"La RSE doit être au coeur de la stratégie de l'entreprise"

Écrit par
Déborah Antoinat
2012-10-16

Nicolas Mottis est économiste et professeur à l’ESSEC. Il s’intéresse à deux domaines de recherche principaux : la gestion de projets dans les environnements high-tech et le pilotage des performances sur les marchés financiers avec notamment les aspects liés aux interactions entre les firmes et ses mêmes marchés financiers. Il répond à nos questions sur la RSE (Responsabilité sociale des entreprises) et sur l’innovation.

Vous vous intéressez au concept de «création de valeur », pouvez-vous préciser cette notion ? Quelle est votre approche sur les liens entre valeurs financières et impacts environnementaux et bien-être des salariés dans une entreprise ?

Pendant longtemps, la vision de la performance était dominée par les critères de performances financière pour l’actionnaire. Depuis 15-20 ans, cette dimension de la performance a connu une forte montée en puissance, avec par exemple comme conséquence les débats sur l'alignement des rémunérations des dirigeants sur l'intérêt des actionnaires. Par la suite, les performances financières ont été mises en lien avec des critères extra-financiers, ou E.S.G (Environnemental, social, de gouvernance). De nombreuses études ont été publiées sur les liens entre performances financières et ESG, mais les conclusions sont encore très ouvertes. En effet, création de valeur pour l'actionnaire et performances ESG ne vont pas forcément de pair. Cela est d'autant plus sensible en période de crise, alors que de nombreux dirigeants d’entreprise se demandent si les éléments E.S.G vont réellement permettre à leurs entreprises de se consolider.

"En période de crise, de nombreux dirigeants d’entreprise se demandent si les éléments E.S.G vont réellement permettre à leurs entreprises de se consolider." Nicolas Mottis, économiste

Pour une entreprise, dans quelle mesure, le développement durable est-il un investissement qui peut s’avérer rentable à moyen et long terme ? Quels sont les avantages offerts aux entreprises qui choisissent de se positionner sur ce segment ?

Il y a quatre cas assez simples. Le premier cas concerne la majorité des entreprises. Faire des économies d’énergie, adapter des attitudes éco-responsables permet de faire des économies : isolation du bâtiment, plan de mobilité, économie de papier, de matières premières…Ici, on fait des gains sur les deux tableaux.

Le deuxième cas concerne des entreprises qui sont concernées par une réglementation en place ou à venir. Le fait d’anticiper offre alors un avantage concurrentiel pour ses structures que ce soit auprès des clients pour un appel d’offre ou auprès des autorités…

Le troisième cas évoque les entreprises qui sont dans une situation contradictoire. Elles décident de faire des efforts mais savent déjà que cela va leur coûter de l’argent. Cette décision s’inscrit dans une approche, une vision à moyen terme. En période de crise, les critères E.S.G ne sont alors plus privilégiés.

Enfin, le quatrième cas met en avant des entreprises qui décident de travailler sur la RSE pour redéfinir leur façon de faire du business, elles choisissent la voie de l’innovation pour proposer de nouvelles façons de faire, de nouveaux usages, de repenser leur modèle. Cela concerne notamment les entreprises de l’économie de fonctionnalité (on ne vend plus un bien mais l’usage de ce bien). Ce quatrième cas n’est pas le plus répandu même si de grands groupes et des PME s’y intéressent depuis environ 5 ans, il se situe davantage dans sa phase de réflexion et d’exploration.

"En France comme en Europe, il y a tout d’abord un frein structurel, un frein mental à considérer que la RSE serait une sorte de lubie des dirigeants, un simple outil de communication." Nicolas Mottis

Selon vous, quels sont en France les freins à l'innovation en matière de développement durable?

En France comme en Europe, il y a tout d’abord un frein structurel, un frein mental à considérer que la RSE serait une sorte de lubie des dirigeants, un simple outil de communication. Beaucoup estiment encore qu’elle est périphérique au métier, qu’elle est une contrainte alors qu’elle doit être au cœur de la stratégie d’une entreprise. L’autre frein est à mon sens conjecturel. Aujourd’hui, la préoccupation des entreprises c’est déjà de survivre, les dirigeants des PME sont assez stressés et voient la RSE comme quelque chose de secondaire.

Quelles innovations en lien avec le développement durable vous semblent aujourd'hui les plus prometteuses ?

