La ville à l’heure du changement.
Yoann Sportouch : « L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. »

Yoann Sportouch est urbaniste et philosophe, fondateur de l'agence LDV Studio Urbain et rédacteur en chef de la revue Lumières de la ville. Il a publié Pour un urbanisme du care aux éditions de l’Aube (Juin 2024). L’ouvrage défend une approche humaniste et éthique de la fabrique urbaine qu’il considère comme essentielle pour répondre aux grands défis, sociaux, écologiques, démographiques et politiques de notre époque. Entretien.

Vous parlez d’urbanisme humaniste, d’éthique et d’urbanisme du care. C’est quoi un urbanisme du care ?

L’urbanisme du care, c’est une façon de concevoir la ville en partant de l’attention aux personnes. Il met au centre les fragilités, les liens entre nous et la responsabilité partagée de les prendre en compte. Il regroupe et prolonge des notions déjà connues comme la ville inclusive, la ville résiliente, la ville circulaire ou encore la ville à hauteur d’enfants. Autrement dit, il fait de la prise en charge des vulnérabilités un devoir collectif, partagé entre citoyens et institutions.

C’est en ce sens que je parle d’éthique pour le domaine de la fabrique de la ville. Cette éthique s’oppose à d’autres principes qui furent autrefois la norme, comme l’attractivité des territoires, le développement urbain comme moteur de croissance, la compétitivité inter-métropolitaine, ou encore la réponse à des logiques purement fonctionnelles… L’urbanisme du care n’est donc pas une nouvelle recette ou un style d’aménagement, c’est une boussole pour notre temps : une éthique systémique et appliquée qui nous invite à considérer la transformation urbaine comme une opportunité de réparer, de relier, de prendre soin, des personnes comme des lieux. Une nécessité aujourd’hui.

De quels maux les villes souffrent-elles ? En quoi ce concept permettrait-il d’y répondre ?

Nos villes sont traversées par une accumulation de crises : sociale, écologique, démocratique, politique. La fragmentation territoriale, l’isolement, l’injustice spatiale sont des symptômes visibles. L’urbanisme du care invite à considérer la ville comme un organisme vivant. Il propose de s’appuyer sur les signaux faibles, que sont les situations de vulnérabilité, pour repenser nos priorités en matière d’aménagement et de développement urbain.

"Il s’agit moins d’inventer des utopies que de soigner vraiment le réel, ici et maintenant, en reconnectant les projets urbains aux besoins humains et à ceux de la planète."

Vous êtes urbaniste mais aussi philosophe, comment la philosophie impacte et nourrit l’approche et la vision de votre métier ?

La philosophie m’a permis de poser les bonnes questions avant de chercher les réponses. Elle m’a appris à regarder au-delà des évidences, à interroger nos systèmes de valeurs, nos normes implicites. Je me suis par exemple rendu compte que notre cadre humaniste et universaliste, celui qui fonde le contrat social, ignore souvent les vulnérabilités présentes dans certaines situations concrètes. On construit des normes et des règles qu’il s'agit de respecter de manière universelle, mais il subsiste toujours des inégalités réelles, criantes, parfois inhumaines. En travaillant sur l’éthique du care, j’ai trouvé une grille de lecture puissante, qui place l’empathie, la responsabilité et l’interdépendance au centre de notre action, peu importe votre secteur d’activité. Dans le domaine de l’aménagement et de la fabrique de la ville, c’est une manière de replacer la pensée dans l’action urbaine, de donner du sens à nos façons de faire la ville.

Quels outils et méthodes utilisez-vous au sein de votre agence pour mettre en œuvre cet urbanisme du care ?

Nous utilisons notamment le diagnostic d’usages, qui consiste à s’immerger dans les pratiques quotidiennes des habitants, à comprendre leurs temporalités, leurs fragilités, leurs ressources. Nous menons aussi des programmations participatives, dès l’amont des projets, pour intégrer l’expertise d’usage des habitants et profiter du projet urbain pour régénérer notre société en trouvant des solutions ensemble. Nous développons des démarches de co-innovation locale, en accompagnant par exemple des porteurs de projets issus des territoires pour réinvestir les rez-de-chaussée commerciaux. Le faire avec et pas seulement la “concertation”, vraiment, est au cœur de notre démarche.

A Colombelles (Calvados), un diagnostic mené selon les méthodes de l'urbanisme du care

Auriez-vous un exemple emblématique d'un projet urbain qui a permis de “réparer” les populations vulnérables à qui vous souhaitez vous adresser ?

Oui, je pense à une mission menée à Colombelles, une commune populaire du Calvados, sur un projet d’aménagement au sein de la ZAC Jean-Jaurès. Notre mission consistait à imaginer les futurs usages en rez-de-chaussée d’une opération immobilière autour d’une place en devenir. Au cours de cette mission, j’ai rencontré trois éducateurs de prévention spécialisée. Cette rencontre a été fondatrice.

Ces éducateurs m’ont partagé la réalité de leur travail auprès des jeunes en décrochage, leur besoin de discrétion, la complexité du lien de confiance à bâtir avec les jeunes comme avec leur environnement familial. Et surtout, ils m’ont ouvert les yeux sur un point crucial : pour que les jeunes fréquentent un lieu, il faut qu’ils puissent le faire sans être vus. Ce qui peut sembler anodin pour un aménageur, à savoir la position d’un local, devient central lorsqu’on se met à la place de ces jeunes. Ainsi, le projet initial qui envisageait un rez-de-chaussée très visible a été réorienté vers un local plus discret, en rez-de-jardin, voire en sous-sol. Un simple changement d’implantation, mais qui répondait de manière très concrète à une vulnérabilité réelle.

Cet échange m’a profondément marqué. Il démontre à quel point l’expertise d’usage, en particulier celle des professionnels de terrain, est précieuse. En partant de leur regard, de leur quotidien, on peut ajuster les projets en fonction des réalités vécues, y compris celles auxquelles on n’accorde pas ou trop peu d’importance.

"Une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs."

