Résultats de recherche

Thank you! Your submission has been received!
Oops! Something went wrong while submitting the form.
A Venise, la biennale d'architecture mise sur l'adaptation

En sondant la manière dont diverses formes d’“intelligences” peuvent venir au chevet du climat, Carlo Ratti, commissaire général de la 19e Biennale d’architecture de Venise, signe une édition spectaculaire, mais pleine d’ambivalences…

Une Biennale d’architecture placée sous le signe de l’intelligence ? Vu la trajectoire de son commissaire Carlo Ratti, il n’y a là rien qui doive surprendre. L’ingénieur et architecte italien est en effet à la tête du MIT Senseable City Lab, dont le crédo est de développer et mettre en œuvre divers outils et applications numériques permettant aux citadins de mieux interagir avec leur environnement. 

Le thème de la 19e édition de la Biennale de Venise ne se réduit pas pour autant à mesurer l’apport de l’intelligence artificielle dans le pilotage et la gestion des villes. En accordant le terme au pluriel, il s’agit plus largement de voir comment trois approches différentes - la première fondée sur la nature, la deuxième sur les technologies, la troisième sur l’humain et le collectif - peuvent se conjuguer pour répondre à un défi majeur : le dérèglement climatique. 

Des solutions de toutes natures

Dans la Corderie de l'Arsenal qui accueille pour cette édition l’exposition principale, l’enjeu est posé dès l’entrée. Plongés dans le noir, une série de climatiseurs y saturent l’air d’une chaleur étouffante. Il faut passer dans la salle suivante pour renouer avec la fraîcheur du bâtiment et découvrir un ensemble de “solutions” fondées sur la “nature” : végétaux, minéraux, mais aussi culture de micro-organismes…

Dans le pavillon du Canada, le projet Picoplanktonics mise sur la culture de plancton pour créer une architecture durable et résiliente


La salle suivante tranche avec la douceur de cette première section, où les matériaux les plus vernaculaires (briques, pierre, chaume, corde…) composent une série d’abris spectaculaires (arches, tentes, etc.) : on y aborde l’apport des nouvelles technologies au pilotage des villes via un ensemble de projets comme celui de Sidewalk Labs, chantre de la smart city imaginé pour la ville de Toronto, et abandonné.

Am I a strange loop ? de Takashi Ikegami et Luc Steels dans la section "Artificial" de l'exposition à l'Arsenal

Il y est aussi possible d’y converser avec un robot humanoïde conçu par Takashi Ikegami et Luc Steels  (Am I a strange loop ?), qui semble à l’opposé de l’idée développée dans la salle suivante, selon laquelle c’est la discussion, le débat, l’agir politique qui sauveront le monde. Dans cette section, domine l’impressionnante agora en bois (le speaker’s corner) conçue par Christopher Hawthorne, Johnson Marklee et Florencia Rodriguez. S’y dégage l’idée générale que l’architecture et l’aménagement sont une forme de ménagement, une culture du soin et de l’attention. 

A la corderie de l'Arsenal, une installation faite de climatiseurs plonge l'entrée de l'exposition dans une chaleur étouffante

S’adapter ou trouver une planète B ? 

Fruit d’une consultation mondiale, “space for ideas”, qui a permis d’ouvrir la Biennale à environ 750 participants et de souligner la diversité des approches de l’architecture, cette 19e édition pose question pour plusieurs raisons. A parcourir les divers pavillons situés dans les Giardini, on comprend que le discours global en matière de dérèglement climatique a définitivement tourné une page : celle de l’atténuation. Malgré la gravité des constats opérés ici et là, dont le pavillon du Chili, qui souligne de manière spectaculaire l’impact des data centers, il s’agit désormais de s’adapter. C’est notamment le discours à l'œuvre dans l'espace d’exposition aménagé par l’agence Jacob & McFarlane devant le pavillon français, fermé pour rénovation : intitulée “vivre avec”, leur proposition tourne au catalogue de projets séduisants, mais dont on devine d’emblée l’insuffisance. 

Le pavillon français conçu par l'agence Jacob & McFarlane invite à "Vivre avec"


Carlo Ratti semble lui-même douter de la capacité de l’architecture à faire face à l'immense défi de l’adaptation. C’est en tous cas ce que suggère la dernière salle de l’exposition dont il signe le commissariat à l’Arsenal. Il n’y est plus question d’intelligence naturelle, artificielle ou collective, mais bien de survie en milieu hostile. Dans l’obscurité, diverses tentes, combinaisons, dispositifs émergent, et dévoilent autant d’outils et de moyens de s’implanter dans l’espace. Façon de suggérer que si, il y a bien une planète B ? Ou plutôt de pointer l’urgence d’agir pour éviter la fuite dans l’espace ?  Quoi qu’il en soit, l’ensemble fait froid dans le dos, et tempère sérieusement l’optimisme et la séduction des projets présentés par ailleurs.

Dans la dernière salle de l’Arsenal, un abri pour survivre dans l’espace
SPACESUITS US: A CASE FOR ULTRA THIN ADJUSTMENTS d’Emily Ezquerro, Jerónimo Ezquerro, Charles Kim, Stephanie Rae Lloyd, Emma Sheffer et Sam Sheffer

Infos pratiques

19e biennale d'architecture de Venise - du 10 mai au 23 novembre 2025

L’exposition se déroule dans deux lieux différents (à 10 minutes à pied l’un de l’autre). Les horaires d’ouverture sont valables pour les deux lieux de visite.

Giardini : Viale Trento 1260 und Sant’Elena (Viale IV Novembre)

Arsenal : Campo della Tana 2169/F et Ponte dei Pensieri (Salizada Streta)

Horaires : 11h-19h

2025-06-05
A la Biennale d'architecture de Venise, une journée d'études pour sonder l'intelligence des villes

À l’occasion de la 19ème édition de la Biennale d’architecture de Venise qui se tient jusqu’en novembre 2025 sur le thème des “Intelligences”, naturelle, artificielle et collective”, une journée d’études était organisée le samedi 24 mai.

Son ambition :  réunir des experts de différentes disciplines pour réfléchir à la fabrique des villes face aux bouleversements contemporains.