Il y a beaucoup de choses intéressantes sur la question de l’efficacité énergétique pour différents acteurs (énergéticiens, distributeurs d’énergie, industries) avec notamment l’intégration de nouvelles sources d’énergies, l’optimisation des process, l’intégration dans les réseaux et le rôle des systèmes d’informations…

"L’urgence, c’est de redonner confiance aux entrepreneurs et dirigeants qui sont à l’heure actuelle en phase de report ou même d’annulation de leurs projets." Nicolas Mottis

Dans quelle mesure les innovations liées au thème du développement durable peuvent-elles être une piste pour sortir de la crise ?

Je pense qu’il s’agit d’une piste comme une autre mais qu’en période de crise, l’enjeu central, l’urgence, c’est de redonner confiance aux entrepreneurs et dirigeants qui sont à l’heure actuelle en phase de report ou même d’annulation de leurs projets. Le levier de l’innovation pour créer de nouveaux projets, de nouveaux services a un rôle à jouer mais à moyen terme car cela demande un investissement temps important et pas forcément d’argent.

Que pensez-vous de la politique du gouvernement en la matière, va-t-elle assez loin ?

Je pense que le gouvernement a un rôle clé à jouer et que la politique actuelle en fait déjà beaucoup même si on voudrait toujours que les autorités en fassent plus. Le gouvernement fait notamment des choses intéressantes sur la question de la rénovation thermique et son ambition de structurer les filières. Le rôle du gouvernement, son positionnement doit surtout être de proposer une vision longue et une stabilité dans ses orientations pour soutenir l’innovation qui a besoin de constance et d’équilibre…

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Julie Pommier et Iana Vicq : « La géographie de l’invisible, c’est une géographie de la précarité. »

Julie Pommier et Iana Vicq, architectes associées d’Augure Studio, publient une étude sur la situation des coursiers à Paris. Objectif : proposer des dispositifs urbains et architecturaux inclusifs en partenariat avec l’association CoopCycle dans le cadre de l’appel à projets FAIRE 2023 du Pavillon de l’Arsenal. Entretien. 

Ce sont en grande majorité des hommes, précaires et d’origine étrangère. Ils arpentent les rues des grandes villes à vélo pour livrer à domicile les repas préparés par les restaurants référencés sur des plateformes de la FoodTech, Uber Eats et Deliveroo en tête. Leurs journées de travail sont rythmées par l’attente des commandes et leur livraison. Entre deux courses, ils se regroupent discrètement entre livreurs d’une même communauté. 

Dans le cadre de l’appel à projets FAIRE du Pavillon de l’Arsenal, Julie Pommier et Iana Vicq ont consacré une étude à leur manière d’occuper l’espace public. Entre travail de terrain, recherche documentaire et analyse cartographique, celle-ci de révèle une « géographie de l’invisible », à la fois algorithmique et sociale, marquée par l’absence d’infrastructures adaptées aux besoins fondamentaux des livreurs Proposant plusieurs solutions pour améliorer leurs conditions de travail dans l’espace public, elle se présente comme un outil de sensibilisation et de réflexion à destination des pouvoirs publics, des acteurs de la ville et des citoyens.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet ?

Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un appel à projets FAIRE, porté par le Pavillon de l’Arsenal en 2023. Depuis la création de l’agence, nous avions envie de développer une pratique réflexive, qui ne soit pas uniquement centrée sur la maîtrise d’œuvre, mais qui ouvre le champ de notre pratique. Cette année-là, il y avait quatre thèmes, dont un sur la question des espaces publics inclusifs. Nous avons répondu avec un sujet portant sur les livreurs des plateformes numériques. Cela venait aussi d’un constat, à la suite du Covid-19, d’une forte augmentation de leur présence dans l’espace public, y compris à proximité de nos propres lieux de vie.

C’était une réflexion que vous aviez déjà engagée avant l’appel à projets ?

Ce n’était pas un engagement formel, mais plutôt une réflexion issue d’un constat de société. Le thème de l’appel à projets a fait croiser cette réflexion, et nous a décidés à nous lancer. Par ailleurs, nous nous déplaçons beaucoup à vélo, donc nous les croisons très souvent.

Des livreurs en attente de commande. Crédit : Augure Studio

Pouvez-vous présenter plus précisément votre étude et la manière dont vous avez travaillé ?

