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Yoann Sportouch : « L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. »

Yoann Sportouch est urbaniste et philosophe, fondateur de l'agence LDV Studio Urbain et rédacteur en chef de la revue Lumières de la ville. Il a publié Pour un urbanisme du care aux éditions de l’Aube (Juin 2024). L’ouvrage défend une approche humaniste et éthique de la fabrique urbaine qu’il considère comme essentielle pour répondre aux grands défis, sociaux, écologiques, démographiques et politiques de notre époque. Entretien.

Vous parlez d’urbanisme humaniste, d’éthique et d’urbanisme du care. C’est quoi un urbanisme du care ?

L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. Il met au centre les fragilités, les liens entre nous et la responsabilité partagée de les prendre en compte. Il regroupe et prolonge des notions déjà connues comme la ville inclusive, la ville résiliente, la ville circulaire ou encore la ville à hauteur d’enfants. Autrement dit, il fait de la prise en charge des vulnérabilités un devoir collectif, partagé entre citoyens et institutions.

C’est en ce sens que je parle d’éthique pour le domaine de la fabrique de la ville. Cette éthique s’oppose à d’autres principes qui furent autrefois la norme, comme l’attractivité des territoires, le développement urbain comme moteur de croissance, la compétitivité inter-métropolitaine, ou encore la réponse à des logiques purement fonctionnelles… L’urbanisme du care n’est donc pas une nouvelle recette ou un style d’aménagement, c’est une boussole pour notre temps : une éthique systémique et appliquée qui nous invite à considérer la transformation urbaine comme une opportunité de réparer, de relier, de prendre soin, des personnes comme des lieux. Une nécessité aujourd’hui.

De quels maux les villes souffrent-elles ? En quoi ce concept permettrait-il d’y répondre ?

Nos villes sont traversées par une accumulation de crises : sociale, écologique, démocratique, politique. La fragmentation territoriale, l’isolement, l’injustice spatiale sont des symptômes visibles. L’urbanisme du care invite à considérer la ville comme un organisme vivant. Il propose de s’appuyer sur les signaux faibles, que sont les situations de vulnérabilité, pour repenser nos priorités en matière d’aménagement et de développement urbain.

"Il s’agit moins d’inventer des utopies que de soigner vraiment le réel, ici et maintenant, en reconnectant les projets urbains aux besoins humains et à ceux de la planète."

Vous êtes urbaniste mais aussi philosophe, comment la philosophie impacte et nourrit l’approche et la vision de votre métier ?

La philosophie m’a permis de poser les bonnes questions avant de chercher les réponses. Elle m’a appris à regarder au-delà des évidences, à interroger nos systèmes de valeurs, nos normes implicites. Je me suis par exemple rendu compte que notre cadre humaniste et universaliste, celui qui fonde le contrat social, ignore souvent les vulnérabilités présentes dans certaines situations concrètes. On construit des normes et des règles qu’il s'agit de respecter de manière universelle, mais il subsiste toujours des inégalités réelles, criantes, parfois inhumaines. En travaillant sur l’éthique du care, j’ai trouvé une grille de lecture puissante, qui place l’empathie, la responsabilité et l’interdépendance au centre de notre action, peu importe votre secteur d’activité. Dans le domaine de l’aménagement et de la fabrique de la ville, c’est une manière de replacer la pensée dans l’action urbaine, de donner du sens à nos façons de faire la ville.

Quels outils et méthodes utilisez-vous au sein de votre agence pour mettre en œuvre cet urbanisme du care ?

Nous utilisons notamment le diagnostic d’usages, qui consiste à s’immerger dans les pratiques quotidiennes des habitants, à comprendre leurs temporalités, leurs fragilités, leurs ressources. Nous menons aussi des programmations participatives, dès l’amont des projets, pour intégrer l’expertise d’usage des habitants et profiter du projet urbain pour régénérer notre société en trouvant des solutions ensemble. Nous développons des démarches de co-innovation locale, en accompagnant par exemple des porteurs de projets issus des territoires pour réinvestir les rez-de-chaussée commerciaux. Le faire avec et pas seulement la “concertation”, vraiment, est au cœur de notre démarche.

A Colombelles (Calvados), un diagnostic mené selon les méthodes de l'urbanisme du care

Auriez-vous un exemple emblématique d'un projet urbain qui a permis de “réparer” les populations vulnérables à qui vous souhaitez vous adresser ?

Oui, je pense à une mission menée à Colombelles, une commune populaire du Calvados, sur un projet d’aménagement au sein de la ZAC Jean-Jaurès. Notre mission consistait à imaginer les futurs usages en rez-de-chaussée d’une opération immobilière autour d’une place en devenir. Au cours de cette mission, j’ai rencontré trois éducateurs de prévention spécialisée. Cette rencontre a été fondatrice.

Ces éducateurs m’ont partagé la réalité de leur travail auprès des jeunes en décrochage, leur besoin de discrétion, la complexité du lien de confiance à bâtir avec les jeunes comme avec leur environnement familial. Et surtout, ils m’ont ouvert les yeux sur un point crucial : pour que les jeunes fréquentent un lieu, il faut qu’ils puissent le faire sans être vus. Ce qui peut sembler anodin pour un aménageur, à savoir la position d’un local, devient central lorsqu’on se met à la place de ces jeunes. Ainsi, le projet initial qui envisageait un rez-de-chaussée très visible a été réorienté vers un local plus discret, en rez-de-jardin, voire en sous-sol. Un simple changement d’implantation, mais qui répondait de manière très concrète à une vulnérabilité réelle.