Cet événement a été organisé, dans le lieu historique de la Biennale, par six acteurs de référence de la fabrique et la recherche urbaine à l’initiative de Jean-Louis Missika, ancien adjoint au maire de Paris chargé de l'urbanisme, de l'architecture, des projets du Grand Paris avec l’agence PCA-STREAM, la Saemes, le Pavillon de l’Arsenal, la Chaire Ville Métabolisme et Ecofaubourgs. Le séminaire, construit autour de 5 tables-rondes, s'est conclu par la restitution de deux hackathons, explorant l’évolution des paradigmes urbains et les défis des villes face aux enjeux actuels. Le changement climatique, le poids des technologies dans le modèle de la Smart City, la connectivité entre les zones urbaines, périurbaines et rurales et la ségrégation spatiale opérant sur certains territoires de fortes disparités entre les populations, bousculent la façon de penser et de construire la ville. En rebond de la thématique de la Biennale sur les Intelligences, c’est la question de l’intelligence des villes, et en particulier des petites villes, qui a été questionnée par les intervenants présents (sociologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, journalistes) pour tenter de comprendre comment les villes peuvent aujourd’hui s’adapter face à ces évolutions.

La place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols

Une première table-ronde, animée par Jean-Louis Missika, ancien élu à l’urbanisme à la Ville de Paris et co-organisateur de la journée, a interrogé la place des espaces invisibles de la ville et des sous-sols en mettant en exergue le cas de la Défense. 

Parmi les spécialistes présents, Adrien Larcade, directeur de projet sur le quartier d’affaires chargé du développement immobilier et du projet Cathédrale de Paris La Défense, a répondu à nos questions.

Le verdissement de la ville

Comment relever les défis du verdissement de la ville ? Quelles solutions apparaissent aujourd’hui comme pertinentes face aux enjeux climatiques ? Voici quelques-unes des questions auxquelles ont voulu répondre les experts de la deuxième table-ronde, parmi lesquels l’architecte et paysagiste belge Bas Smets. Dans cette vidéo, il nous parle de son approche de l'architecture du paysage pour répondre aux défis climatiques de nos environnements urbains. Il présente aussi l’exposition Building Biospheres au sein du pavillon belge de la Biennale d’architecture de Venise, en parallèle de l’exposition Changer les climats à Bap ! à Versailles.

Dans cette interview, Philippe Chiambaretta, architecte, fondateur et directeur de l’agence PCA et animateur de cette table-ronde, évoque la place de la végétalisation des villes et la régénération des zones rurales, le cas d’étude de la Défense, la chaire « Ville-Métabolisme » et plus largement l’avenir des villes.

Les friches et les petites villes

Après une table-ronde qui a abordé la notion du pilotage d’un système de vidéo surveillance de manière démocratique par l’IA, le sujet des friches et des petites villes a rassemblé différents intervenants de la fabrique de la ville dont Alexandre Born, cofondateur et directeur général de la foncière immobilière solidaire Bellevilles.

Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ?

La dernière table-ronde intitulée Mobilité, immobilité : quel avenir pour les habitants des petites villes ? a réuni, aux côtés de la sociologue Yaëlle Amsellem Mainguy et de Laurent Eisenman, directeur du programme Nouveaux usages et services ruraux de la SNCF, l’architecte Léa Deveaux, co-fondatrice du Studio d’écoutes rurales. Elle évoque ici la méthodologie développée au sein de son agence et revient sur le cas d'étude mené avec son équipe dans la petite ville de Brou dans la Beauce.


Les hackatons

Parallèlement à ces échanges, deux hackathons étaient organisés en direct. Ils regroupaient des étudiants en architecture, urbanisme, histoire de l’art, archéologie et design, pour développer et présenter des solutions innovantes sur deux cas pratiques. Le premier visait à explorer et réinventer les volumes sous la dalle de La Défense et le second à favoriser l’appropriation des espaces communs par les usagers de La Cité Bahut, un programme immobilier en rénovation porté par les Ecofaubourgs dans une petite ville en zone rurale. Le projet situé à Semur-en-Auxois a été particulièrement apprécié par son maître d’ouvrage, Vidal Benchimol.

« Les étudiants ont travaillé sur les usages que l’on pouvait faire en termes de réemploi du matériel dont nous disposons à la Cité Bahut (matériel scolaire, dortoirs de l’ancien pensionnat). Plusieurs idées ont émergé et vont nous amener à revoir une partie du projet initial. Ces propositions, ainsi que celles de La Défense devraient donner lieu à une exposition sur le site prochainement »

La clôture du séminaire a donné la parole aux étudiants pour les présentations finales des projets. Eléonore Houssard et Térence Fournié nous ont partagé leur expérience.

2025-06-05
La ville relationnelle : un livre pour susciter le désir d’autres modes de ville

Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin sont tous trois spécialistes de la ville : la première en tant qu’anthropologue, géographe et fondatrice du cabinet de prospective Bfluid, le 2e en tant que directeur artistique de la ZAT à Montpellier, le 3e en tant que chercheur. Ensemble, ils signent un ouvrage que tout élu ou aménageur devrait lire : La ville relationnelle.

Parce qu’elle concentre commerces, bureaux, administrations, espaces publics et habitat, la ville est par excellence le lieu de la rencontre, de la « force des liens faibles ». Pourtant, cette « ville relationnelle » est très largement sous-estimée par les décideurs politiques. C’est en tout cas ce que notent Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin dans un ouvrage du même nom aux éditions Apogée (2024). « Aujourd’hui encore, les villes consacrent l’essentiel de leurs ressources financières et humaines à se maintenir en fonctionnement aussi régulier que possible », posent dès l’introduction ces trois spécialistes de l’urbain. Quant à cette ville des liens, elle « reste encore trop souvent dans l’angle mort des politiques publiques. » 

Cette négligence se marque spatialement : « la ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. » Il faut dire que la ville des liens semble fonctionner d’elle-même, contrairement à la gestion des flux ou l’entretien des réseaux, bref à tout ce métabolisme urbain complexe qu’il faut administrer. Son "aménagement" requiert aussi des approches différentes, qui empruntent à l’urbanisme tactique, au design thinking ou à l’art dans l’espace public. Enfin, elle suppose une bonne dose d’expérimentation - une approche peu compatible avec la planification urbaine.

