approche consistait à déconstruire l’idée, très répandue, selon laquelle une infrastructure comme le périphérique serait un objet purement technique, donc apolitique. En m’appuyant sur les travaux des sciences et techniques en société, j’ai cherché à montrer que toute décision technique porte en réalité les biais, les valeurs et les rapports de pouvoir de ceux qui la conçoivent. Derrière la façade rationnelle de l’ingénierie urbaine se cachent des choix profondément humains et parfois inégalitaires. Le périphérique en est un exemple frappant : son tracé et ses aménagements traduisent des arbitrages sociaux et économiques. Des quartiers riches, comme ceux du 16ᵉ arrondissement, ont réussi à éloigner l’infrastructure de leurs habitations, tandis que d’autres zones, plus populaires, ont subi de plein fouet les nuisances.

Ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.

De même, le refus initial d’installer des murs anti-bruit fut justifié par des arguments techniques, alors qu’il relevait en réalité de jugements esthétiques ou subjectifs des ingénieurs. Ce n’est qu’en 1977, avec l’élection du premier maire de Paris, que la décision fut imposée, révélant combien la hiérarchie politique pouvait infléchir la logique technique. Ainsi, ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.

Pour votre dernier chapitre “Ceinture de béton-Ville blanche”, vous vous intéressez au lien intime entre l’histoire de l’espace parisien et celle du colonialisme français. Quels sont vos principaux enseignements sur ce point ?

Ce qui m’a intéressé, c’est de comprendre à quel point la fabrique urbaine de Paris et de sa périphérie est marquée par l’héritage colonial. Au XIXᵉ et au XXᵉ siècle, alors qu’on construit puis qu’on repense les fortifications, la France vit l’apogée de son impérialisme : architectes, urbanistes et ingénieurs formés dans les colonies y testent modèles et méthodes qu’ils ramèneront ensuite en métropole. Dans ces territoires marqués par la domination et la ségrégation, ils expérimentent l’idée d’un ordre spatial hiérarchisé, qu’ils appliquent ensuite à Paris. La « ceinture verte » imaginée au Maroc dans les années 1930, pour séparer les « villes européennes » des « villes indigènes », inspire directement la réflexion sur la périphérie parisienne.

Après 1945, avec l’arrivée des travailleurs immigrés, notamment algériens, cet imaginaire se rejoue. Le mot « bidonville », né dans le contexte colonial, désigne désormais ces quartiers informels en métropole. Peu à peu, les populations issues de l’immigration se retrouvent assignées aux cités de transit, puis aux grands ensembles, identifiées à une architecture jugée dégradée. La « question urbaine » est alors associée à la « question immigrée », comme si la destruction des tours pouvait résoudre les inégalités sociales. Derrière cette illusion d’un urbanisme neutre se cache en réalité la persistance d’un imaginaire colonial : une manière d’organiser la ville selon un régime de ségrégation ethno-raciale et de contrôle des populations.

Le périphérique reste un marqueur fort du paysage parisien. Photo : Nicolas Gzeley.

“L’histoire de la Zone continue” dites-vous pour conclure votre ouvrage. Comment pourrait évoluer cet espace dans les années à venir ?

Le boulevard périphérique, héritier direct de la « Zone », reste aujourd’hui un marqueur fort du paysage parisien. Même s’il tend lentement à s’apaiser, il incarne encore cette marge urbaine. Autour de lui subsistent des espaces de relégation : à la Porte de la Villette, par exemple, des personnes sans abri ou souffrant d’addictions au crack trouvent refuge sur ces franges repoussées hors du centre pour « déranger » le moins possible. Le long des Maréchaux ou des échangeurs, les tentes se succèdent, rappelant la persistance d’un Paris des marges.

La « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.

Cette identité périphérique perdure donc : le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique. Peut-être, dans un siècle, aura-t-il été absorbé par la ville. En attendant, comme le souligne le chercheur Jérôme Beauchez, la « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.

Pour en savoir plus

Justinien Tribillon, La Zone, une histoire alternative de Paris, Paris, éditions B42, 2025

Yoann Sportouch : « L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. »

Yoann Sportouch est urbaniste et philosophe, fondateur de l'agence LDV Studio Urbain et rédacteur en chef de la revue Lumières de la ville. Il a publié Pour un urbanisme du care aux éditions de l’Aube (Juin 2024). L’ouvrage défend une approche humaniste et éthique de la fabrique urbaine qu’il considère comme essentielle pour répondre aux grands défis, sociaux, écologiques, démographiques et politiques de notre époque. Entretien.

