Jaime Lerner : "Pour changer, une ville doit avoir un rêve"

Écrit par
midi:onze
2010-11-23

Qu’est-ce qu’une ville durable ? A cette question, qui hante tous les élus, Jaime Lerner a répondu bien avant que l’écologie ne devienne un incontournable des politiques publiques.

Devenu maire de Curitiba, ville moyenne du Brésil, en 1971 (il fera trois mandats), cet architecte de formation y a mené une révolution urbaine fondée sur la solidarité et la préservation de l’environnement. Dès les années 1970, alors que la planification urbaine favorise partout dans le monde l’essor de la bagnole, son équipe municipale mise sur les transports publics en créant un système de bus en site propre calqué sur le fonctionnement du métro. Parallèlement, elle multiplie les voies piétonnes et met en œuvre une ambitieuse politique d’éducation à l’environnement et au recyclage. Résultat : Curitiba est aujourd’hui un modèle de développement urbain, et la qualité de vie y est parmi les meilleures au monde. Venu à Saint Etienne à l’occasion de la Biennale du design, Jaime Lerner a bien voulu expliquer à midi :onze les raisons d’un tel succès.  

Lorsque vous êtes arrivé à la tête de Curitiba, quel visage avait la ville ?

Je suis devenu maire en 1971, à 33 ans. Comme j’étais très jeune, j’ai essayé de réunir une équipe jeune elle aussi. Tout laissait penser que Curitiba était en passe de devenir un petit Sau Paulo, et nous voulions par-dessus tout éviter ça. Au contraire, nous voulions privilégier la qualité de vie et faire de Curitiba un avant-poste de la mobilité et de la sociodiversité.

Cette ambition s’est notamment traduite par l’aménagement d’un système de transport de masse…

Toute ville de plus d’un million d’habitants se doit d’avoir un métro, mais nous n’avions pas de ressources. Nous nous sommes alors demandé ce qu’est un transport de masse et avons dégagé les caractéristiques suivantes : vitesse (grâce à déplacement en site propre), conditions d’embarquement, fréquence… Nous avons alors compris qu’on pouvait créer un système de transport aussi efficace en surface. En 1974, nos bus en site propre transportaient 25 000 passagers par jour. Aujourd’hui, nous sommes à plus de 2 millions. C’est plus que le métro de Rio, à cette différence près que notre système de transport a coûté cent fois moins cher. Le tout grâce à une équation de co-responsabilité : la villes a fait les investissements, et la flotte a été constituée grâce à des fonds privés.

Quelle vision de la ville sous-tendait une telle politique ?

Nous en avions une vision intégrée. Pour moi, c’est la tortue qui offre le meilleur exemple de ce que doit être une ville. L’animal réunit sous une unique carapace les fonctions d’habitat, de travail et de mouvement. Si on découpe cette carapace pour séparer les espaces d’habitation, de travail ou de loisirs, on tue la tortue. C’est ce que beaucoup de villes dans le monde sont en train de faire. Mais chaque fois qu’on essaie de séparer l’économie des gens, on court à la catastrophe. Il faut avoir des villes une vision plus généreuse. Quand on envisage une ville, ou un pays, il faut toujours se demander quel scénario on veut : comment jouir au mieux des ressources naturelles ? Quelles technologies mettre en œuvre au service de ces ressources ?

Comment avez-vous eu le soutien et l’adhésion des habitants ?

Aujourd’hui, il y a un manque de communication flagrant entre les décideurs politiques et les gens, entre les planificateurs et les gens, entre les acteurs du monde économique et les gens. Les promesses que font les politiques ne sont pas une bonne manière de procéder. Pour engager le dialogue avec les habitants, il faut commencer par poser cette question : quel est le meilleur scénario pour votre ville ? Une ville doit toujours avoir un projet, un rêve collectif, une idée que tout le monde, ou du moins la majorité trouve désirable. Si c’est le cas, la population vous aidera. C’est ce que nous avons essayé de faire : mettre les gens en contact avec nos idées.