C’est cela, pour moi, l’urbanisme du care : partir des signaux faibles, des vulnérabilités présentes sur un territoire, pour s’en servir comme boussole. Car une ville qui sait répondre aux fragilités sait aussi mieux répondre aux défis collectifs. Ce n’est pas une approche bienveillante ou de compassion : c’est une manière de refonder nos priorités urbaines à partir de ce qui rend la ville plus juste, plus humaine, pour toutes et tous.

Vous dites dans votre essai que la mise en œuvre de la ville durable se fait souvent au détriment de la ville inclusive et humaniste. Comment expliquez-vous cela ? Comment votre approche pourrait permettre d’éviter cet écueil ?

La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires.

Par ailleurs, dans le secteur de la fabrique urbaine, nous avons tendance à obéir aux injonctions du moment. Après la crise sanitaire, le mot d’ordre était "le logement post-Covid", aujourd’hui c’est "l’urbanisme de la santé"... Le problème de ces effets de mode, c’est qu’on mise tout sur un seul enjeu, en oubliant souvent les autres urgences sociales, économiques, culturelles, démocratiques.

"La ville durable est parfois réduite à ses dimensions techniques ou écologiques, avec une logique d’efficacité, de performance, de normes environnementales. C’est bien sûr indispensable, mais cela se fait souvent au détriment de l’écoute des habitants et de la complexité sociale des territoires."

Depuis une dizaine d’années, la ville durable s’est imposée comme un dogme. C’est une avancée importante, mais elle a parfois produit des projets déconnectés du réel. À Nanterre, par exemple, 120 000 m² de bureaux ultra-durables ont été inaugurés en octobre 2024, mais seuls 9 000 m² étaient occupés à leur ouverture. Cela, dans une ville populaire, marquée par les émeutes de 2023, et alors même que le télétravail est devenu la norme. On continue donc à produire une offre standardisée, calée sur des tendances générales, sans tenir compte des besoins réels des territoires. Et cela ne fait que renforcer les inégalités : seuls certains publics pourront accéder à ces lieux.

L’urbanisme du care vient réintroduire la dimension humaine et relationnelle. Il propose une écologie de l’attention autant qu’une écologie de la planète. Il ne s’agit pas d’opposer ces approches, mais de les relier dans une vision systémique, qui parte des besoins pour construire des réponses justes.

Comment faire que l'urbanisme du care devienne la norme de la fabrique urbaine ?

Il faut commencer par reconnaître la vulnérabilité comme une condition universelle, et non comme une exception. Ensuite, changer la manière dont on fabrique la ville : sortir des logiques descendantes, des projets standardisés, de ce que l’on définit par l’urbanisme de l’offre, pour aller vers des démarches situées, contextuelles, co-construites, en clair un urbanisme des besoins. Cela implique de transformer les modes de commande, de former les professionnels à de nouvelles postures, de faire dialoguer les mondes, urbanisme, santé, social, culture, éducation etc. C’est un chemin politique autant que pratique, qui suppose de remettre du sens dans chaque geste urbain.

Crédit photo : Benjamin Boccas

2025-09-09
Les nouveaux bâtisseurs de Vidal Benchimol : une invitation à construire autrement

Le 28 mai dernier, Vidal Benchimol publiait aux éditions Alternatives (collection Manifestô) Les Nouveaux bâtisseurs, construire autrement à l’heure du défi climatique. Le maître d’ouvrage, co-auteur de Vers un nouveau mode de ville (éditions Alternatives, 2013) et directeur de la publication de midionze, y propose un pas de côté hors des routines professionnelles de son secteur d’activité, et invite tous les acteurs de l’habitat à mettre les relations humaines et les liens sociaux au coeur de l’acte de bâtir. Extraits.

Face à l’urgence écologique, la nécessité de programmes immobiliers sur-mesure

« En France comme ailleurs, la nécessité de répondre à l’urgence écologique et climatique place le secteur de la promotion, de la construction, de l’aménagement, et plus globalement l’habitat, face à d’immenses défis. Gros consommateurs d’espace et de ressources (45% des consommations d’énergie en France), émetteurs avérés de gaz à effet de serre (25%), ces derniers sont sommés d’évoluer pour réduire l’impact écologique du bâtiment. En ce domaine, la contrainte réglementaire (exprimée par la succession de règlementations thermiques de plus en plus ambitieuses) est un levier possible, mais ne peut prétendre résoudre seule le problème. Et d’autant moins qu’elle entre souvent en confrontation, sinon en contradiction, avec les habitudes et contraintes (budgétaires notamment) des acteurs de la fabrique urbaine et des divers usagers des lieux. De fait, l’habitat ne peut être envisagé comme un isolat et une « machine célibataire » : ses « performances énergétiques », selon l’expression consacrée, dépendent non seulement de ses caractéristiques intrinsèques (isolation, compacité, orientation du bâtiment, mode de chauffage, etc.) mais aussi d’autres éléments décisifs, parmi lesquels sa localisation et les modes de transport qu’il induit. Elles sont surtout déterminées par les usages quotidiens des habitants, et plus largement des usagers. Or, ces éléments sont encore rarement pris en compte par les promoteurs immobiliers, encore moins par l’Etat, qui fixe les mêmes règles et mêmes contraintes de performance énergétique quel que soit l’emplacement du bâtiment.En somme, pour répondre à l’ampleur des défis écologiques contemporains, concevoir des bâtiments énergétiquement « performants » ou des écoquartiers ne suffit pas. Une telle ambition plaide au contraire pour une tout autre approche de l’habitat, non plus sectorisée, mais holistique, globale, et capable de s’adapter à la variabilité des contextes et des modes de vie : le standard doit y faire place au sur-mesure, le « prêt à habiter » à la « haute culture ». Elle implique aussi d’informer, d’accompagner, de sensibiliser les habitants, tout en tenant compte de leurs usages et leurs aspirations. Elle appelle à faire place à la diversité des modes de vie, et donc à une dose d’imprévu et d’imprévisible. C’est alors sur le plan des cultures, des représentations, des comportements et des imaginaires qu’il faut agir. Il faut en somme « faire avec » – le contexte, l’Histoire, les usagers, les habitudes, mais aussi avec l’inventivité et l’imagination sans limite de tous les habitants. » (Introduction, p. 10-11)

