
Parce qu’elle concentre commerces, bureaux, administrations, espaces publics et habitat, la ville est par excellence le lieu de la rencontre, de la « force des liens faibles ». Pourtant, cette « ville relationnelle » est très largement sous-estimée par les décideurs politiques. C’est en tout cas ce que notent Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin dans un ouvrage du même nom aux éditions Apogée (2024). « Aujourd’hui encore, les villes consacrent l’essentiel de leurs ressources financières et humaines à se maintenir en fonctionnement aussi régulier que possible », posent dès l’introduction ces trois spécialistes de l’urbain. Quant à cette ville des liens, elle « reste encore trop souvent dans l’angle mort des politiques publiques. »
Cette négligence se marque spatialement : « la ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. » Il faut dire que la ville des liens semble fonctionner d’elle-même, contrairement à la gestion des flux ou l’entretien des réseaux, bref à tout ce métabolisme urbain complexe qu’il faut administrer. Son "aménagement" requiert aussi des approches différentes, qui empruntent à l’urbanisme tactique, au design thinking ou à l’art dans l’espace public. Enfin, elle suppose une bonne dose d’expérimentation - une approche peu compatible avec la planification urbaine.
« La ville relationnelle représente à peine 10 à 20% des mètres carrés qui composent les villes européennes, tandis que la ville fonctionnelle en accapare encore les 80 à 90% restants. »
La ville relationnelle a été écrit tout exprès pour inciter le monde de la fabrique urbaine à mieux saisir l’enjeu et le décliner dans les politiques publiques. Même si l’ouvrage est riche en chiffres et en exemples, il se veut moins un état des lieux qu’un programme à mettre en œuvre. Il s’adresse d’ailleurs explicitement à un public opérationnel - élus surtout, mais aussi aménageurs ou promoteurs. Pour mieux les convaincre, Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin ont opté pour l’écart avec les attendus de tout manuel d’urbanisme. Leur texte est ponctué de récits d’expériences concrètes et quotidiennes de relations, où la part du vrai et de la fiction est bien difficile à démêler. Il est également rythmé par les illustrations de Lisa Subileau, qui offrent autant d’instantanés de la ville relationnelle.
Cette approche originale permet de « donner corps » au programme décliné dans l’ouvrage en 7 figures. Les voici présentées succinctement :
Bien sûr, ces diverses modalités de la ville relationnelle sont non-exclusives et poreuses. « Il ne s’agit pas de dire que les 7 figures doivent être mises en oeuvre simultanément au cours d’une seule et même mandature, peut-on lire dans l’ouvrage. Les collectivités peuvent plus raisonnablement se donner pour objectif de réussir à matérialiser de façon incrémentale deux à trois de ces figures de ville par mandature. »
D’après Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, il est en tous cas urgent d’accélérer la « transition comportementale. » Selon eux, celle-ci se conjugue en effet à d’autres transitions et peut en déterminer le succès. « La décarbonation ne pourra se faire que dans une ville devenue relationnelle, expliquent-ils, une ville où primeront les dynamiques de proximité, les sociabilités - fortes ou faibles - et une relation au vivant qui sera tout autre que celle que nous connaissons aujourd’hui. »
D’ailleurs, l’enjeu est tel pour les auteurs du livre qu’ils ont conçu La ville relationnelle comme une entrée en matière, un genre de préambule. L’ouvrage est le premier opus d’une collection de quatre livres qui exploreront divers versants des interactions urbaines et décriront les leviers et dispositifs susceptibles de les favoriser. À suivre, donc.
La Ville relationnelle, les sept figures, de Sonia Lavadinho, Pascal Lebrun-Cordier et Yves Winkin, Paris, éditions Apogée, 2024. 200 pages, 15 euros.
« Toujours des mots, encore des mots… parole, parole, parole »… C’est justement pour ne pas tomber dans la caricature des mouvements utopiques que les fondateurs de Mainstenant se sont tous relevé les manches pour que l'idée d’une ville reconnectée à ses campagnes puisse éclore plus rapidement. Ce collectif, devenu depuis peu une association, est aujourd'hui présidé par Nicolas Voisin, son cofondateur avec huit autres personnes. Celui qui à une autre époque s'est illustré en créant un média inédit, le défunt Owni, est totalement galvanisé quand il explique, très clairement, l'objectif d'une telle réunion de savoir-faire et d'esprits collaboratifs. « Une bonne partie d'entre nous s'est rencontrée à Nuit Debout. Pendant six mois nous avons lutté contre les institutions avec ce sentiment que cela ne suffisait pas, que nous n'allions pas gagner. Mais quitte à ne pas gagner tout de suite autant construire la suite du monde. Petit à petit s'est décantée cette idée d'aller travailler sur des lieux abandonnés avec une triple démarche : réappropriation des métiers traditionnels émancipateurs, création de classes buissonnières, reconnexion entre ville et campagne afin de nourrir les centres urbains grâce à la permaculture, l'aquaponie, les mini-fermes... » Et pourquoi ne pas faire des émules partout ailleurs en France tout en s'inspirant des démarches qui existent et qui sont convaincantes ?
Il ne faut pas être résigné. Nous inventons la suite. Je ne crois pas que cela soit utopique. Paradoxalement, c’est même plutôt dans l'air du temps. La plus âgée est architecte et travaille sur ces sujets depuis plus de trente ans. Le plus jeune a dix-neuf ans.
Maintenant, main dans la main (d'où le nom Mainstenant), ces néo-ruraux veulent donner leur chance aux générations futures de s'en sortir, de prendre en main leur futur alors même que le sens actuel de l'histoire ne joue pas en leur faveur. Nelson Mandela, a dit : « L'éducation est l'arme la plus puissante que vous pouvez utiliser pour changer le monde... ». C'est aussi le principal crédo de l'association. Ainsi, l'un des principaux objectifs est de parvenir à mettre en place ces fameuses écoles buissonnières afin d'accueillir des jeunes citadins une ou deux fois par semaine et de les mettre en contact avec la terre sur les deux premiers sites qu'ils expérimentent depuis l'été 2016 : « La plage » sur l'île du Platais (78) et l'ancienne piscine municipale d'Esbly (77). « Nous avons une whish list d'une dizaine de lieux en région parisienne sur lesquels nous nous documentons et deux lieux sur lesquels nous sommes désormais présents et avons entamés des discussions avec les habitants, les municipalités, et les propriétaires, explique Nicolas Voisin. La Marne et la Seine nous passionnent : il y a 250 îles dont un tiers ne sont pas occupées. Sur la Marne, il y a un potentiel incroyable car ce n'est pas une autoroute à bateau. La Seine, c'est plus compliqué... ».
