
Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement.
Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique.
Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…
La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.
Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention.
Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance.
Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ? Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.
19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025
L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.
Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)
Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)
Horaires : 11h-19h
De la sarcellite (ou « maladie des grands ensembles ») aux fractures territoriales, il semblerait que l’aménagement urbain sécrète ses pathologies propres, comme le corps a les siennes. Soigner l’espace pourrait alors mobiliser les mêmes recettes que la médecine. D’où l’ambition affichée par Laurent Petit, fondateur de l’ANPU (agence nationale de psychanalyse urbaine) : psychanalyser les villes du "monde entier" pour identifier le "PNSU" (point névro-stratégique urbain) où se concentrent les névroses géographiques et amorcer un "TRU" (traitement radical urbain) de nature à guérir les troubles. Pour ce faire, il questionne habitants et experts avec les bénévoles qu’il aura su mobiliser, compulse les archives, dissèque le territoire puis livre ses conclusions au cours de conférences canulars où il aura pris soin de convoquer les équipes municipales. Depuis 2003, ce quadragénaire potache et faussement ingénu a ainsi couché sur le divan Vierzon, Tours, Marseille, Hénin-Beaumont, et même des départements entiers comme les Côtes d’Armor. Il le fait généralement à l’invitation d’institutions culturelles – théâtres ou centres d’art.
Il faut dire que Laurent Petit n’est ni psychanalyste ni urbaniste ou expert de l’aménagement. L’homme vient du théâtre de rue, dans lequel il s’est lancé sur le tard après une fugace et morne carrière d’ingénieur. Ses premières interventions publiques ont consisté à démontrer les liens secrets qui unissent Mickey Mouse à Michel-Ange ("Mickey l'ange"). L’idée de psychanalyser les villes lui est venue un peu par hasard, quand le collectif d’architectes eXYZt lui a demandé de jouer les experts à l’occasion d'une remise de diplôme.
Après ce premier contact avec la fabrique de la ville, il enchaîne rapidement et s'adjoint le concours de quelques complices, dont Charles Altorffer alias « Urbain l’enchanteur ». Il y a d’abord la psychanalyse de Vierzon, un fiasco qu’il raconte sur le mode potache dans La Ville sur le divan : introduction à la psychanalyse urbaine, ouvrage paru début octobre aux éditions La Contre Allée. Mais c’est Maud LeFloc’h, directrice du pOlau, pôle des arts urbains, qui lui met véritablement le pied à l’étrier en 2008 : « quand je lui ai parlé de psychanalyse urbaine, ça a fait tilt tout de suite, explique Laurent Petit. Elle m’a invité à analyser Tours, où elle travaillait. » Comme il le raconte dans son livre, la cité ligérienne est un cas vraiment étonnant : si son « arbre mytho-généalogique » révèle un rapport compliqué à la Loire, mère volage n’arrêtant pas de changer de lit, c’est surtout dans la rivalité avec Saint-Pierre-des-Corps, batârde « rouge » malmenée par Tours la blanche bourgeoise, que se noue la névrose locale. Après avoir situé le PNSU tourangeau sous l’autoroute qui clive les deux villes, le psychanalyste propose donc de les réconcilier en inaugurant le Point zéro, un pilier peint en rouge et blanc, en présence des maires des deux villes.
"A Port-Saint-Louis dans les Bouches du Rhône, le maire est venu nous dire qu’on en était arrivés aux mêmes conclusions que l’agence d’urbanisme locale, mais pour un prix largement inférieur !" Laurent Petit, "psychanalyste urbain
Ailleurs, la cure peut passer par la création de Z.O.B (zones d’occupation bucolique, destinées à fertiliser la ville) ou d’AAAH (autoroutes astucieusement aménagées en habitations), selon le trouble identifié. Dans tous les cas, on rit beaucoup.
Malgré le potache de ses mises en scène (ou plutôt grâce à lui), l’ANPU pourrait pourtant se révéler un allié inattendu du politique dans la tâche délicate qui consiste à aménager le territoire. Les analyses produites par Laurent Petit s’avèrent souvent pleines de bon sens : « A Port-Saint-Louis dans les Bouches du Rhône, le maire est venu nous dire qu’on en était arrivés aux mêmes conclusions que l’agence d’urbanisme locale, mais pour un prix largement inférieur ! ». S’adjoindre l’expertise d’un psy urbain ne coûte pas grand-chose en effet – entre 7 et 10 000 euros, donc bien moins qu’une étude diligentée par un cabinet « sérieux ». Surtout, la candeur et la bouffonnerie de l’ANPU ouvrent sur une tout autre façon de mettre en scène un projet urbain. Voyant dans sa démarche une façon de faire de la concertation autrement, Laurent Petit est très attentif à mobiliser un public étranger à la fabrique de la ville : « la mode est à la déresponsabilisation, mais en trouvant des approches ludiques, on peut remettre les habitants dans le jus, » note-t-il. Il jouit pour mener à bien cette tâche d’un privilège propre à l’artiste : le franc-parler. « Aucun élu ne peut venir expliquer que la bagnole ou le pavillon, c’est fini, explique-t-il. Nous, on a la possibilité de projeter la population dans trente ou quarante ans, mais on le fait avec humour, pour décongestionner tout ça. »
"Aucun élu ne peut venir expliquer que la bagnole ou le pavillon, c’est fini. Nous, on a la possibilité de projeter la population dans trente ou quarante ans, mais on le fait avec humour, pour décongestionner tout ça." Laurent Petit
En mobilisant grâce à l’humour et la poésie, Laurent Petit ouvre ainsi sur une autre manière d’interpréter le territoire et de « faire la ville ». Dans la lignée de la psychogéographie, projet situationniste visant à analyser l’influence du milieu géographique sur le comportement psycho-affectif des individus, sa démarche dresse la critique en acte de cinquante ans de fonctionnalisme : « la psychanalyse urbaine est un outil poétique qui permet de lutter contre la rationalité, les statistiques, les moyennes, résume Laurent Petit. C’est une façon de mettre un peu d’enchantement, de poésie et d’irrationnel dans la pratique des professionnels de la ville. » Rien de surprenant dès lors à ce que l’ANPU ait d’emblée intéressé architectes et urbanistes, et se soit vu convier à des colloques très sérieux. Dans cet engouement, Laurent Petit voit le signe qu’il est peut-être temps de lancer sa discipline sur la carte du monde. Il se réjouit d’être invité à des formations, et de voir les textes de l’ANPU traduits en Italien, où pourraient voir le jour les premières analyses hors de l'ANPU. Voulue comme une « introduction à la psychanalyse du monde entier », La ville sur le divan, son premier livre, devrait y contribuer. Idem pour le Traité d’urbanisme enchanteur que prépare son complice Charles Altorffer...
Laurent Petit, La Ville sur le divan : introduction à la psychanalyse urbaine du monde entier, éditions La contre allée, Paris, 2013, 316 p., 20 euros
Ils s’appellent "ramène ton bol", "au coin du grill", "deux à deux" ou "la machine à vapeur" et s’égrènent au milieu des photographies de cantines itinérantes comme les étals des commerçants sur un marché. Conçus par des étudiants en art, design, paysage, architecture ou école d’ingénieur, ces prototypes en bois à l’échelle 1 figurent parmi les lauréats du concours Minimaousse, qui récompense tous les deux ans des projets de micro-architecture, avant de les présenter à la Cité de l'architecture et du patrimoine.
