
J’ai grandi à Paris, dans le quartier de République, avant de vivre dix ans à Londres. Cette expérience m’a révélé deux modèles urbains opposés : à Londres, le centre, surtout composé de bureaux et d’écoles, est peu habité, la vie se concentre en banlieue, dans des pavillons avec jardins. À Paris, au contraire, la centralité est dense, désirée, et les espaces verts rares. En découvrant le goût britannique pour la vie suburbaine, j’ai commencé à questionner mon rapport à Paris et à sa géographie, notamment la frontière symbolique du boulevard périphérique entre la capitale et sa banlieue. En enquêtant pour un article pour le Guardian, j’ai pris conscience que cette séparation relevait moins d’une barrière physique que d’un imaginaire collectif, nourri de mythes et de préjugés. Le fait de m’être expatrié m’a offert la distance nécessaire pour déconstruire ces représentations, et constater qu’aucune étude approfondie n’avait encore analysé le périphérique comme objet urbain et social.
La Zone est une bande de terre de 250 mètres de large et d'environ 33-34 kilomètres de long entourant les fortifications construites autour de Paris en 1840 sur ordre d’Adolphe Thiers, au moment même où les autres grandes villes européennes démantelaient leurs murs. Prévue comme une zone non ædificandi (interdite à la construction pour des raisons militaires), cette zone théoriquement non-constructible n'a jamais été respectée et un certain nombre d’habitations plus ou moins solides et pérennes se sont mises en place. Des baraques, ateliers, guinguettes et théâtres y sont également apparues, formant une ceinture populaire et animée entre Paris et sa banlieue. Cet espace hybride, « illégal » mais vivant, abritait ouvriers, immigrés, artisans et marginaux, des « zoniers", comme on dit d'abord, puis des « zonards », attirés par des loyers faibles et une certaine liberté. À la fois lieu de travail, de divertissement et de précarité, la Zone symbolisait l’envers du Paris haussmannien, ordonné et bourgeois. Elle a inspiré autant la peur que le fantasme : repaire de pauvreté et de crimes et de plaisirs pour les uns, refuge de liberté et de créativité populaire pour les autres, la Zone devint un mythe urbain.
La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social. Durant les travaux d’Haussmann, la rénovation de Paris expulse les classes populaires du centre : elles sont repoussées vers les banlieues et cette zone sans statut clair.
La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social.
Espace interlope, ni tout à fait rural ni urbain, celle-ci accueille ouvriers, immigrés et populations nomades cherchant un logement bon marché et un petit lopin de terre. Dépourvue d’infrastructures (routes, égouts, électricité), la zone reste précaire mais accessible. À la fin du XIXe siècle, l’essor de l’hygiénisme et du modernisme nourrit chez les élites parisiennes une aversion envers cet espace qui entoure la capitale. Soit pour des raisons de progrès social, soit pour des raisons réactionnaires et anti-populaires, il y a un véritable désir de l'élite de l'époque de réformer la Zone en profondeur.
Au début du XXe siècle, la zone des fortifications, soit environ 15 % de la surface de Paris, devient un terrain d’expérimentation urbaine et politique. L’architecte Eugène Hénard imagine un projet progressiste reliant Paris et sa banlieue par une alternance de logements, d’équipements publics et d’une douzaine de parcs, formant une continuité urbaine et sociale avec les villes de banlieue. Mais c’est le projet conservateur de Louis Dausset qui s’impose en 1919 : il conçoit une « ceinture verte » séparant Paris de sa banlieue, soutenue par la chambre des propriétaires, désireuse de maintenir la valeur foncière et l’isolement d’un Paris bourgeois face à une banlieue populaire. La Zone, très habitée, n’est évacuée que très lentement jusqu’en 1943, quand le régime de Vichy l’évacue brutalement et manu militari. Sur la Zone, que Pétain qualifiait de « ceinture lépreuse », le régime de Vichy projette son projet politique de « régénération nationale », et va construire alors des stades et écoles, dans la lignée du projet Dausset. Mais le projet de parc continu est finalement balayé par la construction du boulevard périphérique. Considérée alors comme voie « paysagère », cette autoroute urbaine viendra symboliser durablement la rupture entre Paris et sa périphérie.