« La ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. »

La ville relationnelle a été écrit tout exprès pour inciter le monde de la fabrique urbaine à mieux saisir l’enjeu et le décliner dans les politiques publiques. Même si l’ouvrage est riche en chiffres et en exemples, il se veut moins un état des lieux qu’un programme à mettre en œuvre. Il s’adresse d’ailleurs explicitement à un public opérationnel - élus surtout, mais aussi aménageurs ou promoteurs. Pour mieux les convaincre, Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin ont opté pour l’écart avec les attendus de tout manuel d’urbanisme. Leur texte est ponctué de récits d’expériences concrètes et quotidiennes de relations, où la part du vrai et de la fiction est bien difficile à démêler. Il est également rythmé par les illustrations de Lisa Subileau, qui offrent autant d’instantanés de la ville relationnelle. 

7 figures inspirantes    

Cette approche originale permet de « donner corps » au programme décliné dans l’ouvrage en 7 figures. Les voici présentées succinctement : 

  1. La ville de la rencontre : c’est la ville des places et des parcs, de tous les lieux publics où l’on peut se poser le temps d’une halte ou d’un rendez-vous, où l’on peut alterner “aloning” et “togethering”. Elle réclame beaucoup de “mètres carrés relationnels”, mais surtout, elle invite à ralentir : la vitesse et le bruit des véhicules à moteur ne font pas bon ménage avec elle.
  2. La ville du dehors : c’est la ville des trames vertes et bleues, où l’on se connecte au vivant par tous les sens, où l’on engage son corps en se déplaçant à pied où à vélo, au contact direct de l’air et de l’environnement.
      
  3. La ville amie de toutes les générations : elle place les enfants, les familles ou les personnes âgées au coeur de la conception urbaine et rompt avec une approche zonée qui leur ménage des espaces dédiés, sortes de « réserves d’Indiens ».
  4. La ville du faire et du tiers solidaire : c’est la ville de la jachère, qui ménage des espaces d’expérimentation collective dans les friches et accepte une certaine part d’informel, de spontanéité et de « laisser-faire » dans l’espace public.
  5. La ville de la surprise : elle accueille un foisonnement d’interventions artistiques pour susciter l’étonnement et enrichir les imaginaires urbains.
  6. La ville comestible : elle assume son rôle productif et invite les citadins à mettre les mains dans la terre, seuls ou ensemble, pour explorer de nouvelles formes de relations avec le monde végétal et/ou partager un repas.
  7. La ville du temps libre : elle est celle « qui envisage toutes les relations entre les espaces publics et les temporalités de la vie ordinaire. » Elle prend en compte la diversité des rythmes urbains et des usages de la ville. Attentive à ce qui se fait en dehors du temps de travail, elle s’intéresse tout particulièrement à la nuit - espace-temps de la fête, mais aussi du repos et de la contemplation des étoiles. 

L’urgence d’une « transition relationnelle »

Bien sûr, ces diverses modalités de la ville relationnelle sont non-exclusives et poreuses. « Il ne s’agit pas de dire que les 7 figures doivent être mises en oeuvre simultanément au cours d’une seule et même mandature, peut-on lire dans l’ouvrage. Les collectivités peuvent plus raisonnablement se donner pour objectif de réussir à matérialiser de façon incrémentale deux à trois de ces figures de ville par mandature. »

D’après Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, il est en tous cas urgent d’accélérer la « transition comportementale. » Selon eux, celle-ci se conjugue en effet à d’autres transitions et peut en déterminer le succès. « La décarbonation ne pourra se faire que dans une ville devenue relationnelle, expliquent-ils, une ville où primeront les dynamiques de proximité, les sociabilités - fortes ou faibles - et une relation au vivant qui sera tout autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. » 

D’ailleurs, l’enjeu est tel pour les auteurs du livre qu’ils ont conçu La ville relationnelle comme une entrée en matière, un genre de préambule. L’ouvrage est le premier opus d’une collection de quatre livres qui exploreront divers versants des interactions urbaines et décriront les leviers et dispositifs susceptibles de les favoriser. À suivre, donc. 

À lire : 

La Ville relationnelle, les sept figures, de Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, Paris, éditions Apogée, 2024. 200 pages, 15 euros. 

2025-04-30
Ludovic Bu : "Le “tout-voiture” est un modèle à bout de souffle économiquement, écologiquement, et socialement parlant"

“On arrête tout et on réfléchit” : reprenant le mot d’ordre du film L’an 01, Tout voiture, le dernier ouvrage de Ludovic Bu aux éditions Rue de l’échiquier, nous invite à lever le pied pour considérer nos usages et imaginaires de la bagnole. Dans un entretien avec midi:onze, ce spécialiste des mobilités durables et inclusives dresse le bilan à charge de nos vies (auto-)mobiles et envisage des alternatives à l’injonction mobilitaire…

Nous nous étions rencontrés en 2010 à l’occasion de la sortie de votre premier livre : Les transports, la planète et le citoyen, co-écrit avec Olivier Razemon et Marc Fontanès. Pour quelles raisons consacrer un nouvel ouvrage à la mobilité ? Comment la situation a-t-elle évolué depuis 15 ans ? 

Trois raisons majeures expliquent ce nouveau livre. Tout d’abord le recul : en 15 ans, diverses expérimentations et études ont été menées sur certaines des solutions que nous préconisions dans Les transports, la planète et le citoyen. Depuis, on a constaté par exemple que le développement des transports en commun n’avait pas du tout diminué la place de la voiture. 

Deuxième raison : l’envie de faire un bilan personnel.  Depuis la publication de mon premier livre, j’ai eu d’autres activités. J’ai notamment participé au développement de Citizencar, je suis devenu consultant et j’ai lancé le Laboratoire des proximités, dont l’objet est de plaider pour la proximité et une réduction des distances. Mais j'ai dû abandonner, pour cause de déménagement. Et j'avais envie de tourner la page en proposant un bilan de 25 ans d'activités autour des mobilités. Tout-voiture se voulait donc un genre de testament, sauf qu’en l’écrivant j’ai plutôt remis une pièce dans la machine (rires)

"Le confinement a été pour beaucoup un choc. D’un côté, on voyait les animaux revenir en ville à la faveur du calme, de l’autre, on constatait que le rayon d’1km autorisé pour nos déplacements ne permettait pas de trouver grand chose autour de soi, car tout s’était éloigné en périphérie."

