
Formée à l’architecture et à la maîtrise d’œuvre urbaine dans le contexte de Saint-Nazaire, ville en mutation après le déclin de ses chantiers navals, puis dans une agence particulièrement active dans les quartiers prioritaires transformés par l’ANRU, c’est par goût pour l’espace public, la réappropriation par les habitants de leur cadre de vie et de ses usages qu’elle a rejoint, d’évidence, une agence de paysagistes, Ilex, il y a plus de vingt ans.
Parce que ce sont eux qui ont la main sur les questions d’espace public. Je suis attachée à la notion de communs, qui forment le préalable à la structure sociale, foncière et architecturale d’un projet. À une époque, il y a vingt ans, où les projets urbains étaient davantage pensés par le plein que par le vide, le travail des paysagistes m’a inspirée.
Ce ne sont désormais plus que des projets d’espace public au sein desquels le végétal est central. Et pour neuf projets sur dix, de la réhabilitation, le plus souvent d’anciens espaces dévolus à la voiture qu’il faut reconquérir. Car la marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années – moins de voitures, plus de nature en ville, une meilleure gestion de l’eau, moins d’infrastructures routières et des commandes moins technocratiques – devient aujourd’hui la nécessité, rattrapés que nous sommes par le dérèglement climatique et la demande sociale. Il est plus facile désormais de proposer ces projets, souvent portés par des exécutifs socialo-écologistes. Ça nous permet d’aller plus loin. Par exemple, de défendre une vision non académique et non dessinée de l’espace urbain, davantage fait de motifs juxtaposés que de grandes compositions. En tant que Lyonnais, nous pratiquons la ville. Nous ne sommes pas déconnectés comme certains architectes qui construisent ailleurs, là où ils ne vivront jamais. Pour chaque projet, nous nous demandons si nous souhaiterions vivre et nous projeter dans l’endroit que nous fabriquons.
"La marge de manœuvre aujourd’hui de l’espace public, c’est la place accordée à la voiture. Mais ce qui était un vrai combat il y a encore quelques années (...) devient aujourd’hui la nécessité."
Pour investir davantage l’espace public en végétation, en paysages, en parcs, dans des projets où la valeur foncière est une pression, notre premier combat est de démontrer que la commande initiale ne repose pas sur une bonne équation économique. Souvent la commande est mal posée : le périmètre n’est pas adapté, très sectorisé, faisant fi de l’existant autour ; elle s’appuie sur des études qui ont parfois vingt ans et ont donc imaginé des espaces publics aujourd’hui caducs. Tout le monde revendique une expertise sur l’espace public. Parfois, nous avons 40 pages de remarques pour un projet, toutes contradictoires. Il faudrait donc trouver un compromis qui satisfasse tout le monde. Mais aujourd’hui, plutôt que de faire un projet qui satisfasse une somme d’intérêts particuliers, je préfère porter un projet sans compromis et qui relève de l’intérêt général. Paradoxalement, le manque d’argent public nous aide. Végétaliser revient moins cher que goudronner ; il est moins coûteux d’utiliser l’existant que de faire une grande composition ; plus facile de faire avec les contraintes que de s’imposer à elles.
Le projet du Delta vert illustre bien la réalité actuelle : nous réinstaurons de la nature sur les lieux les plus contre-nature qui soient. On nous a filé les pires morceaux, ceux dont personne n’a voulu parce qu’ils n’ont pas de valeur foncière. À Nanterre, le Champ de la Garde est un délaissé pollué, toiture d’une autoroute, encastré entre une voie de chemin de fer et des barres de logements. Sa valeur foncière est nulle, voire négative, et notre rôle est de lui redonner une valeur autre, écologique, paysagère. Depuis quinze ans, la Ferme du bonheur a redonné vie à ce sol et à cet espace, comme un paysan qui redonne un substrat fertile à un mauvais sol. Les pratiques vernaculaires mises en place sur ce terrain, c’est ce que nous aimerions faire dans les espaces que nous aménageons. Cette façon de ménager l’espace avec le temps, le déjà-là, de jour en jour, en bricolant de manière paysanne, confère à ce lieu une âme alors qu’il semble, au milieu des infrastructures voisines, contre-nature.
"Le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins."