La construction des habitations à bon marché, les HBM au début du XXᵉ siècle, l'ancêtre des HLM , a façonné autour de Paris une « ceinture de briques ». Ces logements, souvent sociaux, bordant les boulevards des Maréchaux, sont construits en brique, matériau alors jugé peu noble, ce qui leur confère une mauvaise réputation. Conçus sans « grands architectes » mais par la mairie de Paris dans un contexte de pénurie, ils manquent d’audace face aux idéaux modernistes de l’époque. Leur architecture répétitive crée un paysage uniforme, souvent jugé triste, elle est très décriée par l'élite architecturale et intellectuelle de l'époque. Pourtant, ces immeubles ont offert des logements familiaux confortables et abordables, toujours habités et appréciés aujourd’hui. Symboliquement, cette ceinture matérialise un anneau prolétaire entourant la capitale, une « ceinture rose », prolongement de la « ceinture rouge » des banlieues ouvrières et communistes, perçues comme une menace politique face au Paris bourgeois, centre du pouvoir et des révolutions françaises.
Mon approche consistait à déconstruire l’idée, très répandue, selon laquelle une infrastructure comme le périphérique serait un objet purement technique, donc apolitique. En m’appuyant sur les travaux des sciences et techniques en société, j’ai cherché à montrer que toute décision technique porte en réalité les biais, les valeurs et les rapports de pouvoir de ceux qui la conçoivent. Derrière la façade rationnelle de l’ingénierie urbaine se cachent des choix profondément humains et parfois inégalitaires. Le périphérique en est un exemple frappant : son tracé et ses aménagements traduisent des arbitrages sociaux et économiques. Des quartiers riches, comme ceux du 16ᵉ arrondissement, ont réussi à éloigner l’infrastructure de leurs habitations, tandis que d’autres zones, plus populaires, ont subi de plein fouet les nuisances.
Ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.
De même, le refus initial d’installer des murs anti-bruit fut justifié par des arguments techniques, alors qu’il relevait en réalité de jugements esthétiques ou subjectifs des ingénieurs. Ce n’est qu’en 1977, avec l’élection du premier maire de Paris, que la décision fut imposée, révélant combien la hiérarchie politique pouvait infléchir la logique technique. Ainsi, ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.
Ce qui m’a intéressé, c’est de comprendre à quel point la fabrique urbaine de Paris et de sa périphérie est marquée par l’héritage colonial. Au XIXᵉ et au XXᵉ siècle, alors qu’on construit puis qu’on repense les fortifications, la France vit l’apogée de son impérialisme : architectes, urbanistes et ingénieurs formés dans les colonies y testent modèles et méthodes qu’ils ramèneront ensuite en métropole. Dans ces territoires marqués par la domination et la ségrégation, ils expérimentent l’idée d’un ordre spatial hiérarchisé, qu’ils appliquent ensuite à Paris. La « ceinture verte » imaginée au Maroc dans les années 1930, pour séparer les « villes européennes » des « villes indigènes », inspire directement la réflexion sur la périphérie parisienne.
Après 1945, avec l’arrivée des travailleurs immigrés, notamment algériens, cet imaginaire se rejoue. Le mot « bidonville », né dans le contexte colonial, désigne désormais ces quartiers informels en métropole. Peu à peu, les populations issues de l’immigration se retrouvent assignées aux cités de transit, puis aux grands ensembles, identifiées à une architecture jugée dégradée. La « question urbaine » est alors associée à la « question immigrée », comme si la destruction des tours pouvait résoudre les inégalités sociales. Derrière cette illusion d’un urbanisme neutre se cache en réalité la persistance d’un imaginaire colonial : une manière d’organiser la ville selon un régime de ségrégation ethno-raciale et de contrôle des populations.
Le boulevard périphérique, héritier direct de la « Zone », reste aujourd’hui un marqueur fort du paysage parisien. Même s’il tend lentement à s’apaiser, il incarne encore cette marge urbaine. Autour de lui subsistent des espaces de relégation : à la Porte de la Villette, par exemple, des personnes sans abri ou souffrant d’addictions au crack trouvent refuge sur ces franges repoussées hors du centre pour « déranger » le moins possible. Le long des Maréchaux ou des échangeurs, les tentes se succèdent, rappelant la persistance d’un Paris des marges.
La « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.
Cette identité périphérique perdure donc : le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique. Peut-être, dans un siècle, aura-t-il été absorbé par la ville. En attendant, comme le souligne le chercheur Jérôme Beauchez, la « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.