Enfin, la conjoncture me paraissait propice à l’écriture de ce livre. Il y a d’abord eu le mouvement des gilets jaunes, qui pouvait se lire comme une réaction à l’isolement social et à l’ultramobilité qui épuise. Ensuite, le confinement a été pour beaucoup un choc. D’un côté, on voyait les animaux revenir en ville à la faveur du calme, de l’autre, on constatait que le rayon d’1km autorisé pour nos déplacements ne permettait pas de trouver grand chose autour de soi, car tout s’était éloigné en périphérie. Pour toutes ces raisons, je me suis dit qu’il fallait écrire un nouveau livre. Sa rédaction m’a pris du temps, puisque j'ai commencé à y travailler en 2019, mais l’ouvrage a fini par paraître en juin 2024.  

Revenons d’abord sur les constats énoncés dans la première partie de l’ouvrage, et notamment sur le “tout-voiture” évoqué dans le titre. En quoi la voiture, et plus largement la mobilité, ont-elles transformé nos sociétés ? 

La question qui sous-tend l’ouvrage est la suivante : pourquoi se déplace-t-on ? Pour répondre à des besoins fondamentaux et annexes. Ces besoins n’ont pas beaucoup varié au cours des siècles : ils tiennent à la nécessité de se nourrir, de se soigner, de se vêtir, d’aller au travail, de rencontrer des gens, d’avoir des loisirs… Il y a 150 ans, pour répondre à ces besoins, on se déplaçait essentiellement à pied, donc on parcourait en moyenne 4km par jour. Le développement du train a permis d'aller plus loin, mais rarement. Ainsi, les écrivains du 19e siècle décrivent comme une véritable expédition les premiers trajets en train des bourgeois pour aller à ce qui est aujourd'hui la banlieue ! A l'époque, c'était vécu comme une expédition, un dépaysement.

Les voitures permettent d’aller encore plus loin. Leur démultiplication et la favorisation des déplacements rapides a transformé l’urbanisme. Le cercle des 4km s’est élargi à 40km en moyenne. Si bien qu’on a créé un monde où l’on a besoin d’un mode de déplacement motorisé pour répondre à ses besoins essentiels. 

"Plus on s’éloigne des centres métropolitains, plus la voiture est désirable et nécessaire."

Plus on s’éloigne des centres métropolitains, plus la voiture est désirable et nécessaire. Quand on habite un désert médical, avoir accès à la santé consiste à se déplacer en voiture, et les transports pris en charge par la Sécurité sociale pour répondre à l’éloignement des centres de santé représentent plusieurs milliards d’euros de dépenses par an. Je questionne ces usages et la société qui en découle : une société où il n’y a plus d’enfants qui circulent dans les rues ni de personnes âgées, où il n’y a pas de bancs, où les trottoirs ne sont pas très larges, où les centres-villes sont désertifiés parce que les commerces sont éloignés en périphérie. La question que nous devons désormais nous poser est donc : comment recréer des proximités ? Comment revenir à un rayon de 10km maximum à parcourir pour satisfaire ses besoins essentiels ?

Vous décrivez le « tout voiture » comme un modèle à bout de souffle. En quoi l’est-il ? 

Le “tout-voiture” est un modèle à bout de souffle économiquement, écologiquement, et socialement parlant. Sur le plan économique, le nombre de voitures continue à grandir avec le développement de nouveaux marchés, mais la filière ne vit que de subventions depuis 30 ans. Depuis 1993, tous les 2 ou 3 ans, un système d’aide à l’achat est lancé pour favoriser le renouvellement du parc automobile. Par ailleurs, des milliards d’euros d’argent public ont été injectés pour soutenir ce secteur en crise. 

"La question que nous devons désormais nous poser est : comment recréer des proximités ? Comment revenir à un rayon de 10km maximum à parcourir pour satisfaire ses besoins essentiels ?"

Sur le plan sanitaire, le “tout voiture” est un système qui coupe littéralement le souffle des humains. D’abord, il favorise l’obésité. Notamment à défaut de marcher suffisamment, 30% de la population française est en surpoids et ce chiffre progresse, notamment chez les enfants qui ne jouent plus dehors. Sans parler des maladies respiratoires causées par la pollution atmosphérique. Non contente d’être un problème de santé publique, la voiture est un danger pour les Humains et les animaux. 

En 30 ans, le poids des véhicules a augmenté de 30%, et le nouveau design des SUV rend les collisions encore plus dangereuses. Or, les incivilités et délits routiers restent sous-évalués : beaucoup de citoyens et de policiers considèrent à tort qu’ils sont trop sévèrement punis. En somme, le “tout-voiture” ne persiste que parce qu’il est associé, à grands renforts de publicités, à un désir de liberté. Toute la question est de savoir si cette soi-disant liberté vaut les désagréments que je viens d’évoquer… 

En plus, une voiture coûte cher, de l’ordre de 5000 euros par an…

Ce chiffre est trompeur, car c’est une moyenne. Les gens qui ont peu de moyens ont une voiture qui leur coûte plutôt autour de 1000 euros par an. Non seulement beaucoup dépensent moins pour leurs trajets, mais ils évaluent mal le coût réel d’usage : ils ne comptent pas la dépréciation du véhicule, l’assurance, les réparations, le stationnement, etc. Si on leur demande d’analyser leurs relevés de comptes en banque et de surligner toutes les dépenses liées à la voiture, les gens tombent des nues sur le coût réel de leur voiture !

On entend souvent dire que les politiques visant à rompre avec le tout-voiture, comme les péages urbains ou les taxes carbone, pénalisent les plus pauvres. Qu’en est-il ?

L’argument selon lequel les mesures contre le “tout-voiture” pénalisent les plus pauvres permet surtout aux populations aisées et aux classes moyennes de maintenir le statu quo. Les pauvres habitent autant les villes que les riches, mais ils subissent davantage la pollution et le bruit car ils habitent plutôt près des grandes infrastructures de transport, périphériques ou échangeurs. Et ils ont beaucoup moins de voitures. Et, c'est montré statistiquement, ceux qui se déplacent en voiture dans les zones denses sont les classes les plus aisées et les classes moyennes. En France, les 10% les plus pauvres roulent deux fois moins que les 10% plus riches, et peu dans les zones denses. Ils sont donc très marginalement affectés par les Zones à faibles émissions (ZFE).

"L’argument selon lequel les mesures contre le “tout-voiture” pénalisent les plus pauvres permet surtout aux populations aisées et aux classes moyennes de maintenir le statu quo."