Les difficultés ne proviennent pas essentiellement du trafic mais surtout du nombre d’interlocuteurs. Du côté de Platais, qui se situe à l'intersection de trois communes (Médan, Villennes-sur-Seine, Triel-sur-Seine) et se divise en deux parties (le village Physiopolis et « La Plage », un ancien complexe aquatique abandonné depuis le début des années 2000 et appartenant à des propriétaires privés), les démarches sont moins évidentes qu'à Esbly, où l'on s'achemine courant mars vers la signature d'une convention d'occupation précaire. Un projet à destination du conseil municipal a d'ailleurs été élaboré afin de se projeter durant les trois prochaines années. Il met en avant la réalisation d'une mini ferme, d'un espace de coworking, d'un fablab, d'espaces d'accueils pour les enfants dans les « soucoupes » en béton et de jardins de permaculture. Il y a donc deux dynamiques différentes et le collectif se fait un devoir de tout documenter sur les projets en cours d'une manière totalement transparente via son site Internet.
"Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire." Nicolas Voisin
Actuellement, et en attendant le feu vert de la mairie d'Esbly pour débuter des chantiers participatifs, une dizaine de membres, dont certains ont même abandonné leur travail, se retrouvent régulièrement à Physiopolis, l'ancien village dit naturiste initié sur l'île du Platais par les Frères Durvilles, où un sympathique voisin leur a mis à disposition pour l'hiver un chalet. Ils en profitent pour faire des études de sols, envisager la réhabilitation de bungalows, la mise en terre d’un potager avant de lancer très prochainement une campagne de Crowdfunding. L’autre grand chantier de l’année, c’est la rédaction d’un rapport destiné aux maires de France, afin de leur montrer l’intérêt de valoriser des territoires abandonnés en « oasis de vivre-ensemble ». « Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire », insiste Nicolas Voisin. Comment éviter la gentrification ? Tout simplement en travaillant avec d’autres associations comme Aurore et les Grands Voisins sur du logement précaire et des chantiers de réinsertion. Le chemin est encore long, mais chaque semaine, le collectif séduit de nouveaux membres ou sympathisants avec des talents et des savoir-faire qu’ils sont prêt à partager. Quand on pense open-source, collaboration et environnement, l’avenir prend tout de suite une tournure plus salvatrice.
J’ai écrit sur le fait religieux et donne un séminaire sur les technosciences. Le point commun à tout cela, c’est que je m’intéresse aux croyances et à la façon dont les humains construisent des mythologies pour justifier leur existence et s’orienter dans le monde. Or, l’emploi est devenu en quelque sorte l’objet d’un culte qui a des conséquences ravageuses : on finit par y être attaché au-delà de ce qu’il fait concrètement. Comment peut-on devenir superstitieux en se prétendant rationnel ? On est ici en plein dans mon domaine d’investigation…
Cette valorisation du travail a deux paliers. Le premier est religieux, et accompagne le christianisme. Dans l’Antiquité grecque en effet, le travail est perçu comme négatif et s’oppose à l’activité libre du citoyen. Ce dernier est précisément celui qui n’a pas besoin de travailler, et peut donc librement s’exprimer dans l’espace public, écrire, penser… Le travail n’est pas davantage valorisé dans le monothéisme biblique, au contraire : il est l’expression d’une malédiction. L’homme est condamné à sortir du paradis terrestre, qui est un état idyllique. Il est alors condamné à la fois à mourir et travailler. La première valorisation, chrétienne, du travail, se trouve chez Saint Augustin, Saint-Thomas et dans le monde monacal. On assiste alors à un grand renversement : l’oisiveté devient négative, c’est l’espace dans lequel peuvent se loger le diable et la tentation. Le christianisme interprète la condamnation de l’homme au travail comme un moyen de rédemption : puisqu’on y est, autant assumer jusqu’au bout et ne pas se détourner du travail, mais au contraire travailler le plus possible pour ne pas laisser le diable nous tenter. Ce programme est appliqué dans les monastères : l’ascétisme monacal opère une division du temps laborieux et proscrit tout temps de liberté et d’oisiveté. C’est la raison pour laquelle les monastères deviennent les premières unités de production et défrichent littéralement l’Europe. Le monde industriel au dix-neuvième siècle fait la jonction avec le premier palier, comme l’a montré Max Weber. L’ascèse protestante va porter l’éthique du travail à l’extérieur du monastère et construire ces nouvelles unités de production que sont les usines, avec une division du travail de plus en plus scientifique. Mais dans le même temps, il existe un deuxième mouvement qui vise à libérer l’homme, à l’anoblir, à en faire un citoyen. Ce dernier n’a pas seulement une dimension politique, mais une dimension économique attachée à la liberté. Le mot même de citoyen tel qu’il est employé par les Révolutionnaires renvoie à cette idée qu’on doit être libéré du travail. On peut alors se demander pourquoi, à la suite de 1789, on a créé le droit du travail. On l’a fait parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Faute de pouvoir sortir du servage, dans lequel le travail n’est même pas rémunéré, et où l’individu est possédé par des aristocrates, on va au moins imposer un salaire. Paradoxalement, l’industrialisation n’est pas la finalité de la modernité (et c’est en cela qu’Arendt se trompe), mais le moyen de la modernité pour arriver à s’en libérer et créer un citoyen universel, qui n’est possible que parce que la production n’est plus assumée par le travail humain.
La modernité qui aboutit à la division scientifique du travail et donc à des gains de productivité débouche sur la réduction du temps de travail et la sortie de l’esclavage. Sauf qu’entre temps, on s’est tellement habitué à l’idée que le travail était nécessaire, qu’on a fini par confondre la richesse elle-même et le travail. D’où cette rhétorique bizarre évoquant les « bassins d’emploi », et la nécessité de « sauver l’emploi » comme s’il s’agissait d’un individu en train de se noyer. Comme dans certaines religions, on va jusqu’à donner une qualité anthropomorphique au travail. C’est un vrai renversement : l’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible.
"L’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible." Raphaël Liogier
Dans Sans emploi, j’élabore une critique de ce culte en disant qu’on est une période de transition où ce qui était bénéfique pour la société (le culte du travail, le droit du travail), n’est plus de mise aujourd’hui car on est dans une économie de la prospérité où les objets de première nécessité et même les objets et services de confort objectif sont de plus en plus effectués sans travail humain. Comme tout notre système est fondé sur le travail, et que l’abondance nous exclut de plus en plus du travail, nous sommes dans une société dépressive.