Le thème de cette cinquième édition, « ma cantine en ville », avait donné lieu l'an dernier à une exposition au VIA assortie d'un colloque. Puisant dans la foisonnante typologie établie alors, les trente dispositifs primés (sur 400 dossiers reçus) disent la variété des moyens mis en oeuvre à travers le monde pour nourrir les citadins pressés, et rassemblent en un même objet, mobile et modulable, de multiples fonctions : transporter les aliments (à vélo, à mobylette, par porteur, etc.), les conserver, les préparer, les cuire, les présenter et les consommer. Une façon de montrer que la « street food », pratique universelle en plein renouveau sous nos latitudes, ne se limite pas aux food trucks et autres baraques à frites, ni même au seul acte de manger… Pour Fiona Meadows, responsable de programmes à la Cité de l’architecture et organisatrice de Minimaousse 5, la cuisine de rue permet d’abord de questionner nos usages de l’espace urbain contemporain, et notamment de ses « vides » : « à l’origine du concours, explique-t-elle, notre intérêt pour les espaces publics et le constat que nos sociétés avaient tendance à en exclure la street food, sinon à l’interdire. »
La « street food », pratique universelle en plein renouveau sous nos latitudes, ne se limite pas aux food trucks et autres baraques à frites, ni même au seul acte de manger…
Fédératrice et bon marché, celle-ci est pourtant un adjuvant rêvé de tous ceux qui veulent fertiliser la ville et y aménager les conditions favorables au « vivre ensemble ». En transformant une place, un trottoir ou un parking en point de rassemblement où l’on peut s’asseoir, manger et discuter, elle permet de rompre avec l’urbanisme fonctionnel, pour qui les espaces publics sont essentiellement des lieux où l’on passe, jamais des lieux où l’on reste. D’où l’intérêt croissant des artistes et collectifs de tout poil pour les cantines de rue : d’EXYZT à Cochenko, en passant par l’artiste autrichien Erwin Wurm qui vient d’installer une baraque à frites ultra design dans le centre-ville de Lille, ils sont de plus en plus nombreux à y reconnaître un moyen efficace de mobilisation et de dialogue, et ce d’autant plus qu'à l'inverse du fast food standardisé, la street food se veut savoureuse et de qualité. « Ces dispositifs témoignent du bonheur d’être en ville, note Fiona Meadows. Manger dans un lieu qui a la rue pour décor fait évidemment partie du plaisir. »
Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que le concours Minimaousse ait proposé pour consignes de « réactiver l’espace public » et d’« inventer de nouvelles civilités »… La reconquête collective de la rue ne justifie pourtant pas à elle seule le regain d’intérêt des créatifs et des gastronomes pour la street food. Reflet de l’appétit contemporain pour la mobilité et le nomadisme, le phénomène dit aussi les mutations à l’œuvre dans la sphère économique, et pourrait être l’indice d’une précarisation croissante de nos sociétés. Dans les pays pauvres, la cuisine de rue est depuis toujours un moyen de subsistance. Il se pourrait qu’elle le soit aussi de plus en plus dans les pays riches : « pour de jeunes chefs qui débutent et n’ont pas les moyens d’acheter un fond de commerce, ça peut être un moyen de développer une activité, souligne Fiona Meadows. Dans un contexte de montée du chômage, la street food représente un tout petit investissement, et permet de créer de l’emploi. »
"Pour de jeunes chefs qui débutent et n’ont pas les moyens d’acheter un fond de commerce, ça peut être un moyen de développer une activité." Fiona Meadows, organisatrice du concours Minimaousse
Encore faut-il que le contexte réglementaire soit favorable à son épanouissement, ce qui est encore loin d’être le cas en France. Perçue par les restaurateurs comme une concurrence déloyale, la cuisine de rue se voit opposer tout un tas d’obstacles par les municipalités. D’où la création de l’association « Street food en mouvement » sous la houlette de Thierry Marx. Son objectif ? Contribuer au développement du phénomène en encadrant les pratiques et en aidant les projets à obtenir les autorisations nécessaires. Pour le cuisinier français, l’enjeu est de taille : « La street food est une vraie alternative à la malbouffe, un puissant moteur d’intégration dans la société, peut-on lire sur le site Internet de l’association. La Street food, c’est l’avenir. »
"Ma cantine en ville, voyage au coeur de la cuisine de rue", jusqu'au 2 décembre à la Cité de l'architecture et du patrimoine.1, place du Trocadéro, Paris 16e. Tous les jours sauf le mardi, de 11h à 19h, le jeudi jusqu'à 21h. Entrée libre.
Minimaousse 5, Ma cantine en ville : voyage au coeur de la cuisine de rue, Paris éditions Alternatives, 2013, 252 p., 25 euros
L’installation d’un caviste ou d’une boutique bio au milieu des commerces exotiques, l’ouverture d’une galerie branchée dans une zone que la clientèle aurait pourtant le réflexe d’éviter, l'aménagement d'une zone 30 : c’est à ce genre de signes qu’on peut mesurer la transformation sociale d’un quartier. Les Parisiens repèrent ces signes d’autant mieux qu’ils ont accompagné la « boboïsation » de Belleville, Ménilmontant ou Montreuil depuis la fin des années 1990, et qu’ils commencent aujourd’hui à se faire jour, quoique très discrètement, à Pantin ou Saint-Denis. C’est toujours peu ou prou la même histoire : d’abord relativement épargnés par l’envolée du prix du mètre carré, les quartiers populaires attirent une population de plus en plus aisée en quête d’opportunités, et qui vient disputer aux habitants originels la réserve foncière disponible. Pour décrire un phénomène qui touche Paris comme New York, Berlin ou Bordeaux, on ne parle pas d’embourgeoisement mais de « gentrification ».
"le déclin des emplois d’ouvriers (en partie compensés par les emplois de service peu qualifiés) et la forte augmentation des emplois cadres sont des facteurs de gentrification, explique Anne Clerval, géographe et auteur de Paris sans le peuple aux éditions La Découverte. Ils sont eux-mêmes liés aux choix politiques macro-économiques qui ont accompagné la mondialisation néolibérale et l’internationalisation croissante de la production." Anne Clerval, autrice de Paris sans le peuple (éditions La découverte)
L’anglicisme a l’avantage de souligner ce que le processus doit aux mutations récentes de l’économie et la recomposition sociale qu’elles entraînent : « le déclin des emplois d’ouvriers (en partie compensés par les emplois de service peu qualifiés) et la forte augmentation des emplois cadres sont des facteurs de gentrification, explique Anne Clerval, géographe et auteur de Paris sans le peuple aux éditions La Découverte. Ils sont eux-mêmes liés aux choix politiques macro-économiques qui ont accompagné la mondialisation néolibérale et l’internationalisation croissante de la production. » Autrement dit, la mondialisation et la concentration dans quelques grandes villes des activités les plus qualifiées (ie : la métropolisation) accouchent d’une nouvelle géographie sociale marquée par une mise à l’écart (spatiale, économique et culturelle) des classes populaires. Alors que celles-ci sont assignées aux grands ensembles et, de plus en plus, à l’espace périurbain et rural, les villes centres tendent à devenir l’apanage quasi exclusif des populations les mieux intégrées à l’économie-monde : cadres, professions intellectuelles supérieures, etc.
Selon Anne Clerval, la gentrification serait d’abord le fait de la petite bourgeoisie intellectuelle issue de la massification scolaire et caractérisée par un fort capital culturel. Pour la chercheuse, cette frange occupe une position « intermédiaire dans les rapports de classe entre la bourgeoisie, qui détient encore les moyens de production, et les classes populaires, qui n’ont que leur force de travail. Elle joue un rôle d’encadrement, en facilitant directement l’exploitation des employés et des ouvriers par les détenteurs du capital », à moins qu’elle n’ait « un rôle indirect d’inculcation idéologique, à travers tous les métiers de l’enseignement, de la culture, des médias, et toutes les fonctions qui sont prescriptrices de normes, qui assurent le maintien de l’ordre social. » Relativement homogène en termes de valeurs et dominante sur le plan culturel, elle est en revanche hétérogène sur le plan du revenu. A Paris, avec la hausse des prix de l’immobilier dans les années 1990, sa frange la plus fragile économiquement a donc été contrainte de s’installer dans les zones qu’elle avait jusqu’alors soigneusement évitées : les quartiers populaires de l’Est, qu’il s’agisse du canal Saint-Martin, de Belleville et dans une moindre mesure de Château Rouge, ou, plus loin, de Montreuil ou Bagnolet. C’est en effet dans ces quartiers que le différentiel de rente foncière (rental gap), c’est-à-dire l’écart entre la rente liée aux usages actuels du sol et celle qui pourrait être capitalisée si ces usages changeaient, est la plus grande. Bien qu’insalubres et mal famés, ils sont proches du centre, bien pourvus en offre de transports, et se caractérisent par un bâti ancien de type faubourien ou industriel facile à valoriser, pour peu qu’on le réhabilite. C’est la raison pour laquelle la gentrification de l’Est parisien s’est accompagnée d’un vaste mouvement de rénovation du parc immobilier privé.
Selon Anne Clerval, la gentrification serait d’abord le fait de la petite bourgeoisie intellectuelle issue de la massification scolaire et caractérisée par un fort capital culturel.