La première étape a été de retourner la commande de Paris La Défense. L’aménageur du terrain souhaitait poursuivre ici son travail entamé sur les terrasses qui partent de la Grande Arche, à savoir construire sur cette zone de pleine terre et créer des parcs sur des zones déjà imperméabilisées. Nous avons passé du temps à reformuler la commande, à l’expertiser sous l’angle du bon sens et du moins coûteux. Aménager coûte cher, donc là encore le contexte de disette actuelle nous permet de faire mieux en faisant moins. La clé sera à l’avenir dans le financement des paysagistes et des architectes [rémunérés aujourd’hui au prorata du montant total des travaux engagés, ce qui incite évidemment à construire, ndlr]. À partir de là, nous essayons de faire parc, de faire jardin.
Là encore, la longueur des procédures a rendu la commande de ce projet caduque puisqu’il s’agissait, au départ, de construire une plaine de loisirs. Or, le terrain en gypse est fragile et troué comme du gruyère. Il ne pouvait pas soutenir de gros équipements. Nous avons donc simplifié les choses au maximum en laissant cet espace dans son jus, en le renaturalisant de fait et en y donnant un accès visuel. La passerelle est hors-sol mais bien fondée à plusieurs mètres. De telle sorte que le promeneur n’a accès qu’à 10% de l’espace mais peut l’appréhender visuellement dans son entier. C’est un retournement : auparavant, les parcs requéraient un accès total à travers de grandes pelouses. Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès.
"Il y a toujours une tension dans le paysage entre sacraliser des espaces rendus inaccessibles et y donner accès."
À Romainville, en Seine-Saint-Denis, la pression d’usage était forte puisque la population manque d’espaces verts. Il fallait éviter de la frustrer. Nous avons donc trouvé cette alternative de la passerelle : mettre en réserve l’espace sans donner l’impression de le clôturer. Pareil pour le site de Nanterre, dont une partie sera peut-être dévolue à la culture, donc inaccessible pour beaucoup de promeneurs, tout en leur donnant le sentiment qu’il leur appartient. Au fond, il s’agit d’appliquer au paysage la démarche déjà en vigueur pour les grands sites de France, comme la pointe du Raz ou le Mont-Saint-Michel. Il y a vingt ans, on pouvait se garer devant et avoir accès à tous les espaces. Aujourd’hui, le parking a reculé, les cheminements qui permettent de rejoindre les sites sont pensés pour que la flore reprenne sa place et cet accès par une marche rallongée renforce l’expérience de ces lieux, dont la fréquentation ne diminue pas, bien au contraire.
En décembre 2024, le Consortium des Bureaux en France (CBF), qui rassemble La Place de l’Immobilier, la Foncière de Transformation Immobilière (FTI) et Linkcity défrayait la chronique en publiant une étude d’ampleur sur l’immobilier de bureau. Fondée d’après ses commanditaires sur “une approche exhaustive de l’ensemble des surfaces de bureaux du pays immeuble par immeuble”, celle-ci venait pointer la profonde crise du secteur, chiffres à l’appui. Sur les 173 de mètres carrés de bureaux que compte l’Hexagone, plus de 9 millions seraient vides. Pire : 2 millions de m2 de bureaux de 1000 m2 et plus, dont 1,2 millions en Ile de France, seraient carrément “en friche”, c’est-à-dire vacants depuis plus de deux ans.
Les raisons du désastre sont nombreuses. Les piètres résultats de l’immobilier de bureau viennent d’abord s’inscrire dans une crise plus globale de l’immobilier depuis l’automne 2022. En cause : la hausse rapide et significative des taux d’intérêt, qui rendait l’accès des ménages à l’emprunt bancaire beaucoup plus difficile et coûteux.
Les taux de vacance observés dans l’immobilier de bureau seraient aussi la résultante des mutations qui touchent le monde de l’entreprise depuis l’épidémie de COVID19, à commencer par l’essor du télétravail. Plus largement, ils viendraient signaler l'essoufflement d’un modèle économique surgi dans les années 1960 : la tertiarisation, ou société des services. Cet essoufflement serait d’abord démographique : avec le vieillissement de la population, la part des actifs diminue, et avec elle les besoins en bureaux. Or, malgré cette évolution prévisible, les promoteurs ont continué à construire et aménager des surfaces tertiaires, jusqu’à la surproduction.
Désormais, c’est donc bien la transformation de ces mètres carrés vides qui mobilise les acteurs de la fabrique urbaine. D’autant que la crise de l’immobilier tertiaire va de pair avec une crise aigue du logement dans les zones les plus tendues, dont Paris et l’Ile-de-France. “Sachant que les 25-44 ans disposent en moyenne de 34 mètres carrés par personne dans leur logement, ces 2 millions de mètres carrés de friches pourraient loger près de 53 000 habitants à horizon 5 ans s’ils étaient transformés en logements”, peut-on lire par exemple dans le communiqué de presse publié en décembre 2024 par le CBF.