Cet échange m’a profondément marqué. Il démontre à quel point l’expertise d’usage, en particulier celle des professionnels de terrain, est précieuse. En partant de leur regard, de leur quotidien, on peut ajuster les projets en fonction des réalités vécues, y compris celles auxquelles on n’accorde pas ou trop peu d’importance.

"Une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs."

C’est cela, pour moi, l’urbanisme du care : partir des signaux faibles, des vulnérabilités présentes sur un territoire, pour s’en servir comme boussole. Car une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs. Ce n’est pas une approche bienveillante ou de compassion : c’est une manière de refonder nos priorités urbaines à partir de ce qui rend la ville plus juste, plus humaine, pour toutes et tous.

Vous dites dans votre essai que la mise en œuvre de la ville durable se fait souvent au détriment de la ville inclusive et humaniste. Comment expliquez-vous cela ? Comment votre approche pourrait permettre d’éviter cet écueil ?

La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires.

Par ailleurs, dans le secteur de la fabrique urbaine, nous avons tendance à obéir aux injonctions du moment. Après la crise sanitaire, le mot d’ordre était "le logement post-Covid", aujourd’hui c’est "l’urbanisme de la santé"... Le problème de ces effets de mode, c’est qu’on mise tout sur un seul enjeu, en oubliant souvent les autres urgences sociales, économiques, culturelles, démocratiques.

"La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires."

Depuis une dizaine d’années, la ville durable s’est imposée comme un dogme. C’est une avancée importante, mais elle a parfois produit des projets déconnectés du réel. À Nanterre, par exemple, 120 000 m² de bureaux ultra-durables ont été inaugurés en octobre 2024, mais seuls 9 000 m² étaient occupés à leur ouverture. Cela, dans une ville populaire, marquée par les émeutes de 2023, et alors même que le télétravail est devenu la norme. On continue donc à produire une offre standardisée, calée sur des tendances générales, sans tenir compte des besoins réels des territoires. Et cela ne fait que renforcer les inégalités : seuls certains publics pourront accéder à ces lieux.

L’urbanisme du care vient réintroduire la dimension humaine et relationnelle. Il propose une écologie de l’attention autant qu’une écologie de la planète. Il ne s’agit pas d’opposer ces approches, mais de les relier dans une vision systémique, qui parte des besoins pour construire des réponses justes.

Comment faire que l'urbanisme du care devienne la norme de la fabrique urbaine ?

Il faut commencer par reconnaître la vulnérabilité comme une condition universelle, et non comme une exception. Ensuite, changer la manière dont on fabrique la ville : sortir des logiques descendantes, des projets standardisés, de ce que l’on définit par l’urbanisme de l’offre, pour aller vers des démarches situées, contextuelles, co-construites, en clair un urbanisme des besoins. Cela implique de transformer les modes de commande, de former les professionnels à de nouvelles postures, de faire dialoguer les mondes, urbanisme, santé, social, culture, éducation etc. C’est un chemin politique autant que pratique, qui suppose de remettre du sens dans chaque geste urbain.

Crédit photo : Benjamin Boccas

2025-09-09
Les enfants, impensés de la fabrique urbaine, trouvent place dans la ville !

À l’école ou dans la ville, des initiatives se développent pour redonner une place de choix aux enfants. Longtemps impensés de la fabrique urbaine, ils représentent pourtant un levier essentiel pour créer les conditions d’une ville plus inclusive. 

Penser l’école idéale comme lieu d'émancipation et d’invention, questionner les différents espaces qui la composent, de la cour de récréation à la salle de classe : tel est le pari de l'exposition “l'École idéale” qui se tient aux Magasins généraux jusqu’au 12 octobre sous le commissariat de l’Atelier Senzu, bureau d'architecture basé à Paris.

Ces propositions d’architectes, de designers et d'artistes illustrent des approches alternatives de conception d’espaces à destination des enfants, rompant avec le visage des écoles à l’architecture monolithique, héritées de la fin du XIXème siècle. Plus ludiques, écologiques et ouvertes, elles ambitionnent par là-même d’offrir un cadre plus propice à de nouvelles manières d’apprendre et de socialiser. Depuis plusieurs années, des initiatives se développent en France pour reconfigurer également les espaces publics aux abords des écoles, de façon à les rendre plus sécurisés, plus végétalisés, plus accueillants. À Paris, près de 300 écoles ont intégré le dispositif “Rues aux écoles” pour sécuriser les déplacements des familles tout en leur proposant de nouveaux espaces de jeux. 

Agence Smarin, école Saint-Charles, Nouveau Musée National de Monaco, Ecoletopie, Monaco, 2024

Se réapproprier temporairement l’espace public

Le mouvement « Rue aux enfants, rue pour tous » s’inscrit dans cette volonté de redonner temporairement une place aux enfants dans les rues des villes en les fermant à la circulation motorisée. À l’origine de la démarche, un collectif de quatre associations : l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (Anacej), Cafézoïde, Rue de l’avenir et Vivacités Ile-de France. Leur objectif : répondre au constat de l’exclusion des enfants des espaces publics et souligner “ l’importance de la rue et de la ville comme lieux de rencontre et d’apprentissage physique de leur autonomie”. Apparu en France en 2015, le mouvement s’est depuis structuré avec l’élaboration d’une charte, puis d’un manifeste en 2017. À ce jour, plus de 320 communes ont rejoint la dynamique.