Nous avons répondu à l’appel à projets en collaboration avec Circé Lienart de l’association CoopCycle qui gère la Maison des coursiers, partenaire de l’étude. Il nous semblait essentiel d’avoir un lien direct avec le terrain et avec les livreurs. Nous avons commencé par un état des lieux qui a duré presque un an. Nous avons mis en place un protocole de collecte de données pour appréhender le sujet. Cela a commencé par la création d’un questionnaire en ligne, traduit en six langues : français, anglais, arabe, hindi, pachto et bengali, afin de toucher un maximum de communautés. Les traductions ont été réalisées avec l’aide des coursiers fréquentant la Maison des coursiers. Le questionnaire a été testé sur place, afin d’affiner les questions et de recueillir des retours, notamment sur la question de l’attente, qui nous intéressait particulièrement. À partir des résultats du questionnaire, nous avons identifié des points de concentration. Nous avons ensuite mené un travail d’arpentage avec CoopCycle, consistant à parcourir les quartiers et à aller à la rencontre des livreurs sur leurs lieux d’attente.

En parallèle, nous avons mené une recherche documentaire en nous intéressant aux laboratoires de recherche spécialistes de ces questions, aux ouvrages et articles existants, et nous avons réalisé de nombreux entretiens avec des chercheurs et des acteurs liés à la mobilité et à la logistique urbaine. Ensuite, nous avons souhaité retranscrire ce travail de manière plus sensible. Nous avons fait appel au photographe Arthur Crestani, avec qui nous avons refait cet arpentage. Il est allé à la rencontre des livreurs et leur a demandé leur accord pour être photographiés.

Nous savions que l’objectif était d’améliorer la situation et le confort de ces travailleurs, mais nous ne savions pas quelle forme prendrait la réponse.

De notre côté, nous avons mobilisé nos outils d’architectes, notamment à travers un travail cartographique : repérage des lieux d’attente, incidence des algorithmes sur l’espace, implantation des équipements existants dans l’espace public. Cela a constitué une base pour la suite du travail, même si nous n’avions pas, au départ, de vision précise du résultat final.

Vous aviez donc un objectif, mais pas de réponse prédéfinie ?

Exactement. Nous savions que l’objectif était d’améliorer la situation et le confort de ces travailleurs, mais nous ne savions pas quelle forme prendrait la réponse. Ce n’est pas notre cœur de métier habituel.

Les zones d'attente des livreurs. Crédit : Augure studio

Qu’avez-vous appris sur les formes d’occupation de l’espace public par les livreurs ?

La question centrale était : où attendent-ils et pourquoi ici ? La réponse est clairement liée à l’algorithme des plateformes. Les livreurs attendent au plus près des zones où ils sont susceptibles de recevoir des commandes. Grâce à une capture d’écran de l’application d’un livreur, nous avons compris qu’ils voient en temps réel des zones de forte demande.

Ils choisissent donc leurs lieux d’attente en fonction de ces zones. Concernant les espaces publics, il n’existe pas de typologie unique, mais ils se placent généralement en retrait, à la limite de la visibilité. Il s’agit aussi de ne pas être dérangés et de ne pas déranger. Ils se regroupent par communauté, ce qui crée des formes de solidarité et d’entraide pendant les temps d’attente. Cela se manifeste par des échanges de services : aide pour réparer un vélo, recharger une batterie, ou même des repas apportés par des personnes de la même communauté. Ces regroupements se font souvent dans des espaces périphériques : sous des arbres, sur des contre-allées, près des arceaux de vélos, des places de stationnement, et non dans des espaces publics centraux et très fréquentés.

La question centrale était : où attendent-ils et pourquoi ici ? La réponse est clairement liée à l’algorithme des plateformes. Les livreurs attendent au plus près des zones où ils sont susceptibles de recevoir des commandes. Grâce à une capture d’écran de l’application d’un livreur, nous avons compris qu’ils voient en temps réel des zones de forte demande.

Comment cela se traduit-il à l’échelle du territoire ?

Cela se manifeste par une fragmentation. Il y a d’un côté les lieux physiques d’attente, et de l’autre une segmentation virtuelle dictée par l’algorithme, avec des zones de forte demande et des zones où aucune commande n’est possible. Les livreurs n’investissent pas ces zones dites “blanches”, puisqu’ils ne peuvent pas y travailler. L’algorithme produit donc une géographie spécifique.

Avez-vous aussi travaillé sur leurs besoins concrets ?

Oui. En dehors de la Maison des coursiers, tenue par CoopCycle (initialement boulevard Barbès dans le 18ᵉ arrondissement, puis déménagée dans le 2ᵉ), il n’existe pas d’autre espace dédié à Paris. Cette maison touche surtout certaines communautés, principalement dans le nord de Paris.

