La ville à l’heure du changement.
DOSSIER : face à la crise, l'immobilier de bureau se réinvente

Dans un secteur de l’immobilier en berne, les bureaux sont en première ligne. Simple effet de la conjoncture ou tendance de fond ? MIDI:ONZE fait le point sur l’ampleur de la crise et esquisse quelques solutions…

En décembre 2024, le Consortium des Bureaux en France (CBF), qui rassemble La Place de l’Immobilier, la Foncière de Transformation Immobilière (FTI) et Linkcity défrayait la chronique en publiant une étude d’ampleur sur l’immobilier de bureau. Fondée d’après ses commanditaires sur “une approche exhaustive de l’ensemble des surfaces de bureaux du pays immeuble par immeuble”, celle-ci venait pointer la profonde crise du secteur, chiffres à l’appui. Sur les 173 de mètres carrés de bureaux que compte l’Hexagone, plus de 9 millions seraient vides. Pire : 2 millions de m2 de bureaux de 1000 m2 et plus, dont 1,2 millions en Ile de France, seraient carrément “en friche”, c’est-à-dire vacants depuis plus de deux ans.  

Les raisons du désastre sont nombreuses. Les piètres résultats de l’immobilier de bureau viennent d’abord s’inscrire dans une crise plus globale de l’immobilier depuis l’automne 2022. En cause : la hausse rapide et significative des taux d’intérêt, qui rendait l’accès des ménages à l’emprunt bancaire beaucoup plus difficile et coûteux. 

Les taux de vacance observés dans l’immobilier de bureau seraient aussi la résultante des mutations qui touchent le monde de l’entreprise depuis l’épidémie de COVID19, à commencer par l’essor du télétravail. Plus largement, ils viendraient signaler l'essoufflement d’un modèle économique surgi dans les années 1960 : la tertiarisation, ou société des services. Cet essoufflement serait d’abord démographique : avec le vieillissement de la population, la part des actifs diminue, et avec elle les besoins en bureaux. Or, malgré cette évolution prévisible, les promoteurs ont continué à construire et aménager des surfaces tertiaires, jusqu’à la surproduction. 

Désormais, c’est donc bien la transformation de ces mètres carrés vides qui mobilise les acteurs de la fabrique urbaine. D’autant que la crise de l’immobilier tertiaire va de pair avec une crise aigue du logement dans les zones les plus tendues, dont Paris et l’Ile-de-France. “Sachant que les 25-44 ans disposent en moyenne de 34 mètres carrés par personne dans leur logement, ces 2 millions de mètres carrés de friches pourraient loger près de 53 000 habitants à horizon 5 ans s’ils étaient transformés en logements”, peut-on lire par exemple dans le communiqué de presse publié en décembre 2024 par le CBF.

Dans un dossier sur le sujet, MIDI:ONZE s’intéresse ainsi à la transformation de quatre bâtiments tertiaires.

Dans un entretien avec Kinda Garman, directrice générale des Bureaux du coeur, le média des Ecofaubourgs souligne aussi que la crise du bureau pourrait offrir une réponse au mal-logement, en offrant un abri à ceux qui n’en ont pas…

2025-07-03
écrit par
Pierre Monsegur
Bernard Stiegler : "Sans socialisation, l'innovation technologique est une destruction"

Et si le confusionnisme qui marquait cette campagne présidentielle était le fruit d'une disruption ? S'il procédait au fond d'une déstructuration sociale engendrée par l'innovation technologique ? S'il était, en somme, l'envers du Big data, de l'intelligence artificielle, de Facebook, de l'ubérisation ? Philosophe et président de l'association Ars industrialis, Bernard Stiegler évoque les effets de déstabilisation des technologies numériques sur la société…  Question : Le mouvement des idées politiques, ces derniers mois, en France comme partout dans le monde, peut apparaître surprenant. Comment abordez-vous cet état du monde que l’on a finalement du mal à nommer ?

Pour nommer une situation politique, il faut des concepts. Or, c’est exactement ce qu’il manque aujourd’hui : dans le milieu académique comme à la gauche de l’échiquier politique, c’est le désarmement intellectuel généralisé, on ne sait plus comment penser les choses, les gens sont démunis. Lorsque je suis entré au Parti communiste dans les années 70, il y avait toute une littérature pour se former à l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse, etc. J’y ai découvert Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Derrida, Barthes, c’était formidable. Tous n’étaient d’ailleurs pas idéologiquement communistes – certains étaient des compagnons de route, d’autres non – mais à cette époque, on disait que pour changer le monde, il fallait d’abord armer les gens conceptuellement.Je reste proche de cette culture, même si je suis très critique sur les marxistes. Mais il faut réinventer la pensée politique. Je suis un homme de gauche, mais j’emploie de moins en moins ce terme parce que je le trouve dérisoire, même misérable. Ce qui s’appelle la gauche aujourd’hui est consternant de bêtises pour moi.

Dans une interview, vous aviez qualifié les années 70 de « libéral-fascisme » et dénoncé « Giscard qui engageait (…) l’âge de la crétinisation des foules » : en est-on aujourd’hui à son paroxysme ?

On paye les conséquences de tout cela, c’est évident. Giscard d’Estaing est pour moi l’un des hommes politiques les plus détestables que la France ait connu. Il a détruit tout ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans ce que De Gaulle et Malraux avaient mis en place. Il s’est opposé à la création du centre Pompidou. Il a transformé la télévision en organe de crétinisation, c’est avec lui qu’ont commencé ces émissions qui sont devenues des « variety show » et des « talks show ». C’est un processus qui passe par les médias de masse, évidemment. A la même époque, Georges Marchais a arrêté la nouvelle critique, il a fermé toutes les revues intellectuelles et coupé les ponts avec ce monde pour devenir un « ouvriériste » comme on disait à cette époque-là.Qu’est-ce qui menace aujourd’hui la vie sur Terre, à une échéance extrêmement courte ? L’augmentation de l’entropie, dans la biosphère. L’entropie, ce sont des traces physiques que l’on observe un peu partout : l’augmentation de la pollution, le désordre, la jetabilité. Mais c’est aussi l’entropie mentale, le fait que les gens n’arrivent plus à penser et à apprécier des différences, on devient complètement standardisé. Ce n’est pas vrai seulement pour les gens qui votent Trump, c’est vrai aussi des universitaires, des patrons, de Hollande, etc. Le système produit aujourd’hui une crétinisation planétaire.

L’élection de Trump en est le signe ?

Malheureusement, je n’ai pas été surpris par l’élection de Trump. Cela fait plusieurs années que je soutiens que la façon dont on laisse se développer, dans une sorte d’anarchie généralisée, l’innovation technologique – ce qu’on appelle la « disruption » – ne peut qu’engendrer ce genre de comportements. Trump, ce sont des comportements à la fois conservateurs et totalement désinhibés, inscrits dans des processus réactifs. Mais j’insiste : on retrouve ces processus à l’extrême-droite mais aussi à droite et à gauche. Je dis souvent que la dédiabolisation du Front National, c’est surtout la « lepénisation » du Parti Socialiste. Manuel Valls est pour moi un Le Péniste, il a fait exactement la même chose que Sarkozy.

"Le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos." Bernard Stiegler

Sur quels points ?

Sur la manière de récupérer l’actualité en permanence et de désigner des boucs-émissaires. C’est ce qui caractérise ces mouvements : les juifs autrefois, aujourd’hui les musulmans, les roms, les migrants, les fonctionnaires, les intellectuels, etc. C’est ce que j’avais essayé de conceptualiser dans un précédent livre, La Pharmacologie du Front National : le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos.Je ne veux pas justifier la position des électeurs du Front National, mais il faut chercher à comprendre. J’en connais plein, c’étaient mes voisins lorsque j’habitais un village en Picardie. Pourquoi votent-ils FN ? Parce qu’ils souffrent énormément et se prennent en pleine figure la disruption. Ils n’arrivent pas à transformer leur souffrance autrement qu’en réaction de bouc-émissariat. Tout simplement parce qu’on ne leur propose strictement aucune perspective. Il fut un temps où on proposait des perspectives plus ou moins bonnes, le gaullisme en était une – que j’ai beaucoup combattu, personnellement, mais c’était une vraie perspective – et ensuite il y en a eu d’autres, à gauche, etc. Mais tout cela s’est complètement décomposé.C’est d’ailleurs toute la grandeur du christianisme que de proposer de tendre l’autre joue. Je ne suis pas du tout chrétien, et je reste très anticlérical, mais j’essaye de réinterpréter ce discours : le but du christianisme, tendre l’autre jour, c’est interdire ce système qui tend au pharmacos.