Ce moment récréatif peut être utilisé comme un outil de réflexion sur l’évolution des espaces publics vers plus d’apaisement, notamment pour des quartiers en cours de restructuration ou de renouvellement urbain, mais aussi plus de vitalité dans les petites villes[...] et favorise le temps de l’opération, un brassage des âges, des quartiers, des cultures, des savoirs, des enthousiasmes” précise le communiqué de presse.

Les oubliés de l'architecture et de l’urbanisme

Du constat même de Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, professeur honoraire de l’Institut d’urbanisme de Paris, et auteur de Pays de l’enfance (éd. Terre urbaine, 2022),  “Les enfants sont les oubliés de l’urbanisme productiviste”. D’après l’Institut National de Veille Sanitaire, 4 enfants sur 10, âgés de 3 à 10 ans, ne jouent jamais dehors pendant la semaine. Plus largement, c’est la question des espaces publics consacrés à des usages récréatifs ou de socialisation qui est aussi soulevée. Seulement 10 à 20 % des mètres carrés qui composent les villes françaises sont consacrés à la « ville relationnelle ». Les 80 à 90 mètres carrés restants sont quant à eux dédiés à la « ville fonctionnelle ». Comme le souligne dans son mémoire de fin d’études “La ville à hauteur d’enfants”, Floras Horras en 2018, les facteurs qui expliquent l'absence de la présence des enfants dans l’espace public urbain sont “d’ordre social, culturel ou technologique, tous sont liés à l’émergence de la société de consommation de masse dans les années 1960 en Europe, puis à ses évolutions.” 

Ecole des Plans à Cergy-Pontoise par Jean Renaudie, 1972. Crédit : archives du Val d'Oise

La présence accrue de voitures a réduit les espaces de jeux potentiels tout en augmentant les dangers associés, auxquels s’ajoutent les préoccupations sécuritaires et le développement des technologies et espaces numériques. C’est par ailleurs l’un des constats des recherches de Clément Rivière. Le sociologue, maître de conférences en sociologie à l'université de Lille et auteur de Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan (Presses Universitaires de Lyon, 2021) rend compte de “deux désirs contradictoires qui pèsent sur les parents : d’une part favoriser le développement de l’autonomie de leur enfant et d’autre part s’assurer de leur sécurité”.


Renforcer la place des enfants dans les politiques urbaines

Face à l’absence historique de prise de compte des publics enfants et adolescents dans la fabrique de la ville, des métropoles comme Paris, Lille, Lyon ou Montpellier ont mis en place les premières réflexions et actions, touchant aussi bien à la question de l’aménagement des espaces, qu’à la mobilité ou aux enjeux de gouvernance. Inspirée par le projet « La Ville des Enfants » de l’italien Francesco Tonucci né aux débuts des années 1990 pour répondre à “la situation de crise que connaît la ville moderne et qui a répondu aux besoins d’un seul type de citoyen : homme, adulte, travailleur et motorisé”, l’expérimentation menée à Lille est à ce titre emblématique. Portée par le Laboratoire “Lille à hauteur d'enfants" depuis 2022, elle a abouti à la mise en place d’une charte (juin 2024) avec 18 principes puis à des propositions d'actions (mai 2025). Au total, 50 propositions, dont 20 prioritaires, ont été listées, toutes en accès libre : ouvrir les cours d’école en dehors des temps scolaires, favoriser la mobilité à vélo, donner plus de visibilité aux femmes et aux filles dans la ville, faire découvrir aux enfants les quartiers où ils n’habitent pas (classes découverte, dispositif « vacances en ville ») ou encore créer une instance citoyenne pour les adolescents.

“Une des forces de ce laboratoire a été de pouvoir réunir et de faire travailler ensemble les équipes municipales, des experts et des représentants du tissu associatif local en lien avec les sujets de l’enfance, l'éducation et de la culture pour aborder ce sujet dans une approche transversale, souligne Clément Rivière, qui préside le laboratoire lillois. Les travaux ont ensuite été présentés à des groupes d’enfants lors d’ateliers pour évaluer l'intérêt et s’assurer de la clarté des propositions. Ce fut une très belle expérience d'intelligence collective pour fédérer sur la gestion de la place de l’enfant dans la ville”. 

Favoriser l’émancipation des enfants et la démocratie

Autre leçon de ce projet : l’inclusivité des enfants dans la fabrique de la ville est un levier d’action pour aborder les questions de mixité et de présence différenciée des genres dans l’espace public, ou encore la place des personnes âgées ou en situation de handicap, notamment quand il s’agit d’évoquer les questions de mobilité et de sécurité. Pour Clément Rivière, l’enjeu est aussi politique : “La Ville à hauteur d’enfants porte en elle une aspiration démocratique et républicaine forte, celle de donner à la notion d'urbanité toute sa dimension en offrant aux enfants la possibilité de partir à la découverte de l’autre, mais aussi en refusant l'anxiété généralisée et le risque de laisser l’attrait des écrans renforcer l’isolement”.