Sans compter qu'on peut faire autrement que d'entrer en voiture dans les ZFE : en région parisienne par exemple, il y a plus de 300 parkings relais, mais les gens n’ont pas envie de sortir de leur voiture pour prendre le train. Or, quand 15 ou 20% des enfants ont des maladies respiratoires, il faut faire quelque chose ! Et c'est l'objet des ZFE. C’est une simple mesure de respect vis à vis des personnes les plus vulnérables. 

La deuxième partie de l’ouvrage donne des pistes pour réduire notre dépendance à la voiture. Quelles sont les principales d’entre elles ? 

Comme je l’ai dit, le premier levier consiste à recréer des proximités pour pouvoir répondre à certains besoins en y accédant à pied ou à vélo. Pour cela, il est indispensable de rendre marchables le plus possible les espaces habités, villes comme villages. Or, beaucoup d’élus locaux ne sont pas prêts, car ces mesures sont impopulaires dans un premier temps, avant d’être généralement plébiscitées. Ils peuvent donc commencer par piétonniser ou gérer les stationnements de manière temporaire, avant d’étendre ces mesures à toute l’année. À Stockholm, la création d’un péage urbain a donné lieu à un double référendum, avant et après une période de test. Avant sa mise en œuvre, 70% de la population était contre. Après six mois de mise en œuvre, le résultat s'est inversé : 70% étaient pour le péage urbain. Je crois beaucoup à ce genre de mesures. Il faut annoncer, accompagner, aider ceux qui ont du mal, puis à un moment donné, il faut changer. 

De la même manière, les élus doivent sortir des clichés selon lesquels il suffit d’augmenter le nombre de bus pour limiter la place des voitures. Il s’agit plutôt de créer des imaginaires désirables, en aménageant par exemple des rues de jeu ou des places végétalisées pour montrer qu’une ville sans voitures est agréable. 

"Pour rompre avec le tout-voiture, il faut travailler sur l’imaginaire collectif qui valorise la mobilité et sortir d’une doxa selon laquelle on n’est rien si on ne possède pas d’automobile."

Plutôt que de contraindre les gens à se déplacer, on peut aussi amener les services à eux. Les bus de santé mis en œuvre dans certains départements en sont un exemple : ils ont été aménagés pour permettre aux patients de réaliser des examens de base. De fait, on estime que 80% des examens pourraient se faire hors de l'hôpital. Idem pour les services publics : quand on ne sait pas faire des démarches administratives en ligne, rien n’empêche qu’un bus vienne à vous pour vous assister. Cette offre peut même s’étendre aux loisirs. Il existe par exemple un cinéma itinérant logé dans un container, qui se déplace dans les villages. Même si les spectateurs viennent des villages alentours en voiture, ils parcourront 3 km au lieu d’en faire 30.

Enfin, pour rompre avec le tout-voiture, il faut travailler sur l’imaginaire collectif qui valorise la mobilité et sortir d’une doxa selon laquelle on n’est rien si on ne possède pas d’automobile. Par exemple, nombre d’offres d’emploi exigent le permis B, même lorsqu’il n’est pas indispensable à la réalisation des tâches demandées. On pourrait amener les recruteurs à se questionner sur la mention “permis B obligatoire”.

Pour autant, l’arrêt des mobilités motorisées est-il souhaitable ? Le confinement nous en a offert un exemple et montré que l’immobilité n’était pas forcément un horizon désirable…

L’imaginaire de la mobilité a d’abord été une lubie de riches avant de s’imposer à tous, via la publicité notamment. Les réseaux sociaux, et tout particulièrement Instagram où l’on poste ses photos de voyages, n’ont pas diminué la pression. Or, les études menées sur les mobilités, par le Forum Vies mobiles notamment, montrent que le désir de ralentir est très partagé. De fait, l’injonction à la mobilité est fatigante, y compris d’ailleurs dans le cadre des loisirs. Elle constitue un facteur de frustration pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer et d’épuisement pour ceux qui le peuvent. 

Quels sont les échelons territoriaux pertinents pour mener à bien des politiques rompant avec le tout-voiture ? 

Tous les échelons sont bons ! Au niveau des communes et des intercommunalités, les zones à trafic limité (ZTL), qui déterminent un certain nombre de trajets quotidiens à ne pas dépasser, peuvent être mises en place et s’avèrent bénéfiques aux commerces et au tourisme. Mais selon moi, c’est surtout l’Etat qui doit fixer les règles et les faire appliquer. Or, les mesures édictées en matière de mobilité, notamment par la loi d’orientation sur les mobilités (LOM, 2019) ne sont pas contraignantes, et reposent donc sur des démarches volontaires. Mais sans réelle contrainte, rien ne bouge.

"L’injonction à la mobilité est fatigante, y compris d’ailleurs dans le cadre des loisirs. Elle constitue un facteur de frustration pour ceux qui ne peuvent pas se déplacer et d’épuisement pour ceux qui le peuvent."

On entend souvent dire que la lutte contre le tout-voiture n’est vraiment possible que dans les zones denses, où il existe des transports en commun. Qu’en est-il ? 

C’est faux ! J’en veux pour preuve le fait que les plus beaux villages de France sont tous piétons, et pour cause ! Aménager un parking à l’entrée d’un village ou d’un bourg et demander aux visiteurs de parcourir au maximum 300m à pied ne pénalise quasi personne. Pour peu qu’il y ait des bancs sur le parcours, tout le monde ou presque est en mesure de franchir une telle distance. Ce type de mesure est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre dans une ville comme Paris, où les distances à parcourir sont plus longues… 

La fiscalité peut-elle également être un levier pour limiter la part de la voiture dans nos déplacements ? 

Deux choses me viennent en tête. Le premier facteur est qu’en frais réels, on déduit la voiture de ses impôts, et il est facile de faire passer le perso en pro. Il y a aussi le fait que l’achat de véhicules d'entreprises est largement encouragé. Et puis, la comptabilité publique ne tient que très peu compte des externalités négatives, car elle aborde encore la question en silos. Une étude du Trésor public montre par exemple que la voiture est le mode de transport qui coûte le plus cher à la collectivité, toutes dépenses confondues. Mais comme ce ne sont pas toujours les mêmes entités qui payent selon qu’on parle d’aménagement viaire ou d'accidents de la route, on a du mal à évaluer son coût réel. Une autre étude menée à l’échelle européenne montre à l’inverse que les seuls modes de déplacement rentables pour la collectivité sont la marche et le vélo : ils n’ont pas d’externalités négatives telles que la perte de santé ou la pollution, et les infrastructures sont moins coûteuses à développer et à maintenir. C’est donc un gros travers des politiques publiques que de ne pas réfléchir globalement…

Enfin, vous parlez à la fin de l’ouvrage d’en venir à la contrainte. On touche ici à un épouvantail largement brandi, celui de l’écologie dite “punitive”, qui serait supposée vouloir tout interdire. Comment faire dans ce contexte ? 