La technoscience assure depuis longtemps déjà le travail de force, mais elle commence aussi à effectuer des tâches complexes. On nous expliquait jusqu’à présent que du point de vue du travail mental, le cerveau humain demeurait la structure la plus complexe et avait toujours le dessus sur la machine. Or aujourd’hui, avec le deep learning, l’ordinateur est devenu spécialiste de la complexité : il est branché sur une source infinie d’informations qu’il prend en compte, et son développement en complexité n’a plus de limite à priori. Non seulement l’ordinateur calcule mieux car plus vite, mais il peut désormais réagir a des situations complexes et inhabituelles, bref savoir quel est le meilleur calcul à effectuer. Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle. Prenez le pilotage d’un avion. Actuellement, le pilote d’avion reprend les commandes lorsqu’il atterrit, c’est-à-dire pour affronter une situation limite, mais si la situation est vraiment limite, il remet le pilotage automatique. Et pourtant, les pilotes automatiques ne sont pas encore dans le deep learning !
"Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle." Raphaël Liogier
Aujourd’hui, on reste attachés psychologiquement à l’idée que l’humain doit piloter, mais si l’on nous montre que statistiquement, nos chances de survie sont infiniment plus grandes si c’est un ordinateur aux commandes, on préférera la machine.
Il y a en effet des activités subjectives, d’accompagnement des personnes, où existent de très fortes interactions humaines. Mais le niveau de complexité atteint aujourd’hui par les robots les rendra bientôt capables de simuler l’empathie. Sur ce plan-là aussi, ils pourraient être plus efficaces qu’un humain. Par exemple, il existe des projets de policiers robotisés, dotés d’un algorithme très perfectionné, et présentant des caractéristiques « humaines » leur permettant de ne pas s’énerver, alors que les humains sortent d’eux-mêmes. Dans ces conditions, on peut dire qu’un policier robot sera plus fiable qu’un humain capable de craquer. Notre société a forgé le mythe du robot qui nous tue, c’est Terminator. Mais il n’y a pas de raison que le robot tue plus qu’un humain. Ce qu’il faut craindre davantage, ce sont les humains qui contrôlent les robots…
Tout ! Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas. Le jeu, l’illusion, l’art ou l’ascétisme religieux en sont emblématiques : ces activités créent des contraintes à l’intérieur desquelles agir. Gravir l’Everest, c’est se poser un problème qui ne se pose pas ! Les machines, elles, répondent à des problèmes qui se posent, mais elles sont infoutues d’inventer un nouveau jeu. La créativité n’est pas le fait de réagir de façon créative, c’est la capacité à faire quelque chose qui n’a aucun intérêt à la base. D’où la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée. C’est en ne faisant rien qu’on découvre des choses qu’on ne découvrirait pas autrement. Libérée du travail, l’humanité pourrait donc créer de nouveaux types de jeux, et l’économie serait axée sur le désir d’être.
"Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas." Raphaël Liogier
Il ne faut pas considérer le revenu d’existence comme la mesure unique qui nous sauverait de tout, mais comme partie d’un système. Si l’on ne change pas aussi la fiscalité, un tel revenu est utopique. Sa mise en place repose sur plusieurs conditions. Tout d’abord, il ne doit pas être conditionné à une situation individuelle, mais constituer une base à l’octroi d’autres types de salaires et revenus librement acquis, de façon à libérer l’homme de l’idée qu’il a un travail. Il doit aussi être de haut niveau. Le chiffre de 750 euros avancé par la fondation Jaurès ne permet pas d’assurer le confort objectif, et ne fait que récupérer les gens à la limite de l’extrême pauvreté. J’entends souvent dire qu’un revenu d’existence de haut niveau est infinançable, mais cette objection ne signifie rien. Ce qui compte, c’est à quel point les gens sont motivés par l’activité. Récupérer les gens à la dernière extrémité comme le font les minima sociaux crée de la dépendance. C’est de l’argent perdu, car ça ne produit pas de motivation ni de désir d’agir. La crise économique majeure que nous vivons est aussi liée à une crise de motivation. Nous manifestons un attachement paradoxal au travail dont profitent les patrons, mais on supporte de moins en moins de travailler pour vivre. Nous sommes dans une société du burn out et du bore out, de l’ennui, du désengagement. Il faut sortir de cette tension : le seul moyen, c’est le revenu d’existence, qui peut créer les conditions d’une véritable activité. Il transformerait les rapports sociaux, il n’y aurait plus de chantage à l’emploi.
On m’objecte souvent que le revenu d’existence conduirait à la paresse, mais c’est tout le contraire ! La société qui nous pousse à la paresse est celle dans laquelle nous vivons. En privant les gens de dignité et de désir, la société crée un système que les gens cherchent à détourner. Les êtres humains ont toujours cherché à se distinguer d’une multitude de manières. Si on donne une nouvelle dimension au jeu de distinction actuel grâce à l’instauration d’un revenu d’existence, les hommes se battront pour autre chose que le travail. Comme la richesse sera distribuée, la compétition se fera autrement. On sera tous avides d’activités.
On ne peut pas tout vouloir en même temps. Si l’on instaure un revenu d’existence de haut niveau, il ne peut plus y avoir de droit du travail, qui est destiné à assurer une sécurité à l’employé. Avec le revenu d’existence, on pourra être paysan la journée, écrivain le soir, et prendre tous les risques car les risques seront contrôlés. la flexibilité ne se traduit plus alors par un rapport de force défavorable à l’employé, et le contrat de travail devient au contraire un blocage. L’activité se redéploie et le système devient plus inclusif, notamment pour les plus de 65 ans qui sont aujourd’hui exclus de l'emploi.
La mise en œuvre d’un revenu d’existence va de pair avec le remplacement de l’impôt sur le revenu par l’impôt sur le capital des personnes. En effet, le revenu est lié au travail, et comme il y a de moins en moins de salariés, ça n’a plus aucun sens de fonder l’Etat sur l’impôt sur le revenu, c’est la banqueroute assurée. La véritable inégalité est dans le capital qu’on n’impose pas, et qui grossit de façon cancérale, d’autant plus qu’il se fonde sur le travail des machines, et que ces dernières ne touchent pas de salaire. Imposer le patrimoine aurait la vertu d’instaurer une vraie compétition entre les entrepreneurs. Or aujourd’hui, la compétition est largement faussée, puisque certains partent à pied, et d’autre en Ferrari. Dans un tel système, les héritiers devront faire leurs preuves, et l’on pourra sélectionner les meilleurs. Surtout, une telle mesure permettra de financer le revenu d’existence indexé sur le PIB.