Vers une appproche holistique de l’habitat

En se focalisant sur la performance énergétique, les acteurs de la construction ont ainsi eu tendance à refouler d’autres questions décisives touchant à l’habitat, dont l’exigence de confort. Ensuite, tout gain énergétique est susceptible de susciter des effets rebonds : parce qu’on a acquis un logement labellisé “basse consommation”, on fait moins attention, on chauffe toutes les pièces, et plus chaudement que ne le recommandent les bâtisseurs. (...) Enfin, les réglementations thermiques ont le défaut de borner leurs calculs à l’échelle du logement, et n’envisagent jamais l’impact énergétique global d’une construction neuve - impact lié entre autres à sa localisation et aux usages induits, en termes de mobilité notamment. Or, selon qu’un logement sera situé dans une zone bien ou mal desservie en transports en commun, en pistes cyclables, en aménités diverses, les besoins énergétiques de ses habitants changeront du tout au tout. Il convient donc de sortir d’une approche sectorielle, uniquement centrée sur le bâtiment, pour ancrer chaque projet dans un territoire, et le concevoir en fonction. C’est dans cet esprit que l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich a imaginé en 1998 les contours de “la société à 2000 watts”. 2000 watts, c’est en effet la consommation énergétique annuelle moyenne par habitant à l’échelle planétaire. Cette moyenne inclut tous les postes quotidiens : le logement, le transport, l’achat et l’usage de tous biens matériels, l’alimentation. Elle recouvre évidemment de très fortes disparités : un Européen “consomme” 6000 watts par an, un Américain 12 000, un Indien 1000 et un Bangladeshi 300. Pour limiter le changement climatique dans un esprit d’équité, le projet suisse vise à ramener à 2000 watts/personnes les consommations annuelles d’énergie. Or, un tel objectif suppose une approche holistique. Il implique d’aborder ensemble, et non plus séparément, le logement, le transport, l’approvisionnement alimentaire, la gestion des déchets, etc. Il préconise en somme d’entrer dans le détail des usages quotidiens, pour agir à tous les niveaux, et dans tous les domaines de l’activité humaine. (Chapitre 1, p.30-31)

Les élus, interlocuteurs incontournables de tout projet

Cette étroite coopération est nécessaire à plus d’un titre. Elle permet d’abord d’affiner considérablement la connaissance du territoire où l’on envisage d’acquérir un terrain, raison pour laquelle il est souhaitable de rencontrer les élus avant même tout acte d’acquisition. Certes, les promoteurs immobiliers disposent de nombreux outils pour connaître l’environnement où ils construisent, à commencer par les classiques études de marché. Mais les élus apportent à ces éléments commerciaux des indications autrement plus fines : données démographiques, nature du tissu associatif et professionnel, programmes d’aménagement et planification urbaine, besoins en équipements et services… Ils permettent à ce titre d’ajuster la conception du programme immobilier au contexte, de faire du sur-mesure plutôt que du standard. Ils peuvent aussi mobiliser un réseau local et mettre en lien les opérateurs du projet immobilier avec divers acteurs professionnels et associatifs, dans une logique de circuits-courts, nous y reviendrons. Ils peuvent enfin, nous l’avons dit, adapter tant que faire se peut la réglementation au projet, voire l’accompagner financièrement dans certains cas. Autant d’éléments de nature à favoriser l'appropriation de nouveaux programmes immobiliers sur le plan local. (Chapitre 2, p.58)

Une innovation prometteuse : l’assistance à maîtrise d’usage

Si la valeur sociale d’un projet immobilier se joue en amont et pendant sa réalisation, ce qui advient en aval, après la livraison, est donc absolument déterminant. Après tout, la phase de conception et de mise en œuvre n’est que la portion congrue du cycle de vie d’un bâtiment ou d’un quartier ! C’est après, une fois les habitants installés, que le lieu prend réellement vie. (...) Au cours de nos recherches, nous avons visité nombre de lieux où l’ambition de départ s’était heurtée à la réalité des usages. C’était notamment le cas d’un immeuble à structure bois situé en Suisse, et que ses concepteurs avaient tenu à doter d’une salle commune à destination des habitants. Lorsque nous les avons interrogés sur son taux de fréquentation, ils nous ont confié à regret qu’il était bien en-deçà de leurs attentes : l’espace restait vide la plupart du temps. Il offrait pourtant toutes les qualités d’usage requises. Il était vaste, pourvu de toutes les commodités, et situé au rez-de-chaussée. De la même manière, tous les professionnels de la construction notent un écart entre les projections en matière de consommation énergétique des bâtiments et leurs consommations réelle en situation d’occupation. Cet écart s’explique précisément par la difficulté d’aborder les usages, et de prévoir la façon dont les gens vont s’approprier un lieu. Pour pallier ces écueils, nombre de professionnels envisagent la mise en œuvre de divers outils d’information et de médiation, sur le modèle des livrets d’accueil et autres sites Internet qui accompagnent généralement la livraison de programmes énergétiquement performants. Toutefois, aucun de ces outils ne peut prétendre remplacer efficacement une présence humaine, et les premiers retours d’expérience dans ce domaine montrent que de tels dispositifs ont de sérieuses limites. Sur le strict plan des consommations énergétiques par exemple, ils ne permettent pas de combler l’écart entre performances théoriques et performances réelles. Pour une raison simple : les gens ne lisent pas, ou pas toujours, les documents d’information et de communication mis à leur disposition. A fortiori dans un logement qui devrait théoriquement se passer de mode d’emploi. (Chapitre 3, p.101-102)

Pour en savoir plus :

Vidal Benchimol, Les nouveaux bâtisseurs, éditions Alternatives, 2020, 160 pages, 17 €

2020-05-29
Écrit par
midi:onze
Le documentaire Grande-Synthe sort en DVD

Le documentaire Grande-Synthe, réalisé par Béatrice Camurat Jaud, vient de sortir en DVD. Ce film est une ode à l’humanité et à l’intelligence des acteurs de la ville, qui s'est engagée dans une transition sociale et écologique ambitieuse sous l’impulsion de son édile Damien Carême.