Dans un dossier sur le sujet, MIDI:ONZE s’intéresse ainsi à la transformation de quatre bâtiments tertiaires.
Dans un entretien avec Kinda Garman, directrice générale des Bureaux du coeur, le média des Ecofaubourgs souligne aussi que la crise du bureau pourrait offrir une réponse au mal-logement, en offrant un abri à ceux qui n’en ont pas…
Il y a 5 ans, l’épidémie de Covid 19 est venue accélérer une tendance de fond : la crise de l’immobilier de bureau, du fait de l’essor du télétravail et du « flex office ». Que faire des locaux vacants ? Pourquoi ne pas les transformer en logements ? Grâce à un contexte politique et réglementaire plus favorable, la « réversibilité » des bâtiments intéresse à nouveau acteurs publics et privés. Ses atouts ? Réduire les tensions sur le marché de l’immobilier face au manque et au mal-logement notamment en Île-de-France, répondre aux enjeux de sobriété foncière en limitant l’artificialisation des sols et limiter l’empreinte environnementale du bâti. Avec une gageure : la faisabilité technique et financière des opérations de transformation. Présentation de quelques réalisations concrètes et projets à venir de ce recyclage urbain, qui s’avère un véritable laboratoire d’innovations d’usages.
Lauréate en 2021 de la deuxième édition du Prix International de la Transformation de bureaux en logements, l'agence LA SODA et la maîtrise d’ouvrage Immocades ont été récompensées pour « les qualités exceptionnelles de ce projet tant d’un point de vue architectural que technique et environnemental, la qualité de l’insertion urbaine du projet et de son équilibre économique ». Située sur les hauteurs d’Issy-les-Moulineaux, l’opération a consisté en la réhabilitation, l’extension et la surélévation de l’existant pour permettre la création d’un nouveau bâtiment de 2000 m². Y sont déployés plusieurs types de logements (maison à patio, duplex, appartement classique), un parking souterrain et un jardin collectif accessible à l’ensemble des 14 habitations présentes sur la parcelle.
« Et si nous préférons mettre l’accent sur la valorisation, il est pour autant clair que le projet a dû intégrer des contraintes fortes (espaces enterrés, faibles hauteurs sous plancher, des découvertes structurelles…) et les transformer en qualités » précisent les architectes dans leur communiqué.
Le prix, créé en 2018 par la Maison de l’architecture Ile-de-France et Paris-Ile de France Capitale Économique, ambitionne de valoriser « de vraies opportunités pour les tandems maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre qui partent parfois d’un bâtiment démodé, désuet pour en faire une perle architecturale, dans laquelle il fait bon vivre. »
Autre projet dont la livraison prévisionnelle est fixée à l’horizon 2029 : la reconversion du siège de l’AP-HP en un quartier mixte, renommé « Hospitalités Citoyennes ». Ce vaste programme est porté par BNP Paribas Real Estate, avec Apsys et RATP Solutions Ville, aux côtés des architectes Dominique Perrault Architecture, h2o, Martinez Barat Lafore et Nicolas Dorval-Bory et du paysagiste Atelier Roberta. Cette équipe a été lauréate en juin 2022 de l’appel à projets de la 3e édition de « Réinventer Paris » sur le thème de la transformation de bureaux en logements. À ce jour, 9 sites ont été sélectionnés, dont le siège de l’APHP qui s’étend sur près de 27 000 m².
Ce projet se veut innovant dans sa structure et ses usages : la moitié de l’espace sera dédié à des espaces de bureaux, le reste à des logements sociaux, dont une résidence pour jeunes actifs et une maison d’accueil pour femmes en détresse. Le futur programme prévoit aussi des commerces, services et activités solidaires un cœur d’îlot ouvert et accessible depuis la rue et le parvis de l’Hôtel de Ville. Sur le volet environnemental, il a été conçu pour être compatible avec le plan local d’urbanisme bioclimatique de la Ville de Paris. Il vise la neutralité carbone et favorise le réemploi et le recyclage de matériaux. Il mise également sur 50% d’énergies renouvelables et de récupération et la création d’espaces naturels et végétalisés pour lutter contre les îlots de chaleur urbains. Enfin, une « Centrale des Mobilités » autour du vélo sera intégrée à l’ensemble pour contribuer au développement de l’usage des mobilités décarbonées. Avant le démarrage des travaux, « Hospitalités Citoyennes » devient temporairement un tiers-lieu solidaire, les « Arches Citoyennes ».