Avec la mise en place du revenu d’existence, la consommation ne va pas fléchir, et peut être même augmenter puisqu’on aura mis fin à la précarité. Cette TVA aurait deux fonctions. Elle financerait d’abord la sécurité sociale, qui ne peut plus l’être par le travail dans un système où il y a de plus en plus de contributeurs et de moins en moins de financeurs. Il s’agirait aussi de « rendre le profit profitable » en taxant les produits dont on estime qu’ils sont préjudiciables à la société : la cigarette, le gasoil, etc. Cet argent serait reversé aux produits pas encore assez rentables mais profitables à long terme – les énergies renouvelables par exemple. Les trois mesures que je viens d’énoncer font système et permettraient d’accompagner l’émergence de l’économie collaborative, où l’autonomie des acteurs sociaux est de plus en plus grande, puisque le producteur devient consommateur et vice versa. Internet permet de se passer d’intermédiaires parasites. Or, si l’on n’accompagne pas ce processus, si l’on ne le régule pas, c’est les GAFA, c’est Airbnb, qui prennent le marché et créent de l’intermédiation dans un système qui n’a plus besoin d’intermédiation.
Si l’on est dans ce système, c’est parce qu’on pense avec un logiciel du passé. Prenez l’ubérisasion. Il ne faut pas la réguler en maintenant l’ancien système des taxis. Il faut réguler le nouveau système pour qu’il ne puisse pas y avoir de domination sur le marché, comme le fait Uber et en accentuant l’autonomie des individus. Or, aujourd’hui, on fait comme si le nouveau système n’existait pas car on en a peur. Il faudrait au contraire changer de regard, et comprendre que le nouveau système est plus favorable si on le régule… Les politiques actuelles de l'emploi sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs.
J’ai voulu proposer un système utopique pour sortir de la crise. Nous sommes engagés dans une transition qui a deux aspects : temporel et spatial. Sur le plan temporel, on ne peut pas mettre ce système tout de suite en place, car il est caricatural : c’est une manière de faire comprendre qu’il faut changer d’objectif. Il s’agit d’habituer les gens petit à petit : comme le montre bien Sartre, l’homme a du mal à supporter la liberté. Il faut donc progressivement augmenter l’impôt sur le capital, réduire l’impôt sur le revenu, remplacer peu à peu tous les minima sociaux par un revenu d’existence de haut niveau, et financer la sécurité sociale par la TVA sociale. Il faut être progressif dans la mise en place des mesures. Il faut aussi une vraie éducation (skholè en grec signifie « liberté »).
"Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible." Raphaël Liogier
En termes spatiaux, il est clair que la mise en place même progressive, de telles mesures, provoquerait une telle fuite de capitaux que ce serait la banqueroute dans les six mois. Un changement de système ne peut s’effectuer qu’à l’échelle européenne ou en Amérique du nord, car ce sont les deux seuls marchés dont les multinationales ne peuvent pas se passer. Appliquer une fonction transitoire de la TVA de sanction à l’égard des entreprises cherchant à échapper à l’impôt sur le capital n’est possible que si on est sur un périmètre de plusieurs milliards…
Ce livre est absolument programmatique. J’ai même laissé tomber l’écriture d’un autre livre, au grand dam de mon éditeur, pour consacrer un ouvrage spécifiquement au travail. Sans emploi est une contribution au débat public. Je veux que les gens comprennent que ce changement est nécessaire, et obliger les politiques eux-mêmes à s’y intéresser.
Les populistes font comme s’ils renversaient la table, ce qui suffit à constituer un programme. Mais Donald Trump est milliardaire, et il ne fait que semblant de renverser la table. Pour autant, le populisme part d’une bonne intuition. Il souligne que les politiques qui affirment qu’ils vont créer des emplois ne sont plus crédibles. Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible.
Si on ne le fait pas, la crise nourrira la crise et le déficit le déficit. On est comme sur un vélo très performant, mais avec une gente pas adaptée, et pleine de rustines. Les politiques actuelles sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs. A terme, les sociétés riches comme la nôtre s’appauvrissent, et l’on finit par élire des fous, comme Donald Trump. On pourrait aussi voir émerger d’autres formes de totalitarisme. La prise de pouvoir par les GAFA s’effectue d’autant mieux qu’on se retranche nationalement. Les GAFA sont les alliés objectifs des populistes et des nationalistes.
L’objectif est connu depuis le lancement du projet, au printemps dernier : 100 Ha d’ici 2020. Avec l’opération « Parisculteurs », la mairie de Paris entend développer la végétalisation des toits, des murs et des façades de la capitale, dont une partie devra produire fruits et légumes. Une manière de prendre le tournant de l’agriculture urbaine, cette « petite révolution culturelle et culturale » selon les termes de Pénélope Komitès, l’adjointe en charge du projet à la Ville de Paris.
Avec plus de 140 candidatures déposées par 69 structures différentes, l’intérêt suscité par ce premier appel à projet, dont les résultats ont été dévoilés début novembre, se veut à la hauteur des ambitions de l’élue : « les ‘‘Parisculteurs’’ vont représenter ce que toutes les autres métropoles feront en matière d’agriculture urbaine dans les 20 prochaines années ». Un coup d’avance pour mieux rattraper le retard en la matière, relativise Laurence Baudelet, coordinatrice de Graine de jardins, association qui accompagne les projets de jardins partagés en Ile-de-France : « Paris s’affiche dans une compétition internationale avec Montréal et New-York qui sont bien plus avancées sur le sujet. C’est du marketing territorial ».
« Les ‘‘Parisculteurs’’ vont représenter ce que toutes les autres métropoles feront en matière d’agriculture urbaine dans les 20 prochaines années. » Pénélope Komitès
De fait, certains des projets retenus ne manquent pas de clinquant. En tête d’affiche, le projet de ferme maraîchère, doublée d’une houblonnière, sur le toit de l’Opéra Bastille : sur près de 5 000 m2 de surface en terrasse, le lauréat Topager s’est ainsi engagé à produire plus de 5 500 kg/an de plantes aromatiques, jeunes pousses et légumes ainsi que 500 kg de houblon. Histoire de pouvoir bientôt apprécier Verdi en sirotant une bière « locale » - à moins que cela ne devienne l’inverse.
Intitulé « la Brize de la Bastille », ce projet est représentatif de la tendance qui a fortement prédominé pour cette première édition des Parisculteurs. Sur les 33 sites retenus représentant une surface de 5,5 Ha, 29 le sont en toiture-terrasse. Auxquels s’ajoutent 2 900 m2 de sous-sol d’un parking dans le 18ème arrondissement destinés à de l’hydroponie, avec un système de maraîchage sur compost et sous LED ainsi que de la culture verticale. Soit une proportion écrasante de projets dits « hors-sol », pour seulement deux projets en pleine terre.