En quoi votre formation d’architecte vous a-t-elle aidé à mettre en œuvre le changement ?

Ça m’a beaucoup aidé. Les architectes sont des professionnels de la proposition, et non du diagnostic. C’est très précieux car pour changer une ville, il faut aller vite. Les processus de planification nécessitent du temps. Mais on peut mener des actions ponctuelles pour accompagner et aider ces processus, pour leur donner une nouvelle énergie. C’est ce que j’appelle l’acupuncture urbaine. Pour moi, l’important, c’est d’agir vite.  

Vous expliquez volontiers qu’on peut révolutionner une ville en 3 ans. Comment ?

On peut en tout cas initier un processus. La plupart des villes du monde ont des problèmes similaires. Trois d’entre eux sont particulièrement importants : la mobilité, la durabilité et la mixité sociale. Toutes les villes peuvent faire de grandes conquêtes dans ce sens.

On voit fleurir un peu partout des écoquartiers. Est-ce que cela vous semble une réponse adapte aux problèmes que vous venez d’évoquer ?

C’est un bon début. Aujourd’hui, tout le monde se préoccupe de durabilité, mais on ne sait pas comment commencer. Certains pensent qu’être durable consiste à utiliser de nouveaux matériaux, d’autres à construire des immeubles verts, d’autres encres à développer des sources d’énergie renouvelables… Chacune de ces initiatives est importante, mais prise isolément, aucune n’est suffisante. 75% des émissions de gaz à effet de serre proviennent des villes. C’est donc dans la conception des villes qu’on peut être plus efficace. D’où l’idée d’éduquer les enfants à ce qu’est une ville soutenable.

Justement, qu’est-ce qu’une ville durable ?

Une ville durable suppose quelques engagements très simples. Le premier consiste à moins utiliser sa voiture. J’ai dit « moins », et non « plus du tout ». Mais pour les itinéraires de routine, chaque ville devrait avoir un bon système de transports en commun. La deuxième chose à faire, c’est de trier ses ordures. A Curitiba, un vaste programme d’éducation des enfants a été mené en ce sens, et les enfants ont à leur tour éduqué leurs parents. Résultat : 70% des habitants de la ville pratiquent le recyclage. Troisième engagement : vivre plus près de son travail. Enfin, il est nécessaire de comprendre que la durabilité est une équation entre ce qu’on épargne et ce qu’on gaspille.

Vous développez actuellement une voiture électrique ultra-compacte : la dock dock. En quoi est-elle une façon intéressante d’améliorer la mobilité urbaine ?

Si l’on veut résoudre le problème de la voiture en ville, il ne suffit pas de substituer aux moteurs à essence des moteurs électriques, puisqu’alors on ne règle pas le problème de la congestion. Ce qui doit changer, c’est la façon d’utiliser la voiture. Je crois que le secret de la mobilité, c’est de dépasser la compétition dans le même espace des différents modes de déplacement. Chaque moyen de transport a son intérêt et doit être complémentaire des autres. Par exemple, la voiture est un complément indispensable des transports en commun sur le premier ou le dernier kilomètre. D’où la dock dock : une voiture qui a 50 kms d’autonomie, et qui se déplace à 25 kms/h.

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A Venise, la biennale d'architecture mise sur l'adaptation

En sondant la manière dont diverses formes d’“intelligences” peuvent venir au chevet du climat, Carlo Ratti, commissaire général de la 19e Biennale d’architecture de Venise, signe une édition spectaculaire, mais pleine d’ambivalences…

Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement. 

Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique. 

Des solutions de toutes natures

Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…

Dans le pavillon du Canada, le projet Picoplanktonics mise sur la culture de plancton pour créer une architecture durable et résiliente


La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.

Am I a strange loop ? de Takashi Ikegami et Luc Steels dans la section "Artificial" de l'exposition à l'Arsenal

Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels  (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention. 