2025-08-29
Écrit par
Deborah Antoinat
« Nous réinstaurons de la nature dans les lieux les plus contre-nature qui soient » : entretien avec Nadia Herbreteau, présidente de l'agence de paysage Ilex

D’architecte, comment devient-on paysagiste ? Et comment le paysage, son temps long, son caractère imprévisible, sa qualité d’espace innerve-t-il en retour la pratique architecturale ? Telles sont les premières questions posées à Nadia Herbreteau, architecte et urbaniste, présidente de l’agence de paysage et d’urbanisme Ilex.

Formée à l’architecture et à la maîtrise d’œuvre urbaine dans le contexte de Saint-Nazaire, ville en mutation après le déclin de ses chantiers navals, puis dans une agence particulièrement active dans les quartiers prioritaires transformés par l’ANRU, c’est par goût pour l’espace public, la réappropriation par les habitants de leur cadre de vie et de ses usages qu’elle a rejoint, d’évidence, une agence de paysagistes, Ilex, il y a plus de vingt ans.

Après un tel début de parcours, pourquoi des paysagistes ?

Parce que ce sont eux qui ont la main sur les questions d’espace public. Je suis attachée à la notion de communs, qui forment le préalable à la structure sociale, foncière et architecturale d’un projet. À une époque, il y a vingt ans, où les projets urbains étaient davantage pensés par le plein que par le vide, le travail des paysagistes m’a inspirée.

Ilex est aujourd’hui une agence lyonnaise de trente personnes. Comment choisissez-vous les projets auxquels vous répondez ?

Ce ne sont désormais plus que des projets d’espace public au sein desquels le végétal est central. Et pour neuf projets sur dix, de la réhabilitation, le plus souvent d’anciens espaces dévolus à la voiture qu’il faut reconquérir. Car la marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années – moins de voitures, plus de nature en ville, une meilleure gestion de l’eau, moins d’infrastructures routières et des commandes moins technocratiques – devient aujourd’hui la nécessité, rattrapés que nous sommes par le dérèglement climatique et la demande sociale. Il est plus facile désormais de proposer ces projets, souvent portés par des exécutifs socialo-écologistes. Ça nous permet d’aller plus loin. Par exemple, de défendre une vision non académique et non dessinée de l’espace urbain, davantage fait de motifs juxtaposés que de grandes compositions. En tant que Lyonnais, nous pratiquons la ville. Nous ne sommes pas déconnectés comme certains architectes qui construisent ailleurs, là où ils ne vivront jamais. Pour chaque projet, nous nous demandons si nous souhaiterions vivre et nous projeter dans l’endroit que nous fabriquons.

"La marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années (...) devient aujourd’hui la nécessité."

Pour investir davantage l’espace public en végétation, en paysages, en parcs, dans des projets où la valeur foncière est une pression, notre premier combat est de démontrer que la commande initiale ne repose pas sur une bonne équation économique. Souvent la commande est mal posée : le périmètre n’est pas adapté, très sectorisé, faisant fi de l’existant autour ; elle s’appuie sur des études qui ont parfois vingt ans et ont donc imaginé des espaces publics aujourd’hui caducs. Tout le monde revendique une expertise sur l’espace public. Parfois, nous avons 40 pages de remarques pour un projet, toutes contradictoires. Il faudrait donc trouver un compromis qui satisfasse tout le monde. Mais aujourd’hui, plutôt que de faire un projet qui satisfasse une somme d’intérêts particuliers, je préfère porter un projet sans compromis et qui relève de l’intérêt général. Paradoxalement, le manque d’argent public nous aide. Végétaliser revient moins cher que goudronner ; il est moins coûteux d’utiliser l’existant que de faire une grande composition ; plus facile de faire avec les contraintes que de s’imposer à elles.

Un projet illustre bien ces propos : celui du Delta vert à Nanterre. Au sein de ce projet paysager d’une dizaine d’hectares se trouve le Champ de la Garde, une friche de quatre hectares sur le toit de l’autoroute A14, aux franges de l’Université Paris-Nanterre, dernier espace non construit sur les terrasses qui courent de la Défense à la Seine. Depuis 2008, l’équipe de la Ferme du bonheur – installée depuis trente ans à proximité du terrain – prend soin, nettoie, cultive et aménage cet impensé de l’urbanisme en y menant une grande variété d’actions écologiques, culturelles et sociales. Comment s’insérer dans un projet aux démarches agro-écologiques et collaboratives affirmées ?

Le projet du Delta vert illustre bien la réalité actuelle : nous réinstaurons de la nature sur les lieux les plus contre-nature qui soient. On nous a filé les pires morceaux, ceux dont personne n’a voulu parce qu’ils n’ont pas de valeur foncière. À Nanterre, le Champ de la Garde est un délaissé pollué, toiture d’une autoroute, encastré entre une voie de chemin de fer et des barres de logements. Sa valeur foncière est nulle, voire négative, et notre rôle est de lui redonner une valeur autre, écologique, paysagère. Depuis quinze ans, la Ferme du bonheur a redonné vie à ce sol et à cet espace, comme un paysan qui redonne un substrat fertile à un mauvais sol. Les pratiques vernaculaires mises en place sur ce terrain, c’est ce que nous aimerions faire dans les espaces que nous aménageons. Cette façon de ménager l’espace avec le temps, le déjà-là, de jour en jour, en bricolant de manière paysanne, confère à ce lieu une âme alors qu’il semble, au milieu des infrastructures voisines, contre-nature.

"Le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins."