On ne cesse d’entendre que les écologistes nous obligent à telle ou telle chose. Sauf qu’ils ne sont pas au pouvoir ! Ce qu’on constate généralement, c’est que les gens qui sont concernés par les mesures de restriction de la place de la voiture en ville les plébiscitent. Ils commencent par râler, puis réorganisent leurs habitudes en fonction des nouveaux aménagements.

"Ce qu’on constate généralement, c’est que les gens qui sont concernés par les mesures de restriction de la place de la voiture en ville les plébiscitent."

Prenons l’exemple de Rochefort-en-terre : le village est fermé à la circulation six mois par an, sauf pour les livraisons le matin. Au début, les habitants étaient contre, puis ils ont constaté que la mesure avait un effet positif sur la fréquentation touristique. Les ZFE et les péages urbains ont eu le même devenir : dans les 300 zones urbaines où ils ont été mis en place dans le monde, ils ont été plébiscités au bout de six mois !

Qui est Ludovic Bu ? 

Ludovic Bu est sociologue et diplômé de l’ESCP Business School. Il a contribué à lancer et développer trois sociétés de services de mobilités durables et inclusives, dont Wimoov et Citizencar. Il est également président de Moins Vite !, une association de sensibilisation aux enjeux de la vitesse. Il réside dans une sous-préfecture en Poitou, qui compte 30.000 habitants. Il ne possède pas de voiture, bien qu'ayant des enfants et des activités professionnelles.

Pour en savoir plus

Ludovic Bu, Tout-voiture : on arrête tout et on réfléchit, éditions rue de l’échiquier, 2024, 152 pages, 13,90 €

2025-03-19
En Suisse, la Lex Weber lutte avec succès contre le phénomène des lits froids

Comment limiter la part des résidences secondaires dans les zones touristiques où leur nombre complique singulièrement l'accès au logement des locaux ? Vidal Benchimol, maître d'ouvrage, plaide pour que la France s'inspire en la matière de l'exemple suisse, qui a su contrer ce fléau grâce à la Lex Weber, adoptée en 2012.

Cabourg, c’est 80% de résidences secondaires. L’été, les touristes affluent par l’A14, saturent les parkings, puis se pressent vers les dunes de Cap Cabourg, l’un des endroits les plus instagramables de France. Quand la saison est finie, lui succède le silence des volets clos. La ville s’éteint et souffre d’un déficit d’animation, de commerces ouverts et de services.

La spéculation immobilière a réduit le nombre de locations disponibles à l’année pour les résidents, relégués loin du littoral, contraints de prendre leur voiture pour leurs trajets domicile-travail, le long de résidences fantômes au taux d’occupation d’environ 42 nuits par an.

Est-ce que que nous voulons des sites touristiques animés six semaines par an ou bien agir pour une conception plus durable, à rebours du « business as usual » ?

Pour un habitat durable, autonome et collaboratif

Du point de vue de l’autonomie, les résidences secondaires présentent un piètre bilan carbone si l’on tient compte des usages de l’utilisateur.

Pour le chauffage, le maintien hors gel du logement pendant l’hiver alourdit le bilan. Et l’impact est pire pour les maisons individuelles, en raison du rapport entre surfaces habitables et parois extérieures. Beaucoup d’entre elles peuvent être classées comme passoires thermiques.

Les transports pèsent lourd dans ce bilan en raison des allers-retours réguliers des utilisateurs de résidences secondaires mais aussi des déplacements des locaux repoussés en périphérie des lieux touristiques. On connaît les conséquences de l’utilisation de la voiture sur la hausse des émissions de GES.

Sur le plan collaboratif, peu de commerces, d’associations et de services dès que la saison est terminée. Le nombre d’écoles est faible. Globalement, ces villes vivent de l’économie résidentielle et dépendent des aléas du tourisme.

L’accès au logement est une course à l’échalote : c’est le premier qui se présente devant l’un des rares logements disponibles qui l’emporte.

Les maires sont désarmés face à ce problème de droit au logement : comment répondre à la demande alors que la location saisonnière de meublés touristiques croît, notamment par l’intermédiaire des platesformes comme AirBnb ?

Comme l’implantation des résidences secondaires est protégée par le droit à la propriété, les compétences des collectivités locales sont limitées face à la pression foncière. Celles-ci n’ont pas d’autres choix que d’artificialiser toujours plus de sols pour construire de nouveaux logements, avec évidemment des conséquences néfastes sur la biodiversité.

Ce gaspillage des ressources est amplifié par notre culture individualiste du tourisme. Or, nous n’avons plus le temps d’en imposer les effets aux futures générations. Nous sommes déjà comptables devant elles des décisions que nous prenons aujourd’hui face au désastre écologique en cours.

La Lex Weber, une loi contre les « lits froids »

L’aberration que constituent ces résidences secondaires inhabitées a conduit la Suisse à mettre en place des quotas qui limitent la progression du phénomène. C’est la Lex Weber, une mesure dont nous pouvons nous inspirer.

Avec son slogan « halte au bétonnage des Alpes », cette loi a été adoptée par le peuple suisse en 2012 « pour en finir avec les constructions envahissantes de résidences secondaires ». Un quota de 20% a été imposé dans 370 cantons. Son objectif : enrayer le phénomène de « lits froids » dans toutes les stations de ski. A l’époque, les contestataires hurlaient au désastre économique. Mais l’effondrement n’a pas eu lieu.

D’abord, la construction a su tirer son épingle du jeu : les artisans locaux se sont tournés vers la rénovation des bâtiments ou se sont déplacés en plaine.

Ensuite, en terme d’aménagement du territoire, les perspectives sont réjouissantes : la loi autorise la transformation d’anciens bâtis à vocation agricole (granges, raccards et mayens) pour les réaffecter en résidences secondaires. Les investisseurs rénovent ainsi des milliers d’objets du patrimoine et cette restauration améliore finalement la situation touristique des cantons.