Qu’est-ce que cette disruption que vous évoquez comme cause du problème ?

C’est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes.L’exemple le plus éloquent est probablement Facebook. Quand Marck Zuckerberg a créé cette plateforme, c’était pour que les petits mâles d’Harvard partagent entre eux les photos des petites femelles d’Harvard. C’est littéralement ce que veut dire « Facebook » : c’est un trombinoscope, c’est né comme ça. Zuckerberg n’avait pas l’intention de créer un réseau social, il ne savait même pas ce que c’était. Il a déclenché un processus malgré lui, avec les technologies qu’il connaissait. Après, on a très vite détecté le potentiel, et Zuckerberg a suivi, en mettant du capital-risque autour. Voilà comment en l’espace de 7 ans, Facebook est devenue la première communauté mondiale. Ou plutôt la première in-communauté mondiale, car cela court-circuite beaucoup de choses.

"La disruption est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes." Bernard Stiegler

Facebook est un danger, selon vous ?

C’est extrêmement maléfique, toxique. Cela produit la désintégration des rapports sociaux, parce que les réseaux sociaux sont en fait des réseaux anti-sociaux, ils détruisent les sociétés. Les gens qui s’emparent de cette technologie des réseaux sociaux ne me sont absolument pas sympathiques. Que ce soit les djihadistes, ou Trump qui a beaucoup exploité les réseaux sociaux pendant sa campagne. D’ailleurs, l’un des responsables de sa politique n’est autre que Peter Thiel, par ailleurs l’un des principaux fondateurs de Facebook : Zuckerberg est à l’origine du concept, mais Peter Thiel, le fondateur de Paypal, fait partie des premiers à avoir investi dedans.La disruption est désormais une stratégie enseignée, il y a une chaire de disruption à Harvard que dirige le professeur Clayton Christensen. L’idée est simple : pour gagner la guerre économique – car il y a aujourd’hui des écoles de « guerre économique », ça en dit long – il faut employer des armes disruptives pour saisir son adversaire, tout détruire et dès lors, avoir les mains libres.Tout le monde a commencé à s’intéresser à ce sujet quand on a découvert Uber. L’uberisation est une disruption de tous les systèmes de régulation de louage de voiture. Mais tout le monde en souffre, pas seulement les taxis. Beaucoup de gens ont argumenté que cela permettait à plein de jeunes du « 9-3 » de retrouver une activité économique, mais c’est tout à fait provisoire parce que le modèle d’Uber, c’est l’automatisation, c’est-à-dire des véhicules sans chauffeur.

Quelles sont les conséquences de ces processus disruptifs ?

La disruption produit un effet de tétanisation : les gens voient débarquer quelque chose d’insaisissable. C’est insaisissable par la loi parce que cela occupe des vides juridiques. On ne peut rien faire contre car ce n’est pas de l’illégalité à proprement parler. Et cela va extrêmement vite : quand vous commencez à comprendre comment vous pourriez contrecarrer le phénomène, cela s’est déjà transformé. C’est un processus particulièrement désintégrateur, et cela touche tous les pans de la société : l’économique, le politique, le droit, l’industrie, l’académique, etc…La disruption crée une misère sans précédent. Je plaide pour un traité de paix économique, car la guerre économique dans laquelle nous sommes aujourd’hui détruit beaucoup plus que les guerres mondiales du XXème siècle : il y a d’innombrables victimes physiques, des régions qui perdent tous leurs instruments de production, des territoires liquidés, c’est colossal. Cela donne des jeunes tentés par des aventures pulsionnelles, une pulsion de destruction.

"Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça." Bernard Stiegler

De quoi cette disruption procède-t-elle ?

Il y a eu plusieurs stades disruptifs dans l’Histoire, mais la disruption provoquée par le numérique depuis 1993 accélère tous les processus. Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça.Il y a une excitation depuis trois à quatre ans autour du Big Data, puis du Big Learning, dans lesquels d’énormes masses d’argent sont investies. On pense que tout est calculable, en temps réel. Les Big Data sont des systèmes de calculabilité qui portent sur des milliards de données simultanément. Cela porte sur vos comportements, pendant que vous avez ces comportements, sauf que c’est produit de manière si rapide qu’on est capable de modifier vos comportements, sans que vous vous en aperceviez. C’est vrai pour votre comportement de consommateur, votre comportement d’électeur, c’est vrai pour tout en vérité. Cela ne peut que produire des catastrophes.

Pourquoi ?

Je pratique les formalismes de la théorie des systèmes : je considère un être vivant, une société ou la biosphère comme des systèmes ouverts. Or un système ouvert peut tendre à se fermer, auquel cas il devient autodestructif. C’est ce qu’il se passe avec l’économie des Data : quand vous interagissez avec un système, celui-ci vous calcule et vous soumet à des trajectoires qui vous font correspondre au profil qu’il a calculé et que vous subissez ainsi complètement. Cela veut dire que le système computationnel n’intègre plus d’extériorité. C’est ainsi que l’on finit en système fermé, qui entrera à un moment donné en mutation chaotique, une mutation qui le détruit, là où un système ouvert est capable de provoquer des mutations incalculables, qu’il est capable d’assimiler.C’est un état d’urgence. Il faut absolument expliquer pourquoi ça ne peut pas fonctionner, alors que le monde entier investit dedans.

Que proposez-vous pour lutter contre cela ?

Il faut redévelopper du savoir. Tout ce que je viens de décrire est le résultat de ce que Marx avait appelé la « prolétarisation », c’est-à-dire la perte du savoir : le fait que votre savoir passe dans la machine et que ce n’est plus vous qui avez le savoir mais elle, qui finit ainsi par vous commander. Sauf que quand le savoir passe dans la machine, ce n’est plus du savoir, c’est de l’information. C’est-à-dire du calcul. C’est à ce moment-là que cela devient entropique : toutes ces machines qui calculent sont en train de produire une société automatique qui détruit l’emploi à très grande échelle. Le Forum de Davos considère que des millions d’emplois vont disparaître dans le monde occidental dans les années à venir.Il est donc temps de remettre du savoir et pour ça il faut donner du temps aux gens pour qu’ils puissent utiliser les automates pour les « désautomatiser ». Parce qu’un automate ne changera jamais sa règle de calcul, ce n’est pas possible. L’erreur du capitalisme est de ne compter que sur le calcul. Or il y a des choses qui ne sont pas dans l’ordre du calcul.

Vous dites que « la disruption est la dernière époque de l’anthropocène », c’est donc que vous reconnaissez le concept d’anthropocène comme pertinent pour penser le monde actuel ?

Je ne connais pas beaucoup de philosophes, aujourd’hui, qui ne s’intéressent pas à cette question. L’anthropocène est un concept fondamental, à condition qu’il produise celui du nég-anthropocène. Car l’anthropocène n’est pas vivable, c’est ce qu’écrivent d’ailleurs les théoriciens français Fressoz et Bonneuil : « on ne peut pas s’en sortir ». J’ai été assez choqué de les voir écrire qu’il fallait s’habituer à vivre dans l’anthropocène… C’est hors de question, sinon autant se suicider tout de suite. L’anthropocène n’est pas un état de droit, c’est un état de fait qui doit se changer. C’est terrible de voir des gens intérioriser un tel état de fait, c’est ce qui donne des djihadistes dans certains quartiers, des dealers dans d’autres.Il faut donc produire une théorie rationnelle du dépassement de l’anthropocène : c’est l’entropocène, l’augmentation de l’entropie. C’est une question essentielle car nous continuons aujourd’hui à fonctionner en économie avec les modèles de la théorie classique de Newton. C’est Georgescu-Roegen, le premier, qui a dit que l’économie ne pouvait plus s’appuyer sur la physique newtonienne, mais sur une physique de l’entropie, dans un monde de ressources limitées. Georgescu-Roegen propose une révolution totale des concepts de l’économie.

C’est un des fondateurs de la pensée de la décroissance.