Autre lauréat de l’édition de « Réinventer Paris » en 2016, le projet de transformation urbaine Morland Mixité Capitale a réhabilité l’ancien site administratif de la préfecture de Paris. Renommé « La Félicité » et inauguré en juin 2022, le site pensé et conçu par David Chipperfield Architects et CALQ Architecture, se veut un « immeuble-quartier » intégrant plus de 11 usages ouverts aux Parisiens et visiteurs : des bureaux et des logements dont 40% en logement social, des commerces, un hôtel 5 étoiles, un restaurant, une crèche, une galerie d’art, une auberge de jeunesse, un centre de fitness et une piscine, des terrasses végétalisées, de l’agriculture urbaine et une rue intérieure accueillant un marché alimentaire et des commerces. Au total, ce sont 5 000 personnes qui arpentent quotidiennement le lieu.
Pour Jean-Philippe Le Bœuf, président de CALQ , l’enjeu était « d'amener de la vie au ras du sol, avec des commerces et un marché [...], offrir un lieu de destination avec l’hôtel et le restaurant, dans les étages supérieurs, en gardant à l'esprit le respect de l'architecture d'origine. »
Pour respecter la doctrine de réhabilitation, le recyclage de l’existant a été privilégié. Des pierres ont notamment été reprises dans la carrière de Buffon, en Bourgogne, d’où provenaient les pierres d’origine. Les démolitions n’ont concerné que les rez-de-chaussée et les parties reconstruites sur les quais Henri IV. Côté impact environnemental, une « boucle énergétique » évite l’émission de 64 kg CO2 eq/m² sur 50 ans notamment grâce à un circuit d’eau relié à trois pompes à chaleur qui permet de récupérer la chaleur dégagée par les bureaux pour alimenter l’hôtel en eau chaude sanitaire. De même, 70 m² de panneaux photovoltaïques ont été installés sur les toits. Ils génèrent l’énergie nécessaire aux services généraux du site.
À Rueil en Île-de-France, un projet dont la livraison est prévue au deuxième semestre 2026 a fait le choix du modèle de l’hébergement hôtelier « Build to Rent », ou « Prêt-à-louer » pour contourner le PLU qui n’autorisait pas la construction d’hébergements « traditionnels ». Sur près de 19 000m², l’immeuble proposera des hébergements pour des durées de location de 3 à 6 mois renouvelables, destinés principalement aux cadres et travailleurs en mobilité et aux étudiants. On y trouvera également des places de parking et des espaces communs : coworking, salle de sport, salle de cinéma, salle de jeu et restaurant ouvert aux habitants du quartier.
« Ce type de projet répond à deux objectifs : la vacance de nombreux bureaux et des attentes de plus en plus fortes pour un confort d’usage dans l’habitat où l’on peut vivre, se divertir et travailler à proximité », souligne Romain Ferré, directeur de Promotion de Novaxia, maître d’ouvrage délégué qui a fait appel à l’agence d’architecture Bechu + Associés pour la maîtrise d’œuvre.
« Nous optons pour la déconstruction plutôt que la restructuration car le surcoût est d’environ 20 % du fait de fortes contraintes techniques », assure Romain Ferré.
Pour limiter l’empreinte environnementale, près de 20 % de la surface a été conservée (les parkings en sous-sol). Les matériaux de construction (mobilier et portes intérieures, câbles électriques et matériel sanitaire ) récupérés à dessein de fournir des centres de réemploi pour de futures opérations.
Tous les membres fondateurs des Bureaux du Cœur sont issus du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) de Nantes, un mouvement patronal créé en 1938 pour moderniser les entreprises. Lorsque le fondateur de l’association, Pierre-Yves Loaëc a eu l’idée des Bureaux du Cœur, il a ainsi pu la confronter à la réalité économique, juridique, assurantielle avec d’autres entreprises et des associations d’aide aux personnes en grande précarité. Si elles ont toutes salué l’idée, l’une d’entre elles, Saint-Benoît Labre, s’est montrée particulièrement intéressée et a souhaité rapidement tester cette nouvelle forme d’accueil d’urgence.