Plantons le décor : Grande-Synthe a tout pour tout déplaire. Pourtant située sur la très jolie Côte d’Opale, cette ville accueille sur son territoire et alentour des activités industrielles polluantes et dangereuses : métallurgie, port méthanier, centrale nucléaire de Gravelines. Elle concentre par ailleurs une grande misère : camp de migrants et fort taux de chômage (24 % dont 40 % de jeunes).

Face à ces difficultés écologiques et sociales, citoyens, associations et pouvoirs publics de Grande-Synthe se sont retroussé les manches pour trouver des solutions avec enthousiasme et humanisme, comme le souligne notre reportage sur le sujet. Plutôt que d’avoir peur des migrants, elle les accueille, les aide et les intègre (installation d’un camp, distribution de repas). Emmaüs y est une institution fort utile pour insérer ses compagnons mais également par ses distributions de paniers repas aux plus précaires de la commune. Pour contrer la mal information et lutter contre le désengagement citoyen elle crée une Université Populaire pour faire réfléchir les citoyens. Des jardins en pied d’immeuble et des jardins ouvriers sont développés pour redonner de l’autonomie alimentaire à petit prix à leurs utilisateurs. On construit des logements basse consommation qui réduiront la facture énergétique de leurs habitants. Toutes les cantines de la ville ne servent plus que du bio.

Voilà plus de 40 ans qu’on plante des arbres pour remettre de la Nature dans ce plat pays. Toutes ces actions ont notamment pour but de redonner de la dignité à tous ces laissés pour compte. Ce documentaire est illustré d’images très esthétiques, et rythmé par des interventions et questionnements de comédiens d’une troupe de théâtre local très investie sur les problématiques sociales de la Ville.

http://grandesynthelefilm.com

Durée du film 90 minutes – Prix : 20 euros

2019-09-18
Écrit par
midi:onze
Etudier l'espace public pour aménager des villes désirables : les recettes de Jan Gehl

Pionnier de l’aménagement urbain “à échelle humaine”, Jan Gehl signe en collaboration avec Birgitte Svarre La vie dans l’espace public, comment l’étudier. Un ouvrage robuste et instructif pour guider les élus et les urbanistes dans l’étude des espaces publics.

En 2012, les éditions Ecosociété publiaient la traduction française de Pour des villes à échelle humaine de Jan Gehl, paru deux ans plus tôt. Le lectorat francophone a alors pu découvrir l’apport décisif de l’architecte danois, qui défend depuis les années 1960, en réaction au modernisme, un aménagement urbain adapté aux besoins et désirs des citadins : attentif à la vie sociale et à la qualité des espaces publics, mais aussi soucieux de limiter la place de la voiture grâce à l’aménagement de voies piétonnes et cyclables - il a notamment contribué à la piétonnisation, dès1968, du Stroget à Copenhague. Dans le sillage de cet opus indispensable, paraît ce mois-ci, toujours aux éditions Ecosociété, La vie dans l’espace public, comment l’étudier. Ecrit avec Birgitte Svarre, directrice et chef d’équipe de la ville chez Gehl, l’ouvrage est en quelque sorte le versant opérationnel de Pour des villes à échelle humaine, puisqu’il se présente comme un guide à destination des élus et des urbanistes. Il est d’ailleurs préfacé par Anne Hidalgo et Valérie Plante, respectivement mairesses de Paris et Montréal, qui toutes deux soulignent leurs efforts pour mettre en oeuvre les grands principes édictés par Jan Gehl, notamment à dessein de limiter la place de l’automobile en ville dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.

Des méthodes fondées sur l'observation directe

En sept chapitres abondamment illustrés de photographies, de graphiques ou de cartes et de références bibliographiques, La vie dans l’espace public énumère les questions essentielles à se poser lorsqu’on veut animer une ville. Il décrit aussi les diverses méthodes mises en oeuvre au cours des cinquante dernières années pour étudier les interactions entre vie urbaine et espaces publics, que ce soit en prévision d’un aménagement ou pour en évaluer l’impact. Du pistage à la promenade d’essai, en passant par le journal de bord, la recherche de traces ou la cartographie, ces méthodes sont fondées pour l’essentiel sur l'observation directe, avec carnet de notes, stylo et chronomètre, mais peuvent aussi recourir ponctuellement aux nouvelles technologies (GPS notamment). “Grâce à l’observation directe, on est à même de mieux comprendre pourquoi certains lieux grouillent de vie tandis que d’autres sont pratiquement déserts”, écrivent ainsi Jan Gehl et Birgitte Svarre. Etudes de cas à l’appui, La vie dans l’espace public souligne également l’impact de ce temps d’étude et d’observation : en juxtaposant des photographies d’un même lieu avant et après transformation, il montre combien l’attention portée à l’échelle humaine et aux comportements des citadins a pu changer radicalement l’animation de certaines rues, places et quartiers à Copenhague, Londres, Melbourne ou New York.

Quand l'étude de la vie dans l'espace public fait modèle

Autre grand mérite de l’ouvrage : l’histoire très détaillée qu’il dresse de l’étude de la vie dans l’espace public depuis les années 1960, dans un contexte de poussée moderniste, d'explosion urbaine et d'avènement de la voiture. Le chapitre 4 souligne ainsi l’apport de Jan Gehl dans ce domaine, tout comme celui d’autres pionniers parmi lesquels Jane Jacobs, William H.Whyte, Clare Cooper Marcus ou Donald Appleyard. Chacun à leur manière, ils ont contribué à la mise en question du zoning et des grands ensembles, contre lesquels ils ont défendu une ville à hauteur d’homme - mais aussi de femme, d’enfant, de personne à mobilité réduite... La vie dans l’espace public suggère qu’ils le firent d’abord dans un relatif isolement, en tous cas à rebours des préceptes en vogue à l'époque, avant que l’avènement du développement durable et le changement climatique ne leur offrent un écho croissant chez les élus et professionnels de l’urbain. L’influence qu’ils exercent désormais en matière d'aménagements d'espaces confirme que c’est bien en partant de l’expérience directe, de la ville vécue, qu’on est à même d’aménager une ville désirable.