La première étape a été de retourner la commande de Paris La Défense. L’aménageur du terrain souhaitait poursuivre ici son travail entamé sur les terrasses qui partent de la Grande Arche, à savoir construire sur cette zone de pleine terre et créer des parcs sur des zones déjà imperméabilisées. Nous avons passé du temps à reformuler la commande, à l’expertiser sous l’angle du bon sens et du moins coûteux. Aménager coûte cher, donc là encore le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins. La clé sera à l’avenir dans le financement des paysagistes et des architectes [rémunérés aujourd’hui au prorata du montant total des travaux engagés, ce qui incite évidemment à construire, ndlr]. À partir de là, nous essayons de faire parc, de faire jardin.

La corniche des forts à Romainville - Crédit : Karolina Samborska

Un autre de vos projets emblématiques est le parc de la corniche des forts à Romainville, une forêt à travers laquelle le promeneur chemine en hauteur sur une passerelle…

Là encore, la longueur des procédures a rendu la commande de ce projet caduque puisqu’il s’agissait, au départ, de construire une plaine de loisirs. Or, le terrain en gypse est fragile et troué comme du gruyère. Il ne pouvait pas soutenir de gros équipements. Nous avons donc simplifié les choses au maximum en laissant cet espace dans son jus, en le renaturalisant de fait et en y donnant un accès visuel. La passerelle est hors-sol mais bien fondée à plusieurs mètres. De telle sorte que le promeneur n’a accès qu’à 10% de l’espace mais peut l’appréhender visuellement dans son entier. C’est un retournement : auparavant, les parcs requéraient un accès total à travers de grandes pelouses. Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès.

"Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès."

À Romainville, en Seine-Saint-Denis, la pression d’usage était forte puisque la population manque d’espaces verts. Il fallait éviter de la frustrer. Nous avons donc trouvé cette alternative de la passerelle : mettre en réserve l’espace sans donner l’impression de le clôturer. Pareil pour le site de Nanterre, dont une partie sera peut-être dévolue à la culture, donc inaccessible pour beaucoup de promeneurs, tout en leur donnant le sentiment qu’il leur appartient. Au fond, il s’agit d’appliquer au paysage la démarche déjà en vigueur pour les grands sites de France, comme la pointe du Raz ou le Mont-Saint-Michel. Il y a vingt ans, on pouvait se garer devant et avoir accès à tous les espaces. Aujourd’hui, le parking a reculé, les cheminements qui permettent de rejoindre les sites sont pensés pour que la flore reprenne sa place et cet accès par une marche rallongée renforce l’expérience de ces lieux, dont la fréquentation ne diminue pas, bien au contraire.

2025-07-28
Écrit par
Hugo Martin
DOSSIER : face à la crise, l'immobilier de bureau se réinvente

Dans un secteur de l’immobilier en berne, les bureaux sont en première ligne. Simple effet de la conjoncture ou tendance de fond ? MIDI:ONZE fait le point sur l’ampleur de la crise et esquisse quelques solutions…

En décembre 2024, le Consortium des Bureaux en France (CBF), qui rassemble La Place de l’Immobilier, la Foncière de Transformation Immobilière (FTI) et Linkcity défrayait la chronique en publiant une étude d’ampleur sur l’immobilier de bureau. Fondée d’après ses commanditaires sur “une approche exhaustive de l’ensemble des surfaces de bureaux du pays immeuble par immeuble”, celle-ci venait pointer la profonde crise du secteur, chiffres à l’appui. Sur les 173 de mètres carrés de bureaux que compte l’Hexagone, plus de 9 millions seraient vides. Pire : 2 millions de m2 de bureaux de 1000 m2 et plus, dont 1,2 millions en Ile de France, seraient carrément “en friche”, c’est-à-dire vacants depuis plus de deux ans.  

Les raisons du désastre sont nombreuses. Les piètres résultats de l’immobilier de bureau viennent d’abord s’inscrire dans une crise plus globale de l’immobilier depuis l’automne 2022. En cause : la hausse rapide et significative des taux d’intérêt, qui rendait l’accès des ménages à l’emprunt bancaire beaucoup plus difficile et coûteux. 

Les taux de vacance observés dans l’immobilier de bureau seraient aussi la résultante des mutations qui touchent le monde de l’entreprise depuis l’épidémie de COVID19, à commencer par l’essor du télétravail. Plus largement, ils viendraient signaler l'essoufflement d’un modèle économique surgi dans les années 1960 : la tertiarisation, ou société des services. Cet essoufflement serait d’abord démographique : avec le vieillissement de la population, la part des actifs diminue, et avec elle les besoins en bureaux. Or, malgré cette évolution prévisible, les promoteurs ont continué à construire et aménager des surfaces tertiaires, jusqu’à la surproduction. 

Désormais, c’est donc bien la transformation de ces mètres carrés vides qui mobilise les acteurs de la fabrique urbaine. D’autant que la crise de l’immobilier tertiaire va de pair avec une crise aigue du logement dans les zones les plus tendues, dont Paris et l’Ile-de-France. “Sachant que les 25-44 ans disposent en moyenne de 34 mètres carrés par personne dans leur logement, ces 2 millions de mètres carrés de friches pourraient loger près de 53 000 habitants à horizon 5 ans s’ils étaient transformés en logements”, peut-on lire par exemple dans le communiqué de presse publié en décembre 2024 par le CBF.