Il a été mal interprété en France car ce n’est pas un décroissant, il n’a jamais utilisé le mot « décroissance ». Je suis en désaccord complet avec cette théorie sur laquelle on ne peut pas faire reposer un modèle économique. Je ne crois pas du tout que la théorie de la décroissance soit viable car elle ne théorise pas du tout l’investissement.L’investissement, c’est l’engagement de la libido dans un processus d’idéalisation, de sublimation, de transformation du monde. Et je peux vous dire que lorsque vous êtes engagés dans de tels processus, vous pouvez ne pas manger pendant 24h, vous ne vous en apercevez même pas.Tout le monde dit qu’on n’arrivera jamais à convaincre les français de manger moins de viande, de moins se chauffer ou de moins prendre leur bagnole. Mais ce n’est pas ça le problème : il faut les faire s’investir sur quelque chose. Aujourd’hui, on est dans le désinvestissement total, au sens freudien du désinvestissement. C’est ce qui donne le consumérisme, qui vient se substituer à l’investissement personnel et qui produit du désinvestissement. Le capitalisme vit sur l’exploitation de cette pulsion, une pulsion addictive, de répétition, une compulsion. Et cela se transforme beaucoup plus vite en pulsion de mort.C’est pourquoi il faut reconstruire une économie basée sur le savoir, qu’a détruit le calcul. Or quand il n’y a plus de savoir, il n’y a plus de saveur. Et sans saveur, il n’y a plus d’investissement. Sans investissement, il n’y a plus que de la pulsion. Et quand il n’y a plus que de la pulsion, il y a de la destruction…

Cela peut-il se faire sans technologie ?

Je ne suis pas du tout quelqu’un d’hostile au développement technologique, c’est même plutôt le contraire puisque je travaille pour l’Institut de recherche et d’innovation. Simplement, je pense que l’innovation n’est pas la destruction de la société. C’est d’ailleurs ce que disait Bertrand Gilles, un historien qui est un des premiers théoriciens français de l’innovation et qui a repris les travaux de Schumpeter. Il donne une définition intéressante de l’innovation qu’il fait apparaître au XIXème siècle avec la révolution industrielle : c’est la manière dont une innovation technologique crée une société et renforce une société. C’est l’innovation technologique + la socialisation. Sinon ce n’est pas de l’innovation, c’est de la destruction. Et c’est ça qu’on est en train de vivre en ce moment.C’est d’ailleurs l’autre grand apport de Georgescu-Roegen : la théorie de l’exosomatisation. Il dit que nous sommes des êtres exosomatiques, contrairement aux animaux qui produisent leur organe naturellement, par la biologie qui régule cette production. S’il y a parfois des organes mal formés, c’est une exception qui sera éliminée par la sélection naturelle très rapidement. Mais les animaux ne décident pas des organes qu’ils vont produire, tandis que nous, si. A partir de là, la biologie est remplacée par l’économie. Cela signifie pour moi qu’il faut faire une nouvelle théorie de l’être humain : j’appelle ça la nég-anthropologie. Qui est l’anthropos ? C’est celui qui peut à la fois augmenter et diminuer l’entropie, avec ses technologies. S’il va dans un modèle ultra-consumériste, il entre dans l’entropie, cela s’appelle l’anthropocène. Mais avec les mêmes technologies, il peut renverser la chose. Ce n’est pas être un technophile que de dire ça.

Vous dénoncez l’emprise des technologies actuelles tout en appelant à s’en servir pour le monde de demain ?

Je suis très critique, non sur la technologie, mais sur la manière dont on la pratique. Je ne crois pas du tout que la technologie soit neutre. Une technologie, si elle ne sert pas à produire du soin ou de la thérapeutique, elle produit forcément de la toxicité et de l’empoisonnement. C’est pour cela qu’il faut produire des thérapeutes, qui sont des prescripteurs. Pourquoi ne pouvez-vous pas aller à la pharmacie acheter des antibiotiques sans ordonnance médicale ? Car on considère que c’est dangereux et que cela doit être prescrit par des gens qui savent.

"Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable." Bernard Stiegler

Pour moi, la technique n’est pas le problème. L’hominisation, c’est l’exosomatisation : l’homme se constitue par la production d’organes nouveaux, c’est ce que dit Georgescu-Roegen. Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable. Là, on revient vers les vraies questions qui sont celles de l’investissement. Savoir s’il faut sortir ou non du capitalisme, ce n’est pas tellement mon problème…

Vous ne remettez pas en cause l’économie de marché ?

Je la remettais en cause il y a fort longtemps. Plus aujourd’hui, même si je continue de penser que ce n’est pas inéluctable que le marché dure éternellement. La question, ce n’est pas le marché, c’est l’hégémonie du marché, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est ce que dit Karl Polanyi, qui n’était pas vraiment marxiste mais qui était extrêmement critique contre le marché. On a à reconstruire une pensée, qui passe notamment par une relecture de Marx. Car Marx est un des premiers penseurs de l’exosomatisation. Certains textes méconnus en France portent une toute autre vision de l’avenir du capitalisme, et de l’exosomatisation.

En tant que théoricien actuel de la technique, que peut-on selon vous ajouter à la critique de la technique de Jacques Ellul, qui reste une référence sur le sujet ?

Jacques Ellul est une référence parce qu’il a compris le caractère systémique du système technicien. Mais Ellul n’a pas suffisamment théorisé ce que j’appelle la dimension pharmacologique de la technique. Nous n’avons pas forcément le même point de départ : Ellul est très influencé par Heidegger, qui rejette le calcul. Or je pense qu’on ne peut pas rejeter le calcul, mais qu’il faut être capable de le dépasser. Tout ce que l’on fait est toujours configuré par le calcul, on calcule en permanence, il n’y a jamais rien sans calcul.Moi je pense qu’il faut poser comme point de départ que l’Homme est un être qui se technicise. De toute façon, il continuera à le faire, il n’a pas le choix. Cela ne veut pas dire que les solutions sont technologiques. Les solutions sont savantes, au sens de ce qui produit du savoir, y compris du savoir-vivre.

2017-04-17
Écrit par
Pierre Monsegur
Mobilité des salariés et des marchandises : quelles solutions ?

Le 15 mars, la dixième édition du Salon Produrable à Paris consacrait deux tables rondes à la mobilité des salariés et des marchandises en milieu urbain. L’occasion de faire un point sur l’évolution de ces pratiques.

Inconfort des automobilistes, effet des microparticules sur la santé, et des émissions de CO2 sur le changement climatique, baisse de l’efficacité économique due au ralentissent de la production de valeur… On n’en finit plus d’énumérer les problèmes liés à la congestion routière en ville. A l’échelle individuelle, le temps perdu dans les embouteillages augmente chaque année : il représente 15 à 41 minutes par jour alors que l’offre de mobilité n’a jamais été aussi importante (auto-partage, transports en communs, plateforme de co-voiturage, flotte partagée…). Pour ce qui est de la mobilité des personnes dans leur trajet pendulaire domicile-travail, force est de constater que la voiture est toujours privilégiée avec une tendance forte à l’autosolisme. Alors que le co-voiturage grand public connaît un fort développement, le co-voiturage domicile-entreprise ne décolle pas, et plafonne à une moyenne de 1.07 personnes par voiture.

Mobilité des salariés : une myriade de solutions

En matière de mobilité dans le cadre professionnel, les solutions sont pourtant nombreuses. Parmi les intervenants aux tables rondes du Salon Produrable, Info Trafic propose depuis 17 ans aux entreprises des affichages dynamiques qui permettent aux salariés de faire des arbitrages de multi-modalités pour réduire leur temps de transport. Weepil a créé une application qui organise des groupes de co-voiturage réguliers durables. Celle-ci crée automatiquement les plannings de tours de rôles tenant compte des contraintes des uns des autres (loisirs, temps partiel…) avec une actualisation permanente en fonction des impondérables de dernière minute, qui sont souvent cités comme l’un des freins les plus forts. Enfin Bemobi, filiale de La Poste (l’un des premiers employeurs de France avec 250 000 collaborateurs), accompagne la mise en place de Plans de Déplacement en Entreprise. Ces PDE devraient se multiplier : l’article 51 de la Loi sur la Transition Energétique pour la Croissance Verte dispose que, dans le périmètre d’un Plan de Déplacements Urbains, toutes les entreprises regroupant plus de 100 salariés sur un même site doivent élaborer un plan de mobilité d’ici le 1er janvier 2018 pour améliorer la mobilité de leur personnel et encourager l’utilisation des transports en commun et le recours au covoiturage. La dirigeante de Bemobi  insiste sur l’importance de l’accompagnement humain dans la mise en œuvre des PDE : il faut expliquer pourquoi on demande aux salariés ce changement de comportement, dédramatiser, faire tester des moyens de transport alternatifs et animer au long cours le programme.Le cas du vélo est intéressant. Alors que des millions de salariés français habitent à moins de 7 kms de leur entreprise, seuls 2% y vont à vélo. A titre de comparaison, ils sont 10 % en Allemagne et 50 % aux Pays-Bas. En France ST Microelectronics à Grenoble montre que c’est possible avec 400 vélos garés dans son garage !La bonne réponse tient donc dans la multi-modalité et l’inter-modalité, l’utilisation de technologies ad hoc, la mise en place de l’accompagnement. Et pourquoi pas l’échange des lieux de travail entre employés qui occupent le même poste : c’est ce que propose JobiLX.