Justinien Tribillon, La Zone, une histoire alternative de Paris, Paris, éditions B42, 2025
Une « kerterre » en chaux et chanvre aux allures de maison de Hobbit. Une maison bioclimatique en paille porteuse. Une série de trois conteneurs assemblés en demeure confortable. Un local agricole en super-Adobe dédié à la production de safran… Les trente constructions repérées dans le Tour de France des maisons écologiques, paru le mois dernier aux éditions Alternatives, sont aussi diverses qu’insolites. A l’origine de l’ouvrage, trois jeunes auteurs aux profils complémentaires : Mathis Rager est conducteur de travaux, Emmanuel Stern anthropologue et constructeur, Raphaël Walther architecte. Soucieux de faire évoluer leurs pratiques professionnelles à l’aune de la crise écologique, ils ont peaufiné leur itinéraire pendant un an, puis conduit deux mois de recherche sur le terrain. Au cours de leur périple de la Bretagne au Jura, ils ont glané les témoignages des habitants, souvent maîtres d’ouvrage, des diverses réalisations visitées, puis les ont confrontés au regard d’une poignée d’experts de la construction et de l’habitat - architectes, ingénieurs, philosophes, etc.
Le résultat : un Tour de France des maisons écologiques inspirant et documenté. Entre entretiens, décryptages, photographies, plans de coupe, glossaire et éléments chiffrés, l’ouvrage offre un panorama aussi divers que complet des modes constructifs et des formes d’habitat alternatifs contemporains. En abordant les aspects concrets et techniques de chaque chantier (coût, main d’œuvre, temps de construction, technicité…), il peut même s’avérer un outil d’aide à la construction, à la limite du mode d’emploi. L’enjeu, annoncé dès l’introduction du livre, est de taille : le secteur du bâtiment est un poids lourd en termes de consommations d’énergie (43%) et d’émissions de GES (25%). Quand le béton-roi est responsable à lui seul de 5% des émissions de CO2 à l’échelle mondiale, les alternatives repérées dans le Tour de France des maisons écologiques pourraient offrir quelques pistes judicieuses. Elles permettent en effet d’alléger l’empreinte écologique du bâtiment en relocalisant la production. A rebours d’un secteur qui recourt massivement aux bois exotiques ou au sable acheminés par cargo de l’autre bout du monde, elles misent sur les matériaux trouvés à proximité du chantier (paille, chanvre, terre…) et sur les savoir-faire traditionnels (bauge, etc.). Souvent réalisées en auto-construction, ces formes d’habitat permettent aussi de « faire soi-même » en levant les freins à une telle entreprise, notamment grâce à l’organisation de chantiers participatifs où se transmettent les savoirs.
A cet égard, les auteurs abordent dans le livre un parti-pris à contre-courant des discours dominants sur l’habitat écologique : quand celui-ci est généralement décrit en termes de densité et de compacité, ils affirment tout au contraire que « la révolution verte passera par la maison individuelle ! ». Dans l’introduction, ils affirment ainsi : « Alors que l’habitat collectif reste le plus souvent tributaire des schémas constructifs conventionnels, elle favorise un foisonnement d’initiatives personnelles et se présente à l’heure actuelle comme un laboratoire d’idées et d’inventivité pour penser des maisons de demain réconciliées avec leur environnement territorial, économique et humain. » Conçues sur mesure, à l’image de celles et ceux qui les édifient et les habitent, les maisons présentées dans le livre sont très largement délestées des contraintes qui pèsent sur la production standard. Ce faisant, elles ont tout le loisir d’aller techniques traditionnelles et technologies contemporaines, pour esquisser des modes de construction et d’habitat adaptés à leur environnement immédiat…
Le tour de France des maisons écologiques, de Mathis Rager, Emmanuel Stern et Raphaël Walther, éditions Alternatives, mai 2020, 240 pages, 170x240 mm, 24,90 euros
« En France comme ailleurs, la nécessité de répondre à l’urgence écologique et climatique place le secteur de la promotion, de la construction, de l’aménagement, et plus globalement l’habitat, face à d’immenses défis. Gros consommateurs d’espace et de ressources (45% des consommations d’énergie en France), émetteurs avérés de gaz à effet de serre (25%), ces derniers sont sommés d’évoluer pour réduire l’impact écologique du bâtiment. En ce domaine, la contrainte réglementaire (exprimée par la succession de règlementations thermiques de plus en plus ambitieuses) est un levier possible, mais ne peut prétendre résoudre seule le problème. Et d’autant moins qu’elle entre souvent en confrontation, sinon en contradiction, avec les habitudes et contraintes (budgétaires notamment) des acteurs de la fabrique urbaine et des divers usagers des lieux. De fait, l’habitat ne peut être envisagé comme un isolat et une « machine célibataire » : ses « performances énergétiques », selon l’expression consacrée, dépendent non seulement de ses caractéristiques intrinsèques (isolation, compacité, orientation du bâtiment, mode de chauffage, etc.) mais aussi d’autres éléments décisifs, parmi lesquels sa localisation et les modes de transport