A la corderie de l'Arsenal, une installation faite de climatiseurs plonge l'entrée de l'exposition dans une chaleur étouffante

S’adapter ou trouver une planète B ? 

Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance. 

Le pavillon français conçu par l'agence Jacob & McFarlane invite à "Vivre avec"


Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ?  Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.

Dans la dernière salle de l’Arsenal, un abri pour survivre dans l’espace
SPACESUITS US: A CASE FOR ULTRA THIN ADJUSTMENTS d’Emily Ezquerro, Jerónimo Ezquerro, Charles Kim, Stephanie Rae Lloyd, Emma Sheffer et Sam Sheffer

Infos pratiques

19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025

L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.

Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)

Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)

Horaires : 11h-19h

A la Biennale d'architecture de Venise, une journée d'études pour sonder l'intelligence des villes

À l’occasion de la 19ème édition de la Biennale d’architecture de Venise qui se tient jusqu’en novembre 2025 sur le thème des “Intelligences”, naturelle, artificielle et collective”, une journée d’études était organisée le samedi 24 mai.

Son ambition :  réunir des experts de différentes disciplines pour réfléchir à la fabrique des villes face aux bouleversements contemporains.

Cet événement a été organisé, dans le lieu historique de la Biennale, par six acteurs de référence de la fabrique et la recherche urbaine à l’initiative de Jean-Louis Missika, ancien adjoint au maire de Paris chargé de l'urbanisme, de l'architecture, des projets du Grand Paris avec l’agence PCA-STREAM, la Saemes, le Pavillon de l’Arsenal, la Chaire Ville Métabolisme et Ecofaubourgs. Le séminaire, construit autour de 5 tables-rondes, s'est conclu par la restitution de deux hackathons, explorant l’évolution des paradigmes urbains et les défis des villes face aux enjeux actuels. Le changement climatique, le poids des technologies dans le modèle de la Smart City, la connectivité entre les zones urbaines, périurbaines et rurales et la ségrégation spatiale opérant sur certains territoires de fortes disparités entre les populations, bousculent la façon de penser et de construire la ville. En rebond de la thématique de la Biennale sur les Intelligences, c’est la question de l’intelligence des villes, et en particulier des petites villes, qui a été questionnée par les intervenants présents (sociologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, journalistes) pour tenter de comprendre comment les villes peuvent aujourd’hui s’adapter face à ces évolutions.

La place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols

Une première table-ronde, animée par Jean-Louis Missika, ancien élu à l’urbanisme à la Ville de Paris et co-organisateur de la journée, a interrogé la place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols en mettant en exergue le cas de la Défense. 

Parmi les spécialistes présents, Adrien Larcade, directeur de projet sur le quartier d’affaires chargé du développement immobilier et du projet Cathédrale de Paris La Défense, a répondu à nos questions.

Le verdissement de la ville

Comment relever les défis du verdissement de la ville ? Quelles solutions apparaissent aujourd’hui comme pertinentes face aux enjeux climatiques ? Voici quelques-unes des questions auxquelles ont voulu répondre les experts de la deuxième table-ronde, parmi lesquels l’architecte et paysagiste belge Bas Smets. Dans cette vidéo, il nous parle de son approche de l'architecture du paysage pour répondre aux défis climatiques de nos environnements urbains. Il présente aussi l’exposition Building Biospheres au sein du pavillon belge de la Biennale d’architecture de Venise, en parallèle de l’exposition Changer les climats à Bap ! à Versailles.

Dans cette interview, Philippe Chiambaretta, architecte, fondateur et directeur de l’agence PCA et animateur de cette table-ronde, évoque la place de la végétalisation des villes et la régénération des zones rurales, le cas d’étude de la Défense, la chaire « Ville-Métabolisme » et plus largement l’avenir des villes.