Le transport de marchandises, enjeu de poids

Le flux de marchandises dans la ville génère lui aussi des embouteillages et représente de 25 à 50 % des polluants urbains dans un contexte où aucune autorité ne régule ces flux. Dopée par le développement rapide de l’e-commerce  (+ 20% par an en France), la livraison des colis explose : on en livre aujourd’hui 500 millions par an en France et  1 million par semaine à Paris ! Le client veut en outre être livré de plus en plus vite (la livraison dans les deux heures n’est plus une utopie). Comportement schizophrénique car il redevient vite le citoyen qui ne supporte pas bruit, pollution et embouteillages de ces transports associés.La Poste, qui intervenait également sur ce thème, réfléchit à différentes solutions : rapprocher ses dépôts du centre alors que le coût du foncier les en a éloignés, créer des HLU (Hôtels Logistiques Urbains) qui mutualisent colis et livraisons de différents acteurs, choisir des propulsions plus propres pour ses véhicules (électrique, GNV, norme euro 6, agrocarburants et carburants de synthèse, moteurs hybrides…). Et pour le fameux « dernier kilomètre » la réponse peut être multiple : le client vient retirer lui-même son colis dans un réseau de point relais ou il lui est livré par un coursier à vélo (la Poste vient de racheter Stuart). Enfin, La Fabrique de la Cité, un think tank créé à l’initiative de Vinci, a présenté « feeding and fueling the city » trois scénarios prospectifs élaborés en 2016 pour repenser la logistique urbaine. Le premier, « la ville plateforme », répond à une vision régulée. Les collectivités reprennent en mains la construction d’une stratégie logistique territoriale en s’appuyant sur des centres de consolidation à la périphérie, des concessions logistiques de service public dans les arrondissements et un encadrement des livraisons et des utilisations de la voirie.Dans le deuxième, « la ville service », les collectivités laissent les acteurs économiques s’organiser dans un scénario « business as usual ». Faisant de plus en plus appel à la technologie, ce dernier propose une logistique mutualisée et optimisée en temps réel en s’appuyant sur l’ensemble des moyens logistiques disponibles. Quant au dernier scénario, « la ville territoire », il postule une rupture qui s’appuie sur une exploitation du potentiel productif (agricole comme industriel) du territoire sans prétendre à l’auto-suffisance et le développement de l’économie circulaire avec des citadins acteurs de cette évolution. Mais même si de nombreuses idées, solutions et expériences ont été évoquées lors du salon Produrable, il ne sera pas facile de sortir de l'addiction aux véhicules qui ont formaté nos villes et nos vies.

2017-03-17
Écrit par
Pierre Monsegur
Les municipalités, leviers de la transition ? Débat à la Biennale de Grenoble

Le week-end dernier, se tenait la 5e biennale de Grenoble, consacrée cette année aux villes en transition. Sous la houlette d’Eric Piolle, maire de la ville, l’événement a été l’occasion de discuter, bonnes pratiques à l’appui, une notion insuffisamment définie, et dont l’institutionnalisation fait débat. Par notre envoyé spécial.

Une municipalité peut-elle célébrer la transition ? C’est ce qu’a tenté de faire celle de Grenoble, ce week-end, à l’occasion de la « Biennale des villes en transition ». Pour la cinquième édition de cet événement auparavant réservé au seul habitat durable, la mairie avait ainsi décidé d’en élargir sensiblement l’objet, y incluant des réflexions autour de la participation citoyenne, les monnaies locales, la construction en bois, l’éducation populaire, etc., soit l’ensemble des enjeux qui participent d’une transformation profonde dans l’organisation de nos régimes politiques.Une première qui faisait sens pour Eric Piolle, le maire de Grenoble : « les villes sont aujourd’hui les territoires au carrefour de toutes ces transitions et les acteurs les plus susceptibles d’y répondre ». Une manière aussi de plaider en faveur de la reconnaissance du rôle des villes et de leur autonomisation politique pour faire face aux défis du XXIème siècle - discours de plus en plus fortement porté depuis la COP 21 : « en 2040, 60% de la population mondiale sera urbaine, rappelait ainsi Laurence Tubiana, ancienne négociatrice en charge de l’accord de Paris et marraine de cette Biennale. Il faut désormais compter sur les villes comme pouvoir essentiel dans le changement du modèle de développement ».

La transition, une constellation de bonnes pratiques

Pendant quatre jours, l’exercice a surtout consisté à raconter ce vaste mouvement à travers diverses initiatives déjà à l’œuvre, à Grenoble comme ailleurs. Du système géothermique géré par une SEM (société d’économie mixte) sur la presqu’île grenobloise à la renaturation des sites miniers de Essen, ville allemande nommée capitale verte européenne pour l’année 2017, de la réinsertion professionnelle par le maraîchage urbain organisée par une association dans la grande couronne de Grenoble à la piétonisation du centre-ville de Pontevedra en Espagne, c’est une mosaïque de bonnes pratiques dans le champ social, économique et environnemental que la Biennale mettait en lumière. Pour la ville présentée comme un laboratoire politique en France depuis l’élection d’une majorité composite de gauche, écologiste et citoyenne, en mars 2014, il s’agissait, de l’aveu d’Eric Piolle, de « rassembler des sources d’inspirations pour se donner de la force en partageant les richesses de tout ce qui existe partout ». Cet échange d’expériences s’est toutefois heurté à la difficile problématisation du phénomène : tout type de projet, par tout type d’acteurs, à toute échelle, peut-il se revendiquer de la transition ? « Ce sentiment d’éparpillement révèle aussi où en est le mouvement, qui est pour l’heure une sorte de constellation » confiait un organisateur. Si l’objectif du bien-vivre, auquel était consacrée une grande conférence avec Nicolas Hulot – l’autre parrain de l’événement – fait office de slogan de ralliement, des notions importantes telles que la résilience ou l’autonomie ont été plus effacées des débats.

« La transition est un mot qui convient à tout le monde, y compris aux institutions dominantes qui s’accommodent bien de cette idée de compromis. » Kirsten Koop

Or cette absence de définition de la transition pourrait s’avérer contre-productive, voire dangereuse : « la transition est un mot qui convient à tout le monde, y compris aux institutions dominantes qui s’accommodent bien de cette idée de compromis » expliquait Kirsten Koop, géographe, dans une table-ronde consacrée à la place de la société dans la transition. Raison pour laquelle ce terme même est en question : « la transition porte l’idée de continuité alors que c’est une rupture de civilisation qui se dessine. Je préfère parler de métamorphose » explique Olivier Frérot, philosophe invité à observer les débats, qui se montre aussi bienveillant à l’égard de la démarche que sceptique sur son issue : « cette « transition » ne peut pas s’opérer depuis les institutions existantes puisqu’elles sont directement câblées aux systèmes de valeur qui caractérisent le modèle dont on veut sortir ». C’est pourquoi ce dernier appelle depuis longtemps à « regarder ce qui est en train de naître en dehors ou à côté des institutions qui s’effondrent »[1].

Puissance publique ou citoyens : qui porte la transition ?