En savoir plus :

Jan Gehl et Birgitte Svarre, La vie dans l'espace public, comment l'étudier, éditions Ecosociété, Montréal, 2019, 192 pages, 29 €

Lire notre interview de Jan Gehl dans midionze.com

2019-10-30
En Escale de Bruce Bégout : ce que l'aéroport dit de l'hypermobilité

Dans En escale, chroniques aéroportuaires, paru le mois dernier aux éditions Philosophie magazine, le philosophe Bruce Bégout dissèque au gré de chroniques savoureuses ce lieu emblématique de l’âge contemporain qu’est l’aéroport.

Il y a quelque chose de provocateur à consacrer un ouvrage entier aux aéroports, comme le fait Bruce Bégout dans En escale, chroniques aéroportuaires. L’époque est au “planeshaming”, et invite au contraire à troquer autant que possible l’avion pour le train. Voire pour le voilier, comme l’a fait Greta Thunberg lors de son récent périple en Amérique. Or, non seulement le philosophe, auteur en 2013 du très stimulant Suburbia (éditions Inculte), entend à certains égards les réhabibiliter (à tout le moins les delester en partie de leur étiquette de “non-lieux”), mais il le fait au terme d’un protocologe étonnant, et sans doute éprouvant : pour mieux saisir ces lieux de transit, auxquels on prête d’autant moins d’attention qu’on est concentré sur sa destination, il a choisi d’en faire l’unique but de ses voyages à Bangkok, Istanbul, Amman ou Amsterdam, et de ne pas en franchir les portes une fois l’avion posé sur la piste. “J’ai tourné ma conscience, et chaque cellule de mon corps vers l’espace aéroportuaire lui-même, explique-t-il en introduction, le parcourant en tous sens, répondant sans rechigner à toutes ses offres, et m’interrogeant à chaque instant au sujet de ce qui le constituait en propre à l’âge de l’hypermobilité.”

“L’homme a eu le génie de créer un bâtiment qui satisfasse tous ses besoins nouveaux. Il n’a pas raisonné selon les modèles anciens et les valeurs du passé, il a su, face aux demandes du transport aérien, créer un lieu inédit.” Bruce Bégout

Un bâtiment accordé à des besoins nouveaux

Ce “voyage paradoxal” donne lieu à une série de réflexions sur l’architecture des aéroports, les valises à roulettes que les voyageurs y trainent derrière eux, la musique qu’on y diffuse, les dispositifs de sécurité, les espaces duty free, les salons VIP, les hôtels tout proches destinés à accueillir les voyageurs en transit ou encore les accès de rage dont sont parfois pris certains. Ainsi, au fil de courts chapitres à l’écriture ciselée, En escale dessine un lieu spécifique, standardisé jusqu’à un certain point, mais qui n’exclut pas tout à fait la couleur locale. A rebours du topos selon lequel l’aéroport serait un lieu banalisé, Bruce Bégout le campe en espace parfaitement ajusté à la modernité, et à ce titre sans équivalent dans l’architecture contemporaine : “L’homme a eu le génie de créer un bâtiment qui satisfasse tous ses besoins nouveaux, écrit notamment Bruce Bégout. Il n’a pas raisonné selon les modèles anciens et les valeurs du passé, il a su, face aux demandes du transport aérien, créer un lieu inédit.”

L'isoloir à ciel ouvert dans lequel l'époque se confesse

Au-delà de ses caractéristiques architecturales et fonctionnelles, l’aéroport offre aussi un concentré des valeurs et habitus contemporains : il se donne pour “l’isoloir à ciel ouvert dans lequel l’époque se confesse.” Il inspire à ce titre à Bruce Bégout une série de descriptions piquantes ou poétiques, où sont décrits non sans dérision les comportements des voyageurs et les dispositifs où ils sont pris. Pour ce faire, Bruce Bégout sollicite au besoin une poignée de figures littéraires ou artistiques ayant partagé son intérêt pour les aéroports, parmi lesquelles Don De Lillo, Jacques Tati, James G. Ballard, Gwenola David et Stephane Degoutin ou Brian Eno… Ces références viennent nourrir ses propres observations et suggèrent à quel point l’aéroport fascine et façonne nos contemporains.

Pour en savoir plus :

Bruce Bégout, En escale, chroniques aéroportuaires, philosophie magazine éditeur, Paris, 2019, 14 euros

2019-10-09
Quand le street art se mobilise pour l'environnement

A mesure que s’affirme la crise climatique, l’art urbain délaisse ses territoires de prédilection pour investir des lieux emblématiques de la dégradation de l’environnement…

La photographie, vue du ciel, dessine un pictogramme vert clair sur un fond de végétation plus sombre. Intitulé « Rewild », le dernier projet de l’artiste urbain espagnol Escif propose de réensauvager Sumatra, comme l’indique son nom en forme de jeu de mots (« rewild » consonne avec rewind, « rembobiner », dont le symbole est dessiné sur le sol). Il faut dire qu’au cours des 20 dernières années, l’ile indonésienne a perdu 40% de sa surface forestière pour faire place à la monoculture de palme et de caoutchouc. Or, la gourmandise de l’industrie agro-alimentaire menace la survie de la faune sauvage locale, à commencer par les orangs-outans, en plein déclin. Rewind se propose d’agir concrètement en détruisant les palmiers. A leur place, un espace de 360 hectares planté d’arbres indigènes.