« C’est un drôle de message, souligne Antoine Lagneau, spécialiste de l’agriculture urbaine. Concentrer l’agriculture urbaine sur les toits ne peut pas être une solution à long terme ». En l’occurrence, elle servirait presque alors de prétexte au schéma d’urbanisation actuel. Une crainte que partage Laurence Baudelet : « Comme si on pouvait continuer à bâtir au sol puisqu’on restitue ensuite en toiture ! Hidalgo a raison de s’attaquer à l’agriculture urbaine, mais elle ne le fait pas par le bon bout. L’enjeu essentiel, c’est de redonner à cette ville hyper-dense les espaces verts dont elle manque cruellement ».
Les commanditaires politiques revendiquent, eux, un autre enjeu : « L’objet du projet, ce n’est pas les jardins partagés, c’est de montrer qu’on peut faire de l’économie avec l’agriculture urbaine et que c’est viable » rapporte un responsable de l’assistance à maîtrise d’ouvrage, persuadé que cela permettra d’« ouvrir une nouvelle ère de la perception du végétal chez les citoyens ». Une orientation qui a ouvert la voie à de multiples start-up et leur cortège de nouvelles technologies, pour le plus grand bonheur de Pénélope Komitès : « Je suis très contente qu’il y ait des projets d’aquaponie, il fallait montrer qu’on peut développer toutes les technologies existantes, les traditionnelles comme les nouvelles ».
"Hidalgo a raison de s’attaquer à l’agriculture urbaine, mais elle ne le fait pas par le bon bout. L’enjeu essentiel, c’est de redonner à cette ville hyper-dense les espaces verts dont elle manque cruellement." Laurence Baudelet
Conséquence : la plupart des associations connues pour faire de l’agriculture urbaine un outil du vivre-ensemble n’y participent pas. « Notre modèle économique ne correspondait pas vraiment », dit Sébastien Goelzer, responsable de Vergers urbains qui avait candidaté sur trois sites différents. « De toute façon, l’argument écolo n’a jamais été mis en avant, corrobore sa collègue. Pour autant, le modèle économique du toit-terrasse est loin d’être assuré, il fonctionne pour l’heure essentiellement sur des cibles de luxe… ».
Une deuxième édition des Parisculteurs devrait voir le jour en 2017, au moment où les fruits des premiers sites commenceront à mûrir. Elle sera scrutée attentivement, selon Antoine Lagneau : « On verra alors si la Mairie de Paris confirme ce choix d’inscrire l’agriculture urbaine dans une approche marchande et ‘‘new-tech’’ plutôt que dans les valeurs de lien social que porte le mouvement associatif depuis plusieurs années déjà ».
Imaginez des hommes et des femmes libres et guidés par la Raison ; consacrant six heures par jour au travail, le reste au repos, à l’instruction et aux « plaisirs bons et honnêtes » ; méprisant le luxe et le sang versé (y compris par les bouchers et les chasseurs), ignorant la propriété privée, bref dédaignant tout ce dont s’enorgueillissent les nobles que Thomas More côtoie à la cour d’Henri VIII, dont il est chancelier ; élisant une assemblée de « philarques » entièrement dédiés à l’intérêt général et chargés de désigner le prince le plus moral et le plus capable d’œuvrer au bien commun…
Ces hommes et ces femmes, ce sont les heureux habitants de l’ile d’Utopie, qui regroupe 54 villes quasi identiques dans leurs proportions, et dont Amaurote est la capitale. Sous la plume de Thomas More, leur description imaginaire doit d’abord se lire comme une charge contre son temps, comme un réquisitoire contre la misère des uns, l’oisiveté et la cupidité des autres : L'Utopie est contemporain du mouvement des enclosures qui privatise les terres et reconfigure alors brutalement l’espace rural anglais. En plaidant contre la tyrannie et pour l’égalité entre les hommes (égalité toute relative : les femmes restent soumises à leurs maris, et l’esclavage est en vigueur), l’humaniste anglais ouvre sur cinq siècles d’utopies, socialistes notamment, qui ont laissé une empreinte durable sur l’espace urbain contemporain. Dans Lettres à Thomas More (éditions La Découverte, 2016), Thierry Paquot rappelle cette longue postérité, acquise parfois au risque du plus complet contresens quant à la nature de sa pensée : « Depuis quelques temps, l’utopie a mauvaise presse – il faudra que je te parle de ces « totalitarismes » qui ont abîmé ta belle idée », écrit le philosophe.
De fait, s’il n’est pas le premier à imaginer et décrire une société idéale, Thomas More est celui qui aura exercé l’influence la plus décisive sur tous ceux qui, à sa suite, se sont prêtés à l’exercice et en ont tenté la mise en œuvre concrète. Il faut dire que c’est à lui qu’il revient d’avoir forgé le terme même d’utopie à partir du grec « topos » (lieu) flanqué d’un préfixe privatif.
Dans l’introduction du numéro spécial que la revue Futuribles consacre aux utopies urbaines, l’urbaniste Jean Haëntjens identifie cinq grandes périodes de la pensée utopique. Après l’âge des utopies « politico-philosophiques » inauguré par Platon, les utopies « monastiques » du Moyen-âge qui inventent des « cités de dieu » en modèle réduit et les utopies humanistes de la Renaissance dont l’ouvrage de Thomas More fournit le parangon, les utopies socialistes du XIXe constituent l’héritage le plus direct de l’humaniste anglais. Pour Fourier, Cabet, Owen ou William Morris, il s’agit alors d’offrir un contrepoint à la brutalité de la Révolution industrielle et de penser un « progrès » fondé sur le bien-être physique et moral des ouvriers. L’ « utopie concrète » du Familistère de Guise construit par l’industriel Jean-Baptiste Godin dans l’Aisne entre 1859 et 1884, en illustre alors les principes : ce « palais social » fournit aux ouvriers travaillant dans l’usine toute proche un logement clair, spacieux et sain (on y trouve de l’eau courante à chaque étage, fait rarissime à l’époque), mais aussi une école, une piscine, un théâtre et une nourriture saine et bon marché, bref, tous les « équivalents de la richesse ». De même, à partir de 1917, la Révolution russe tente de généraliser l’idéal de justice et d’égalité porté par l’ouvrage de Thomas More, comme le rappelle Thierry Paquot dans ses lettres : « dans la jeune Union soviétique, née de la Révolution bolchévique d’octobre 1917, des ouvrières et des ouvriers ont donné ton nom à leur soviet. Pour elles et eux, qui ne savaient peut-être pas où se trouvait Londres et mélangeaient les siècles, tu représentais un idéal de justice et d’émancipation dans ton époque marquée par la Renaissance et pas encore déchirée par les guerres de religion. »
La Russie soviétique n’est pas, loin s’en faut, le seul prolongement au vingtième siècle de l’idéal porté par Thomas More. Pour Jean Haëntjens, les expériences libertaires des années 1960 et 1970 constituent en effet un cinquième âge des utopies, éclos dans un contexte de crise du modèle de développement industriel et annonçant la transition vers un âge post-industriel. Elles marquent l’intégration dans la pensée utopique de thématiques jusqu’alors marginales, dont la prise en compte des limites des ressources naturelles, l’accélération des technologies de la communication, et enfin l’avènement de l’individualisme et de la société des loisirs (Archigram, Constant, etc.).