Le mouvement de la transition ne fait pas exception à cette longue histoire des rapports tendus entre mouvements sociaux et sphères politiques. Si la question de l’institutionnalisation se pose depuis le début pour les « transitionneurs »[2], elle a de nouveau traversé certains des débats de la Biennale. Ainsi de la grande Assemblée des communs, qui s’est tenue le samedi matin et a réfléchi en petits ateliers à la gouvernance d’un certain nombre de biens communs – la nature, la santé, l’urbain et la connaissance. Si la démarche s’inspire de ce qui se fait ailleurs en France, à Brest par exemple[3], elle se doit de suivre une méthodologie particulière : « cela ne peut pas se faire à l’initiative de la puissance publique » raconte une participante réticente à l’hébergement de cette Assemblée dans le cadre de la Biennale. Pour provoquer un débat sur ces questions-là, un « Off » avait été organisé en parallèle des conférences officielles. « Présenter la ville comme toute-puissante et alternative aux formes traditionnelles de pouvoir évacue la question des rapports de force à l’intérieur de cette ville » précisent les organisateurs de l’Atelier Populaire d’Urbanisme.

« Présenter la ville comme toute-puissante et alternative aux formes traditionnelles de pouvoir évacue la question des rapports de force à l’intérieur de cette ville. » L’Atelier Populaire d’Urbanisme.

Et une fois la conquête du pouvoir effectuée, on se confronte aux contradictions du pouvoir : « gagner une élection ne signifie pas reprendre la ville » rappelait Beppe Caccia, chercheur en histoire politique, lors de la soirée conclusive orientée sur la question du nouveau municipalisme. Evoquant Murray Bookchin, père du municipalisme libertaire, Magali Fricaudet, coordinatrice à CGLU (Cités et Gouvernements Locaux Unis) s’est appuyée sur l’exemple des villes espagnoles : « ce ne sont pas des partis politiques qui y ont gagné les grandes villes, mais des alliances de mobilisation très ancrées dans les territoires, sur des sujets concrets ». A Barcelone, on appelle même cela des « confluences », « car le terme de coalition sous-entend trop l’idée de pouvoir » explique Cesar Ochoa du mouvement Barcelone En Commun, dont il rappelle que Podemos est une composante parmi d’autres : « le parti politique n’est qu’un vecteur, c’est le citoyen qui est le producteur des politiques publiques ».En substance, c’est pourtant la même idée que prône Eric Piolle, dans un autre débat sur les fractures urbaines : « si on attend que ce soit la ville qui se lance, par exemple en agriculture urbaine, cela ira moins vite que si les citoyens mènent leur propre projet ». Récusant les craintes de récupération politique, le maire de Grenoble défend l’idée d’une municipalité en « accompagnement » des projets de terrain, qui rend possible l’engagement citoyen dans une société d’acteurs en réseau[4]. « Les citoyens sont les artisans à la racine de la transition » résume Kirsten Koop dans ce qui ressemble à un constat partagé. Il pourrait y en avoir un autre, concernant la vocation majoritaire de ces mouvements de fond. Car Eric Piolle ne s’en désespère pas : « c’est un peu plus que l’avenir, c’est déjà le présent : la transition, ce ne sont pas plein de petites gouttes un peu partout, c’est une vague en formation ». On lui souhaite de ne pas s’échouer trop tôt.

[1] Voir la tribune dans Libé (http://www.liberation.fr/auteur/15802-olivier-frerot) ou différentes publications telles que « Nos institutions publiques à bout de souffle » et « Solidarités émergentes, institutions en germe » (https://solidaritesemergentes.wordpress.com/).

[2] Voir à ce sujet l’article dans Reporterre relatant un débat sur cette question lors du Festival des Utopies Concrètes, en 2013.

[3] Plus d’infos sur le site Assemblée des communs : http://assembleedescommuns.org/

[4] Voir à ce sujet l’interview dans Reporterre d’Eric Piolle en mai 2016

2017-03-15
Écrit par
Pierre Monsegur
LAVille : une utopie en réponse à l'explosion urbaine

Dans le cadre de l'association les Grands projets du 21e siècle (AGP21), Damien Giolito présentait le 23 février dernier à Paris le concept LAVille. Soit un modèle urbain pouvant s'appliquer jusqu'aux villes de 3 millions d'habitants, résilient, durable, inclusif et adaptable dans le monde entier. Midionze y était.

Damien Giolito est ingénieur génie civil de formation. Il a travaillé pendant 15 ans sur des constructions diverses avant de passer son brevet de pilote et se lancer dans la cartographie aérienne. C’est sûrement cette vue macro du développement du territoire et notamment des villes qui lui a inspiré son concept de ville durable, qu’il a nommé LAVille.Sa réflexion part d’un constat sans concession quant aux impasses de notre développement actuel. "La population urbaine est de 4 milliards aujourd’hui et compte déjà près de 1 milliard de personnes habitant dans des logements précaires. 2,5 milliards de nouveaux citadins sont attendus dans les villes d’ici 2045, écrit-il sur son blog. Il sera donc nécessaire de créer des infrastructures (villes, logements, industries, bureaux, commerces, hôpitaux, écoles) pour sensiblement 3 milliards de personnes dans le monde d’ici la moitié du siècle." Or, les villes se développent aujourd’hui de façon concentrique, comme des « grumeaux » qui finissent par s’agglomérer et détruisent au passage la nature et les ressources en terres arables qui pourraient les nourrir.

Un cahier des charges exigeant

L'ingénieur a donc imaginé un développement urbain durable et résilient à partir d’un cahier des charges très exigeant : pas de pétrole, pas de voitures, pas de déchets, pas de pollution, neutralité carbone, un accès à la nature à moins de 2kms et un autre aux transports à moins de 1 km, une auto-suffisance alimentaire - le tout sans anticiper aucune rupture technologique !Alors finis les grumeaux qui collent, vive l’architecture multicellulaire. Damien Giolito propose d'aménager une ceinture urbaine de 2km de large entourée de quatre voix de trains (deux sens et deux vitesses : express et omnibus). Des constructions de 4 étages maximum agrègent différentes fonctions (industrie, logements, commerces, services, …) et accueillent 3millions de personnes avec une densité de 6 000ha/m2. Différentes bandes intérieures concentriques sont destinées aux loisirs, aux jardins familiaux, aux services de recyclage, à la production d’énergies renouvelables (panneaux solaires, méthanisation, éoliennes, ..) et au stockage de l’eau. Le cœur de cette cellule de 80 km de diamètre est réservée à de la permaculture et LAVille est entourée de « vraie nature » sanctuarisée. Le concept qui n’est pas sans rappeler celui des cités-jardins de Ebenezer Howard  est séduisant sur le papier mais cette cité durable ne restera t elle qu’un « paradis de l’ingénieur » ?

Pour en savoir plus :

La vidéo de présentation du concept : https://www.youtube.com/watch?time_continue=143&v=9nfSbas3fGM

2017-02-24
Scott D. Sampson : "Nous ne résoudrons pas la crise écologique si nous ne réduisons pas l’écart entre les enfants et la nature"

Son dada à lui, ce sont les dinosaures. Paléontologue chevronné et vulgarisateur scientifique hors pair, le canadien Scott D. Sampson est aussi un fervent défenseur de la nature. Dans Comment élever un enfant sauvage en ville (éditions les Arènes, 2016), il souligne la nécessité d’engager les plus jeunes à renouer avec un milieu naturel que l’urbanisation, le règne des écrans et l’obsession sécuritaire rendent de plus en plus lointain et abstrait. Il a expliqué à midi :onze comment faire.

Vous êtes un biologiste un paléontologue de renom. Pourquoi avez-vous choisi d’écrire Comment élever un enfant sauvage en ville ?

Ma mère et mon père avaient en commun leur amour de la nature, et ils s’adonnaient à cette passion en allant fréquemment camper ou lors d’excursions dans des espaces naturels. Evidemment, dans les années 1960 et 1970, la plupart des enfants avaient la liberté de vagabonder. Pour moi, cela équivalait à explorer la forêt située à quelques blocs de ma maison dans les quartiers ouest de Vancouver, en Colombie Britannique. Ma mère en particulier était un merveilleux mentor, même si je doute qu’elle se définissait de cette manière. Elle alimentait en permanence ma curiosité pour tout ce qui avait trait aux sciences naturelles. L’un de mes sujets de prédilection était les dinosaures. Alors que tous les enfants ont leur phase dinosaure, je n’en suis jamais sorti ! Certains aiment à dire que je ne suis jamais vraiment devenu adulte !En tant que père d’une adolescente, j’ai eu très envie d’élever une enfant sauvage. Quand j’ai découvert qu’il n’y avait pas de livres grand public offrant aux parents, aux enseignants et autres éducateurs les outils et stratégies dont ils avaient besoin pour connecter les enfants avec la nature,  j’ai décidé d’écrire Comment élever un enfant sauvage en ville.