Dans le questionnaire, nous avons travaillé sur leurs besoins. Le besoin principal, très largement cité, est la possibilité de recharger les batteries des vélos et des téléphones. Ensuite viennent les besoins élémentaires (boire, accéder à des sanitaires), puis les besoins liés à l’abri et au repos, et enfin l’assistance administrative, juridique et médicale, notamment pour des personnes sans-papiers.

Dans le questionnaire, nous avons travaillé sur leurs besoins. Le besoin principal, très largement cité, est la possibilité de recharger les batteries des vélos et des téléphones. Ensuite viennent les besoins élémentaires (boire, accéder à des sanitaires), puis les besoins liés à l’abri et au repos, et enfin l’assistance administrative, juridique et médicale, notamment pour des personnes sans-papiers.

C’est ce que vous appelez la “géographie de l’invisible” ?

Oui, à la fois du fait du rôle central de l’algorithme et de l’invisibilisation de ces travailleurs, pourtant qualifiés d’essentiels pendant la crise du Covid-19. C’est aussi une géographie de la précarité, liée à des travailleurs présents dans la ville, mais que l’on préfère ne pas voir.

Un projet de kiosque à destination des livreurs. Crédit : Augure studio

Vous proposez également des pistes de solutions. Pouvez-vous les présenter brièvement ?

Nous pensions au départ arriver à un projet architectural classique, comme une Maison des coursiers améliorée. Mais au fur et à mesure de l’étude, nous avons compris que le sujet était davantage politique et global, et qu’un projet unique serait insuffisant. Répondre par un aménagement ponctuel n’est pas à l’échelle de l’enjeu. Nous avons préféré produire un travail proche d’un livre blanc, destiné à éclairer les décideurs, sans prétendre apporter une solution unique. Nous avons donc structuré nos propositions autour de trois axes : l’espace public, les réseaux d’acteurs et la logistique urbaine.

  • Pour l’espace public, nous avons par exemple travaillé sur les effets potentiels des zones à trafic limité, qui vont transformer l’espace urbain et pourraient intégrer davantage les besoins de la livraison à vélo.
  • Sur  les réseaux d’acteurs, une piste accessible est le recours à des plateformes solidaires lors des commandes, ce que CoopCycle expérimente déjà.
  • Enfin, sur la logistique urbaine, nous proposons une réflexion sur l’intégration des livreurs de plateformes aux infrastructures de cyclo-logistique, notamment à travers la mutualisation de hubs existants, offrant des équipements et des espaces de repos.

Votre étude s’intéresse à la situation dans la capitale. Avez-vous observé les mêmes phénomènes dans d’autres villes en France ?

CoopCycle est aussi présent à Bordeaux. Des recherches existent à Lyon, Montréal, Manchester, et d’autres projets de Maisons des coursiers sont en cours à Grenoble, Marseille, entre autres. L’objectif affiché de CooopCycle est par ailleurs de disparaître à terme, si une régulation du travail rendait ces structures inutiles.

A qui s’adresse votre étude et quelle est votre ambition avec ce projet ?

D’abord aux pouvoirs publics, au sens large, mais aussi aux citoyens et à l’ensemble des acteurs de la ville. L’ambition est à la fois de sensibiliser et de reposer la question de l’hospitalité urbaine. Une présentation est prévue à la Mairie de Paris en janvier. Nous espérons ensuite pouvoir diffuser ce travail dans d’autres métropoles concernées par des problématiques similaires.

En savoir plus

Julie Pommier et Iana Vicq, Géographie de l'invisible, livreur.euse.s des plateformes numériques, éditions Pavillon de l'Arsenal, novembre 2025, 17,5 x 25 cm - 68 pages, 13 €

La présentation du projet sur le site de FAIRE :

https://www.faireparis.com/fr/projets/faire-2023/geographie-de-linvisible-2880.html

Commander l'étude :

https://www.pavillon-arsenal.com/fr/edition-e-boutique/13283-geographie-de-linvisible.html

L'habitat inclusif, un nouvel idéal pour les seniors ?

Face aux multiples enjeux (démographique, économique, territorial, sanitaire et social) que pose la question du logement pour les personnes âgées, l’habitat inclusif offre une alternative au maintien à domicile et à l’Ehpad. Un modèle qui intéresse de plus en plus les acteurs du logement.