Si les utopies se marquent, au moins jusqu’à Saint-Simon, par leur isolement (au sens étymologique du terme : l’Utopie de Thomas More est une île), elles sont largement digérées par les théories urbanistiques des 19e et 20e siècle. Comme l’a montré Françoise Choay, elles servent de base à l’élaboration de modèles urbains au double sens du terme : exemplaires et reproductibles. L’historienne tire ainsi un trait d’union entre la spécialisation des espaces de mise dans le phalanstère de Fourier et l’avènement, près de cent ans plus tard, du fonctionnalisme corbuséen. De la même manière, l’érection des grands ensembles à partir de la fin des années 1950 répond explicitement à l’hygiénisme des utopistes, et réalise leur prétention à offrir aux ouvriers ces « équivalents de la richesse » que sont l’air pur, la lumière ou la verdure. Dans les lettres à Thomas More, Thierry Paquot dresse un constat voisin, en pointant dans l’Union soviétique le rejeton colossal et monstrueux de la petite île imaginée en 1516 par Thomas More…
Faut-il voir dans ce passage presque systématique de l’expérimentation isolée au modèle totalisant (et parfois totalitaire) l’une des causes de la crise contemporaine des utopies pointée par nombre d’intellectuels ? De fait, à l’heure où l’on dépose le bilan de l’urbanisme fonctionnel, où l’utopie des « cités radieuses » s’est dissoute dans la « crise des banlieues », où l’idéal collectiviste porté par le communisme bute sur l’inventaire du goulag et de la révolution culturelle, l’utopie charrie un bilan mitigé, étant au mieux synonyme d’idéal inaccessible. Où trouver les équivalents contemporains d’Amaurote ou New Lanark ? Quelles formes aurait aujourd’hui la cité idéale, et qu’y ferait-on ?
Dans le numéro de Futuribles consacré aux utopies urbaines contemporaines, celles-ci semblent trouver diverses déclinaisons. Premières d’entre elles : les écoquartiers, mais aussi les immeubles coopératifs et participatifs, qui peuvent être tenus pour autant de prolongements (et de modélisations, encore et toujours) des expériences communautaires forgées dans les années 1960-70. La revue consacre ainsi un article à Utop, projet d’habitat participatif réunissant 22 personnes et reposant, de l’aveu du chargé de mission qui a coordonné l’opération à la mairie de Paris, « sur des valeurs communes au groupe, une réflexion sur une autre forme d’économie, participative, solidaire. »
Mais c’est surtout du côté du numérique qu’il faut aller chercher les ferments des utopies contemporaines. De même que la Révolution industrielle a engendré Fourier, Owen, Morris, Marx et Engels, la révolution informatique s’accompagne d’une poussée utopique, dont la Silicon Valley constituerait tout à la fois la source et l’épicentre. Ce sixième âge de la pensée utopique hérite lui aussi des expériences communautaires menées sur la côte ouest américaine dans les années 1970. Dans Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner montre ainsi comment les communautés hippies et leur mise en question du modèle fordiste ont façonné les premiers usages d’Internet.
De fait, l’apologie de la créativité individuelle chez les Hippies trouve sa réalisation dans l’utopie dite du libre. Dans un article de 1972 dans Rolling stone, Stewart Brand, fondateur du Whole Earth catalog et futur artisan de l’Electronic Frontier Fondation, décrit ainsi l’informatique comme le nouveau LSD, c’est-à-dire comme un moyen de favoriser l’avènement d’une conscience planétaire délestée des hiérarchies et des conventions. D’un tel idéal, le festival Burning man, dont les entrepreneurs de la Silicon Valley se trouvent être friands, constitue l’une des manifestations les plus saisissantes.
Utopie online, « hors sol » et a priori déterritorialisée, le numérique se décline pourtant largement dans l’espace urbain contemporain. Sur son versant anarchiste, il a d’abord enfanté ces « hétérotopies » que sont les fablabs et les hackerspaces. Fondés sur une « éthique hacker » pétrie d’horizontalité et de recherche d’autonomie, ces derniers s’attachent à repenser la place et la finalité du travail dans les sociétés post-industrielles, en tout premier lieu à travers le "faire".
Leur font pendant un projet porté par les industriels du numérique, dont il faut attribuer la paternité à IBM : la smart city. « Initialement il s’agissait de remédier aux erreurs de conception du passé en matière de congestion urbaine, de réchauffement climatique, de santé…, rapporte Jean-François Soupizet dans Futuribles (« Les Villes intelligentes, entre utopies et expérimentations »). Tout peut être informatisé de sorte que là où il y a gaspillage, s’impose l’efficacité ; là où règnent le risque et la volatilité, on puisse prédire et alterter ; et que là où il y a crime et insécurité, on dispose d’yeux artificiels pour surveiller. » Déclinée en matière de gouvernance, d’énergie, de circulation routière ou de sécurité, la smart city prétend ainsi réguler et « optimiser » la gestion de l’espace urbain à grands coups de datas. D’où les tensions politiques nées de ce modèle perçu par certains comme possiblement orwellien.
Enfin, l’idéal libertarien aux sources de la révolution numérique pourrait engendrer dans un avenir proche l’une des plus grandes dystopies qui soient. Depuis quelques années, certains entrepreneurs de la Silicon Valley multiplient en effet les projets de cités flottantes protégées tout à la fois des aléas climatiques et de la fiscalité des Etats, bref des havres pour millionnaires à l’écart des viscitudes du monde… Soit très exactement l’inverse de la société idéale décrite il y a 500 ans par Thomas More.
Revue Futuribles, « Renouveau des utopies urbaines, numéro de septembre-octobre 2016
Thierry Paquot, Lettres à Thomas More, éditions la Découverte, 2016
Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, le Seuil, 1965
Jean-Baptiste Godin, Solutions sociales, les éditions du Familistère, 2010
Les vitrines vides sont un phénomène désormais bien observé, qui cache une dévitalisation plus globale de nos villes. Beaucoup d’indicateurs montrent qu’au-delà des commerces, il y a un problème plus grave : les logements sont vacants et la population baisse, en même temps que le niveau de vie. Il y a une paupérisation des villes, avec le départ des riches en proche périphérie et leur remplacement par des populations plus pauvres. On le voit sur les statistiques de l’INSEE : le cœur des villes est de moins en moins riche, à l’inverse de leur périphérie. De manière générale, on assiste à une séparation des territoires, avec des lieux où on est censé acheter, ceux où on dort, ceux où on travaille, et ceux où on se distrait. La dissolution de la ville dans un ensemble beaucoup plus vaste n’est pas nouvelle, mais elle s’opère désormais massivement.