Dans un dossier sur le sujet, MIDI:ONZE s’intéresse ainsi à la transformation de quatre bâtiments tertiaires.

Dans un entretien avec Kinda Garman, directrice générale des Bureaux du coeur, le média des Ecofaubourgs souligne aussi que la crise du bureau pourrait offrir une réponse au mal-logement, en offrant un abri à ceux qui n’en ont pas…

2025-07-03
Écrit par
Pierre Monsegur
Recyclage urbain : une nouvelle vie pour les bureaux vacants

Comment faire face à une crise de l’immobilier de bureau qui s’annonce durable ? Que faire des locaux vacants ? Zoom sur quatre projets de transformation en cours ou déjà livrés pour donner une seconde vie aux locaux d’activité ne trouvant plus preneur… 

Il y a 5 ans, l’épidémie de Covid 19 est venue accélérer une tendance de fond : la crise de l’immobilier de bureau, du fait de l’essor du télétravail et du « flex office ». Que faire des locaux vacants ? Pourquoi ne pas les transformer en logements ? Grâce à un contexte politique et réglementaire plus favorable, la « réversibilité » des bâtiments intéresse à nouveau acteurs publics et privés. Ses atouts ? Réduire les tensions sur le marché de l’immobilier face au manque et au mal-logement notamment en Île-de-France, répondre aux enjeux de sobriété foncière en limitant l’artificialisation des sols et limiter l’empreinte environnementale du bâti. Avec une gageure : la faisabilité technique et financière des opérations de transformation. Présentation de quelques réalisations concrètes et projets à venir de ce recyclage urbain, qui s’avère un véritable laboratoire d’innovations d’usages.


Les Cèdres : des logements collectifs récompensés par un prix international

Lauréate en 2021 de la deuxième édition du Prix International de la Transformation de bureaux en logements, l'agence LA SODA et la maîtrise d’ouvrage Immocades ont été récompensées pour « les qualités exceptionnelles de ce projet tant d’un point de vue architectural que technique et environnemental, la qualité de l’insertion urbaine du projet et de son équilibre économique ». Située sur les hauteurs d’Issy-les-Moulineaux, l’opération a consisté en la réhabilitation, l’extension et la surélévation de l’existant pour permettre la création d’un nouveau bâtiment de 2000 m². Y sont déployés plusieurs types de logements (maison à patio, duplex, appartement classique), un parking souterrain et un jardin collectif accessible à l’ensemble des 14 habitations présentes sur la parcelle.

« Et si nous préférons mettre l’accent sur la valorisation, il est pour autant clair que le projet a dû intégrer des contraintes fortes (espaces enterrés, faibles hauteurs sous plancher, des découvertes structurelles…) et les transformer en qualités » précisent les architectes dans leur communiqué.

Le prix, créé en 2018 par la Maison de l’architecture Ile-de-France et Paris-Ile de France Capitale Économique, ambitionne de valoriser « de vraies opportunités pour les tandems maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre qui partent parfois d’un bâtiment démodé, désuet pour en faire une perle architecturale, dans laquelle il fait bon vivre. »


Transformer l'ancien siège historique de l'AP-HP en premier "immeuble à mission” de Paris

Autre projet dont la livraison prévisionnelle est fixée à l’horizon 2029 : la reconversion du siège de l’AP-HP en un quartier mixte, renommé « Hospitalités Citoyennes ». Ce vaste programme est porté par BNP Paribas Real Estate, avec Apsys et RATP Solutions Ville, aux côtés des architectes Dominique Perrault Architecture, h2o, Martinez Barat Lafore et Nicolas Dorval-Bory et du paysagiste Atelier Roberta. Cette équipe a été lauréate en juin 2022 de l’appel à projets de la 3e édition de « Réinventer Paris » sur le thème de la transformation de bureaux en logements. À ce jour, 9 sites ont été sélectionnés, dont le siège de l’APHP qui s’étend sur près de 27 000 m². 

Ce projet se veut innovant dans sa structure et ses usages : la moitié de l’espace sera dédié à des espaces de bureaux, le reste à des logements sociaux, dont une résidence pour jeunes actifs et une maison d’accueil pour femmes en détresse. Le futur programme prévoit aussi des commerces, services et activités solidaires un cœur d’îlot ouvert et accessible depuis la rue et le parvis de l’Hôtel de Ville. Sur le volet environnemental, il a été conçu pour être compatible avec le plan local d’urbanisme bioclimatique de la Ville de Paris. Il vise la neutralité carbone et favorise le réemploi et le recyclage de matériaux. Il mise également sur 50% d’énergies renouvelables et de récupération et la création d’espaces naturels et végétalisés pour lutter contre les îlots de chaleur urbains. Enfin, une « Centrale des Mobilités » autour du vélo sera intégrée à l’ensemble pour contribuer au développement de l’usage des mobilités décarbonées. Avant le démarrage des travaux, « Hospitalités Citoyennes » devient temporairement un tiers-lieu solidaire, les « Arches Citoyennes ». 