Dans un contexte de post-crise sanitaire qui a révélé le besoin de prendre soin des populations les plus fragilisées et à la faveur de l’aspiration des Français à vieillir chez eux, on constate ces dernières années l’essor de l’habitat dit inclusif ou partagé. Les récents scandales concernant les Ehpad, notamment après la sortie du livre Les fossoyeurs (Fayard, 2022) du journaliste Victor Castanet révélant des situations de maltraitance de personnes âgées, ont par ailleurs conforté le désir de pouvoir vieillir chez soi, quand les conditions sont réunies. 

De plus en plus de personnes âgées isolées

Ce désir est d’autant plus grand que le sentiment de solitude et d'isolement chez les personnes âgées est un enjeu social fort. Le «Baromètre 2025 solitude et isolement, quand on a plus de 60 ans en France»  de l’association Les Petits Frères des pauvres publié le 30 septembre dernier le confirme : 2 millions de personnes âgées sont isolées, 750 000 vivent en situation dite de « mort sociale » (désigne une situation d’isolement extrême : des personnes âgées qui ne rencontrent quasiment jamais, ou très rarement, d’autres personnes), soit 4% des plus de 60 ans et 4,2 millions de personnes âgées éprouvent un sentiment de solitude.

Selon l’association Les Petits Frères des pauvres, 2 millions de personnes âgées en France sont isolées, 750 000 vivent en situation dite de « mort sociale ».

Ces chiffres alarmants sont à mettre en regard d'une autre donnée : la courbe démographique française. Avec 15 millions de personnes âgées de 60 ans et plus aujourd’hui, un Français sur quatre aura 65 ans ou plus à l’horizon 2040 (chiffres INSEE). 44 % des + de 75 ans vivent aujourd’hui à domicile. Quelles sont les alternatives quand arrivent les questions d’accès aux soins et de dépendance ou d’isolement sans passer par la case Ephad ?

Les différentes formes d’habitat pour ‘‘vivre chez soi sans être seul’’

Entre la question de la perte d’autonomie, de l’accès aux soins, du sentiment d’isolement très fort chez ces populations et le coût des logements, les enjeux autour de l’habitat des seniors sont multiples. À cet égard, le développement de nouvelles formes d’habitat porte une promesse forte : offrir au 3e et 4e âge un véritable chez soi et une vie sociale faite de moments partagés.

L’aspiration des seniors au « vivre-ensemble » a connu différentes déclinaisons. Parmi elles, le projet de résidence pour femmes âgées située à Montreuil en Seine-Saint-Denis, la maison des Babayagas, inaugurée en 2013 et réservée aux femmes de plus de 60 ans décidées à vieillir ensemble de façon autonome et solidaire ou encore les colocations intergénérationnelles entre jeunes à la recherche d’un logement et seniors désireux de compagnie et/ou d’un complément de revenu.

Le principe du logement inclusif ? Être chez soi dans son propre logement tout en partageant des espaces communs et un projet de vie sociale.

Pour répondre à la demande grandissante de vivre dans un environnement qui favorise le lien social et l’accompagnement, différentes formes d’habitat inclusif dans le parc privé ou social ont aussi émergé depuis quelques années. Elles sont portées par une multitude d’acteurs : des associations du secteur social ou médico-social, des mutuelles, des collectivités locales, des foncières solidaires, des bailleurs sociaux ou les habitants eux-mêmes. Le principe ? Être chez soi dans son propre logement tout en partageant des espaces communs et un projet de vie sociale. Pas de critères requis pour y habiter et la possibilité de bénéficier d’un accompagnement social ou d’une offre de services sanitaire, sociale ou médico-sociale individualisée pour l’aide et la surveillance en fonction de leurs choix et besoins.

Signe de son succès : en 2018, l’habitat inclusif s’est doté d’un encadrement législatif et juridique avec la promulgation d’une loi qui lui a donné une définition et la mise en place d’une nouvelle aide individuelle, l’aide à la vie partagée (AVP).

Construire un projet de vie sociale et partagée avec les personnes âgées

Créer de nouvelles solutions pour accompagner les seniors tout au long de leur parcours de vie, c’est aussi l’ambition des lieux de vie partagés portés par l'association Groupe SOS Seniors. « L’objectif est de co-construire, avec les seniors accompagnés, une vie collective avec une programmation de 3 à 5 activités par semaine. Cela va de la pratique de sport adapté à des cours d’anglais en passant par des sorties culturelles en lien avec des partenaires », explique Julie Chicaud, directrice des lieux de vie partagés au sein de l’association. Sur ce modèle, l’association Groupe SOS Seniors a déjà ouvert 5 lieux de vie dans des logements sociaux à Paris, Louveciennes, Valence et Epinal, souvent en pied d'immeuble, dans des locaux mis à disposition par des bailleurs sociaux. Son ambition : doubler ce chiffre d’ici quelques années pour répondre aux besoins. 