Les friches et les petites villes

Après une table-ronde qui a abordé la notion du pilotage d’un système de vidéo surveillance de manière démocratique par l’IA, le sujet des friches et des petites villes a rassemblé différents intervenants de la fabrique de la ville dont Alexandre Born, cofondateur et directeur général de la foncière immobilière solidaire Bellevilles.

Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ?

La dernière table-ronde intitulée Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ? a réuni, aux côtés de la sociologue Yaëlle Amsellem Mainguy et de Laurent Eisenman, directeur du programme Nouveaux usages et services ruraux de la SNCF, l’architecte Léa Deveaux, co-fondatrice du Studio d’écoutes rurales. Elle évoque ici la méthodologie développée au sein de son agence et revient sur le cas d'étude mené avec son équipe dans la petite ville de Brou dans la Beauce.


Les hackatons

Parallèlement à ces échanges, deux hackathons étaient organisés en direct. Ils regroupaient des étudiants en architecture, urbanisme, histoire de l’art, archéologie et design, pour développer et présenter des solutions innovantes sur deux cas pratiques. Le premier visait à explorer et réinventer les volumes sous la dalle de La Défense et le second à favoriser l’appropriation des espaces communs par les usagers de La Cité Bahut, un programme immobilier en rénovation porté par les Ecofaubourgs dans une petite ville en zone rurale. Le projet situé à Semur-en-Auxois a été particulièrement apprécié par son maître d’ouvrage, Vidal Benchimol.

« Les étudiants ont travaillé sur les usages que l’on pouvait faire en termes de réemploi du matériel dont nous disposons à la Cité Bahut (matériel scolaire, dortoirs de l’ancien pensionnat). Plusieurs idées ont émergé et vont nous amener à revoir une partie du projet initial. Ces propositions, ainsi que celles de La Défense devraient donner lieu à une exposition sur le site prochainement »

La clôture du séminaire a donné la parole aux étudiants pour les présentations finales des projets. Eléonore Houssard et Térence Fournié nous ont partagé leur expérience.

La ville relationnelle : un livre pour susciter le désir d’autres modes de ville

Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin sont tous trois spécialistes de la ville : la première en tant qu’anthropologue, géographe et fondatrice du cabinet de prospective Bfluid, le 2e en tant que directeur artistique de la ZAT à Montpellier, le 3e en tant que chercheur. Ensemble, ils signent un ouvrage que tout élu ou aménageur devrait lire : La ville relationnelle.

Parce qu’elle concentre commerces, bureaux, administrations, espaces publics et habitat, la ville est par excellence le lieu de la rencontre, de la « force des liens faibles ». Pourtant, cette « ville relationnelle » est très largement sous-estimée par les décideurs politiques. C’est en tout cas ce que notent Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin dans un ouvrage du même nom aux éditions Apogée (2024). « Aujourd’hui encore, les villes consacrent l’essentiel de leurs ressources financières et humaines à se maintenir en fonctionnement aussi régulier que possible », posent dès l’introduction ces trois spécialistes de l’urbain. Quant à cette ville des liens, elle « reste encore trop souvent dans l’angle mort des politiques publiques. » 

Cette négligence se marque spatialement : « la ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. » Il faut dire que la ville des liens semble fonctionner d’elle-même, contrairement à la gestion des flux ou l’entretien des réseaux, bref à tout ce métabolisme urbain complexe qu’il faut administrer. Son "aménagement" requiert aussi des approches différentes, qui empruntent à l’urbanisme tactique, au design thinking ou à l’art dans l’espace public. Enfin, elle suppose une bonne dose d’expérimentation - une approche peu compatible avec la planification urbaine.