Dans ce livre, vous décrivez une enfance contemporaine confinée entre les quatre murs du logement ou de l’école, alors que votre propre enfance était une succession d’explorations de votre environnement. Quand s’est opéré ce basculement, et quelles en sont les causes ?

La « migration vers l’intérieur » de l’enfance s’est opérée seulement à la dernière génération. Les technologies numériques en sont les principales responsables : une fois passé tant de temps devant des écrans, il en reste bien peu pour les aventures en plein air. Vient ensuite la peur du risque, et l’idée que les enfants vont devoir affronter la menace d’inconnus si on les laisse sans surveillance. Alors que les taux d’enlèvements et d’abus d’enfants par des étrangers ne sont pas plus élevés aujourd’hui qu’en 1950 ou 1960, les peurs parentales en ce domaine sont bien réelles et ne peuvent être dissipées. Autre problème : l’emploi du temps surchargé des enfants. Pour leur offrir les meilleures chances de réussite et d’épanouissement, on leur donne beaucoup plus de devoirs que la génération précédente. Et c’est désormais la norme de les inscrire au sport, à un cours de musique, et autres activités extra-scolaires. Il ne s’agit pas de rendre les parents et éducateurs fautifs de cette migration vers l’intérieur : chacun veut le meilleur pour ses enfants. Mais il est temps de faire une pause et d’admettre que nos efforts en ce sens ne sont peut-être pas ce qu’il y a de mieux pour la santé et le bonheur de nos enfants, ni pour développer leur potentiel. La nature n’est pas une panacée, mais elle peut être une étape décisive vers une enfance plus saine et épanouissante.

Quels sont les effets d’une éducation passée à l’intérieur (sur la santé, mais aussi sur le changement climatique, la biodiversité, etc.) ?

L’idée d’écrire Comment élever un enfant sauvage en ville est née d’un double constat. Le premier tient à la déconnexion contemporaine des enfants et de la nature, et de ses effets sur leur santé. L’enfant nord-américain moyen passe entre sept et dix heures par jour devant un écran, et quelques minutes à jouer librement dehors – ce qui constitue un changement dramatique par rapport à la génération précédente. Sans surprise, les taux d’obésité, de TDAH (trouble déficitaire de l’attention/hyperactivité), de maladies cardiaques et de dépression infantiles ont monté en flèche. De nombreuses études démontrent à présent l’importance cruciale du jeu libre pour le développement physique et cérébral. D’autres études tout aussi nombreuses soulignent le pouvoir de l’apprentissage pratique et en contexte dans des espaces naturels. Pour le dire simplement, les enfants ont besoin de nature, et ce besoin n’est pas satisfait.

"L’enfant nord-américain moyen passe entre sept et dix heures par jour devant un écran, et quelques minutes à jouer librement dehors – ce qui constitue un changement dramatique par rapport à la génération précédente. Sans surprise, les taux d’obésité, de TDAH (trouble déficitaire de l’attention/hyperactivité), de maladies cardiaques et de dépression infantiles ont monté en flèche." Scott D. Sampson

Le second constat tient à la santé des espaces où nous vivons. Demandez à un groupe de scientifiques de nommer les principaux défis de notre temps : il y a fort à parier qu’ils vous citent le changement climatique, l’extinction des espèces et la destruction de leur habitat. A cette liste, nous devons ajouter une autre crise très largement commentée : la déconnexion homme/nature. Or, comment créer des sociétés écologiques et durables si nous ne nous soucions pas des lieux où nous vivons ? Et comment s’en soucier si nous ne passons pas du temps en plein air, et n’établissons aucune connexion intellectuelle et émotionnelle avec ces espaces ? Aider les enfants à tomber amoureux de la nature mérite d’être une priorité nationale (et internationale), au même titre que la réduction des émissions de GES et la préservation des espèces et espaces naturels. En effet, on peut démontrer qu’il sera impossible de résoudre la crise écologique si nous ne réduisons pas l’écart entre les enfants et la nature.

A l’inverse, quels sont les bénéfices d’un contact régulier avec la nature ?

Des recherches récentes indiquent que les expériences menées dans la nature sont essentielles à une croissance saine. Une exposition régulière  la nature peut atténuer le stress, la dépression et les troubles déficitaires de l’attention. Elle réduit également l’agressivité, combat l’obésité et dope les résultats scolaires. Plus significativement encore, passer du temps dans des espaces naturels semble bénéfique au développement cognitif, social et émotionnel des enfants.

Dans nos sociétés urbaines, les enfants connaissent principalement la nature à travers des écrans et des images. Les livres pour enfants, notamment, sont pleins de vaches, de moutons et de loups. Dans votre livre, vous explique qu’une telle approche ne remplace pas le contact direct avec la nature. Pourquoi ?

Les technologies et les images de la nature peuvent être les adjuvants d’une connexion avec la nature. Mais la vraie connexion s’enracine dans  l’expérience directe, fréquente, multisensorielle dans des espaces extérieurs sauvages et semi-sauvages. Heureusement, on peut trouver ce genre d’espaces y compris dans les villes.

Comment les adultes peuvent-ils aider les enfants à se connecter avec la nature ?

Le processus de connexion avec la nature résulte de trois facteurs, applicables à tout âge, et contenus dans l’acronyme EMC.  E désigne l'expérience, entendue comme une série de contacts directs qui engagent tous les sens. La nature doit être appréhendée par les yeux, les oreilles, l’odorat et les pores de la peau tout autant que par le cerveau. Une minorité d’entre nous ont besoin d’être convaincus qu’il existe une légenre différence entre tenir une limace ou contempler un ciel étoilé par une chaude nuit d’été et leurs versions virtuelles. Seule cette expérience directe a le pouvoir de nourrir des connexions émotionnelles.

"La nature doit être appréhendée par les yeux, les oreilles, l’odorat et les pores de la peau tout autant que par le cerveau." Scott D. Sampson

Le M de EMC est le mentorat. Etre un mentor de la nature ne revient pas à apprendre aux enfants à survivre dans un milieu sauvage. Cela ne nécessite pas d’être un expert de la nature (même si certains mentors le sont), ou de guider chaque activité d’un enfant au grand air. Un mentor pose beaucoup de questions et offre peu de réponses. Il est un complice, un compagnon d’explorations, un chasseur d’indices, qui dirige de derrière plutôt que de devant. Le mentor accorde lui-même de la valeur à la nature, et transmet cette valeur aux enfants. Plus important, il s’assure que les enfants disposent d’un temps suffisant et libre dans les espaces naturels.Le dernier point de EMC est comprendre. L’accent ici n’est pas mis sur l’accumulation d’informations sur la nature, telles que le nom des plantes et des animeaux (même si cela arrive). Bien plus important est de donner au enfants un sens du grandiose de l'environnement, et de les aider à percevoir les connexions profondes qui les lie au monde naturel. De quelle manière l’énergie et la matière irriguent votre écosystème ? Quelle est l’histoire de votre environnement – celui qui englobe la Terre, la vie et les humains ? Une fois que ce savoir de base est instillé, même de façon générale, les enfants gagnent durablement en perspicacité. Et pour que la connexion avec la nature puisse réellement se faire, la connaissance doit être incarnée et être de nature à influer aussi bien sur l’esprit que sur les émotions. Si les adultes s’assurent que les enfants reçoivent ces trois ingrédients, ceux-ci vont naturellement entrer en contact avec la nature.

Dans votre livre, vous décrivez l’adulte comme un mentor et l’invitez à se comporter comme un coyote. Pouvez-vous développer cette idée ?