Lieu de vie partagé Le Part’âge » (Porte de Vitry, Paris 13). Crédit photo : Association Groupe SOS Seniors 2025

Ce service entièrement gratuit, financé principalement avec l’AVP octroyée pour une durée de 7 ans, offre également aux bénéficiaires un accompagnement individuel, principalement pour un appui aux démarches administratives et une aide à l'usage du numérique. En moyenne, entre quinze et trente personnes fréquentent régulièrement ces espaces. “Au 5/5 dans le 13e arrondissement de Paris, nous sommes une petite dizaine à venir régulièrement. C’est un lieu vivant et chaleureux où les activités sont stimulantes. On ne se retrouve pas pour jouer aux cartes ! La semaine prochaine on démarre la réalisation d’un film avec un vrai metteur en scène”, s’amuse Reine, 76 ans qui fréquente chaque jour le lieu “surtout pour le lien social. Avant de venir ici, je passais des journées entières sans entendre le son de ma voix, j’étais un peu déprimée. Cela permet vraiment de sortir de l'isolement.”

« L’enjeu est de pouvoir répondre aux différentes trajectoires de l’habitat des seniors à l’échelle d’un territoire face au virage démographique actuel et à venir tout en conservant la proximité humaine indispensable à la réussite des projets. On le voit sur le terrain, l’isolement des personnes âgées est criant, et pas seulement dans le grand âge. » Julie Chicaud, directrice des lieux de vie partagés au sein de l’association Groupe SOS seniors

Il s’agit également pour l’association d’articuler les différentes solutions d’habitat en proximité pour construire de véritables parcours résidentiels, en faisant notamment des lieux de vie partagés des solutions complémentaires aux résidences autonomie, notamment en Ile-de-France où l’association gère 67 établissements. « L’enjeu est de pouvoir répondre aux différentes trajectoires de l’habitat des seniors à l’échelle d’un territoire face au virage démographique actuel et à venir tout en conservant la proximité humaine indispensable à la réussite des projets, analyse Julie Chicaud. On le voit sur le terrain, l’isolement des personnes âgées est criant, et pas seulement dans le grand âge. »

Penser l’ancrage territorial de l’habitat inclusif

L’habitat inclusif vient s’inscrire dans le champ dit de l’habitat intermédiaire qui rassemble une grande diversité de solutions. « Situé entre le domicile traditionnel et les établissements pour personnes âgées ou en situation de handicap, l’habitat intermédiaire recouvre des solutions diverses telles que les résidences autonomie, les résidences services seniors, les habitats inclusifs, les habitats intergénérationnels ou l’accueil familial. Ces formes d’habitat combinent espaces privés, vie sociale et services, parfois tout ou partie mutualisés (services à domicile, prévention, animation), adaptés aux besoins de maintien de l’autonomie et à la lutte contre l’isolement », selon la définition de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA). Avec une gamme de tarifs variable en fonction du type de structure et du positionnement commercial : à partir de 500 euros environ pour un T1 en Résidences autonomie et entre 1000 et 1700 € pour les Résilience seniors. Pour l’habitat inclusif, les montants moyens des loyers sont de 470€ par habitant et par mois en 2024, toujours selon la CNSA. À cela s’ajoute le montant de l’aide dont ils sont bénéficiaires pour la mise en œuvre de leur projet de vie sociale et partagée, qui représente près de 6 200€ par an et par habitant. 

Lieu de vie partagé  « Local Madeleine Girard » (Louveciennes, 78) Association Groupe SOS Seniors

D'après le Conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie qui émet des orientations stratégiques, 280 000 personnes bénéficient aujourd’hui de ce type d’habitat. Mais, au regard du vieillissement de la population et des aspirations des personnes en situation de handicap, le besoin est estimé à 500 000 logements en habitat intermédiaire d’ici 2050. « Le succès de ce déploiement réside notamment dans l’articulation avec les services médico-sociaux et d’aide à la personne présents et à venir sur le territoire et dans le bon maillage entre les différentes solutions d’habitat en réponse à un diagnostic territorial », souligne Karine Rollot, cheffe de projet Habitat intermédiaire à la CNSA.