La forêt, symbole d’un monde sauvage en voie d’extinction

Le projet d’Escif s’inscrit dans un programme artistique élaboré par Splash and burn, une association fondée par l’artiste lithuanien Ernest Zacharevic pour dénoncer les ravages de la culture de palme, et qui associe entre autres Isaac Cordal, Vhils, Mark Jenkins ou Axel Void. Il évoque une autre réalisation de l’Espagnol à Sapri, en Italie : le Breath project. Initié par l’association Incipit, ce dernier consiste en la reforestation du mont Olivella, d’où avait disparu toute végétation au cours des siècles passés. 2500 chênes verts et autant d’érables sont en cours de plantation, et dessineront à mesure de leur croissance l’icône d’une batterie en cours de chargement, passant du vert l’été au rouge à l’automne.Dans les deux cas, l’intervention artistique confronte destruction de la vie sauvage et emprise croissante des nouvelles technologies sur nos vies. De fait, la création par Escif de véritables « puits de carbone » mobilise des symboles visuels emblématiques de la révolution informatique. Dès lors que l’œuvre suppose un point de vue surplombant, depuis le ciel, c’est aussi via un ensemble de médiations technologiques – photographies, circulation sur les réseaux sociaux, etc. qu’elle est rendue publique. L’art se donne ici pour un outil de mobilisation, mais entend aussi, dans le même temps, transformer positivement le lieu où il s’inscrit.

L’art à même le paysage

A l’instar d’Escif, divers artistes urbains tentent d’alerter le grand public quant à la réalité du changement climatique en intervenant à même le paysage. Parmi eux, Philippe Echaroux. L’artiste français projette ses œuvres – des portraits principalement - sur des lieux emblématiques ayant acquis le statut de symboles menacés : forêt amazonienne où il « expose » sur les arbres les visages de certains membres de la tribu Surui, ou encore glaciers français en régression rapide. Une manière selon lui de forcer le spectateur à « sortir de sa zone de confort », même si c’est bien un spectacle qu’il offre.

Dans la même veine, Julien Nonnon, chantre du vidéo-mapping et d’un « nouvel art pariétal », recourt aux technologies numériques pour donner à voir l’ampleur de la crise en cours. Dans la série « Crying animals » (2018), il projette à même la montagne des animaux sauvages vivant dans les Alpes pour faire prendre conscience au grand public de leur possible extinction. La lumière, qui sert de médium à l’artiste, s’offre ici en contrepoint au devenir d’espèces décrites comme possiblement « éteintes ». Comme chez Philippe Echaroux, elle est aussi mobilisée en raison de son empreinte écologique supposée plus faible que celle de l’acrylique, même si l'intervention n'est pas neutre, puisque la pollution lumineuse aurait selon certaines études un effet sur la biodiversité. Pour limiter au maximum l’empreinte de ses interventions, le français Saype recourt quant à lui à une peinture 100% biodégradable. Une manière de s’accorder au mieux aux espaces naturels qu’il couvre de très grands portraits monumentaux, pour amener le public à reconsidérer ses relations à autrui et à la nature.Dans un milieu artistique très charpenté par l’idée de prouesse, investir des espaces monumentaux à l’écart des villes est évidemment une manière de se distinguer. Mais pour ces artistes, il s’agit surtout de donner un sens à leurs interventions, et d’assumer une portée politique et sociale, loin d’un art « gratuit » et simplement dédié au jeu des formes.

2019-09-09
Écrit par
midi:onze
Prats, un village des Pyrénées bientôt autonome en énergie

La petite commune de 1000 habitants de Prats-de-Mollo-La Preste située dans les montagnes des Pyrénées Orientales s’est donné 5 ans pour devenir autonome en énergie (2021). Mode d'emploi.

Ce n’est pas un élan écologique qui a fait germer ce projet mais une augmentation drastique et régulière du prix de l’électricité et de son transport, qui alourdissait régulièrement la facture énergétique des Pratsois.Pour mener à bien ce projet, une Société d’Economie Mixte (Prats’Enr) a été créée avec trois collèges d’actionnaires : la mairie (60%), la régie d’électricité locale (20%) et une SCIC d’un collectif d’habitants (20 %) dénommée Ecocit (Energie-COllectif-CIToyen).

Le mix énergétique pratsois

La commune ne partait pas de zéro. Elle avait déjà une Régie électrique et une usine hydraulique sur la rivière du Tech produisant 35 % de sa consommation électrique. Pour atteindre l'autonomie énergétique, la SEM a tout d’abord remis en service l’ancienne installation hydraulique. Inutilisée depuis 20 ans, celle-ci alimentait un établissement thermal installé sur la commune. Des microturbines ont été posées sur les canalisations d’eau potable venant de la montagne. Des panneaux photovoltaïques sont en cours d’installation sur des toitures agricoles (bergeries, étables ou granges) et industrielles. Une installation de microméthanisation alimentée par les effluents des agriculteurs du bassin complétera le panel de production.En parallèle une régie de données est en cours de création pour piloter au mieux les infrastructures de production et de distribution d’électricité de la commune. Elle permettra aussi de sensibiliser et informer les Pratsois sur leur consommation d’énergie, en vertu du postulat selon lequel la meilleure énergie renouvelable est celle qu’on ne consomme pas. La gouvernance du projet et de ces données est un chantier important pour le succès de l’opération dans un contexte de défiance à l’égard des compteurs intelligents Linky.

L'implication des habitants, facteur de réussite

La concertation et la sensibilisation ont démarré et les citoyens sont réceptifs et impliqués. Aujourd’hui 8 % des habitants (soit 80 personnes) ont adhéré au collectif citoyen, soit un taux de participation très élevé pour ce type de projets. Plus de la moitié (50) sont présents aux réunions d’information.Le projet bénéficie d’un programme de recherche action baptisé DAISEE qui a pour objectifs de développer de nouveaux liens entre consommateurs et producteurs d’énergie, de publier des connaissances ouvertes sur les questions complexes de la transition énergétique et de créer et expérimenter des solutions face aux nombreux défis à relever sur le plan technique et organisationnel.Pour sensibiliser les habitants aux pics de dépassement de production, il est par exemple envisagé d’installer dans chaque foyer une lampe qui sera verte en cas de production suffisante et rouge en cas de dépassement. Issue d’un retour d’expérience au Danemark, l'idée sera d’autant plus pertinente que le village compte de nombreux retraités n’ayant pas toujours de smartphone ni d’ordinateur susceptibles de les informer. Bref, les Pratsois ne manquent pas d’énergie pour faire aboutir ce projet !