Dès le début, en effet, les fondateurs ont formalisé quelques idées directrices. D’abord, les Bureaux du Cœur sont un intermédiaire entre des associations d’aide aux personnes en situation de précarité, ces personnes qui deviennent invités et les entreprises désireuses de les accueillir. Nous ne nous substituons pas aux associations, nous n’avons pas leur expertise sociale. Les Bureaux du Cœur créent et animent cette relation tripartite. Nous avons des délégations en région portées par des bénévoles, souvent eux-mêmes entrepreneurs sur leur territoire, à qui nos trois chargés de développement au siège donnent un cadre et des outils pour qu’ils mettent en œuvre des partenariats de manière autonome dans leur région.
L’invité doit en effet être majeur, seul, au moins en cours de régularisation, sans addiction avérée ni traitement médical lourd, sans animaux domestiques et engagé dans un parcours de réinsertion. Ces critères sont stricts mais ils sont rassurants pour les entreprises. En échange, et sans aucune contrepartie financière, l’entreprise hôte met à disposition de l’invité un espace dédié avec un coin nuit, une armoire fermée à clé, un coin cuisine, des sanitaires et souvent, une douche. La durée maximale de la convention est fixée à trois mois renouvelables. Nous nous assurons que les entreprises hôtes soient alignées avec nos valeurs, qu’elles proposent cet accueil par humanisme et non pour leur communication ou leur rentabilité. Nous avons parfois mis fin à des accueils parce que la posture de l’entreprise était trop paternaliste à l’égard de l’invité.
L’invité doit en effet être majeur, seul, au moins en cours de régularisation, sans addiction avérée ni traitement médical lourd, sans animaux domestiques et engagé dans un parcours de réinsertion. Ces critères sont stricts mais ils sont rassurants pour les entreprises.
Ce sont principalement des TPE et des PME mais nous avons aussi de grosses entreprises (Danone, Axa, le groupe Vinci…). Les enjeux concrets ne sont alors pas les mêmes : comment créer du lien social avec mille collaborateurs répartis sur six étages ? L’accueil est parfois compliqué par la curiosité des salariés, le risque que l’invité soit vu comme une « bête de foire ». Mais ça s’est toujours bien déroulé. L’invité a finalement quelques personnes référentes avec qui il créé du lien, par exemple les employés du PC Sécurité qui sont les rares à être présents aussi la nuit et les week-ends. Nous avons aussi eu des retours du prestataire de ménage de l’entreprise qui a proposé de s’occuper de la literie de l’invité et de la cantine qui, chaque midi, lui met une barquette de côté pour le dîner et des bocaux pour le week-end. Nous avons créé une idée qui se décline différemment selon chaque entreprise. Certaines ne font qu’accueillir un invité discret. D’autres s’impliquent davantage et font ainsi naître des histoires. Si l’idée des fondateurs était bonne, elle est devenue excellente parce que chacun se l’est appropriée à sa manière.
Nous avons négocié avec plusieurs assureurs une clause « Bureaux du Cœur » par laquelle les assurances renoncent à faire un recours. Si un invité commet un dommage, l’entreprise est couverte mais son assurance ne peut pas se retourner contre l’invité, comme il en va pour un salarié – sauf, bien sûr, en cas de vandalisme ou de violence volontaire. Mais les assurances peuvent refuser cette clause. Un autre frein concerne les bailleurs, auprès de qui les entreprises doivent demander la permission de devenir hôtes. Le bailleur peut refuser, même s’il ne prend aucun risque, parce que cet usage n’est pas inscrit dans le bail. Il serait possible de contourner cette éventualité par une logique d’incitation, fiscale ou autre, inscrite dans la loi. Mais nous souhaitons privilégier l’envie des entreprises plutôt qu’un mécanisme d’incitation trop fort.
Nous souhaitons privilégier l’envie des entreprises plutôt qu’un mécanisme d’incitation trop fort.
Pour un quart de notre budget, par les cotisations des entreprises hôte, selon un montant libre et conscient. Une place d’invité coûte 1500€. Si toutes les entreprises donnaient ce montant, nous serions à l’équilibre. Le reste de notre budget est abondé par des fondations privées, comme la Fondation de France ou la Fondation la France s’engage.