280 000 personnes vivent aujourd’hui dans un logement intermédiaire pour personnes âgées.

Cette question territoriale se pose notamment dans les territoires ruraux et les petites villes. Dès 2021, la démarche « Bien vieillir dans les Petites villes de demain » a été lancée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) avec l’objectif de soutenir les stratégies de revitalisation des centres-villes et des centre-bourgs de façon adaptée aux besoins et aux aspirations actuels et futurs des personnes en situation de handicap et/ou âgées.  Depuis le lancement de l’Appel à manifestation d’intérêt doté de 1,5 m€ en octobre 2022, 116 projets localisés dans 65 départements ont été sélectionnés pour bénéficier d’un accompagnement.

Selon l’économiste Frédéric Bizard, président de l’Institut Santé dans un rapport publié le 18 septembre 2025, la « réalisation du virage domiciliaire - qui suppose de passer d’un ratio volume domicile/établissement 60/40 en 2024 à un ratio 75/25 en 2050 - générerait 12 milliards € d’économies d’ici à 2050. » A ce titre, améliorer la visibilité des différentes structures semble aujourd’hui un enjeu de taille pour accompagner au mieux les personnes âgées.

Pour en savoir plus

L’avis rendu par le Conseil d’Etat sur l’habitat partagé : Avis relatif aux questions juridiques soulevées par les différentes catégories d’habitats « partagés » - Conseil d'État

Les enfants, impensés de la fabrique urbaine, trouvent place dans la ville !

À l’école ou dans la ville, des initiatives se développent pour redonner une place de choix aux enfants. Longtemps impensés de la fabrique urbaine, ils représentent pourtant un levier essentiel pour créer les conditions d’une ville plus inclusive. 

Penser l’école idéale comme lieu d'émancipation et d’invention, questionner les différents espaces qui la composent, de la cour de récréation à la salle de classe : tel est le pari de l'exposition “l'École idéale” qui se tient aux Magasins généraux jusqu’au 12 octobre sous le commissariat de l’Atelier Senzu, bureau d'architecture basé à Paris.

Ces propositions d’architectes, de designers et d'artistes illustrent des approches alternatives de conception d’espaces à destination des enfants, rompant avec le visage des écoles à l’architecture monolithique, héritées de la fin du XIXème siècle. Plus ludiques, écologiques et ouvertes, elles ambitionnent par là-même d’offrir un cadre plus propice à de nouvelles manières d’apprendre et de socialiser. Depuis plusieurs années, des initiatives se développent en France pour reconfigurer également les espaces publics aux abords des écoles, de façon à les rendre plus sécurisés, plus végétalisés, plus accueillants. À Paris, près de 300 écoles ont intégré le dispositif “Rues aux écoles” pour sécuriser les déplacements des familles tout en leur proposant de nouveaux espaces de jeux. 

Agence Smarin, école Saint-Charles, Nouveau Musée National de Monaco, Ecoletopie, Monaco, 2024

Se réapproprier temporairement l’espace public

Le mouvement « Rue aux enfants, rue pour tous » s’inscrit dans cette volonté de redonner temporairement une place aux enfants dans les rues des villes en les fermant à la circulation motorisée. À l’origine de la démarche, un collectif de quatre associations : l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (Anacej), Cafézoïde, Rue de l’avenir et Vivacités Ile-de France. Leur objectif : répondre au constat de l’exclusion des enfants des espaces publics et souligner “ l’importance de la rue et de la ville comme lieux de rencontre et d’apprentissage physique de leur autonomie”. Apparu en France en 2015, le mouvement s’est depuis structuré avec l’élaboration d’une charte, puis d’un manifeste en 2017. À ce jour, plus de 320 communes ont rejoint la dynamique.

Ce moment récréatif peut être utilisé comme un outil de réflexion sur l’évolution des espaces publics vers plus d’apaisement, notamment pour des quartiers en cours de restructuration ou de renouvellement urbain, mais aussi plus de vitalité dans les petites villes[...] et favorise le temps de l’opération, un brassage des âges, des quartiers, des cultures, des savoirs, des enthousiasmes” précise le communiqué de presse.