En France, ce mouvement a été largement secondé par les politiques de la ville. Dans l’Est parisien, il a coïncidé dans les années 1990 avec la mise en œuvre d’incitations à la rénovation. Les opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) subventionnent alors en partie les travaux d’amélioration du logement conduits par les propriétaires privés et copropriétés, cependant que la réforme du prêt à l’accession et la baisse des taux d’intérêt stimulent la course à l’achat. A la même époque, la déréglementation des loyers dans le cadre de la loi Malandrin-Mermaz (1989) accélère la gentrification en favorisant nettement l’intérêt des propriétaires et donc l’investissement locatif et la spéculation. Conséquence : entre 1998 et 2012, le prix des appartements anciens a été multiplié par 3,7 à Paris…
On le voit : la gentrification est essentiellement une dynamique foncière et patrimoniale. Cumulative, elle est d’abord le fait des franges les plus précaires de la petite bourgeoisie culturelle (artistes, intermittents, pigistes, etc), puis touche des catégories sociales de plus en plus favorisées : cadres, journalistes dans l’audiovisuel, ingénieurs, etc. A mesure que celles-ci conquièrent un quartier, l’offre culturelle se développe, le cadre de vie s’améliore et de nouveaux commerces font leur apparition. L’envolée des prix ne recouvre pourtant pas entièrement un phénomène qui s’accompagne partout où il a lieu de discours enthousiastes sur les vertus de la mixité sociale – mixité que les gentrifieurs confondent généralement avec la diversité ethnique et culturelle. La valorisation du « vivre-ensemble » et de « l’ouverture à l’autre » vient ainsi justifier après coup un choix résidentiel largement contraint par le marché. On peut alors voir dans la tolérance des gentrifieurs une stratégie de distinction sociale vis-à-vis de la bourgeoisie traditionnelle vivant dans « l’entre soi » des « ghettos du ghota », mais aussi vis-à-vis des « beaufs » qui peuplent les banlieues pavillonnaires et votent FN. Une telle lecture est d’autant plus tentante que les discours des gentrifieurs sur la mixité sociale cadrent mal avec leurs pratiques quotidiennes. Ils coïncident par exemple avec un évitement scolaire quasi systématique, qui contraint les enfants des classes les plus aisées à des trajets quotidiens parfois très longs dans le seul but d’éviter le collège ou le lycée de secteur. En somme, comme l’écrit le géographe Christophe Guilluy dans Fractures françaises, « l’image sympathique du « bobo-explorateur » arrivant en terre « prolo-immigrée » dissimule la réalité d’une violente conquête patrimoniale. L’euphémisation de ce processus est emblématique d’une époque « libérale libertaire » où le prédateur prend le plus souvent le visage de la tolérance et de l’empathie. » Ce « visage » avenant des gentrifieurs pourrait d’ailleurs expliquer, au moins en partie, pourquoi leur mainmise sur la ville soulève à Paris si peu de résistances dans les rangs des militants et parmi les classes populaires…
Face à un phénomène qui touche toutes les métropoles françaises, la seule réponse politique consiste à relancer la production de logements sociaux. Votée en 2000, la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (dite loi SRU) contraint ainsi les communes de plus de 3 500 habitants (1 500 en Ile-de-France) à porter à 20% la part de leur parc social. A Paris, selon les estimations de l’Apur, on serait ainsi passé de 13,4% en 2001 à 17,6% en 2012. Pourtant, même quand les municipalités jouent le jeu (et nombre d’entre elles s'y refusent) une telle mesure a des effets limités sur la gentrification, et ce pour deux raisons. D’abord, la production de logements sociaux coïncide avec la raréfaction des logements privés dégradés, voire insalubres, qui étaient jusqu’alors occupés par les classes populaires : « La construction de logements sociaux n’est pas suffisante, affirme Anne Clerval, en particulier à Paris parce qu’elle passe par la destruction (ou le remplacement) d’un plus grand nombre de logements (certes de piètre qualité) qui étaient accessibles aux classes populaires. »
"La construction de logements sociaux n’est pas suffisante, en particulier à Paris parce qu’elle passe par la destruction (ou le remplacement) d’un plus grand nombre de logements (certes de piètre qualité) qui étaient accessibles aux classes populaires." Anne Clerval
Autrement dit, la production de logements sociaux ne compense pas la captation et la rénovation par les gentrifieurs du parc social « de fait ». Entre 1982 et 1999, la part des logements dits « sans confort » est ainsi tombée de 29,4% à 3,6%.Ensuite, les logements sociaux créés dans le cadre de la loi SRU ne s’adressent plus seulement aux classes populaires. A Paris, pour favoriser la mixité sociale dans certains quartiers pauvres, une grande partie du parc y a été attribuée, via des dispositifs comme le prêt locatif à usage social (PLUS), à des ménages dont les revenus excédaient pourtant les plafonds d’attribution. A l’inverse, les prêts locatifs aidés d’intégration (PLAI, qui recouvrent le logement très social) ne constituent que 25% des logements agréés entre 2001 et 2011.Enfin, les appels à la mixité sociale à l’échelle du quartier se traduisent par un rééquilibrage géographique du logement social dont les effets sont délétères : à Paris, sous prétexte de favoriser la production de logements sociaux dans les arrondissements déficitaires, tout en la maîtrisant dans les zones déjà bien pourvues, on a limité la part des classes populaires à l’échelle de la ville…Dès lors, il se pourrait qu’une lutte efficace contre la gentrification passe d’abord par la reconnaissance de son caractère social : « les bons sentiments comme l’ouverture à l’autre n’ont pas grand-chose à voir avec une politique de redistribution des richesses, rappelle Anne Clerval. Autrement dit, c’est l’idéologie même de la mixité sociale qu’il faut remettre en cause à l’heure où on ne parle plus du tout de remettre en cause les inégalités sociales. »
Anne Clerval, Paris sans le peuple : la gentrification de la capitale, Paris, la découverte, 2013. Lire un extrait ici et là un article sur le sujet.Christophe Guilluy, Fractures françaises, Champs essais, Paris, Flammarion, 2013
Je tiens à préciser que je ne suis pas promoteur. J’ai choisi ce terme par provocation. C’est un mot très négativement connoté : pour les architectes et les paysagistes, le promoteur, c’est le méchant ! Or, je pense qu’on peut faire de très belles choses en tant que maître d’ouvrage, et qu’on peut avoir une approche éthique du métier. Du coup, j’entends plutôt le terme au sens de « moteur », de celui qui impulse. Quant à la « courtoisie urbaine », il faut y voir l’attitude qui consiste à prendre le temps de comprendre, d’écouter, dans une démarche empathique, à rebours de ce que font la plupart des professionnels de la ville. La courtoisie dont je parle est un idéal, un temps pour que l’humain existe. L’habitant expert existe vraiment. Il peut apporter une vraie valeur ajoutée au projet !
J’inverse le timing habituel du promoteur. Dans un schéma classique, l’utilisateur final d’un bâtiment ne participe pas à sa conception. A l’inverse, je propose de passer un an à travailler avec un groupe d’habitant, de prendre le temps d’animer une communauté, de la structurer pour voir comment elle pourra habiter ensemble. La personnalisation du logement constitue 5% de cette démarche, qui consiste surtout à construire de l’en commun. En aucun cas je ne dis aux gens comment ils devront habiter ensemble. Tout doit être discuté, y compris la performance énergétique, le choix du BBC ou du passif.
"Dans un schéma classique, l’utilisateur final d’un bâtiment ne participe pas à sa conception. A l’inverse, je propose de passer un an à travailler avec un groupe d’habitant, de prendre le temps d’animer une communauté, de la structurer pour voir comment elle pourra habiter ensemble." Rabbia Enckell, fondatrice de l'agende Promoteur de courtoisie urbaine
Absolument ! L’agence part de l’homme, dans ses interactions avec les autres. Il s’agit d’essayer de voir comment mon voisin m’aide à vivre mieux. La démarche est elle-même source de bien être, puisqu’elle permet aux gens de se rencontrer et d’échanger.