Enfin, la lex Weber bénéficie au développement de l’hôtellerie et des gîtes. Ceux-ci constituent l’un des moyens pour limiter le gaspillage produit par les « lits froids » car ils présentent un taux d’occupation satisfaisant.

Face à la pénurie de logements principaux générée par les résidences secondaires, des mesures de régulation comme la Lex Weber et des changements en matière fiscale sont efficaces et nécessaires. Mais, notre objectif réel est de modifier à terme la vision même de l’habitat secondaire. L’hôtellerie, la cohabitation, les gîtes, l’échange d’appartements, toutes les structures d’habitat collaboratif de loisir doivent désormais apparaître comme des horizons désirables. Ils portent un espoir et une alternative contre l’idéal d’accession à la propriété de tourisme qui a produit in fine des logements vides.

2023-05-26
Écrit par
Vidal Benchimol
La vue sur mer ne profite qu'aux absents : les résidences secondaires, une lutte des classes

La géographie des résidences secondaires est au coeur de dynamiques socio-économiques structurantes. Aujourd’hui, leur concentration dévoile les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans la « lutte des places » décrite par Jérôme Fourquet.

Située à la pointe de la presqu’île de Rhuys, entre la baie de Quiberon et le Golfe du Morbihan, Arzon est une des stations balnéaires prisées des amateurs de nautisme et des retraités. Elle compte près de 4 500 résidences secondaires contre 560 résidences principales. En 2019, plusieurs façades ont été tagguées du nombre « 80% ». C’est le pourcentage de résidences secondaires dénoncé par un collectif anonyme.

Fantomatique l’hiver, avec quatre logements sur cinq aux volets fermés, la commune compte plus de 45 000 résidents l’été pour 2000 habitants entre octobre et avril. Les Arzonnais redoutent la perte de l’identité de leur ville et la spéculation immobilière : les prix des logements ont augmenté de 40% en 2019. Parmi les conséquences de ce déséquilibre : les actifs, en particulier les jeunes, et les familles sont contraints de se loger loin du littoral et, hors saison, beaucoup des commerces et des services sont fermés.

D’âpres discussions divisent une commune qui fait les frais de la faiblesse de l’économie résidentielle : faut-il se satisfaire des 1.5 millions de taxe d’habitation annuelle et accepter la disparition des écoles ? Et l’aménagement local ? Comment calibrer les équipements et les services publics ? C’est un fait : le village est éteint neuf mois sur douze, sans échanges économiques, sans lien social.

« Et rentrer dans son HLM, manger du poulet aux hormones »

Le phénomène de multirésidentialité, aujourd’hui désigné par le terme générique de  « résidence secondaire », recouvre de multiples situations : petit studio en station de ski, maison de famille, meublé touristique loué sur Airbnb… La France comptait 3.7 millions de résidences secondaires en 2021. C’est 10% du parc immobilier dont le taux annuel d’occupation est de 42 nuits.

La multirésidentialité a pris de l’ampleur après la dernière guerre, en raison de l’exode rural, puis de l’amélioration du niveau de vie. A partir de 1990, la concentration géographique des résidences secondaires s’est amplifiée. Elle est l’indice d'une « lutte des places » décrite par Jérôme Fourquet et Jean Laurent Cassely dans La France sous nos yeux.

Pendant l’exode rural, des villages entiers ont été laissés quasiment à l’abandon tandis qu’est apparu un parc de maisons secondaires fréquentées par la parentèle. On en comptait plus d’1 million dans les campagnes en 1970. Cette migration a créé dans l’imaginaire de familles issues de la ruralité un sentiment d’appartenance à un double lieu, celle du travail à la ville et celle des origines, auxquelles on revient sans cesse.

Dans l’après-guerre, l’aliénation du sol agricole s’est largement faite au sein de la famille, qui occupait les lieux pendant le week-end et les vacances. C’est donc l’héritage qui a transformé une partie du bâti rural en résidences secondaires. A la fin des années 1970, elles correspondent à une stratégie patrimoniale et familiale : orientées vers le bien être des enfants puis dans la perspective de la retraite, elles étaient prêtées à la famille voire à des proches. Contrairement à une idée reçue, ces maisons secondaires n’étaient pas l’apanage des catégories sociales les plus favorisées : la moitié de leurs propriétaires étaient des employés, des ouvriers et des retraités modestes. Ils n’ont pas toujours pu les entretenir ou les rénover.

Ce modèle de résidence nourrissait des représentations conservatrices : retour à la terre, aux « sources », aux « racines », protection de la cellule familiale, perpétuation de la tradition, conservation des rôles traditionnels, recherche d’une authenticité garantie par le rôle de la mémoire et par les rythmes de la nature. La mythologie du terroir comme lieu de ressource offrait une alternative au mode de vie urbain devenu dominant.

Alors, les gens des villes sont arrivés, qui ont acheté et restauré des maisons délaissées par l’exode. Ces néo-ruraux ont d'abord suscité la méfiance des gens du coin mais ils ont finalement été intégrés par les locaux : remèdes contre la désertification des campagnes, ils  participaient à l’économie résidentielle. Ainsi des Anglais, très présents dans une zone qui s’étend de la haute Vienne au Gers, et qui ont contribué à la restauration du bâti rural ancien et à l’économie locale.  

Architecture de l’abondance et marché du désir

Mais l’exode rural n’est qu’un élément de la chaîne des mutations de l’après-guerre. La construction neuve et l’immobilier de loisir ont également produit une grande quantité de résidences secondaires entre 1968 et 1990. A cette période, on les trouve quasiment partout en France, avec un doublement de leur effectif dans la moitié des régions françaises où leur croissance a été supérieure à celle des résidences principales. En Corse, leur nombre a ainsi été multiplié par treize en une vingtaine d’années.

Cette envolée résulte d’abord d’une meilleure redistribution des richesses pendant les Trente Glorieuses. De même, le développement de la fonction publique a rendu abordable l’achat d’habitations secondaires par les classes moyenne et supérieure.

Mais la société de l’abondance s’est développée en articulant cet aspect économique à des valeurs culturelles. Elle a propagé une culture de la consommation et des loisirs : la profusion contre la rareté, la mobilité contre le conformisme, la variété contre la banalité quotidienne. On accédait à la propriété de vacances avec l’illusion de cocher les cases de la distinction sociale. A bas bruit, la critique du gaspillage est encore réservée aux rabat-joie.