qu’il induit. Elles sont surtout déterminées par les usages quotidiens des habitants, et plus largement des usagers. Or, ces éléments sont encore rarement pris en compte par les promoteurs immobiliers, encore moins par l’Etat, qui fixe les mêmes règles et mêmes contraintes de performance énergétique quel que soit l’emplacement du bâtiment.En somme, pour répondre à l’ampleur des défis écologiques contemporains, concevoir des bâtiments énergétiquement « performants » ou des écoquartiers ne suffit pas. Une telle ambition plaide au contraire pour une tout autre approche de l’habitat, non plus sectorisée, mais holistique, globale, et capable de s’adapter à la variabilité des contextes et des modes de vie : le standard doit y faire place au sur-mesure, le « prêt à habiter » à la « haute culture ». Elle implique aussi d’informer, d’accompagner, de sensibiliser les habitants, tout en tenant compte de leurs usages et leurs aspirations. Elle appelle à faire place à la diversité des modes de vie, et donc à une dose d’imprévu et d’imprévisible. C’est alors sur le plan des cultures, des représentations, des comportements et des imaginaires qu’il faut agir. Il faut en somme « faire avec » – le contexte, l’Histoire, les usagers, les habitudes, mais aussi avec l’inventivité et l’imagination sans limite de tous les habitants. » (Introduction, p. 10-11)
En se focalisant sur la performance énergétique, les acteurs de la construction ont ainsi eu tendance à refouler d’autres questions décisives touchant à l’habitat, dont l’exigence de confort. Ensuite, tout gain énergétique est susceptible de susciter des effets rebonds : parce qu’on a acquis un logement labellisé “basse consommation”, on fait moins attention, on chauffe toutes les pièces, et plus chaudement que ne le recommandent les bâtisseurs. (...) Enfin, les réglementations thermiques ont le défaut de borner leurs calculs à l’échelle du logement, et n’envisagent jamais l’impact énergétique global d’une construction neuve - impact lié entre autres à sa localisation et aux usages induits, en termes de mobilité notamment. Or, selon qu’un logement sera situé dans une zone bien ou mal desservie en transports en commun, en pistes cyclables, en aménités diverses, les besoins énergétiques de ses habitants changeront du tout au tout. Il convient donc de sortir d’une approche sectorielle, uniquement centrée sur le bâtiment, pour ancrer chaque projet dans un territoire, et le concevoir en fonction. C’est dans cet esprit que l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich a imaginé en 1998 les contours de “la société à 2000 watts”. 2000 watts, c’est en effet la consommation énergétique annuelle moyenne par habitant à l’échelle planétaire. Cette moyenne inclut tous les postes quotidiens : le logement, le transport, l’achat et l’usage de tous biens matériels, l’alimentation. Elle recouvre évidemment de très fortes disparités : un Européen “consomme” 6000 watts par an, un Américain 12 000, un Indien 1000 et un Bangladeshi 300. Pour limiter le changement climatique dans un esprit d’équité, le projet suisse vise à ramener à 2000 watts/personnes les consommations annuelles d’énergie. Or, un tel objectif suppose une approche holistique. Il implique d’aborder ensemble, et non plus séparément, le logement, le transport, l’approvisionnement alimentaire, la gestion des déchets, etc. Il préconise en somme d’entrer dans le détail des usages quotidiens, pour agir à tous les niveaux, et dans tous les domaines de l’activité humaine. (Chapitre 1, p.30-31)
Cette étroite coopération est nécessaire à plus d’un titre. Elle permet d’abord d’affiner considérablement la connaissance du territoire où l’on envisage d’acquérir un terrain, raison pour laquelle il est souhaitable de rencontrer les élus avant même tout acte d’acquisition. Certes, les promoteurs immobiliers disposent de nombreux outils pour connaître l’environnement où ils construisent, à commencer par les classiques études de marché. Mais les élus apportent à ces éléments commerciaux des indications autrement plus fines : données démographiques, nature du tissu associatif et professionnel, programmes d’aménagement et planification urbaine, besoins en équipements et services… Ils permettent à ce titre d’ajuster la conception du programme immobilier au contexte, de faire du sur-mesure plutôt que du standard. Ils peuvent aussi mobiliser un réseau local et mettre en lien les opérateurs du projet immobilier avec divers acteurs professionnels et associatifs, dans une logique de circuits-courts, nous y reviendrons. Ils peuvent enfin, nous l’avons dit, adapter tant que faire se peut la réglementation au projet, voire l’accompagner financièrement dans certains cas. Autant d’éléments de nature à favoriser l'appropriation de nouveaux programmes immobiliers sur le plan local. (Chapitre 2, p.58)