J’ai été formée à l’école du paysage à Versailles, et j’y avais comme enseignant Michel Corajoud, paysagiste et grand prix de l’urbanisme. A rebours des paysagistes de l’époque, il ne concevait pas son intervention comme une façon de remplir les creux, mais s’intéressait aux pleins de la ville. Il nous a aidés à devenir légitimes sur la ville, à en revendiquer la connaissance. Une fois mes études terminées, j’ai passé un an en agence et j’ai vu la limite des marchés de définition. Je me suis dit qu’il fallait passer du côté plein. C’est à ce moment que j’ai répondu à une offre d’emploi de Brémond. Ce promoteur m’a donné la possibilité de construire tout en restant fidèle à moi-même. Avec lui, on est dans le faire, on confronte les choses à l’échelle 1, on a la possibilité d’expérimenter : on a livré les 1ers bâtiments à énergie positive, et on s’est intéressés très tôt aux questions de responsabilité sociétale. Le participatif a été la limite de mon travail chez Brémond. J’ai senti qu’il fallait monter une structure parallèle, d’où la création de l’agence il y a un an.
Quand j’ai commencé a vouloir impliquer les habitants, je ne savais pas ce qu’était l’habitat participatif. En revanche, je connaissais le travail de patrick Bouchain. C’est lui qui m’a inspiré le terme de promoteur. Puis, j’ai découvert toutes les richesses du faire ensemble et de l’agir collectif en voyageant en Finlande. J’ai aussi vu qu’il existait dans ce champ un petit écosystème très militant, parfois trop. Mon ambition est de rendre l’habitat participatif accessible à tous, au-delà de ce cercle très politisé. Je professionnalise la démarche. Les coopératives d’habitants ont fait de très belles choses, mais dans un entre soi social. Je voulais garder ce principe de la libre association, mais sans la cooptation.
"Les coopératives d’habitants ont fait de très belles choses, mais dans un entre soi social." Rabbia Henckell
A l’île Saint-Denis, notre projet rassemble pour l’instant 9 ménages très hétérogènes : il y a des seniors, des familles, des couples mixtes, des primo accédants…
Nous participons à un programme d’habitat groupé à l’Ile Saint-Denis, dont le groupe Brémond est promoteur, et qui est pour nous un projet pilote. La ville avait inscrit dans la charte de l’écoquartier qu’il y aurait un îlot d’habitat participatif. Elle avait aussi à cœur de voir ce projet sortir de terre dans un délai satisfaisant, alors qu’il y a souvent des retards de livraison pour ce type de bâtiment. Ici, le dépôt du permis de construire ne devait pas se faire au-delà du 4e trimestre 2014. D’où l’intérêt de faire appel à une agence comme la nôtre, qui travaille dans le calendrier du promoteur.Je m’étais fixé une limite de 30 ménages, et idéalement de 20. Le programme accueillera 16 à 18 familles au final. J’ai commencé à rencontrer des familles bloquées dans leur parcours résidentiel car l’offre actuelle ne leur correspond pas. Je les ai emmenées sur place, leur ai montré les lieux et expliqué la démarche. Toutes étaient rassurées par le fait qu’il y ait un maître d’ouvrage.
"Dès le permis de construire est purgé de tous recours, on peut lancer les travaux sans attendre, comme c’est le cas dans une promotion classique, que la commercialisation soit faite à hauteur de 50%." Rabbia Henckell
Suit un premier atelier où tout le monde se rencontre. On lance la démarche au moment où on a la moitié du groupe d’habitants (comme une promotion classique). Le premier document que je distribue aux futurs habitants est une fiche des attentes. On leur demande de lister les prestations et la surface souhaitées, ainsi que le budget dont ils disposent. Ils ont un mois et demi pour définir leur logement et leurs attentes, mais aussi ce à quoi ils sont prêts à renoncer. Je leur annonce le prix de sortie du m2, et donc ce qui est possible de faire. Ensuite, on établit un contrat avec chaque habitant. Je m’y engage à leur permettre d’accéder à un logement privé, ainsi qu’à un pourcentage des parties communes dans les limites de leur budget. J’annexe à ce contrat la méthodologie de travail avec mes honoraires.Les appels de charge commencent au moment du dépôt du permis de construire. On déroule alors une VEFA classique. Dès le permis de construire est purgé de tous recours, on peut lancer les travaux sans attendre, comme c’est le cas dans une promotion classique, que la commercialisation soit faite à hauteur de 50%. En somme, le temps « perdu » en amont du projet est regagné à ce moment-là.
Anne D’Orazio, chercheuse en habitat participatif, explique qu’en auto-promotion on peut espérer économiser 20%. Sauf qu’en général, les dépassements liés à l’absence de professionnalisme se montent à 17%. Le fait de travailler avec un maître d’ouvrage, qui sait faire tenir recettes et dépenses dans un planning. Mais l’aspect participatif du projet déleste aussi des frais de commercialisation et des frais de communication… L'idée est que ma rémunération ne génère pas de surcoût supplémentaire, car elle se fait sur un nombre d'ateliers et non sur la transaction. Et puis nous ne nous lançons pas dans des outils de communication sophistiqués mais mettons en oeuvre des outils simples tels que Facebook ou autres blogs que le groupe fera vivre par lui même...
Il y a d’abord la question des espaces communs. Les promoteurs réfléchissent aujourd’hui à en proposer, parce que les communes les réclament et que la construction de commerces en rez-de-chaussée a ses limites et débouche souvent sur des vitrines au blanc d’Espagne. L’agence apporte une vraie solution à cela…Ensuite, la démarche a une haute valeur sociétale. Elle est l’occasion pour les promoteurs de démontrer qu’ils peuvent être des acteurs responsables de la ville, et non de simples spéculateurs fonciers.
"La démarche a une haute valeur sociétale. Elle est l’occasion pour les promoteurs de démontrer qu’ils peuvent être des acteurs responsables de la ville, et non de simples spéculateurs fonciers." Rabbia Henckell
Elle apporte aussi une solution à la commercialisation, même si je ne me définis en aucun cas comme une commerciale. Enfin, elle assainit la relation avec les habitants : la levée de réserves, qui est toujours un moment délicat dans la VEFA, est alors plus simple, puisque le projet est déjà approprié. Cela crée moins de frustrations.
Travailler dans le cadre d’une VEFA permet justement de les contourner. C’est le promoteur qui souscrit la garantie future d’achèvement, qui donne la caution immobilière pour le terrain, qui paye le permis de construire, le géomètre, etc. Le fait de travailler avec un maître d’ouvrage permet aussi de contourner la solidarité financière qui fait que si quelqu’un se désiste, tout le groupe est fragilisé. Aujourd’hui, les banques sont intellectuellement incompatibles avec l’habitat participatif. Alors qu’en restant dans le cadre de la VEFA, on les rassure.
Il y a une demande sociale de plus en plus forte pour ce type de projet, mais pas d’offre. Nous vivons une crise du sens, et l’habitat participatif est une façon de fabriquer de l’en commun, de permettre aux gens de se rencontrer et de se connaître. La demande est aussi liée aux économies qui découlent de la mutualisation des espaces… Le type de projet que nous montons est dans l’air du temps, mais il répond aussi à un besoin.
Dans un contexte où l’urbanisme durable invite à « horizontaliser » la fabrique de la ville, la participation prend des allures de pensum encombrant. Le mot est si usé qu’il devenait urgent d’en ranimer toutes les promesses. C’est justement l’une des ambitions de la rétrospective que le Lieu Unique (LU) consacre à Simone et Lucien Kroll, respectivement paysagiste et architecte. Dans l’ancienne friche industrielle nantaise réhabilitée par Patrick Bouchain et sous son patronage, l’exposition (« celle d’un architecte sur un architecte », explique Bouchain) déroule les travaux les plus emblématiques de la démarche du couple. On y retrouve évidemment leur projet le plus célèbre : la « Mémé », maison médicale des étudiants en médecine de Louvain érigée à la fin des années 1960 à Woluwé-Saint-Lambert dans la banlieue de Bruxelles. Né d’une fronde contre un projet de campus, ce patchwork architectural à la façade hétérogène est le parfait contre-manifeste du fonctionnalisme : « Suivant une tendance qui se façonne d’expérience en expérience, j’ai envisagé (…) de faire participer des groupes de futurs habitants (les étudiants en médecine, puis les assistants, les professeurs, les employés et les habitants du quartier), à la conception, à l’étude détaillée et au principe de gestion des volumes à construire, explique Lucien Kroll. Cela allait susciter, dès la prise de possession des lieux par les habitants, un milieu urbain plus animé, duquel les habitants se sentent responsables et auquel ils puissent s’attacher au lieu de se contenter de camper dans des logements impersonnels. »
Qu’il s’agisse de construire un immeuble autogéré comme à Auderghem où les Kroll vivent encore aujourd’hui, ou de réhabiliter un grand ensemble pour insuffler à la froide rigueur des lieux un peu de la chaleur des habitants, Lucien Kroll n’a cessé de penser l’architecture à contre-courant de ses contemporains. Quand l’après-guerre généralise le zonage et donne à la rationalité technique la forme brutale et impersonnelle des grands ensembles, il revendique une approche « paysagère » de son activité – paysagère, c’est-à-dire « globale, relationnelle et de longue durée ». Ecologique en somme. A la planification rigide et l’industrialisation de l’habitat, il oppose la vicinitude (cette relation au voisinage qui est « l’inverse de la solitude ») et surtout l’incrémentalisme, défini comme une manière d’inventer en faisant, sans préalable rigide, et selon les avis des futurs usagers d’un lieu.