« La Félicité » ou « l’immeuble-quartier »

Autre lauréat de l’édition de « Réinventer Paris » en 2016, le projet de transformation urbaine Morland Mixité Capitale a réhabilité l’ancien site administratif de la préfecture de Paris. Renommé « La Félicité » et inauguré en juin 2022, le site pensé et conçu par David Chipperfield Architects et CALQ Architecture, se veut un « immeuble-quartier » intégrant plus de 11 usages ouverts aux Parisiens et visiteurs  : des bureaux et des logements dont 40% en logement social, des commerces, un hôtel 5 étoiles, un restaurant, une crèche, une galerie d’art, une auberge de jeunesse, un centre de fitness et une piscine, des terrasses végétalisées, de l’agriculture urbaine et une rue intérieure accueillant un marché alimentaire et des commerces. Au total, ce sont 5 000 personnes qui arpentent quotidiennement le lieu.

Pour Jean-Philippe Le Bœuf, président de CALQ , l’enjeu était « d'amener de la vie au ras du sol, avec des commerces et un marché [...], offrir un lieu de destination avec l’hôtel et le restaurant, dans les étages supérieurs, en gardant à l'esprit le respect de l'architecture d'origine. »

Pour respecter la doctrine de réhabilitation, le recyclage de l’existant a été privilégié. Des pierres ont notamment été reprises dans la carrière de Buffon, en Bourgogne, d’où provenaient les pierres d’origine. Les démolitions n’ont concerné que les rez-de-chaussée et les parties reconstruites sur les quais Henri IV. Côté impact environnemental, une « boucle énergétique » évite l’émission de 64 kg CO2 eq/m² sur 50 ans notamment grâce à un circuit d’eau relié à trois pompes à chaleur qui permet de récupérer la chaleur dégagée par les bureaux pour alimenter l’hôtel en eau chaude sanitaire. De même, 70 m² de panneaux photovoltaïques ont été installés sur les toits. Ils génèrent l’énergie nécessaire aux services généraux du site. 

Des bureaux obsolètes en hébergements « prêt-à-louer »

À Rueil en Île-de-France, un projet dont la livraison est prévue au deuxième semestre 2026 a fait le choix du modèle de l’hébergement hôtelier « Build to Rent », ou « Prêt-à-louer » pour contourner le PLU qui n’autorisait pas la construction d’hébergements « traditionnels ». Sur près de 19 000m², l’immeuble proposera des hébergements pour des durées de location de 3 à 6 mois renouvelables, destinés principalement aux cadres et travailleurs en mobilité et aux étudiants. On y trouvera également des places de parking et des espaces communs : coworking, salle de sport, salle de cinéma, salle de jeu et restaurant ouvert aux habitants du quartier.

« Ce type de projet répond à deux objectifs : la vacance de nombreux bureaux et des attentes de plus en plus fortes pour un confort d’usage dans l’habitat où l’on peut vivre, se divertir et travailler à proximité », souligne Romain Ferré, directeur de Promotion de Novaxia, maître d’ouvrage délégué qui a fait appel à l’agence d’architecture Bechu + Associés pour la maîtrise d’œuvre.

« Nous optons pour la déconstruction plutôt que la restructuration car le surcoût est d’environ 20 % du fait de fortes contraintes techniques », assure Romain Ferré.

Pour limiter l’empreinte environnementale, près de 20 % de la surface a été conservée (les parkings en sous-sol). Les matériaux de construction (mobilier et portes intérieures, câbles électriques et matériel sanitaire ) récupérés à dessein de fournir des centres de réemploi pour de futures opérations.

2025-07-03
“Notre credo n’est pas le logement mais la création de lien social” : entretien avec Kinda Garman, directrice générale des Bureaux du Cœur

Mais pourquoi personne n’a-t-il eu cette idée plus tôt ? C’est la question qu’entendent souvent les Bureaux du Cœur lorsqu’ils expliquent l’objet de leur activité : mettre en lien associations et entreprises au service des personnes sans domicile. Selon le dernier rapport de la Fondation pour le Logement des défavorisés (ex Fondation Abbé Pierre), 350 000 personnes étaient sans domicile en France, en hébergement ou à la rue en 2024. La même année, neuf millions de mètres carrés de bureaux étaient totalement vacants. Les autres ne sont occupés en moyenne qu’un tiers du temps, et se trouvent vides la nuit et les week-ends. Dès lors, pourquoi ne pas favoriser leur occupation par celles et ceux qui en ont le plus besoin ? C’est de cette ambition qu’est née l’association Bureaux du Cœur en 2020. Entretien avec Kinda Garman, sa directrice générale. 

Comment s’est mise en œuvre l’idée des Bureaux du Cœur ? 

Tous les membres fondateurs des Bureaux du Cœur sont issus du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) de Nantes, un mouvement patronal créé en 1938 pour moderniser les entreprises. Lorsque le fondateur de l’association, Pierre-Yves Loaëc a eu l’idée des Bureaux du Cœur, il a ainsi pu la confronter à la réalité économique, juridique, assurantielle avec d’autres entreprises et des associations d’aide aux personnes en grande précarité. Si elles ont toutes salué l’idée, l’une d’entre elles, Saint-Benoît Labre, s’est montrée particulièrement intéressée et a souhaité rapidement tester cette nouvelle forme d’accueil d’urgence.

Les idées directrices n’ont pas varié depuis ? 

Dès le début, en effet, les fondateurs ont formalisé quelques idées directrices. D’abord, les Bureaux du Cœur sont un intermédiaire entre des associations d’aide aux personnes en situation de précarité, ces personnes qui deviennent invités et les entreprises désireuses de les accueillir. Nous ne nous substituons pas aux associations, nous n’avons pas leur expertise sociale. Les Bureaux du Cœur créent et animent cette relation tripartite. Nous avons des délégations en région portées par des bénévoles, souvent eux-mêmes entrepreneurs sur leur territoire, à qui nos trois chargés de développement au siège donnent un cadre et des outils pour qu’ils mettent en œuvre des partenariats de manière autonome dans leur région. 