Si la valeur sociale d’un projet immobilier se joue en amont et pendant sa réalisation, ce qui advient en aval, après la livraison, est donc absolument déterminant. Après tout, la phase de conception et de mise en œuvre n’est que la portion congrue du cycle de vie d’un bâtiment ou d’un quartier ! C’est après, une fois les habitants installés, que le lieu prend réellement vie. (...) Au cours de nos recherches, nous avons visité nombre de lieux où l’ambition de départ s’était heurtée à la réalité des usages. C’était notamment le cas d’un immeuble à structure bois situé en Suisse, et que ses concepteurs avaient tenu à doter d’une salle commune à destination des habitants. Lorsque nous les avons interrogés sur son taux de fréquentation, ils nous ont confié à regret qu’il était bien en-deçà de leurs attentes : l’espace restait vide la plupart du temps. Il offrait pourtant toutes les qualités d’usage requises. Il était vaste, pourvu de toutes les commodités, et situé au rez-de-chaussée. De la même manière, tous les professionnels de la construction notent un écart entre les projections en matière de consommation énergétique des bâtiments et leurs consommations réelle en situation d’occupation. Cet écart s’explique précisément par la difficulté d’aborder les usages, et de prévoir la façon dont les gens vont s’approprier un lieu. Pour pallier ces écueils, nombre de professionnels envisagent la mise en œuvre de divers outils d’information et de médiation, sur le modèle des livrets d’accueil et autres sites Internet qui accompagnent généralement la livraison de programmes énergétiquement performants. Toutefois, aucun de ces outils ne peut prétendre remplacer efficacement une présence humaine, et les premiers retours d’expérience dans ce domaine montrent que de tels dispositifs ont de sérieuses limites. Sur le strict plan des consommations énergétiques par exemple, ils ne permettent pas de combler l’écart entre performances théoriques et performances réelles. Pour une raison simple : les gens ne lisent pas, ou pas toujours, les documents d’information et de communication mis à leur disposition. A fortiori dans un logement qui devrait théoriquement se passer de mode d’emploi. (Chapitre 3, p.101-102)
Vidal Benchimol, Les nouveaux bâtisseurs, éditions Alternatives, 2020, 160 pages, 17 €
Plantons le décor : Grande-Synthe a tout pour tout déplaire. Pourtant située sur la très jolie Côte d’Opale, cette ville accueille sur son territoire et alentour des activités industrielles polluantes et dangereuses : métallurgie, port méthanier, centrale nucléaire de Gravelines. Elle concentre par ailleurs une grande misère : camp de migrants et fort taux de chômage (24 % dont 40 % de jeunes).
Face à ces difficultés écologiques et sociales, citoyens, associations et pouvoirs publics de Grande-Synthe se sont retroussé les manches pour trouver des solutions avec enthousiasme et humanisme, comme le souligne notre reportage sur le sujet. Plutôt que d’avoir peur des migrants, elle les accueille, les aide et les intègre (installation d’un camp, distribution de repas). Emmaüs y est une institution fort utile pour insérer ses compagnons mais également par ses distributions de paniers repas aux plus précaires de la commune. Pour contrer la mal information et lutter contre le désengagement citoyen elle crée une Université Populaire pour faire réfléchir les citoyens. Des jardins en pied d’immeuble et des jardins ouvriers sont développés pour redonner de l’autonomie alimentaire à petit prix à leurs utilisateurs. On construit des logements basse consommation qui réduiront la facture énergétique de leurs habitants. Toutes les cantines de la ville ne servent plus que du bio.
Voilà plus de 40 ans qu’on plante des arbres pour remettre de la Nature dans ce plat pays. Toutes ces actions ont notamment pour but de redonner de la dignité à tous ces laissés pour compte. Ce documentaire est illustré d’images très esthétiques, et rythmé par des interventions et questionnements de comédiens d’une troupe de théâtre local très investie sur les problématiques sociales de la Ville.
http://grandesynthelefilm.com
Durée du film 90 minutes – Prix : 20 euros
En 2012, les éditions Ecosociété publiaient la traduction française de Pour des villes à échelle humaine de Jan Gehl, paru deux ans plus tôt. Le lectorat francophone a alors pu découvrir l’apport décisif de l’architecte danois, qui défend depuis les années 1960, en réaction au modernisme, un aménagement urbain adapté aux besoins et désirs des citadins : attentif à la vie sociale et à la qualité des espaces publics, mais aussi soucieux de limiter la place de la voiture grâce à l’aménagement de voies piétonnes et cyclables - il a notamment contribué à la piétonnisation, dès1968, du Stroget à Copenhague. Dans le sillage de cet opus indispensable, paraît ce mois-ci, toujours aux éditions Ecosociété, La vie dans l’espace public, comment l’étudier. Ecrit avec Birgitte Svarre, directrice et chef d’équipe de la ville chez Gehl, l’ouvrage est en quelque sorte le versant opérationnel de Pour des villes à échelle humaine, puisqu’il se présente comme un guide à destination des élus et des urbanistes. Il est d’ailleurs préfacé par Anne Hidalgo et Valérie Plante, respectivement mairesses de Paris et Montréal, qui toutes deux soulignent leurs efforts pour mettre en oeuvre les grands principes édictés par Jan Gehl, notamment à dessein de limiter la place de l’automobile en ville dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.