"Notre proposition, plutôt que de s’attacher à une architecture qui exprime l’industrie de consommation, s’appuie sur des attitudes d’habitants plus familières et plus responsables." Lucien Kroll
« Notre proposition, résume Lucien Kroll, plutôt que de s’attacher à une architecture qui exprime l’industrie de consommation, s’appuie sur des attitudes d’habitants plus familières et plus responsables. » Pas question pour autant de bannir l’industrie. L’architecte choisit plutôt de la pousser dans ses derniers retranchements et de la plier au service de l’habitant. Expérimentant à l’occasion le préfabriqué, il en fait par exemple un moyen de diversifier les formes et de refléter la variété des attentes.
Faire participer les usagers à l’élaboration de leur logement nécessite du temps, de l’écoute et de la patience. Pour mener à bien leurs projets, les Kroll peuvent aussi compter sur un outil simple et efficace : les maquettes. Elaborées collectivement avec les moyens du bord et les matériaux les plus banals (du bois, de la mousse, du papier, du carton…), elles permettent de préfigurer un futur bâtiment, d’esquisser la forme d’un lieu. A partir des années 1980, l’agence leur substitue l’informatique. Au Clos d’Emery à Emerainville où ils doivent construire 80 logements, les Kroll expérimentent la conception assistée par ordinateur par le biais de Paysage, un logiciel maison. L’outil autorise « une juxtaposition sans limite perceptible » et « les situations les plus diverses possibles : villa isolée, jumelée, groupée, petits collectifs intermédiaires ». A côté des maquettes et perspectives nées grâce l'informatique, l’exposition au LU présente aussi des documents plus banals. De ceux qui composent l’arsenal technique de tout architecte : plans masses, esquisses, dessins de façades…
Ce n’est pourtant pas ce maelström de visuels et de textes (Lucien Kroll est l’auteur d’un abondant appareil théorique) qui rend le mieux sensible la démarche du couple. Si la rétrospective parvient à toucher le spectateur, elle le doit d’abord à son caractère d’exposition « habitée ». Ainsi à l’extérieur du LU, au bord du canal, Simone Kroll a conçu pour l’occasion un luxuriant potager. Planté de capucines, de sauge, de cucurbitacées, de choux, d’ipomées, le tout avec la participation des riverains, il évoque le jardin éco conçu en 1992 par la paysagiste pour le Festival des jardins à Chaumont. Lui répond, à l’intérieur, l’ « appartement témoin » aménagé sur ¼ de la surface de l’exposition par le collectif d’architectes ETC. Reproduisant l’un des appartements de l’immeuble d’Auderghem, cet espace évolutif accueillera 12 jeunes agences d’architectes, locales pour la plupart, pendant toute la durée de l’exposition. En investissant le lieu à leur guise, elles illustreront la démarche des Kroll. Elle souligneront aussi combien le couple, malgré sa discrétion et la singularité de sa démarche, a inauguré une féconde lignée. « Toute cette exposition est une affaire de filiation », prévient ainsi Patrick Bouchain…
Toutes les citations de Lucien Kroll sont extraites du catalogue de l’exposition : Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée, sous la direction de Patrick Bouchain, éditions Actes Sud, 2013.Lucien Kroll, Tout est paysage, éditions Sens&Tonka, 2012
"Simone et Lucien Kroll, une architecture habitée", du 25/09 au 1/12/13
Le Lieu unique
Quai Ferdinand Favre - Nantes
T/ 02 40 12 14 34
www.lelieuunique.com
Horaires d'ouverture : Mardi-samedi : 14h-19h//dimanche 15h-19h
Entrée libre
D’une façon générale, les gens se sont déconnectés progressivement des questions énergétiques : on appuie sur un interrupteur et on a de la lumière. Ils ont aussi le sentiment que l’énergie n’est pas une question collective, qu’elle relève d’un système très centralisé. C’est assez culturel et pour tout dire assez français : dans notre pays, on reporte beaucoup de choses sur le gouvernement alors que sur ces questions, il faudrait au contraire que les citoyens et les collectivités reprennent le pouvoir. L’indifférence que vous pointez tient peut-être aussi à l’organisation du débat, pour lequel une machine très lourde s’est mise en place. Enfin, les médias ne s’y sont pas du tout investis, et ce n’est pas faute de les avoir sollicités. Il faut dire que la transition énergétique est une question complexe, qui nécessite de réfléchir et de sortir d’une opposition binaire se résumant, en gros, à être pour ou contre le nucléaire. Il y a pourtant un réel intérêt du public pour ces questions : l’association Négawatt a organisé plus de 250 conférences et nous avons toujours fait salle comble !
Rien moins que la façon dont on va vivre demain ! Nous sommes comme dans une voiture lancée à 130 km/h face à un mur. Dans ces conditions, le débat ne résume pas à se déclarer pour ou contre le gaz de schiste et le nucléaire. Il s’agit de savoir si l’on peut diviser par 4 nos émissions de GES d’ici 2050, c’est-à-dire dans moins de deux générations. Un tel objectif a des conséquences dans tous les domaines. Il implique de repenser l’urbanisme, de restructurer un très grand nombre d’emplois (or le scénario Négawatt apporte des réponses à cette question), de revoir nos modes de déplacement et la façon dont on bâtit et l’on rénove nos bâtiments. Il appelle en somme une transformation radicale mais progressive de la société.
"Les hommes politiques n’ont pas compris que la transition était une formidable opportunité économique, et non une contrainte." Thierry Salomon, président de Negawatt
Si l’on ne s’y engage pas plus fortement, nous devrons faire face à une augmentation très forte de la précarité et de la dette. Il s’agit aussi de réduire notre dépendance énergétique : chaque année, nous donnons 61 milliards d’euros à la Russie et au Qatar ! Les hommes politiques n’ont pas compris que la transition était une formidable opportunité économique, et non une contrainte. Si le gouvernement ne s’y engage pas, il perdra une chance historique. L’Allemagne de son côté l’a bien compris et a annoncé sa sortie du nucléaire en 2023. Savez vous que dimanche dernier, 46% de l’énergie allemande a été produite grâce au photovoltaïque ?
Leur scénario est très simple. Il se résume à cette seule expression : Business as usual ! Même le retour à 50% de la part du nucléaire dans le mix énergétique est combattu. A la place, certains groupes prônent l’avènement des smart grids et des appareils dits « intelligents », qui sont de gros consommateurs d’énergie. Certains plaident aussi pour le gaz de schiste et citent l’exemple du « miracle » américain.
Contrairement à Jeremy Rifkin ou même à Armory Lovins (auteur de Réinventer le feu aux éditions rue de l’échiquier), le scénario négaWatt ne plaide pas seulement pour les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, mais aussi pour la sobriété. Comment défendre une telle position dans un contexte où il est impensable de contraindre les gens à consommer moins d’énergie ?
Dans l’association négaWatt, nous faisons un parallèle avec le code de la route. Il a été conçu pour qu’en allant d’un point A à un point B, vous ayez une chance d’arriver à B. Pour cela, il importe d’éviter les comportements extravagants. En matière d’énergie, c’est la même chose ! La sobriété énergétique est une question de bon sens, mais elle doit aussi conduire à la mise en place de règles simples et collectives. Prenons l’arrivée massive des écrans publicitaires à très forte consommation d’énergie. Un million de ces écrans, c’est un réacteur nucléaire dont il faudra gérer les déchets pendant 100 000 ans. Qu’est-ce qu’on y gagne en bien-être ? L’idée de Négawatt, c’est d’avoir une vraie réflexion sur nos usages de l’énergie. Sont-ils sources de bienfaits ? Sont-ils superfétatoires ? La sobriété dont nous parlons renvoie à l’intelligence dans l’usage, collective et individuelle, plutôt qu’à la performance des équipements.