Vous parlez d’urbanisme humaniste, d’éthique et d’urbanisme du care. C’est quoi un urbanisme du care ?

L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. Il met au centre les fragilités, les liens entre nous et la responsabilité partagée de les prendre en compte. Il regroupe et prolonge des notions déjà connues comme la ville inclusive, la ville résiliente, la ville circulaire ou encore la ville à hauteur d’enfants. Autrement dit, il fait de la prise en charge des vulnérabilités un devoir collectif, partagé entre citoyens et institutions.

C’est en ce sens que je parle d’éthique pour le domaine de la fabrique de la ville. Cette éthique s’oppose à d’autres principes qui furent autrefois la norme, comme l’attractivité des territoires, le développement urbain comme moteur de croissance, la compétitivité inter-métropolitaine, ou encore la réponse à des logiques purement fonctionnelles… L’urbanisme du care n’est donc pas une nouvelle recette ou un style d’aménagement, c’est une boussole pour notre temps : une éthique systémique et appliquée qui nous invite à considérer la transformation urbaine comme une opportunité de réparer, de relier, de prendre soin, des personnes comme des lieux. Une nécessité aujourd’hui.

De quels maux les villes souffrent-elles ? En quoi ce concept permettrait-il d’y répondre ?

Nos villes sont traversées par une accumulation de crises : sociale, écologique, démocratique, politique. La fragmentation territoriale, l’isolement, l’injustice spatiale sont des symptômes visibles. L’urbanisme du care invite à considérer la ville comme un organisme vivant. Il propose de s’appuyer sur les signaux faibles, que sont les situations de vulnérabilité, pour repenser nos priorités en matière d’aménagement et de développement urbain.

"Il s’agit moins d’inventer des utopies que de soigner vraiment le réel, ici et maintenant, en reconnectant les projets urbains aux besoins humains et à ceux de la planète."

Vous êtes urbaniste mais aussi philosophe, comment la philosophie impacte et nourrit l’approche et la vision de votre métier ?

La philosophie m’a permis de poser les bonnes questions avant de chercher les réponses. Elle m’a appris à regarder au-delà des évidences, à interroger nos systèmes de valeurs, nos normes implicites. Je me suis par exemple rendu compte que notre cadre humaniste et universaliste, celui qui fonde le contrat social, ignore souvent les vulnérabilités présentes dans certaines situations concrètes. On construit des normes et des règles qu’il s'agit de respecter de manière universelle, mais il subsiste toujours des inégalités réelles, criantes, parfois inhumaines. En travaillant sur l’éthique du care, j’ai trouvé une grille de lecture puissante, qui place l’empathie, la responsabilité et l’interdépendance au centre de notre action, peu importe votre secteur d’activité. Dans le domaine de l’aménagement et de la fabrique de la ville, c’est une manière de replacer la pensée dans l’action urbaine, de donner du sens à nos façons de faire la ville.

Quels outils et méthodes utilisez-vous au sein de votre agence pour mettre en œuvre cet urbanisme du care ?

Nous utilisons notamment le diagnostic d’usages, qui consiste à s’immerger dans les pratiques quotidiennes des habitants, à comprendre leurs temporalités, leurs fragilités, leurs ressources. Nous menons aussi des programmations participatives, dès l’amont des projets, pour intégrer l’expertise d’usage des habitants et profiter du projet urbain pour régénérer notre société en trouvant des solutions ensemble. Nous développons des démarches de co-innovation locale, en accompagnant par exemple des porteurs de projets issus des territoires pour réinvestir les rez-de-chaussée commerciaux. Le faire avec et pas seulement la “concertation”, vraiment, est au cœur de notre démarche.

A Colombelles (Calvados), un diagnostic mené selon les méthodes de l'urbanisme du care

Auriez-vous un exemple emblématique d'un projet urbain qui a permis de “réparer” les populations vulnérables à qui vous souhaitez vous adresser ?