En sept chapitres abondamment illustrés de photographies, de graphiques ou de cartes et de références bibliographiques, La vie dans l’espace public énumère les questions essentielles à se poser lorsqu’on veut animer une ville. Il décrit aussi les diverses méthodes mises en oeuvre au cours des cinquante dernières années pour étudier les interactions entre vie urbaine et espaces publics, que ce soit en prévision d’un aménagement ou pour en évaluer l’impact. Du pistage à la promenade d’essai, en passant par le journal de bord, la recherche de traces ou la cartographie, ces méthodes sont fondées pour l’essentiel sur l'observation directe, avec carnet de notes, stylo et chronomètre, mais peuvent aussi recourir ponctuellement aux nouvelles technologies (GPS notamment). “Grâce à l’observation directe, on est à même de mieux comprendre pourquoi certains lieux grouillent de vie tandis que d’autres sont pratiquement déserts”, écrivent ainsi Jan Gehl et Birgitte Svarre. Etudes de cas à l’appui, La vie dans l’espace public souligne également l’impact de ce temps d’étude et d’observation : en juxtaposant des photographies d’un même lieu avant et après transformation, il montre combien l’attention portée à l’échelle humaine et aux comportements des citadins a pu changer radicalement l’animation de certaines rues, places et quartiers à Copenhague, Londres, Melbourne ou New York.
Autre grand mérite de l’ouvrage : l’histoire très détaillée qu’il dresse de l’étude de la vie dans l’espace public depuis les années 1960, dans un contexte de poussée moderniste, d'explosion urbaine et d'avènement de la voiture. Le chapitre 4 souligne ainsi l’apport de Jan Gehl dans ce domaine, tout comme celui d’autres pionniers parmi lesquels Jane Jacobs, William H.Whyte, Clare Cooper Marcus ou Donald Appleyard. Chacun à leur manière, ils ont contribué à la mise en question du zoning et des grands ensembles, contre lesquels ils ont défendu une ville à hauteur d’homme - mais aussi de femme, d’enfant, de personne à mobilité réduite... La vie dans l’espace public suggère qu’ils le firent d’abord dans un relatif isolement, en tous cas à rebours des préceptes en vogue à l'époque, avant que l’avènement du développement durable et le changement climatique ne leur offrent un écho croissant chez les élus et professionnels de l’urbain. L’influence qu’ils exercent désormais en matière d'aménagements d'espaces confirme que c’est bien en partant de l’expérience directe, de la ville vécue, qu’on est à même d’aménager une ville désirable.
Jan Gehl et Birgitte Svarre, La vie dans l'espace public, comment l'étudier, éditions Ecosociété, Montréal, 2019, 192 pages, 29 €
Lire notre interview de Jan Gehl dans midionze.com
Il y a quelque chose de provocateur à consacrer un ouvrage entier aux aéroports, comme le fait Bruce Bégout dans En escale, chroniques aéroportuaires. L’époque est au “planeshaming”, et invite au contraire à troquer autant que possible l’avion pour le train. Voire pour le voilier, comme l’a fait Greta Thunberg lors de son récent périple en Amérique. Or, non seulement le philosophe, auteur en 2013 du très stimulant Suburbia (éditions Inculte), entend à certains égards les réhabibiliter (à tout le moins les delester en partie de leur étiquette de “non-lieux”), mais il le fait au terme d’un protocologe étonnant, et sans doute éprouvant : pour mieux saisir ces lieux de transit, auxquels on prête d’autant moins d’attention qu’on est concentré sur sa destination, il a choisi d’en faire l’unique but de ses voyages à Bangkok, Istanbul, Amman ou Amsterdam, et de ne pas en franchir les portes une fois l’avion posé sur la piste. “J’ai tourné ma conscience, et chaque cellule de mon corps vers l’espace aéroportuaire lui-même, explique-t-il en introduction, le parcourant en tous sens, répondant sans rechigner à toutes ses offres, et m’interrogeant à chaque instant au sujet de ce qui le constituait en propre à l’âge de l’hypermobilité.”