"La sobriété dont nous parlons renvoie à l’intelligence dans l’usage, collective et individuelle, plutôt qu’à la performance des équipements." Thierry Salomon
Cela passe par de la pédagogie, des règles, des incitations. Il faudrait en somme que l’énergie fasse l’objet d’un mouvement comparable à celui des déchets il y a quelques années. Il ne faut pas avoir peur de la sobriété. C’est plutôt l’ébriété qui est à craindre. Et puis, le mot « sobriété » exprime bien en lui-même ce qui le distingue du quota, du rationnement et de la privation.
On se retrouve assez avec Pierre Rabhi et le mouvement Colibri. Récemment, il s’est un peu radicalisé, passant d’un discours centré sur l’action individuelle à une réflexion plus sociétale et politique, et c’est tant mieux. En revanche, même si je suis souvent d’accord avec ce que Latouche écrit, je trouve qu’il appuie trop sur le mot décroissance. Or ce terme pose un problème de langage. Il pollue le débat car il reflète très mal l’idée qu’on puisse coupler décroissance de la consommation d’énergie et augmentation du bien-être. Nous sommes tous d’accord pour dire que l’indicateur du PIB est mauvais, mais parler de décroissance généralisée peut être mal compris, et interprété comme une récession volontaire. C’est pourquoi chez négaWatt, nous ne reprenons jamais cette notion de décroissance. Nous ne rejetons pas la technique, nous ne prônons pas le fameux « retour à la bougie » (soit dit en passant, celle ci a une très mauvaise efficacité énergétique, et elle est faite à partir de pétrole !)… Nous proposons simplement, à travers les renouvelables, de revenir à une économie de flux, en opposition à l’économie extractiviste du charbon et du gaz.
Pour avoir vécu les 7 mois de ce débat, je pense que la réponse est la suivante : Delphine Batho venait plutôt de la sécurité, elle est jeune, c’est une femme, elle était assez inexpérimentée sur le sujet, elle n’était porteuse d’aucune vision. De plus, son ministère avait été dépouillé : alors que Borloo était numéro 2 du gouvernement et a joué à plein son rôle de skipper sur le grand navire du Grenelle, son ministère à elle n’avait plus l’urbanisme, ni le logement, ni le transport. Le débat sur la transition énergétique a donc commencé avec une ministre nommée à la suite d’un débarquement, dont le ministère était très appauvri, qui avait des difficultés à se faire respecter en tant que telle, et devait mettre en branle une très grosse mécanique. De plus, Hollande et Ayrault ne se sont à aucun moment invités dans le débat, ils ont laissé faire, avec pour seul objectif qu’on en sorte avec des recommandations. Bref, le portage politique a été très faible. A force de travail et de réunions, Delphine Batho a tout de même fini par comprendre l’importance de l’affaire. Elle a pris conscience qu’on ne s’en sortirait pas si l’on n’avait pas une volonté très ferme de réduction par deux de la consommation d’énergie. On l’a sentie de plus en plus affirmée sur cette question-là dans ses derniers discours. C’en était trop pour les producteurs d’énergie, qu’il s’agisse des pétroliers ou des électriciens. Celle qu’on croyait faiblarde à commencer à remuer. La question des budgets a été la goutte d’eau qui a fait chavirer le navire.
Je pense que toute une frange du Parti socialiste n’a pas compris qu’il fallait changer de logiciel. Nous avons affaire à un microcosme qui s’en tient à une vision purement tacticienne et politicienne des choses – en gros à une vision qui ne va pas au-delà des prochaines municipales. Le PS propose de chercher un consensus sans force et de maintenir la situation jusqu’à ce que ça s’écroule. Il lui manque une vision politique forte. Du reste, les îlots de résistance ne se trouvent pas seulement dans la classe politique : les pétroliers, une grande partie du MEDEF et les électriciens ne sont pas près de bouger. Il y a pourtant des tas d’entreprises qui ont immensément à gagner à la transition, dans le bâtiment notamment où la rénovation pourrait être un fabuleux gisement d’emplois locaux… Mais la transition fait peur à nos hauts-fonctionnaires, et aussi à nos syndicats, pour qui elle équivaut à la remise en cause de positions acquises. Par exemple, quelqu’un qui travaille à EDF paye 10% de son courant, et le comité d’entreprise d’EDF est financé par 1% du Chiffre d’affaires de l’entreprise. Dans ces conditions il faut vendre le plus d’énergie possible. Alors forcément, quand nous affirmons qu’il faut réduire nos consommations, ce discours leur paraît radical. Quand vous faites la somme des résistances, que vous comptabilisez leurs forces et calculez leurs moyens, vous comprenez que c’est David contre Goliath. Mais dans l’histoire, c’est David qui gagne !
Pour répondre à votre question je voudrais vous rapporter une petite anecdote, que j’ai vue de mes yeux. En septembre 2012, lors de la conférence environnementale à laquelle participaient les PDG de l’énergie, le MEDEF et les ONG, Montebourg a voulu montrer qu’il s’ennuyait ferme, et a commencé à lire un magazine dont il a montré sciemment la couverture à l’assemblée. Il s’agissait de l’Usine nouvelle, qui titrait « Le trésor du gaz de schiste ». L’anecdote montre bien que le débat n’a été guidé par aucune vision, ni aucun attelage. Pourtant, il aurait été fort que Delphine Batho, Cécile Duflot et Arnaud Montebourg se montrent unis à la tribune dans un même discours.
Les positions de négaWatt trouvent des alliés assez inattendus, notamment dans les collectivités locales, les ONG, mais aussi dans de grandes institutions comme l’ADEME ou GRDF, dont les scénarios sont assez proches du nôtre. Ça crée un rapport de forces qui a permis à nos idées de sortir du débat très renforcées…
Elles ont tout intérêt à reprendre la main sur la question énergétique. L’énergie, c’est trois choses : la production, la distribution et la consommation. Les collectivités sont gagnantes à tous les niveaux. D’abord, les renouvelables sont une production locale et les collectivités y ont intérêt au titre d’une meilleure utilisation de ces ressources. Quant à la distribution, elles en ont laissé la gouvernance à EDF-GDF, à travers des concessions. Pourtant, on voit bien avec l’exemple de l’eau ce qu’elles pourraient gagner à reprendre la main, notamment en termes de prix. Sur le volet de la consommation, les collectivités y ont intérêt pour deux raisons : pour lutter contre la précarité énergétique et accroître le pouvoir d’achat, mais aussi pour créer sur place un grand nombre d’activités, notamment dans le domaine de la rénovation.
"Les collectivités ont tout intérêt à reprendre la main sur la question énergétique." Thierry Salomon
Un vaste programme destiné à améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments, c’est 30 ans de travail pour des entreprises locales. Les collectivités seraient les grandes gagnantes de cette revitalisation de l’économie, et un certain nombre d’entre elles l’ont bien compris – notamment la région Rhône-Alpes ou le Nord. Dans ces régions là, la transition énergétique apparaît comme une vraie opportunité, une manière de tendre vers une société meilleure. Les sondages montrent que 85% des français sont d’accord avec ce que je viens de raconter : il existe une quasi unanimité en faveur des renouvelables et les résistances, notamment vis-à-vis de l’éolien, sont en train de tomber. Nos compatriotes voient bien que la crise pétrolière peut surgir à tout moment, ou que le nucléaire n’est pas sûr.
Pour le comprendre, il faut regarder dans les analyses de la CRE (Commission de régulation de l’énergie). Elle a montré un décalage très fort entre le coût de revient de la production d’électricité en France et les prix. En France en effet, les tarifs sont régulés par le gouvernement. Evidemment, le 1er ministre n’a aucune envie que le prix de l’électricité monte. Malgré l’augmentation des coûts, on a fait en sorte que le prix stagne, et l’écart est devenu tellement considérable que ça peut être dangereux pour EDF. La CRE a donc demandé un rattrapage. Il faut aussi savoir que se profilent devant nous une série de coûts : au niveau de la production, se pose l’énorme problème du remplacement des centrales nucléaires, de leur arrêt ou de leur grand carénage. La prolongation de la durée d’exploitation des centrales coûterait 1,2 milliards par réacteur. Pour l’ensemble des réacteurs, il faut alors envisager une dépense de l’ordre de 50 à 80 milliards d’euros. Ne serait-il pas judicieux d’investir une telle somme dans la transition énergétique ?