2019-04-08
Eric Lenoir : "la première règle du jardin punk, c'est de ne rien faire !"

Paysagiste et pépiniériste dans l'Yonne, Eric Lenoir a publié récemment aux éditions Terre Vivante Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre. De quoi piquer la curiosité de midionze, qui l’a interviewé pour en savoir plus sur une approche pleine d’avenir...

Le terme punk semble contradictoire avec notre imaginaire du jardin, fondé sur la maîtrise de la nature. Pourquoi avoir choisi ce terme oxymorique à première vue ?

C’est précisément pour cet aspect oxymorique que j’ai choisi ce titre ! Depuis des millénaires, le jardin permet à l’homme de s’affranchir de la nature, des conditions extérieures, du vent froid grâce aux murs, des animaux grâce aux barrières, etc. Cette approche aboutit à la création de jardins qui ne sont absolument plus en lien avec la nature. Il suffit de voir les jardins modernes : ils sont à ce point aseptisés qu’ils deviennent des déserts de biodiversité et coûtent très cher à entretenir. On touche à l’absurde, et malgré tout, beaucoup de gens abordent le jardin de cette manière-là, non par envie, mais par atavisme. On leur a dit : un jardin, c’est comme ça et pas autrement. Je suis un ex-punk – j’ai même eu une crête ! – et ce que le mouvement punk a été à la musique et d’autres formes d’art, sa manière de mettre un coup de pied dans la fourmilière, peuvent permettre de prendre les choses autrement, et même carrément à l’envers. Aujourd’hui, on a le loisir de faire des jardins qui ne sont pas vivriers, donc on peut se permettre l’expérimentation, surtout dans un contexte où l’on doit réintroduire d'urgence de la biodiversité, alors qu’elle a disparu partout. Au lieu de faire contre la nature, comme on l’a fait depuis quelques siècles parce qu’on n’a pas eu le choix à certains moments, il s’agit ici de voir comment on peut faire avec elle.

Justement, comment faire avec la nature plutôt que contre elle ?

La première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire. Il faut commencer par regarder comme ça se passe. Pas la peine d'être une bête en botanique : il suffit de faire preuve de bon sens, d’observer ce qui pousse dans son jardin, à quel endroit, à quelle période. L’incompétence n’est pas forcément un frein. La première chose à faire est de regarder ce qui est déjà là, pour voir comment éviter de l’abattre ou de le remplacer. Parfois, il suffit de tailler deux ou trois branches pour rendre un arbre beau. L’autre principe est de faire avec les moyens du bord. L’une des voies consiste notamment à être capable de s’émerveiller de choses qu’on ne voit pas d’habitude, parce qu’on ne se penche jamais dessus. Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant… En n’ayant rien fait, vous aurez un très beau jardin.

"Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant…" Eric Lenoir

Cela dit, vous expliquez aussi dans le Petit traité du jardin punk que si l'on ne fait absolument rien, un jardin évolue très vite vers la forêt…

C’est toute la différence entre le jardin punk et le jardin sauvage ! A partir du moment où l’on intervient, on agit sur le milieu. Mais l’idée du jardin punk est de le faire a minima, à l’extrême minima. A la fin de mon livre, j’explique d’où vient l’idée de jardin punk. Un jour, un copain vient me voir et me dit : « j’ai fait un truc qui a fait râler tous les vieux du village, j’ai fait un vrai jardin punk ! » Il a nommé ce sur quoi je cherchais à mettre un nom depuis des mois pour désigner ma démarche. Son jardin punk consistait à cultiver des patates sans creuser de trou, en mettant ses tontes de gazon sur les tubercules. Quand il avait envie d’une patate, il grattait un peu le gazon et en retirait les patates pour les manger. Il a eu la plus belle récolte du village, et les autres jardiniers étaient dégoutés ! Dans sa démarche, il y avait le côté provocateur du punk, le côté j’en fous pas une, le pragmatisme et l'indifférence aux règles. Cette approche n’empêche pas d’avoir des récoltes, et permet à des gens qui n’en ont pas forcément les moyens de cultiver un jardin.

Dans ces conditions, comment vous expliquez l’approche classique du jardinage, et cette idée qu’il faut souffrir pour avoir un beau jardin ?

L’éducation judéo-chrétienne ! C’est tout le problème des atavismes. Effectivement, avoir un jardin ultra productif tel qu’on l’a appris après-guerre nécessite un boulot de dingue. Et pourtant, dans les années 1970, un Japonais qui s’appelle Masanobu Kukuoka a montré qu’on pouvait se passer de désherber, tout en ayant quand même une production. C’est toujours au fond la même question, à savoir : qu’est-ce qu’on veut produire sur quelle surface, et pour quoi faire ? En adaptant la nature de ce qu’on produit aux besoins réels, on change les choses. Par exemple on s’obstine à produire du maïs pour nourrir la volaille, alors qu’en cultivant des légumineuses, on ferait de l’engrais pour la plante suivante, et ça consommerait moins d’eau. Il n’est souvent pas nécessaire de livrer bataille. Il y a certes des batailles à livrer. Par exemple, on va être obligé de se bagarrer un peu contre la ronce, mais dans certains endroits on peut la tolérer. On aura alors des mûres, et les animaux auront de quoi manger en hiver et s’abriter. On a aujourd’hui l’avantage d’avoir des connaissances techniques complètement différentes. Elles devraient nous permettre de nous affranchir des méthodes industrielles et industrieuses… Il s’agit de savoir jusqu’où on peut s’affranchir de l’effort physique et financier.