“L’homme a eu le génie de créer un bâtiment qui satisfasse tous ses besoins nouveaux. Il n’a pas raisonné selon les modèles anciens et les valeurs du passé, il a su, face aux demandes du transport aérien, créer un lieu inédit.” Bruce Bégout
Ce “voyage paradoxal” donne lieu à une série de réflexions sur l’architecture des aéroports, les valises à roulettes que les voyageurs y trainent derrière eux, la musique qu’on y diffuse, les dispositifs de sécurité, les espaces duty free, les salons VIP, les hôtels tout proches destinés à accueillir les voyageurs en transit ou encore les accès de rage dont sont parfois pris certains. Ainsi, au fil de courts chapitres à l’écriture ciselée, En escale dessine un lieu spécifique, standardisé jusqu’à un certain point, mais qui n’exclut pas tout à fait la couleur locale. A rebours du topos selon lequel l’aéroport serait un lieu banalisé, Bruce Bégout le campe en espace parfaitement ajusté à la modernité, et à ce titre sans équivalent dans l’architecture contemporaine : “L’homme a eu le génie de créer un bâtiment qui satisfasse tous ses besoins nouveaux, écrit notamment Bruce Bégout. Il n’a pas raisonné selon les modèles anciens et les valeurs du passé, il a su, face aux demandes du transport aérien, créer un lieu inédit.”
Au-delà de ses caractéristiques architecturales et fonctionnelles, l’aéroport offre aussi un concentré des valeurs et habitus contemporains : il se donne pour “l’isoloir à ciel ouvert dans lequel l’époque se confesse.” Il inspire à ce titre à Bruce Bégout une série de descriptions piquantes ou poétiques, où sont décrits non sans dérision les comportements des voyageurs et les dispositifs où ils sont pris. Pour ce faire, Bruce Bégout sollicite au besoin une poignée de figures littéraires ou artistiques ayant partagé son intérêt pour les aéroports, parmi lesquelles Don De Lillo, Jacques Tati, James G. Ballard, Gwenola David et Stephane Degoutin ou Brian Eno… Ces références viennent nourrir ses propres observations et suggèrent à quel point l’aéroport fascine et façonne nos contemporains.
Bruce Bégout, En escale, chroniques aéroportuaires, philosophie magazine éditeur, Paris, 2019, 14 euros
La photographie, vue du ciel, dessine un pictogramme vert clair sur un fond de végétation plus sombre. Intitulé « Rewild », le dernier projet de l’artiste urbain espagnol Escif propose de réensauvager Sumatra, comme l’indique son nom en forme de jeu de mots (« rewild » consonne avec rewind, « rembobiner », dont le symbole est dessiné sur le sol). Il faut dire qu’au cours des 20 dernières années, l’ile indonésienne a perdu 40% de sa surface forestière pour faire place à la monoculture de palme et de caoutchouc. Or, la gourmandise de l’industrie agro-alimentaire menace la survie de la faune sauvage locale, à commencer par les orangs-outans, en plein déclin. Rewind se propose d’agir concrètement en détruisant les palmiers. A leur place, un espace de 360 hectares planté d’arbres indigènes.
Le projet d’Escif s’inscrit dans un programme artistique élaboré par Splash and burn, une association fondée par l’artiste lithuanien Ernest Zacharevic pour dénoncer les ravages de la culture de palme, et qui associe entre autres Isaac Cordal, Vhils, Mark Jenkins ou Axel Void. Il évoque une autre réalisation de l’Espagnol à Sapri, en Italie : le Breath project. Initié par l’association Incipit, ce dernier consiste en la reforestation du mont Olivella, d’où avait disparu toute végétation au cours des siècles passés. 2500 chênes verts et autant d’érables sont en cours de plantation, et dessineront à mesure de leur croissance l’icône d’une batterie en cours de chargement, passant du vert l’été au rouge à l’automne.Dans les deux cas, l’intervention artistique confronte destruction de la vie sauvage et emprise croissante des nouvelles technologies sur nos vies. De fait, la création par Escif de véritables « puits de carbone » mobilise des symboles visuels emblématiques de la révolution informatique. Dès lors que l’œuvre suppose un point de vue surplombant, depuis le ciel, c’est aussi via un ensemble de médiations technologiques – photographies, circulation sur les réseaux sociaux, etc. qu’elle est rendue publique. L’art se donne ici pour un outil de mobilisation, mais entend aussi, dans le même temps, transformer positivement le lieu où il s’inscrit.