Les coyotes sont malins. Tout comme les mentors. Ils inspirent non pas en rapportant des faits, mais en posant des questions provocantes. Ils guident les enfants en conspirant avec eux. Ils créent des occasions de surprise et d’émerveillement. Et ils permettent aux enfants d’avoir autant de liberté que ne l’autorise leur sécurité. Dès le milieu de l’enfance (et parfois plus tôt), les enfants ont besoin de se séparer des adultes et d’en être indépendants. L’un des plus grands défis des mentors de nature est de satisfaire ce besoin, et de combattre la tentation d’être toujours présent. Au lieu d’être des parents « hélicoptères », il faut se faire colibri – ce qui consiste à donner aux enfants de l’espace et de l’autonomie pour prendre des risques, en sirotant du nectar à distance et à s’approcher seulement si c’est nécessaire. Si l’idée de rester en arrière vous rend nerveux, éloignez vous progressivement et voyez comment vous réagissez. Surveillez aussi la façon dont les enfants ressentent votre éloignement. A mesure qu’ils grandissent, il devient de plus important d’acter cette séparation pour laisser aux enfants la liberté de prendre des risques, de faire des erreurs et d’en assumer les conséquences. Le but ne devrait pas être d’éliminer le risque ; mais plutôt d’apprendre aux enfants à appréhender le risque, faute de quoi ils devront en subir des conséquences bien plus grandes une fois adolescents ou adultes. En suivant cette voie vers une liberté de plus en plus grande, vous verrez vos enfants gagner en capacité et en confiance en eux.

"Des interactions fréquentes avec le monde naturel à proximité de chez soi sont les plus à même d’influencer nos émotions et de favoriser une connexion profonde." Scott D. Sampson

La traduction française de votre livre est « Comment élever un enfant sauvage en ville. » Dans votre ouvrage au contraire, vous décrivez des expériences menées dans un contexte naturel. Est-il possible d’élever un enfant sauvage en ville, où la nature sauvage est absente ? Si oui, à quelles conditions ?

Dans la mesure où le contact avec la nature doit s’appuyer sur une vaste somme d’expériences en plein air, l’enjeu est moins de faire des excursions ponctuelles dans des espaces vraiment sauvages tels que les parcs nationaux, que de passer davantage de temps dans une nature proche. Des interactions fréquentes avec le monde naturel à proximité de chez soi sont les plus à même d’influencer nos émotions et de favoriser une connexion profonde. C’est pourquoi la nature proche qui s’épanouit dans les arrière-cours, les jardins, les cours d’école et les parcs sont des terrains plus propices à une connexion avec la nature que des paysages sauvages plus éloignés. La clé est de commencer à remarquer la nature environnante, à s’engager avec elle directement, et à promouvoir cette capacité à l’émerveillement qui vient naturellement aux enfants.

Quel rôle l’école peut-elle jouer dans cette découverte de la nature ?

Les écoles peuvent jouer un rôle immense dans la connexion avec la nature. En effet, l’éducation à la nature se diffuse partout dans le monde. Les cours d’écoles peuvent devenir des salles de classe, tout particulièrement si elles sont agrémentées de jardins et de plantes vernaculaires susceptibles d’attirer les insectes et les animaux. Une simple requête Google sur les « cours d’écoles vertes » vous révélera pléthore d’idées incroyables !Quels sont les obstacles à une telle « école de la nature » ?Le plus grand obstacle aux « écoles de la nature » est le manque d’expérience des enseignants en matière d’enseignement en plein air et de capacité à mobiliser les élèves sur n’importe quel sujet en utilisant la nature environnante. Heureusement, il existe aujourd’hui de nombreuses ressources en ligne et formations pour les enseignants…

Pour en savoir plus :

Scott D. Sampson, Comment élever un enfant sauvage en ville, éditions les Arènes, 2016, 396 pages, 21,90€

2017-02-16
Témoignage : Le compost, entre transition écologique et lien social, par Jean-Jacques Fasquel

Jean-Jacques Fasquel est Maître-Composteur, consultant en prévention des déchets et accompagne collectivités, bailleurs, établissements scolaires, jardins partagés ou entreprises  dans la mise en place de cette gestion locale de traitement des déchets organiques. Pour midionze, il revient sur sa CompoStory et décrit la façon dont elle a inspiré la Mairie de Paris.

En 2007, quand certains pensaient à la présidentielle en se rasant, moi je pensais au compost en épluchant !  A cette époque, j’étais engagé à titre personnel dans une transition écologique et la question des bio-déchets s’est vite posée, d’autant qu’ils représentent un tiers de notre poubelle domestique. Le compostage in situ me semblait la solution évidente pour détourner cette matière organique de la collecte, de l’incinération et de ses pollutions induites. J’habite à Paris (12ème) dans une résidence de 540 logements appartenant à un bailleur social, Paris Habitat. M’appuyant sur un retour d’expérience de Rennes Métropole qui s'était déjà lancée dans l’aventure dès 2006, j’ai proposé à mon bailleur et à ma Mairie d’arrondissement de lancer un compost en pied d’immeuble. J’avais identifié une ancienne aire de jeu pour enfants désaffectée qui paraissait un lieu idéal. Après un silence du bailleur, la Mairie d’Arrondissement a organisé une réunion où les différentes parties prenantes se sont mises autour d’une table pour s’accorder sur les conditions de cette expérimentation, qui n’existait pas encore dans la capitale. L’association des locataires a accueilli le projet avec enthousiasme, le bailleur est devenu un soutien motivé et a financé le projet. J’ai pu commencer à recruter les volontaires par un courrier avec coupon réponse distribué dans toutes les boites aux lettres de l’immeuble.C’est ainsi qu’en juin 2008 une vingtaine de foyers se sont retrouvés pour inaugurer le site de compostage. Un Maître-Composteur nous a expliqué la marche à suivre. Elle consiste à stocker nos déchets organiques (épluchures ou restes de fruits et légumes, marc de café ou encore coquilles d’œufs) dans un « bio-seau » (un réceptacle plastique de 7 à 10 litres) distribué à tous, et à venir le vider, au rythme de notre choix (idéalement au moins une fois par semaine) dans l’un des composteurs. Nous mélangeons cet apport aux anciens déchets et ajoutons de la matière sèche (feuilles mortes, broyat) pour aérer et équilibrer le compost. Les composteurs sont de grands bacs en bois (600 litres) à couvercle dans lesquels les déchets organiques se transforment progressivement en quelques mois (et sans odeurs) grâce aux bactéries, aux champignons et enfin aux invertébrés dont le ver Eisenia Foetida est la star incontestée.

"On se retrouvait autrefois autour du lavoir. C'est désormais au pied des composteurs… au moment des apports ou à l’occasion des opérations de maintenance (brassage, retournement, tamisage,…) et des moments de convivialité." Jean-Jacques Fasquel

Cette inauguration s’est clôturée par notre premier « apéro-compost », dont je me souviens avec émotion : au-delà du caractère  « pionnier » de cette expérience nous étions en train de tisser du lien social et nombre des personnes présentes ce jour-là sont devenues des amis. On se retrouvait autrefois autour du lavoir. C'est désormais au pied des composteurs… au moment des apports ou à l’occasion des opérations de maintenance (brassage, retournement, tamisage,…) et des moments de convivialité.Dès le lendemain de l’événement, un bouche à oreille positif a généré de nouvelles  inscriptions, pour atteindre au fil des années un plafond de 80 foyers (nous sommes tout de même limités par la place). Nous avons dû ajouter régulièrement des bacs complémentaires pour pouvoir absorber les 8 tonnes de déchets organiques déposés chaque année par les participants. Nous obtenons en six mois un compost de qualité qui est utilisé pour les plantes d’intérieur ou de balcon, et sert surtout à amender le sol d'un jardin partagé de quarante-cinq parcelles que nous avons créé pour boucler la boucle du retour à la terre. Deux ruches, un poulailler et autres nichoirs ou abris à insectes complètent la panoplie de notre jardin éco-responsable.En s’inspirant de cette initiative, la Ville de Paris a lancé en 2010 un accompagnement pour favoriser le compostage collectif en pied d’immeuble. Ainsi,  tout Parisien qui habite un immeuble et souhaite installer un compost collectif peut soumettre sa candidature et, si le projet remplit les conditions (notamment l’accord du gestionnaire de l’immeuble et la participation de 10 habitants minimum), bénéficier gracieusement du matériel (3 bacs, des bio-seaux et un mélangeur), de la formation et de l’accompagnement d’un Maître-composteur dans les différents phases du projet (audit, installation et suivi) pendant une année. Ce programme est également proposé aux écoles maternelles et primaires ainsi qu'à des sites institutionnels de la Ville. Aujourd'hui prés de 500 sites de compostage collectif ont ainsi été mis en route.Le compostage de quartier est une autre solution pour les citoyens qui n'ont pas la chance de pouvoir le faire au pied de leur immeuble (pas d'espace ou pas d'accord des parties prenantes). Il y a également une vraie demande des Parisiens pour cette alternative et je m'en suis bien rendu compte quand j'ai lancé le premier compost de quartier en octobre 2014 dans les jardins de la Maison des Associations du 12e sous l'égide de l'Association Compost A Paris. Nous avons recruté 130 foyers et nous étions même complets avant l'inauguration ! Depuis, de nombreux projets ont été lancés ou sont en cours de genèse. Ils ont d’ailleurs été plébiscités dans le dernier budget participatif parisien. Je travaille par exemple sur la création d'un autre site dans le 12e à Bercy.