Notre credo n’est pas le logement mais la création de lien social. Nous avons d’ailleurs été mal perçus à l’origine par les associations historiques d’aide au logement parce que notre politique d’accueil n’est pas inconditionnelle et qu’elles voyaient notre idée comme une ubérisation du social. Mais aujourd’hui, nous avons fait nos preuves, il n’y a pas eu de dérives, nos référents bénévoles suivent de près chaque accueil, qui est encadré par une convention. On nous a donc questionné sur cet enjeu des bureaux inoccupés mais nous ne saurions pas faire. Nous travaillons sur des espaces sous-utilisés mais pas vacants. C’est d’ailleurs la clé de la réussite : grâce à ces espaces, on offre du confort à l’invité mais surtout du lien social qui se créé avec les collaborateurs, ce qui accélère son insertion. Certains salariés lui prêtent des vêtements ou le préparent pour un entretien d’embauche, relisent son CV… Ce lien lui redonne confiance en lui et en la société pour accélérer son insertion. Ce n’est possible que si l’invité croise d’autres personnes, à son arrivée en fin d’après-midi ou à son départ le matin. Ainsi se forme un écosystème sur qui il peut compter.
Dans l’un des textes de La ville en éclats (éditions La Fabrique, 2025), son dernier recueil sur la ville, Jean-Christophe Bailly fait un sort à l’expression « Zone Urbaine Sensible », dénonçant, dans l’impensé de cet acronyme administratif, « le souhait évident d’une insensibilisation généralisée, rêve d’une banlieue apaisée où rien n’arriverait jamais, où rien de sensible ne serait à signaler. »
Prenant l’adjectif au sérieux, l’exposition Banlieues chéries du Musée national de l’histoire de l’immigration offre un panorama sensible des banlieues populaires à travers le regard d’artistes. Les sujets de la zone, de la ceinture parisienne et des banlieues sont le plus souvent abordés sous l’angle des politiques publiques et des plans urbanistiques, « par le haut ». D’un tableau de Monet de 1872 figurant le bucolique bassin d’Argenteuil à la toile de 2023 d’Ibrahim Meïté Sikely dépeignant les voisins de sa cité dans le costume des Cinq Fantastiques de la saga Marvel, l’originalité de cette exposition est au contraire d’inviter à une traversée de la culture populaire, à une histoire par le bas, nourrie des expériences, des récits et des attachements des habitants de ces banlieues.
Si plusieurs corpus sont connus, telles les photos d’Atget du vieux Paris et de la zone, ou, sur les grands ensembles, la collection de cartes postales réunies par le sociologue Renaud Epstein et les images de l’artiste Mathieu Pernot, l’exposition donne à découvrir des images saisissantes des bidonvilles de Nanterre dans les années 1960 ou la reconstitution d’un salon, qui semble inspirer les dessins voisins au stylo à bille de Neïla Czermak Ichti (2018-2019).
Mais l’espace le plus marquant demeure cette installation de l’artiste muraliste et archiviste Vince, qui déroule l’implacable chronologie des révoltes urbaines qui, depuis les années 1970, surgissent dans certains quartiers. « Surgir » n’est pas juste car, précisément, la collecte d’objets – affiches, pochettes de CD mais aussi pierres et grenades de désencerclement récoltées au sol en 2023 – déjoue cette image d’éruptions sporadiques et sauvages trop souvent véhiculée par les médias. Les mots sont importants : ici, on ne parle pas d’émeutes mais de révoltes urbaines, de colères et d’engagements ; de « crimes racistes » et de « violences policières », largement documentées mais souvent niées par les responsables politiques. Voir cela, lire cela dans un musée national souligne l’importance et l’audace de cette exposition.
Si le titre très ouvert de Banlieues chéries se réduit quasi uniquement aux banlieues franciliennes et aux grands ensembles – à l’exclusion des banlieues pavillonnaires – et inviterait ainsi à une suite, on ne peut qu’être frappé de l’effet de réappropriation par nombre de visiteurs – dont la moitié ont entre 18 et 25 ans – de leur patrimoine à travers les images de leur quartier, l’exposition de leurs objets et de leurs médias. Le parcours s’achève sur un grand mur rose où sont collées autant de réponses à la question « Dans ma banlieue rêvée, je peux… ». A lire ces témoignages, envies de liberté, de tranquillité, d’arrêt des jugements et des discriminations, de respiration écologique et politique, on mesure l’attente sociale d’une exposition qui, à la sidération que veulent provoquer trop d’images télévisées, répond justement par la considération.
Banlieues chéries au Musée national de l'Histoire de l'immigration
Du 11 avril au 17 août 2025
Du mardi au vendredi, de 10h à 17h30.
Samedi et dimanche de 10h à 19h.
Fermé le lundi.
Plein tarif : 12 €
Tarif réduit : 9 €
Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement.
Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique.
Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…
La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.
Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention.
Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance.
Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ? Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.
19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025
L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.
Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)
Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)
Horaires : 11h-19h