A l’instar d’Escif, divers artistes urbains tentent d’alerter le grand public quant à la réalité du changement climatique en intervenant à même le paysage. Parmi eux, Philippe Echaroux. L’artiste français projette ses œuvres – des portraits principalement - sur des lieux emblématiques ayant acquis le statut de symboles menacés : forêt amazonienne où il « expose » sur les arbres les visages de certains membres de la tribu Surui, ou encore glaciers français en régression rapide. Une manière selon lui de forcer le spectateur à « sortir de sa zone de confort », même si c’est bien un spectacle qu’il offre.
Dans la même veine, Julien Nonnon, chantre du vidéo-mapping et d’un « nouvel art pariétal », recourt aux technologies numériques pour donner à voir l’ampleur de la crise en cours. Dans la série « Crying animals » (2018), il projette à même la montagne des animaux sauvages vivant dans les Alpes pour faire prendre conscience au grand public de leur possible extinction. La lumière, qui sert de médium à l’artiste, s’offre ici en contrepoint au devenir d’espèces décrites comme possiblement « éteintes ». Comme chez Philippe Echaroux, elle est aussi mobilisée en raison de son empreinte écologique supposée plus faible que celle de l’acrylique, même si l'intervention n'est pas neutre, puisque la pollution lumineuse aurait selon certaines études un effet sur la biodiversité. Pour limiter au maximum l’empreinte de ses interventions, le français Saype recourt quant à lui à une peinture 100% biodégradable. Une manière de s’accorder au mieux aux espaces naturels qu’il couvre de très grands portraits monumentaux, pour amener le public à reconsidérer ses relations à autrui et à la nature.Dans un milieu artistique très charpenté par l’idée de prouesse, investir des espaces monumentaux à l’écart des villes est évidemment une manière de se distinguer. Mais pour ces artistes, il s’agit surtout de donner un sens à leurs interventions, et d’assumer une portée politique et sociale, loin d’un art « gratuit » et simplement dédié au jeu des formes.
Ce n’est pas un élan écologique qui a fait germer ce projet mais une augmentation drastique et régulière du prix de l’électricité et de son transport, qui alourdissait régulièrement la facture énergétique des Pratsois.Pour mener à bien ce projet, une Société d’Economie Mixte (Prats’Enr) a été créée avec trois collèges d’actionnaires : la mairie (60%), la régie d’électricité locale (20%) et une SCIC d’un collectif d’habitants (20 %) dénommée Ecocit (Energie-COllectif-CIToyen).
La commune ne partait pas de zéro. Elle avait déjà une Régie électrique et une usine hydraulique sur la rivière du Tech produisant 35 % de sa consommation électrique. Pour atteindre l'autonomie énergétique, la SEM a tout d’abord remis en service l’ancienne installation hydraulique. Inutilisée depuis 20 ans, celle-ci alimentait un établissement thermal installé sur la commune. Des microturbines ont été posées sur les canalisations d’eau potable venant de la montagne. Des panneaux photovoltaïques sont en cours d’installation sur des toitures agricoles (bergeries, étables ou granges) et industrielles. Une installation de microméthanisation alimentée par les effluents des agriculteurs du bassin complétera le panel de production.En parallèle une régie de données est en cours de création pour piloter au mieux les infrastructures de production et de distribution d’électricité de la commune. Elle permettra aussi de sensibiliser et informer les Pratsois sur leur consommation d’énergie, en vertu du postulat selon lequel la meilleure énergie renouvelable est celle qu’on ne consomme pas. La gouvernance du projet et de ces données est un chantier important pour le succès de l’opération dans un contexte de défiance à l’égard des compteurs intelligents Linky.
La concertation et la sensibilisation ont démarré et les citoyens sont réceptifs et impliqués. Aujourd’hui 8 % des habitants (soit 80 personnes) ont adhéré au collectif citoyen, soit un taux de participation très élevé pour ce type de projets. Plus de la moitié (50) sont présents aux réunions d’information.Le projet bénéficie d’un programme de recherche action baptisé DAISEE qui a pour objectifs de développer de nouveaux liens entre consommateurs et producteurs d’énergie, de publier des connaissances ouvertes sur les questions complexes de la transition énergétique et de créer et expérimenter des solutions face aux nombreux défis à relever sur le plan technique et organisationnel.Pour sensibiliser les habitants aux pics de dépassement de production, il est par exemple envisagé d’installer dans chaque foyer une lampe qui sera verte en cas de production suffisante et rouge en cas de dépassement. Issue d’un retour d’expérience au Danemark, l'idée sera d’autant plus pertinente que le village compte de nombreux retraités n’ayant pas toujours de smartphone ni d’ordinateur susceptibles de les informer. Bref, les Pratsois ne manquent pas d’énergie pour faire aboutir ce projet !