"Mon cœur ira toujours vers les solutions de compostage partagé et citoyen car elles permettent à chacun de prendre la responsabilité de ses déchets plutôt que d'être consommateur d'un service de collecte et, comme on l’a déjà dit, cerise sur le gâteau, de créer du bien vivre ensemble." Jean-Jacquel Fasquel

Même si la Ville de Paris est volontaire et proactive sur le compostage partagé, il reste deux points cruciaux à améliorer. Il faut d’abord être en capacité de livrer aux sites le broyat nécessaire à l’équilibrage du compost et donc à sa bonne transformation sans odeurs. Cela semble une gageure en l’absence de transversalité entre les divers services municipaux. Le broyat (bois broyé) est en effet produit par le Service Espaces Verts mais est utilisé par le Service Propreté, pilote du programme de compostage. Autre blocage : le Service Espaces Verts refuse aujourd’hui d’utiliser le compost produit en quantité par les composts de quartier qui n’ont pas toujours les débouchés suffisants.En ce début d’année 2017, une expérimentation de collecte sélective de biodéchets et de compostage et de méthanisation va débuter dans les 2e et 12e arrondissements. Fort des retours d’expérience cette collecte sera généralisée à terme à tout Paris. Même si cette collecte sélective est indispensable et complémentaire pour une ville aussi dense que Paris, mon cœur ira toujours vers les solutions de compostage partagé et citoyen car elles permettent à chacun de prendre la responsabilité de ses déchets plutôt que d'être consommateur d'un service de collecte et, comme on l’a déjà dit, cerise sur le gâteau, de créer du bien vivre ensemble.

Crédit photo : Anne-Lore Mesnage

2017-01-27
Mainstenant préfigure l'avenir des friches

Ecolieux, éducation, agroécologie et émancipation : ces quatre mots pourraient résumer la démarche de l'association Mainstenant, née sur les braises de Nuit Debout. Architectes, urbanistes, étudiants, sociologues, entrepreneurs..., ils ont décidé de prendre en main le devenir du monde en faisant revivre des territoires en friche. Véritables explorateurs urbains, ils identifient des zones à l'abandon et se mettent en lien avec les pouvoirs publics. Six mois après le début de l'aventure, les premiers résultats sont plus qu'encourageants.

« Toujours des mots, encore des mots… parole, parole, parole »… C’est justement pour ne pas tomber dans la caricature des mouvements utopiques que les fondateurs de Mainstenant se sont tous relevé les manches pour que l'idée d’une ville reconnectée à ses campagnes puisse éclore plus rapidement. Ce collectif, devenu depuis peu une association, est aujourd'hui présidé par Nicolas Voisin, son cofondateur avec huit autres personnes. Celui qui à une autre époque s'est illustré en créant un média inédit, le défunt Owni, est totalement galvanisé quand il explique, très clairement, l'objectif d'une telle réunion de savoir-faire et d'esprits collaboratifs. « Une bonne partie d'entre nous s'est rencontrée à Nuit Debout. Pendant six mois nous avons lutté contre les institutions avec ce sentiment que cela ne suffisait pas, que nous n'allions pas gagner. Mais quitte à ne pas gagner tout de suite autant construire la suite du monde. Petit à petit s'est décantée cette idée d'aller travailler sur des lieux abandonnés avec une triple démarche : réappropriation des métiers traditionnels émancipateurs, création de classes buissonnières, reconnexion entre ville et campagne afin de nourrir les centres urbains grâce à la permaculture, l'aquaponie, les mini-fermes... » Et pourquoi ne pas faire des émules partout ailleurs en France tout en s'inspirant des démarches qui existent et qui sont convaincantes ?

Il ne faut pas être résigné. Nous inventons la suite. Je ne crois pas que cela soit utopique. Paradoxalement, c’est même plutôt dans l'air du temps. La plus âgée est architecte et travaille sur ces sujets depuis plus de trente ans. Le plus jeune a dix-neuf ans.

Réparer le monde

Maintenant, main dans la main (d'où le nom Mainstenant), ces néo-ruraux veulent donner leur chance aux générations futures de s'en sortir, de prendre en main leur futur alors même que le sens actuel de l'histoire ne joue pas en leur faveur. Nelson Mandela, a dit : « L'éducation est l'arme la plus puissante que vous pouvez utiliser pour changer le monde... ». C'est aussi le principal crédo de l'association. Ainsi, l'un des principaux objectifs est de parvenir à mettre en place ces fameuses écoles buissonnières afin d'accueillir des jeunes citadins une ou deux fois par semaine et de les mettre en contact avec la terre sur les deux premiers sites qu'ils expérimentent depuis l'été 2016 : « La plage » sur l'île du Platais (78) et l'ancienne piscine municipale d'Esbly (77). « Nous avons une whish list d'une dizaine de lieux en région parisienne sur lesquels nous nous documentons et deux lieux sur lesquels nous sommes désormais présents et avons entamés des discussions avec les habitants, les municipalités, et les propriétaires, explique Nicolas Voisin. La Marne et la Seine nous passionnent : il y a 250 îles dont un tiers ne sont pas occupées. Sur la Marne, il y a un potentiel incroyable car ce n'est pas une autoroute à bateau. La Seine, c'est plus compliqué... ».

Les difficultés ne proviennent pas essentiellement du trafic mais surtout du nombre d’interlocuteurs. Du côté de Platais, qui se situe à l'intersection de trois communes (Médan, Villennes-sur-Seine, Triel-sur-Seine) et se divise en deux parties (le village Physiopolis et « La Plage », un ancien complexe aquatique abandonné depuis le début des années 2000 et appartenant à des propriétaires privés), les démarches sont moins évidentes qu'à Esbly, où l'on s'achemine courant mars vers la signature d'une convention d'occupation précaire. Un projet à destination du conseil municipal a d'ailleurs été élaboré afin de se projeter durant les trois prochaines années. Il met en avant la réalisation d'une mini ferme, d'un espace de coworking, d'un fablab, d'espaces d'accueils pour les enfants dans les « soucoupes » en béton et de jardins de permaculture. Il y a donc deux dynamiques différentes et le collectif se fait un devoir de tout documenter sur les projets en cours d'une manière totalement transparente via son site Internet.

"Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire." Nicolas Voisin

Des "oasis de vivre-ensemble"

Actuellement, et en attendant le feu vert de la mairie d'Esbly pour débuter des chantiers participatifs, une dizaine de membres, dont certains ont même abandonné leur travail, se retrouvent régulièrement à Physiopolis, l'ancien village dit naturiste initié sur l'île du Platais par les Frères Durvilles, où un sympathique voisin leur a mis à disposition pour l'hiver un chalet. Ils en profitent pour faire des études de sols, envisager la réhabilitation de bungalows, la mise en terre d’un potager avant de lancer très prochainement une campagne de Crowdfunding. L’autre grand chantier de l’année, c’est la rédaction d’un rapport destiné aux maires de France, afin de leur montrer l’intérêt de valoriser des territoires abandonnés en « oasis de vivre-ensemble ». « Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire », insiste Nicolas Voisin. Comment éviter la gentrification ? Tout simplement en travaillant avec d’autres associations comme Aurore et les Grands Voisins sur du logement précaire et des chantiers de réinsertion. Le chemin est encore long, mais chaque semaine, le collectif séduit de nouveaux membres ou sympathisants avec des talents et des savoir-faire qu’ils sont prêt à partager. Quand on pense open-source, collaboration et environnement, l’avenir prend tout de suite une tournure plus salvatrice.

2017-01-23
Écrit par
Pierre Monsegur