Les critères de choix des invités sont tout de même stricts… 

L’invité doit en effet être majeur, seul, au moins en cours de régularisation, sans addiction avérée ni traitement médical lourd, sans animaux domestiques et engagé dans un parcours de réinsertion. Ces critères sont stricts mais ils sont rassurants pour les entreprises. En échange, et sans aucune contrepartie financière, l’entreprise hôte met à disposition de l’invité un espace dédié avec un coin nuit, une armoire fermée à clé, un coin cuisine, des sanitaires et souvent, une douche. La durée maximale de la convention est fixée à trois mois renouvelables. Nous nous assurons que les entreprises hôtes soient alignées avec nos valeurs, qu’elles proposent cet accueil par humanisme et non pour leur communication ou leur rentabilité. Nous avons parfois mis fin à des accueils parce que la posture de l’entreprise était trop paternaliste à l’égard de l’invité. 

L’invité doit en effet être majeur, seul, au moins en cours de régularisation, sans addiction avérée ni traitement médical lourd, sans animaux domestiques et engagé dans un parcours de réinsertion. Ces critères sont stricts mais ils sont rassurants pour les entreprises.

Justement, quel est le profil des 265 organisations qui, depuis 2020, ont accueilli 645 invités ? 

Ce sont principalement des TPE et des PME mais nous avons aussi de grosses entreprises (Danone, Axa, le groupe Vinci…). Les enjeux concrets ne sont alors pas les mêmes : comment créer du lien social avec mille collaborateurs répartis sur six étages ? L’accueil est parfois compliqué par la curiosité des salariés, le risque que l’invité soit vu comme une « bête de foire ». Mais ça s’est toujours bien déroulé. L’invité a finalement quelques personnes référentes avec qui il créé du lien, par exemple les employés du PC Sécurité qui sont les rares à être présents aussi la nuit et les week-ends. Nous avons aussi eu des retours du prestataire de ménage de l’entreprise qui a proposé de s’occuper de la literie de l’invité et de la cantine qui, chaque midi, lui met une barquette de côté pour le dîner et des bocaux pour le week-end. Nous avons créé une idée qui se décline différemment selon chaque entreprise. Certaines ne font qu’accueillir un invité discret. D’autres s’impliquent davantage et font ainsi naître des histoires. Si l’idée des fondateurs était bonne, elle est devenue excellente parce que chacun se l’est appropriée à sa manière.  

Quels obstacles, notamment assurantiels, avez-vous dû surmonter ? 

Nous avons négocié avec plusieurs assureurs une clause « Bureaux du Cœur » par laquelle les assurances renoncent à faire un recours. Si un invité commet un dommage, l’entreprise est couverte mais son assurance ne peut pas se retourner contre l’invité, comme il en va pour un salarié – sauf, bien sûr, en cas de vandalisme ou de violence volontaire. Mais les assurances peuvent refuser cette clause. Un autre frein concerne les bailleurs, auprès de qui les entreprises doivent demander la permission de devenir hôtes. Le bailleur peut refuser, même s’il ne prend aucun risque, parce que cet usage n’est pas inscrit dans le bail. Il serait possible de contourner cette éventualité par une logique d’incitation, fiscale ou autre, inscrite dans la loi. Mais nous souhaitons privilégier l’envie des entreprises plutôt qu’un mécanisme d’incitation trop fort. 

Nous souhaitons privilégier l’envie des entreprises plutôt qu’un mécanisme d’incitation trop fort. 

Comment est financée l’association ? 

Pour un quart de notre budget, par les cotisations des entreprises hôte, selon un montant libre et conscient. Une place d’invité coûte 1500€. Si toutes les entreprises donnaient ce montant, nous serions à l’équilibre. Le reste de notre budget est abondé par des fondations privées, comme la Fondation de France ou la Fondation la France s’engage. 

Envisagez-vous d’élargir les structures d’accueil aux bureaux inoccupés ? 

Notre credo n’est pas le logement mais la création de lien social. Nous avons d’ailleurs été mal perçus à l’origine par les associations historiques d’aide au logement parce que notre politique d’accueil n’est pas inconditionnelle et qu’elles voyaient notre idée comme une ubérisation du social. Mais aujourd’hui, nous avons fait nos preuves, il n’y a pas eu de dérives, nos référents bénévoles suivent de près chaque accueil, qui est encadré par une convention. On nous a donc questionné sur cet enjeu des bureaux inoccupés mais nous ne saurions pas faire. Nous travaillons sur des espaces sous-utilisés mais pas vacants. C’est d’ailleurs la clé de la réussite : grâce à ces espaces, on offre du confort à l’invité mais surtout du lien social qui se créé avec les collaborateurs, ce qui accélère son insertion. Certains salariés lui prêtent des vêtements ou le préparent pour un entretien d’embauche, relisent son CV… Ce lien lui redonne confiance en lui et en la société pour accélérer son insertion. Ce n’est possible que si l’invité croise d’autres personnes, à son arrivée en fin d’après-midi ou à son départ le matin. Ainsi se forme un écosystème sur qui il peut compter.  

2025-07-03
Écrit par
Hugo Martin
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