« La ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. »

La ville relationnelle a été écrit tout exprès pour inciter le monde de la fabrique urbaine à mieux saisir l’enjeu et le décliner dans les politiques publiques. Même si l’ouvrage est riche en chiffres et en exemples, il se veut moins un état des lieux qu’un programme à mettre en œuvre. Il s’adresse d’ailleurs explicitement à un public opérationnel - élus surtout, mais aussi aménageurs ou promoteurs. Pour mieux les convaincre, Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin ont opté pour l’écart avec les attendus de tout manuel d’urbanisme. Leur texte est ponctué de récits d’expériences concrètes et quotidiennes de relations, où la part du vrai et de la fiction est bien difficile à démêler. Il est également rythmé par les illustrations de Lisa Subileau, qui offrent autant d’instantanés de la ville relationnelle. 

7 figures inspirantes    

Cette approche originale permet de « donner corps » au programme décliné dans l’ouvrage en 7 figures. Les voici présentées succinctement : 

  1. La ville de la rencontre : c’est la ville des places et des parcs, de tous les lieux publics où l’on peut se poser le temps d’une halte ou d’un rendez-vous, où l’on peut alterner “aloning” et “togethering”. Elle réclame beaucoup de “mètres carrés relationnels”, mais surtout, elle invite à ralentir : la vitesse et le bruit des véhicules à moteur ne font pas bon ménage avec elle.
  2. La ville du dehors : c’est la ville des trames vertes et bleues, où l’on se connecte au vivant par tous les sens, où l’on engage son corps en se déplaçant à pied où à vélo, au contact direct de l’air et de l’environnement.
      
  3. La ville amie de toutes les générations : elle place les enfants, les familles ou les personnes âgées au coeur de la conception urbaine et rompt avec une approche zonée qui leur ménage des espaces dédiés, sortes de « réserves d’Indiens ».
  4. La ville du faire et du tiers solidaire : c’est la ville de la jachère, qui ménage des espaces d’expérimentation collective dans les friches et accepte une certaine part d’informel, de spontanéité et de « laisser-faire » dans l’espace public.
  5. La ville de la surprise : elle accueille un foisonnement d’interventions artistiques pour susciter l’étonnement et enrichir les imaginaires urbains.
  6. La ville comestible : elle assume son rôle productif et invite les citadins à mettre les mains dans la terre, seuls ou ensemble, pour explorer de nouvelles formes de relations avec le monde végétal et/ou partager un repas.
  7. La ville du temps libre : elle est celle « qui envisage toutes les relations entre les espaces publics et les temporalités de la vie ordinaire. » Elle prend en compte la diversité des rythmes urbains et des usages de la ville. Attentive à ce qui se fait en dehors du temps de travail, elle s’intéresse tout particulièrement à la nuit - espace-temps de la fête, mais aussi du repos et de la contemplation des étoiles. 

L’urgence d’une « transition relationnelle »

Bien sûr, ces diverses modalités de la ville relationnelle sont non-exclusives et poreuses. « Il ne s’agit pas de dire que les 7 figures doivent être mises en oeuvre simultanément au cours d’une seule et même mandature, peut-on lire dans l’ouvrage. Les collectivités peuvent plus raisonnablement se donner pour objectif de réussir à matérialiser de façon incrémentale deux à trois de ces figures de ville par mandature. »

D’après Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, il est en tous cas urgent d’accélérer la « transition comportementale. » Selon eux, celle-ci se conjugue en effet à d’autres transitions et peut en déterminer le succès. « La décarbonation ne pourra se faire que dans une ville devenue relationnelle, expliquent-ils, une ville où primeront les dynamiques de proximité, les sociabilités - fortes ou faibles - et une relation au vivant qui sera tout autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. » 

D’ailleurs, l’enjeu est tel pour les auteurs du livre qu’ils ont conçu La ville relationnelle comme une entrée en matière, un genre de préambule. L’ouvrage est le premier opus d’une collection de quatre livres qui exploreront divers versants des interactions urbaines et décriront les leviers et dispositifs susceptibles de les favoriser. À suivre, donc. 

À lire : 

La Ville relationnelle, les sept figures, de Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, Paris, éditions Apogée, 2024. 200 pages, 15 euros.