"Qui va régler la facture ? Les futurs consommateurs, qui vont devoir payer notre héritage..." Thierry Salomon
Autre grande inconnue : la centrale EPR de Flamanville. Les coûts initialement annoncés étaient de 3,2 milliards, et on en est déjà à 8,5. Quant au traitement des déchets radioactifs, on parle de 35 milliards d’euros. Bref, on est face à une industrie qui double ses devis, et on ignore tout des coûts de démantèlement. Qui va régler la facture ? Les futurs consommateurs, qui vont devoir payer notre héritage...
La loi ne sera pas pour l’automne, mais plutôt pour février ou mars, pas avant. Et encore ! Nous sommes quelques-uns à penser qu’il faudra attendre encore car il y a les municipales au printemps. Pour tout dire je suis un peu pessimiste. Il aurait été intéressant que le débat puisse s’emparer du projet de loi, voire le rédiger, ce qui n’est pas le cas. Nous avons abouti à une recommandation, et ce seul mot était déjà tellement révolutionnaire que le MEDEF a souhaité le faire remplacer par le terme d’ « enjeu ». Mais un enjeu, n’est-ce pas ce qu’on pose au début d’un débat ? En somme, on a passé 7 mois sur un texte qui ne vaut pas grand-chose. Reste maintenant à guetter comment les députés vont s’emparer du projet de loi... Est-ce que celui-ci sera porté par la commission des affaires économiques, auquel cas cela signifiera que l’économie prime sur le reste ? Est-ce que ce sera la commission Développement durable, plus favorable à la transition énergétique ? Il va falloir être vigilants…
Association Négawatt, Manifeste Négawatt : réussir la transition énergétique, éditions Actes Sud, 2012, 20,30 euros
Amory B. Lovins, Réinventer le feu : des solutions économiques novatrices pour une nouvelle ère énergétique, éditions rue de l'échiquier, 2013, 29 euros
Le terme agriculture urbaine est nouveau, mais l’agriculture dans la ville a toujours existé. La dernière vache a quitté Paris en 1971 ! En France, la séparation entre ville et agriculture s’est faite au début du 20e siècle, et surtout au cours des 30 glorieuses, du fait de l’étalement urbain et de l’industrialisation des filières agricoles.Le terme agriculture urbaine est arrivé relativement tard dans notre pays – depuis une quinzaine d’années tout au plus. La question s’est d’abord posée dans les pays du Sud, notamment lors de l’arrivée massive de paysans dans les villes à cause des guerres (dans l’Afrique des Grands Lacs en particulier).
"Le terme agriculture urbaine est nouveau, mais l’agriculture dans la ville a toujours existé." Christine Aubry, ingénieur de recherche à l'INRA
L’agriculture urbaine y est alors un vrai moyen de subsistance. Elle se définit d’abord par son lien fonctionnel avec la ville plus que par sa localisation qui peut être intra ou périurbaine. Elle partage avec l’espace urbain le foncier et la main d’œuvre ainsi que d’autres ressources (l’eau par exemple), et cherche à concilier aire de production et de consommation. Dans les pays du Nord en particulier, alors qu’on imagine l’agriculture urbaine comme construite en opposition à l’espace urbain, elle en est souvent complémentaire, ne serait-ce que parce que dans bien des cas, c’est le salaire d’un conjoint travaillant en ville qui permet à un agriculteur de maintenir son exploitation.
Je ne suis pas sociologue ni historienne, mais ce qu’on peut constater cependant, c’est qu’il existe des parallèles avec d’autres phénomènes aussi en plein essor. J’en vois au moins deux : d’une part, l’intérêt croissant des politiques et des citoyens pour le développement durable, et notamment pour le développement durable urbain ; d’autre part, les crises alimentaires en Occident, qui ont mis les consommateurs en alerte. A partir de la fin des 1990, une inquiétude croissante quant aux conséquences sanitaires de notre modèle agricole a amené une partie de la population à vouloir diversifier les liens avec les agriculteurs, voire à auto-produire. On explique ainsi notamment l’essor des circuits courts, et aussi le fait qu’aujourd’hui, la plupart des collectivités sont confrontées à des demandes quotidiennes d’espaces à cultiver par les habitants…
La multifonctionnalité n’est pas propre à l’agriculture urbaine. La plupart les exploitations agricoles remplissent de fait plusieurs fonctions . Par exemple, un mouton produit de la viande, mis aussi de la laine ou du cuir. En ville toutefois ou à ses alentours, cette multifonctionnalité est extrêmement poussée et très fréquente : une même exploitation pourra concilier production alimentaire, activités pédagogiques ou sociales, aménagements paysagers, etc. D’ailleurs, une exploitation urbaine ne fonctionnera que si elle apporte plusieurs types de services.
"Une exploitation urbaine ne fonctionnera que si elle apporte plusieurs types de services." Christine Aubry
Pour une raison très simple : les fermes situées à proximité des villes souffrent souvent de leur proximité avec l’espace urbain à travers la pression sur le foncier, les difficultés de circulation, les conflits avec le voisinage etc. ; elles ont donc tout intérêt à transformer ces nuisances en avantages, par exemple en organisant la vente directe de produits et de services aux citadins…
C’est déjà largement le cas ! L’apiculture urbaine est en plein boom et va sûrement continuer à se développer. On commence aussi à voir quelques élevages de volailles, avec des formes plus domestiques. Par exemple, Yerres dans l’Essonne a une politique de développement des poulaillers. Commencent aussi à s’y développer des élevages de type multifonctionnel. C’est le cas des moutons de Clinamen à Saint-Denis : les ovins servent de tondeuses à gazon, mais fournissent aussi des services pédagogiques et alimentaires. Pour un certain nombre de collectivités territoriales, réinstaller des élevages dans l’espace urbain et périurbain peut être intéressant. En Ile-de-France toutefois, leur essor est limité à cause du démantèlement des abattoirs de proximité et de la rareté des services vétérinaires. Pour que l’élevage urbain se développe, il faut parfois retisser toute une structure de transformation.
L’agriculture urbaine prend les formes les plus diverses, que ce soit par sa localisation, par la fonction principale des exploitations ou par leurs filières (auto-consommation ou vente, et dans quels circuits ?). Le caractère multifonctionnel de l’agriculture urbaine rend très difficile l’établissement de typologies immuables. Par exemple, les formes non professionnelles d’agriculture ne sont pas pour autant dénuées d’intérêt économique : dans un jardin familial de 150 m2, on a une production alimentaire relativement importante, qui vient se cumuler aux bénéfices sociaux, voire thérapeutiques du projet. De même, les initiatives émergentes, notamment dans l’intra-urbain, sont très souvent des projets de nature hybride : à un but strictement commercial, s’ajoute souvent une visée pédagogique et éventuellement sociale. Les business model de ces initiatives sont eux-mêmes conçus en fonction de plusieurs types de services et de rémunérations afférentes. On est dans une hybridation très forte. C’est la même chose outre-Atlantique, où l’on voit se nouer des liens très forts entre par exemple les toits productifs et l’agriculture péri-urbaine.
"Les innovations en matière d'agriculture urbaine viennent rarement, hélas, du monde agricole." Christine Aubry
Ce qui caractérise les projets d’agriculture urbaine, c’est qu’il s’agit de formes innovantes, et que tout est en construction. Ces innovations viennent rarement, hélas, du monde agricole. En effet, les systèmes techniques mis en œuvre par l’agriculture urbaine diffèrent très largement des modes de production « traditionnels », et les agriculteurs ne sont pas soutenus aujourd’hui dans ce genre d’innovation par leurs organisations professionnelles qui ne semblent pas avoir encore pris la mesure des développements possibles de l’agriculture urbaine. Mais c’est peut être une simple question de temps.
Il est évident que les formes urbaines sont déterminées par l’accès au foncier. Les fermes urbaines qui s’installent en pleine ville dans des zones en déshérence (les friches industrielles par exemple, fréquentes aux USA mais aussi dans certains villes européennes) ont plutôt tendance à développer la production hors-sol, alors que le péri-urbain est plus propice aux cultures en plein champ. Toutefois cette distinction n’est pas figée, et on voit aussi des projets hors-sol dans le périurbain, et de l’agriculture en plein champ au cœur des villes… Cela dépend beaucoup des structures urbaines elles mêmes.