Les oubliés de l'architecture et de l’urbanisme

Du constat même de Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, professeur honoraire de l’Institut d’urbanisme de Paris, et auteur de Pays de l’enfance (éd. Terre urbaine, 2022),  “Les enfants sont les oubliés de l’urbanisme productiviste”. D’après l’Institut National de Veille Sanitaire, 4 enfants sur 10, âgés de 3 à 10 ans, ne jouent jamais dehors pendant la semaine. Plus largement, c’est la question des espaces publics consacrés à des usages récréatifs ou de socialisation qui est aussi soulevée. Seulement 10 à 20 % des mètres carrés qui composent les villes françaises sont consacrés à la « ville relationnelle ». Les 80 à 90 mètres carrés restants sont quant à eux dédiés à la « ville fonctionnelle ». Comme le souligne dans son mémoire de fin d’études “La ville à hauteur d’enfants”, Floras Horras en 2018, les facteurs qui expliquent l'absence de la présence des enfants dans l’espace public urbain sont “d’ordre social, culturel ou technologique, tous sont liés à l’émergence de la société de consommation de masse dans les années 1960 en Europe, puis à ses évolutions.” 

Ecole des Plans à Cergy-Pontoise par Jean Renaudie, 1972. Crédit : archives du Val d'Oise

La présence accrue de voitures a réduit les espaces de jeux potentiels tout en augmentant les dangers associés, auxquels s’ajoutent les préoccupations sécuritaires et le développement des technologies et espaces numériques. C’est par ailleurs l’un des constats des recherches de Clément Rivière. Le sociologue, maître de conférences en sociologie à l'université de Lille et auteur de Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan (Presses Universitaires de Lyon, 2021) rend compte de “deux désirs contradictoires qui pèsent sur les parents : d’une part favoriser le développement de l’autonomie de leur enfant et d’autre part s’assurer de leur sécurité”.


Renforcer la place des enfants dans les politiques urbaines

Face à l’absence historique de prise de compte des publics enfants et adolescents dans la fabrique de la ville, des métropoles comme Paris, Lille, Lyon ou Montpellier ont mis en place les premières réflexions et actions, touchant aussi bien à la question de l’aménagement des espaces, qu’à la mobilité ou aux enjeux de gouvernance. Inspirée par le projet « La Ville des Enfants » de l’italien Francesco Tonucci né aux débuts des années 1990 pour répondre à “la situation de crise que connaît la ville moderne et qui a répondu aux besoins d’un seul type de citoyen : homme, adulte, travailleur et motorisé”, l’expérimentation menée à Lille est à ce titre emblématique. Portée par le Laboratoire “Lille à hauteur d'enfants" depuis 2022, elle a abouti à la mise en place d’une charte (juin 2024) avec 18 principes puis à des propositions d'actions (mai 2025). Au total, 50 propositions, dont 20 prioritaires, ont été listées, toutes en accès libre : ouvrir les cours d’école en dehors des temps scolaires, favoriser la mobilité à vélo, donner plus de visibilité aux femmes et aux filles dans la ville, faire découvrir aux enfants les quartiers où ils n’habitent pas (classes découverte, dispositif « vacances en ville ») ou encore créer une instance citoyenne pour les adolescents.

“Une des forces de ce laboratoire a été de pouvoir réunir et de faire travailler ensemble les équipes municipales, des experts et des représentants du tissu associatif local en lien avec les sujets de l’enfance, l'éducation et de la culture pour aborder ce sujet dans une approche transversale, souligne Clément Rivière, qui préside le laboratoire lillois. Les travaux ont ensuite été présentés à des groupes d’enfants lors d’ateliers pour évaluer l'intérêt et s’assurer de la clarté des propositions. Ce fut une très belle expérience d'intelligence collective pour fédérer sur la gestion de la place de l’enfant dans la ville”. 

Favoriser l’émancipation des enfants et la démocratie

Autre leçon de ce projet : l’inclusivité des enfants dans la fabrique de la ville est un levier d’action pour aborder les questions de mixité et de présence différenciée des genres dans l’espace public, ou encore la place des personnes âgées ou en situation de handicap, notamment quand il s’agit d’évoquer les questions de mobilité et de sécurité. Pour Clément Rivière, l’enjeu est aussi politique : “La Ville à hauteur d’enfants porte en elle une aspiration démocratique et républicaine forte, celle de donner à la notion d'urbanité toute sa dimension en offrant aux enfants la possibilité de partir à la découverte de l’autre, mais aussi en refusant l'anxiété généralisée et le risque de laisser l’attrait des écrans renforcer l’isolement”.