Un iris sauvage dans un jardin punk. Crédit photo : Stéphanie Lemoine

Au-delà des questions écologiques que vous avez évoquées, est-ce que le jardin punk hérite aussi d’une demande sociale forte en faveur de jardins sans entretien, tels que vantés dans les magazines de jardinage ?

Oui et non. Quand les magazines que vous évoquez parlent de jardin sans effort, il s’agit d’un jardin qui va vous coûter de l'argent, car il vous demandera de mettre des tonnes de paillage ou d’acheter des matériaux qui vous dispenseront de faire des efforts. Quand je parle d’absence de moyens, c’est aussi bien de moyens financiers que d’investissement moral. Il faut apprendre à lâcher prise, et c’est en ce sens que la donnée écologique est très importante : une pelouse non tondue est bien plus accueillante et diversifiée qu’une pelouse tondue, c'est un autre monde. Je n’avais pas spécialement de demandes en ce sens de la part de mes clients, si ce n’est pour quelques résidences secondaires. Le jardin punk est plutôt né en réaction à mes dialogues avec les élus et les collectivités. A propos des jardins de cités HLM comme celles où j’avais grandi, on me disait : « on ne peut pas faire mieux, on n’a pas les moyens. » J’ai voulu faire la démonstration inverse, et j’ai créé mon propre jardin, le Flérial. Au départ, il ne devait pas être aussi grand : je cherchais 5 000 m2 de terrain pour y installer ma pépinière, et je n’ai pas trouvé moins d’1,7 ha. Je me suis dit que c’était l’occasion où jamais, et j’ai décidé de montrer que je pouvais entretenir cette surface tout seul, avec deux outils, en y passant moins d’une semaine par an. C’est ce que je fais, et j’ai maintenant un vrai argument. Aujourd’hui, alors qu’on est beaucoup dans la gestion différenciée, mon livre trouve un écho important. Je ne l'ai donc pas écrit pour répondre à une demande des élus, mais pour leur faire la démonstration que tout est possible. Du reste, le jardin punk est un courant appelé à se développer, car les dotations baissent partout, que la SNCF ne sait pas quoi faire sans glyphosate et qu’il faut bien trouver des solutions.

Observer (« ne rien faire »), s’adapter, recycler : les principes du jardin punk sont très proches de ceux de la permaculture, ou de l'approche de Gilles Clément. Comment le jardin punk dialogue-t-il avec ces modèles ?

J’ai eu la chance de discuter avec Gilles Clément une fois ou deux. Je lui ai dit : « je sais qui vous êtes, mais je ne sais pas ce que vous faites !» Nos démarches se sont développées de façon parallèle, et nous sommes un certain nombre à œuvrer dans cette veine là. En ce qui me concerne, il y a l’aspect très provocateur et le côté « rien ne m’arrête », au sens où je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il y a une cour en béton qu’on ne va rien pouvoir y faire pousser : on a des graines, on fait un trou dans le béton pour voir si ça pousse… et ça marche ! C’est ce qui m’amuse à chaque fois : même les endroits qui paraissent impossibles à végétaliser, le sont toujours in fine. Il y a chez moi quelque chose d’un peu plus extrême que dans d’autres démarches.

"Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?"" Eric Lenoir

De fait, à lire le Petit traité du jardin punk, on a le sentiment que le lieu privilégié du jardin punk, c’est la friche urbaine, le délaissé, l’espace qui a priori ne semble pas voué à devenir un jardin…

C’est un peu le cœur de l’histoire, en effet. Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?" L’idée est de leur dire : "oui, tu peux faire quelque chose, et même si tu ne fais rien, il va quand même se produire quelque chose !" Ne pas intervenir est très important à ce titre. Le jardin punk repose sur l’idée que tout est disponible sur place. Le voisin est en train de jeter des pierres ? Pourquoi ne pas les récupérer ? C’est du pragmatisme poussé à son paroxysme. Le jardin punk joue plus sur l’entraide que sur le consumérisme. Il n’hésite pas à partir sur du moche, et surtout, à ne pas être dans la norme, notamment en termes de sécurité. Par exemple, il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de visiter un site ouvert au public dans une petite commune, dans un marais. L’élu local était passionné par cet endroit, et voulait absolument que ses administrés puissent y aller. Rien n’y est aux normes, mais au lieu de coûter entre 25 et 50 000 euros, l’aménagement des lieux en a coûté 3 000, et tout le monde en profite !

Comment fait-on pour avoir un jardin qui ne coûte pas cher et ne demande pas d’efforts ?

La première chose est de faire avec les végétaux présents sur place – ce qui suppose de les repérer, d’où l’idée de ne rien faire pendant un an. Par exemple, c’est bête d’arracher une marguerite alors qu’elle sera belle tout l’été. Il faut aussi être attentif à ce qui va se ressemer sur place parce qu’on aura gratté la terre. On peut aussi créer une auto-pépinière en récupérant ce qu’on glane à droite à gauche. Il y a aussi les échanges de graines, les boutures en place. Par exemple au Flérial, la majorité des haies sont issues de boutures d’osier en pleine terre : j’avais coupé de l’osier pour un chantier, et je l'ai replanté au lieu de l'évacuer en déchetterie. Ça ne m’a rien coûté. ! On peut également opter pour la récupération, aller voir son pépiniériste préféré, récupérer les vieux plants qui partent à la benne. Et puis de temps en temps on achète vraiment : ce n’est pas parce qu’on a un jardin punk qu’on ne doit rien acheter. Bref, il n’y a pas de règles, pas de dogmes, et d’autant moins que chaque cas est particulier. On ne peut pas faire un jardin punk sur du ciment comme on va le faire sur un terrain humide. On ne va pas faire le même jardin à Lille qu’à Marseille. Encore une fois, le jardin punk invite au lâcher prise, à voir ce qui se passe là où on vit, à faire avec ce qui se présente, à tirer parti de tout et à pirater le système !

Pour en savoir plus :

Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre, éditions Terre Vivante, collection "champs d'action", novembre 2018, 96 pages, 10 euros - A commander ici.

2019-04-03