Il est très difficile pour l’heure de répondre à cette question. On commence à avoir quelques données en la matière, mais elles sont à manier avec beaucoup de précautions. Paris a fait une estimation de ses toits productifs. Il existe dans la capitale environ 300 hectares de toits plats, dont 80 seraient cultivables, sans préjuger du coût de mise en culture. Ce qu’on a pu montrer à l’INRA, c’est qu’on peut produire entre 5 et 8 kilos de légumes par m2 sur un toit productif en plein air ou dans des jardins associatifs urbains. Il est clair qu’on est très loin de l’autosuffisance maraîchère en ville ! Mais le potentiel de production urbaine n’est pas pour autant négligeable, surtout en ce qui concerne les populations les plus vulnérables. De plus, ces formes d’agriculture peuvent remplir des services alimentaires particuliers : restauration collective, réinsertion, accès aux produits frais de populations vivant dans des « déserts alimentaires », ce qui est plus souvent le cas outre atlantique que chez nous, là encore pour des questions de structure des villes. Mais si l’on avait l’objectif politique d’assurer le plus possible l’approvisionnement des villes par les différentes formes d’agriculture urbaine, on pourrait le faire…
C’est très difficile à dire. Dans les pays du Sud, notamment africains, l’agriculture urbaine assure entre 60 et 100 % de l’approvisionnement en produits frais. En Occident, on est beaucoup moins bons, et surtout on sait beaucoup moins ! Par exemple, en Ile-de-France, la quantité de salades produites peut théoriquement couvrir 80% des besoins de la région, mais on n’a aucune idée des liens réels qui unissent production et consommation. Idem pour les céréales cultivées dans l’espace périurbain, dont la moitié est exportée. Quand vous achetez une baguette, vous ne savez pas d’où provient la farine, alors qu’on aurait la possibilité d’approvisionner largement l’Ile-de-France grâce au blé produit sur place ! En somme, l’agriculture urbaine met en question notre modèle de production. A la fois dans les liens aux consommateurs, et dans ses systèmes techniques. Il y a pour partie une question d’échelle : les questions sont portées par les communautés d’agglomération, mais c’est très difficile pour elles d’intervenir sur les filières. Quant à la PAC, elle ne traite pas d’agriculture urbaine.
En France, on est à la fin d’une dynamique de grignotage périurbain, du moins je l’espère. L’étalement a été très fort dans les années 1990 et 2000, en partie parce qu’on sacralise les forêts et les bois et que pour que les villes s’étendent, surtout avec le modèle du pavillon de banlieue, ils fallait piocher dans les terres agricoles. Pendant cette décennie, en Ile-de-France, moins d’1% des terres forestières ont été grignotées, contre 12% des terres agricoles. A l’échelle locale (de la grande commune, voire de la Région) on est souvent dans des politiques qui visent à préserver ce qui peut l’être, avec des moyens parfois très importants. L’agence des espaces verts en Ile-de-France est aujourd’hui un plus gros propriétaire terrien que la SAFER, car elle y a mis les moyens. Son exemple souligne que freiner le mitage des terres agricoles ne passe pas aujourd’hui par des politiques nationales. En France, l’Etat n’a pas légiféré sur le sujet. Pour plusieurs raisons, notamment politiques : les syndicats majoritaires ne promeuvent pas franchement la diversité agricole et comme on l’a dit, ne s’intéressent pas prioritairement à l’agriculture proche des villes. Il y a aussi le fait qu’on est confronté en France à un grand déficit de logements, d’où la tentation de régler le problème en libérant des terres agricoles. C’est la raison pour laquelle les politiques agricoles en périurbain sont aujourd’hui portées au premier chef par les communautés d’agglomération. D’autant plus que les PLU et les SCOT les incitent à réfléchir à l’échelle de l’ensemble du territoire, ce qui n’était pas le cas il y a 15 ans.
La rentabilité des exploitations agricoles urbaines est soumise à au moins trois conditions. Elle doit d’abord bénéficier d’aides pour l’accès au foncier, celles-ci pouvant venir d’associations de citoyens, comme Terre de liens, ou de baux environnementaux passés par les communes avec les agriculteurs à certaines conditions, (par exemple le fait de produire des produits bios dans des circuits de type AMAP). Ensuite, les projets d’agriculture urbaine ont intérêt à produire des denrées à forte valeur ajoutée. Elles vont plus facilement valoriser de la production maraîchère ou laitière. Enfin, le choix des circuits de commercialisation est très important. Les exploitations urbaines privilégient souvent la vente directe…
En France, l’agriculture urbaine se développe dans de nombreuses directions. On voit notamment émerger des formes d’agriculture hors-sol ultra productives. Certains projets sont en train d’aboutir, dont celui d’une tour maraîchère de 3 ou 4 étages à Romainville. Il s’agit d’un projet porté par la mairie, et qui va s’installer dans un quartier en pleine rénovation urbaine. L’objectif est de produire des légumes locaux, peut-être des poissons grâce à l’aquaponie, et à des prix défiant toute concurrence. L’enjeu est de mettre en œuvre un système très productif. D’autres systèmes high tech existent ou sont en projet, et en même temps, les citadins sont réticents vis-à-vis de l’hydroponie, alors que c’est un modèle peu gourmand en eau, en terre et en produits phytosanitaires. L’image qu’on se fait de l’agriculture en France semble peu compatible avec ce type de systèmes. Par exemple, aujourd’hui il y a incompatibilité entre le hors-sol et l’agriculture biologique, et il n’existe pas de certification possible dès lors qu’il n’y a pas de lien au sol. Par ailleurs, des systèmes moins « high tech » mais plus fondés sur des interactions agro-écologiques se développent actuellement en intra-urbain, par exemple des toits productifs en plein air où l’on fait du maraîchage dans des bacs sur des composts locaux, somme nous l’expérimentons actuellement sur le toit d’AgroParisTech…
"Faire de « l’écologie d’échelle » est possible si l’on mutualise l’offre des producteurs, contrairement à ce qui se fait aujourd’hui. De la même manière, il faudrait optimiser les déplacements des consommateurs pour limiter les coûts." Christine Aubry
La question a émergé notamment suite aux épandages de boues urbaines sur les terres agricoles périurbaines. Aucune réglementation n’encadrait ces pratiques au début du 20ème siècle et jusque fort tard, d’où de fortes pollutions en métaux lourds. En zone intra-urbaine, les sols peuvent être pollués par des activités antérieures, notamment liées à l’industrie chimique ou métallurgique. A Lille par exemple, les sols libérés par la désindustrialisation sont, le plus souvent, suffisamment pollués pour que se pose la question de leur dangerosité. Face à cela, trois types de solutions : d’abord, la plupart des collectivités territoriales interdisent dans ces cas l’implantation de jardins associatifs sur place. Lorsque les gens insistent, on excave le sol et on remplace la terre, ce qui pose la question de la traçabilité des terres. Parallèlement, les chercheurs développent aussi des recherches pour qualifier ces pollutions des sols et leur dangerosité en fonction du type de végétaux. Par exemple, on peut parfaitement cultiver du maïs sur des terres polluées car il absorbe très peu les métaux lourds. Troisième solution pour pallier la pollution des sols : la mise en œuvre de dispositifs hors-sol, des bacs par exemple, y compris pour les formes commerciales.
Une étude d’un collègue allemand a comparé les consommations d’énergie fossile entre les filières courtes et longues. Il a analysé 4 ou 5 produits, dont l’agneau et le jus de pomme. L’étude montre que les filières longues organisées depuis longtemps ont optimisé leur logistique. C’est le cas de l’agneau de Nouvelle Zélande acheminé en container par bateau, alors qu’un éleveur ovin local multipliera les déplacements pour conduire les bêtes à l’abattoir, puis les acheminer en petite quantité jusqu’aux consommateurs. Ce que ce chercheur a voulu mettre en évidence, c’est la nécessité d’organiser les filières courtes sur le plan logistique. Faire venir cinquante voitures pour chercher un petit panier bio n’est pas forcément très pertinent sur le plan énergétique, et il serait judicieux de s’inspirer des filières longues pour optimiser cela. Faire de « l’écologie d’échelle » (« scale ecology » selon l’expression de ce collègue, Elmar Schlich) est possible si l’on mutualise l’offre des producteurs, contrairement à ce qui se fait aujourd’hui. De la même manière, il faudrait optimiser les déplacements des consommateurs pour limiter les coûts.