Oui, je pense à une mission menée à Colombelles, une commune populaire du Calvados, sur un projet d’aménagement au sein de la ZAC Jean-Jaurès. Notre mission consistait à imaginer les futurs usages en rez-de-chaussée d’une opération immobilière autour d’une place en devenir. Au cours de cette mission, j’ai rencontré trois éducateurs de prévention spécialisée. Cette rencontre a été fondatrice.

Ces éducateurs m’ont partagé la réalité de leur travail auprès des jeunes en décrochage, leur besoin de discrétion, la complexité du lien de confiance à bâtir avec les jeunes comme avec leur environnement familial. Et surtout, ils m’ont ouvert les yeux sur un point crucial : pour que les jeunes fréquentent un lieu, il faut qu’ils puissent le faire sans être vus. Ce qui peut sembler anodin pour un aménageur, à savoir la position d’un local, devient central lorsqu’on se met à la place de ces jeunes. Ainsi, le projet initial qui envisageait un rez-de-chaussée très visible a été réorienté vers un local plus discret, en rez-de-jardin, voire en sous-sol. Un simple changement d’implantation, mais qui répondait de manière très concrète à une vulnérabilité réelle.

Cet échange m’a profondément marqué. Il démontre à quel point l’expertise d’usage, en particulier celle des professionnels de terrain, est précieuse. En partant de leur regard, de leur quotidien, on peut ajuster les projets en fonction des réalités vécues, y compris celles auxquelles on n’accorde pas ou trop peu d’importance.

"Une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs."

C’est cela, pour moi, l’urbanisme du care : partir des signaux faibles, des vulnérabilités présentes sur un territoire, pour s’en servir comme boussole. Car une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs. Ce n’est pas une approche bienveillante ou de compassion : c’est une manière de refonder nos priorités urbaines à partir de ce qui rend la ville plus juste, plus humaine, pour toutes et tous.

Vous dites dans votre essai que la mise en œuvre de la ville durable se fait souvent au détriment de la ville inclusive et humaniste. Comment expliquez-vous cela ? Comment votre approche pourrait permettre d’éviter cet écueil ?

La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires.

Par ailleurs, dans le secteur de la fabrique urbaine, nous avons tendance à obéir aux injonctions du moment. Après la crise sanitaire, le mot d’ordre était "le logement post-Covid", aujourd’hui c’est "l’urbanisme de la santé"... Le problème de ces effets de mode, c’est qu’on mise tout sur un seul enjeu, en oubliant souvent les autres urgences sociales, économiques, culturelles, démocratiques.

"La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires."

Depuis une dizaine d’années, la ville durable s’est imposée comme un dogme. C’est une avancée importante, mais elle a parfois produit des projets déconnectés du réel. À Nanterre, par exemple, 120 000 m² de bureaux ultra-durables ont été inaugurés en octobre 2024, mais seuls 9 000 m² étaient occupés à leur ouverture. Cela, dans une ville populaire, marquée par les émeutes de 2023, et alors même que le télétravail est devenu la norme. On continue donc à produire une offre standardisée, calée sur des tendances générales, sans tenir compte des besoins réels des territoires. Et cela ne fait que renforcer les inégalités : seuls certains publics pourront accéder à ces lieux.

L’urbanisme du care vient réintroduire la dimension humaine et relationnelle. Il propose une écologie de l’attention autant qu’une écologie de la planète. Il ne s’agit pas d’opposer ces approches, mais de les relier dans une vision systémique, qui parte des besoins pour construire des réponses justes.

Comment faire que l'urbanisme du care devienne la norme de la fabrique urbaine ?

Il faut commencer par reconnaître la vulnérabilité comme une condition universelle, et non comme une exception. Ensuite, changer la manière dont on fabrique la ville : sortir des logiques descendantes, des projets standardisés, de ce que l’on définit par l’urbanisme de l’offre, pour aller vers des démarches situées, contextuelles, co-construites, en clair un urbanisme des besoins. Cela implique de transformer les modes de commande, de former les professionnels à de nouvelles postures, de faire dialoguer les mondes, urbanisme, santé, social, culture, éducation etc. C’est un chemin politique autant que pratique, qui suppose de remettre du sens dans chaque geste urbain.

Crédit photo : Benjamin Boccas