Le progrès social distribue une quatrième puis une cinquième semaine de congés payés (1969, 1981), porte la retraite à 60 ans (1982), et réduit la durée hebdomadaire du travail à 39 heures (1982). La société de consommation convertit ce temps retrouvé en tourisme et  en loisirs. C’est l’époque de la massification de l’usage de la voiture : départs en week-end impromptus après un passage à la pompe.

Mais les premières tensions apparaissent rapidement. La Corse initie le débat public sur les effets délétères du tourisme de masse : bétonnage massif du littoral et piètre qualité architecturale des constructions. Les nationalistes commettent les premiers attentats contre les résidences secondaires lors de la « nuit bleue » le 4-5 mai 1976. Ils comprennent avant l’heure la nature de la « lutte des places » et ses effets sur la mixité sociale. Leurs dénonciations portent sur la spéculation immobilière sur l’Ile de beauté, vendue aux plus offrants : les Italiens fortunés font monter les prix du foncier et les continentaux aisés occupent les meilleures places quelques semaines par an.

Une concentration accrue dans les zones « triple A »

C’est à partir des années 1990 que les données se modifient : si l’augmentation des résidences secondaires persiste, elle ne touche plus que la moitié des départements français. Ailleurs, la tendance est à la baisse.

En 2010, les recensements indiquent même une accélération de cette hausse : +16,5 % de résidences secondaires, contre -10 % de résidences principales dans les territoires jugés attractifs.

Le mouvement territorialisé de baisse s’explique par le fait que les actifs devenus retraités se sont installés dans leur résidence secondaire. Egalement, par le développement du tourisme à l’étranger qui a détourné les voyageurs vers le lointain. Mais la décrue n’est pas homogène : les zones de résidences secondaires se concentrent « le long des côtes françaises de la Côte d'Opale à la Côte d’Azur, dans le massif pyrénéen et les Alpes, et en Corse. »  

L’inscription d’une France déclassée se déduit de la géographie des résidences secondaires. Le contexte de chômage et de précarité a produit des disparités socio-économiques et celles-ci se sont traduites par de nouvelles fractures territoriales : une France de l’économie productive, une seconde qui s’en sort grâce au tourisme et à l’économie résidentielle et la troisième, une France de l’ombre, sinistrée, où la part des résidences secondaires a diminué. La mobilité est redevenue un marqueur social fort, l’achat d’une résidence secondaire encore davantage.

La France des loosers en marge d’Instagram

Cette montée en gamme des sites touristiques renvoie à la logique de la « lutte des places » sur le territoire national : les plus aisés achètent dans les endroits les plus désirables. L’inégalité est devenue spatiale.

L’hypothèse de Jérôme Fourquet repose sur un «indice de désirabilité » mis en place par statistique sur la base de la consultation des pages wikipedia des communes. Ce sont de véritables vitrines digitales dont la mesure de fréquentation détermine le succès et l’appartenance à « la France instagrammable », par opposition à la sous-France des loosers. Par conséquent, les autochtones sont repoussés dans l’arrière-pays et la zone périurbaine à cause de la flambée des prix de l’immobilier. On ne trouve plus à se loger à cause de la rareté des locations à l’année. Ces difficultés affectent également le recrutement des travailleurs saisonniers, par un secteur du tourisme qui pâtit ici de ses contradictions.

Un dernier élément-clef de l’évolution du parc des résidences secondaires concerne, depuis les années 2010, l’engouement pour les plateformes qui servent d’intermédiaires pour les locations de tourisme. Une part des résidences secondaires sont ainsi achetées en vue de les mettre en location sur HomeAway-Abritel ou Airbnb. La faiblesse des taux d’intérêt et les bonnes conditions de crédit ont favorisé ce phénomène de rentabilisation des achats immobiliers. Ces investissements ont eu un impact sur l’attractivité de placements pratiqués à grande échelle.

Statut, taxes et quotas

Quelles seraient aujourd’hui les mesures envisageables pour limiter la concentration de ces résidences secondaires et l’aberration des logements vides ?

Instaurer des quotas ?

L’existence de ces zones tendues où le prix du foncier exclut les populations de l’accès au logement appelle à une régulation par des quotas. Ainsi, en Suisse, la Lex Weber a imposé une limite de 20% de résidences secondaires dans tous les cantons pour enrayer le phénomène de « lits froids » (voir la tribune de Vidal Benchimol sur le sujet). Ces quotas peuvent être considérés comme des atteintes au droit de propriété mais le droit au logement est un argument de poids pour défendre les locaux qui peinent à se loger.

Modifier la fiscalité ?

Le meublé touristique, comme investissement locatif au régime fiscal avantageux, a permis à des propriétaires de se constituer un patrimoine à coût faible, voire nul.

Ainsi, dans la métropole d’Aix-Marseille-Provence, on comptait en 2012 une hausse de 4.7% des résidences secondaires, contre +0.9 pour les résidences principales. Ces chiffres corroborent l’hypothèse d’un usage massif des plates-formes de location : 18% des propriétaires de ces résidences secondaires habitent la même ville.  

Compte tenu des conséquences de cette situation sur l’accès au logement, on pourrait envisager une suppression de l’abattement fiscal (50%) qui favorise la location touristique par rapport à la location nue (30%).

Sur cette controverse, l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable a publié un rapport en mars 2023.

Créer un « statut de résident » ?

Ce concept, inventé par les Corses, constitue une réponse pour limiter l’afflux d’acheteurs de terres et de maisons et permettre aux natifs de se loger. Les Bretons ont tenté d’imposer ce statut, attribuable au bout de cinq ans de résidence. Mais le dispositif a été retoqué par le Conseil constitutionnel pour « inégalité devant la loi » en 2014. Les Basques tentent également de le mettre en place.

Ces pistes soulignent la nécessité d’agir pour limiter le parc de l’immobilier secondaire, lutter contre le mouvement de gentrification et de logements vides et de résoudre les déséquilibres de l’économie résidentielle. C’est une question d’équité territoriale et de droit au logement qui nous contraint plus globalement à repenser la délivrance des permis de construire en fonction des usages.

2023-05-18
Écrit par
Pierre Monsegur
Aucun article ne correspond à votre recherche ...
Chargement des articles ...