Les commerces vides sont à la fois le symptôme et une unité de mesure très simple, grâce au taux de vacance commerciale. Or celui-ci progresse chaque année, et cette progression s’accélère : on en arrive aujourd’hui à près de 10%. Si la montée en puissance de la grande distribution date en effet de plusieurs décennies, cela ne concerne plus seulement les commerces : ce sont désormais les hôtels, les cinémas, les restaurants ou les gares TGV que l’on met en dehors de la ville. Toutes nos villes moyennes et petites connaissent cela, le phénomène est loin d’être fini.
Cette organisation de l’espace est uniquement basée sur l’engin motorisé, dans les villes petites et moyennes. Il y a une contrainte urbaine, et le fait d’avoir un moyen de transport qui permet d’aller plus loin amène une autre conception du territoire. C’est parce qu’on a instauré cette culture des déplacements motorisés pour tous les trajets que tout est aujourd’hui disséminé dans un espace très vaste. Regrouper les commerces dans un endroit, cela s’est toujours fait. Mais les mettre à l’extérieur de la ville, c’est ce qu’a parachevé la voiture individuelle. On a construit les villes nouvelles pour la voiture.
"Toutes nos villes moyennes et petites connaissent une déprise commerciale, et le phénomène est loin d’être fini." Olivier Razemon
Dès lors que les supermarchés sont arrivés, on a organisé la ville en fonction d’eux, à la fois pour les livraisons mais aussi pour les clients – c’est ce qu’on a appelé l’urbanisme commercial. Ce n’est rien d’autre que le processus classique de l’étalement urbain, sur lequel j’avais précédemment travaillé : s’il y a des champs à proximité, on les met en zone constructible et puis on étale la ville sans se poser de questions. C’est une bombe à retardement qui est en train d’exploser.
Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. A Bayonne, une toute nouvelle galerie marchande, qui vient d’ouvrir, se présente comme un « lieu d’évasion et de tranquillité ». La ville reste la référence car c’est à cela que les gens identifient le plaisir de baguenauder, et donc d’acheter. L’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation.
"Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. Mais l’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation." Olivier Razemon
Le résultat pratique, c’est que les villes disparaissent et on ne se rencontre plus que dans des espaces fermés, des centres commerciaux, où il n’y a rien d’autre à faire que consommer. Alors que dans une ville, on est un individu ou une famille, on est ce que l’on veut sans être forcément identifié d’ailleurs, et on flâne, on se déplace, sans forcément d’objectif non plus. Tout ceci aboutit à ce que j’appelle le « grand remplacement » : une privatisation de ce sentiment urbain, qui est très inquiétante.
Le constat est le même : de plus en plus, les services publics s’installent en dehors de la ville, eux aussi. Parce que l’on pense que c’est plus simple. Pôle Emploi, maternités, hôpitaux, jusqu’aux mairies annexes, parfois : cela devient systématique. A Privas par exemple, préfecture de l’Ardèche, 8 000 habitants, Pôle Emploi a été déplacé à 3 km du centre, dans une zone commerciale. La ville disparaît littéralement.
Il y a une responsabilité indéniable des élus locaux, qui sont obnubilés par les promesses de création d’emploi. C’est le même raisonnement que l’usine au début du XXème siècle : ça fait de l’emploi donc c’est bon pour la ville. Il n’y a aucune réflexion sur où et quels types d’emploi on crée. Ni sur le nombre d’emplois que cela va détruire, en particulier dans leur propre ville. Mais on les laisse faire ; je suis choqué de voir que pas un prétendant à l’élection présidentielle n’évoque ce sujet. Pas un seul. Dans les programmes, la dévitalisation urbaine est vaguement classée dans la catégorie « espace rural, aménagement du territoire » ou « croissance et emploi », mais cela principalement reste un sujet local. Les élus nationaux ne s’en préoccupent pas.
Il y a deux raisons : d’une part, ce sujet des villes moyennes, on ne le voit pas à Paris, ni dans les grandes villes. C’est très frappant. D’autre part, quand on en prend conscience, on estime que c’est un problème local, et on le réduit à un enjeu rural. Mais Saint-Etienne, Dunkerque ou Mulhouse ne sont pas pour autant devenus des espaces ruraux… Ce sont des villes, de belles villes, qui ont une histoire et une vocation urbaine.
Je suis d’accord sur le constat : il y a une distinction nette entre les métropoles, qui s’en sortent, et les villes moyennes, pour qui c’est beaucoup plus difficile. Il y a de facto une fracture territoriale, avec les métropoles qui ont réussi à attirer les capitaux, les investisseurs, les aménageurs, les urbanistes, etc. On peut aujourd’hui vivre à Bordeaux comme on vit à Paris. C’est la causalité que je remets en cause. Car si ces deux niveaux de développement sont certes concomitants, je ne suis pas sûr qu’ils soient corrélés, là où lui en fait un lien immédiat. Je ne pense pas que si la boulangerie d’Agen ferme, ce soit la faute de Bordeaux. Je préfère largement la manière dont Laurent Davezies regarde les choses. Cet économiste dit que si les métropoles sont riches parce qu’elles produisent du PIB, la richesse ne profite pas uniquement au territoire où elle est produite. Autrement dit, les élus des villes moyennes devraient arrêter de croire qu’il suffit de faire venir un centre commercial pour augmenter la taxe professionnelle et enrichir le territoire. Car ça va détruire de l’emploi en ville ainsi que le tourisme, qui est une manne importante de revenu pour la ville et qui ne peut fonctionner que si le centre-ville est vivant, agréable. Et puis chez Guilluy, je conteste fermement cette vision qui sépare, d’un côté, les habitants des métropoles mondialisés avec les « immigrés » – outre que le terme me paraît problématique – et de l’autre, les « petits blancs » qui la subiraient. Ce n’est évidemment pas aussi simple que ça.
Une étude de l’IFOP a révélé une corrélation entre le score du FN et l’absence de services et de commerces : quand il y a beaucoup de commerces, le FN est moins fort qu’ailleurs. Ils ont même calculé quels types de commerce avaient le plus d’influence sur le comportement des électeurs : le bureau de poste fait tomber le vote du FN de 3,4 points, l’épicerie de 2 alors que la boulangerie, seulement de 1 point. Au-delà de ça, le fait que vivre dans la périphérie de Charleville-Mézières revienne au même aujourd’hui que si vous étiez dans celle de Carcassonne, avec les mêmes enseignes, les mêmes lotissements, les mêmes lampadaires, je crois que cela exacerbe forcément les questionnements autour de l’identité.
Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, éditions Rue de l'échiquier, 208 pages, 18 euros
Des bombes à graines pour végétaliser la ville. Un sound system juché sur une trottinette. Une terrasse mobile en palettes. Un vélo projecteur mobile. Une bibliothèque où déposer et prendre librement des livres. Une balançoire en kit…
Ces objets, dont le point commun est d’être entièrement faits de matériaux trouvés dans la rue, Ya+ K (prononcez “Y’a plus qu’à”) les construit et expérimente depuis 2011 au cours de résidences, de festivals et d’interventions diverses dans l’espace public. Sous la houlette de son co-fondateur Etienne Delprat (déjà auteur de Maisons en kit et Système DIY aux éditions Alternatives), le collectif d’architectes, d’urbanistes et de designers en livre aujourd’hui le mode d’emploi dans Le Manuel illustré de bricolage urbain, publié le 20 octobre aux éditions Alternatives. Au programme, un catalogue de projets expliquant comment construire une petite trentaine de pièces de mobilier urbain à usage récréatif et/ou professionnel, tout en spécifiant aussi bien le niveau de difficulté que le budget nécessaire à leur assemblage.
L’ouvrage se veut résolument pratique : “ce livre n’est pas un ouvrage théorique autour de ces nouvelles formes d’urbanisme et de design, y lit-on. Il se veut une invitation à les expérimenter.” A l’instar de nombreux collectifs comme ETC, Bellastock ou eXYZt, YA+K revendique en effet un pas de côté hors des routines professionnelles des “faiseurs de villes”, dont l’activité planificatrice et rationnelle est à mille lieues du bricolage. Loin de l’ingénierie complexe à laquelle ils ont été formés, loin des normes et des processus classiques auxquels est soumise la fabrique de l’urbain, les auteurs de l’ouvrage proposent de se retrousser les manches, de mettre la main à la pâte, bref de “faire”, de tester. Doubles héritiers du mouvement DIY et des “makers”, ils superposent à l’urbanisme institué un “urbanisme du quotidien” fondé sur les usages, la sérendipité et l’emploi judicieux des ressources locales.
Mobiles, légers, peu chers, faciles à fabriquer, les objets dont ils offrent le mode d’emploi répondent à un désir croissant des citadins contemporains comme des professionnels de la ville de se retrouver, d’activer, d’animer, de s’approprier l’espace public. Enfants de la révolution numérique et de son élan vers le partage et la collaboration, les membres de YA+K insistent sur la convivialité de leur démarche : ils plaident moins en faveur du DIY que du DIT (“do it with others”). D’ailleurs, de Serie+ (sérigraphie mobile) à Agora (public chair) en passant par palette+1 (terrasse mobile) et Balco (balançoire pour deux personnes), nombre des objets dont ils livrent le mode d’emploi sont dévolus à un usage festif...
A moins qu’ils n’aient une fonction économique, comme le Surface to sell à l’usage des vendeurs ambulants ou le Food bike dédié à la cuisine de rue. Le pas de côté revendiqué par YA+K en conduit les membres à explorer le potentiel de l’économie informelle. Il faut dire que l’émergence du bricolage urbain et du mouvement “faire” se situent au point de convergence de trois crises : économique, écologique et politique. Face à la raréfaction des ressources publiques, ce mode d’intervention collectif dans l’espace public affirme à la fois son caractère expérimental et sa capacité à s’adapter au contexte, à faire feu de tout bois. “Penser la rencontre entre la ville et le mouvement DIY, c’est appréhender la ville comme un support et une ressource”, peut-on lire dans le Manuel illustré du bricolage urbain. Les matériaux de prédilection des bricoleurs sont donc les rebuts de la société de consommation et de la logistique : palettes et cagettes, mais aussi encombrants qui jonchent les trottoirs et autres objets manufacturés, tels que vélos, caddies, etc. Ces ressources, YA+K propose de les utiliser selon diverses modalités : le détournement (du hacking visant à critiquer la fonction première d’un objet au plug-in, qui en augmente la fonctionnalité) et la production (par assemblage ou par façonnage). En cela, le collectif invite à une approche résolument critique des modes de production et de consommation contemporains, dans le droit fil du mouvement faire et de l'urbanisme tactique…
Le Whole earth catalog de Stewart Brand : Publié entre 1968 et 1972, cet ouvrage propose un “accès aux outils” permettant d’atteindre l’autosuffisance. En France, sa parution est suivie de près par celle, en 1975, du Catalogue des ressources aux éditions Alternatives, déjà.
Brillant universitaire, Matthew Crawford décide un jour de claquer la porte du think tank pour lequel il travaille et de se reconvertir dans… la réparation de motos. Dans Eloge du carburateur, il souligne combien le travail manuel peut s'avérer plus satisfaisant (mais aussi plus exigeant) intellectuellement que les emplois, de plus en plus taylorisés et précaires, pourvus par "l'économie du savoir".
L'ouvrage est le fruit d'une enquête sociologique menée au sein de divers hackerspaces californiens, et décrit la façon dont le mouvement des "makers" reconfigure nos pratiques et nos imaginaires du travail.
En tant que scientifique du monde des sciences dites « dures » comme les mathématiques, les systèmes artificiels ou la robotique, je suis venu à m'intéresser à la ville par la problématique de la résilience et des villes à risques (risques naturels ou technologiques). Elles ont la particularité d’être soumises à des risques aléatoires et doivent anticiper les crises. C'est par ce biais que j'ai compris l'importance de l’acceptabilité sociale des citoyens, c'est à dire de l'adhésion à la manière de gérer les risques dans la ville. J'ai été assez pionnier dans l'utilisation du numérique et la production de données dans la ville, ce qui m'a mené à considérer que l'essentiel n'était pas de développer les technologies dans la ville mais de concevoir de nouveaux usages avec les citoyens ou du moins qu'ils les acceptent socialement.
Je préfère parler de la ville vivante et je préfère parler d'intelligence citoyenne et urbaine. Le premier élément c'est l'inclusion sociale. Le XXIe siècle est le siècle des villes alors que le XXe siècle a été celui des Etats-nations et le XIXe siècle celui des empires. Les villes sont en perpétuelle évolution et sont portées par l’attractivité économique, la qualité de vie et les services. En France, on constate un phénomène de métropolisation et l'émergence de grandes métropoles dans le monde. Avec cette très forte croissance, l'inclusion sociale est essentielle. Le deuxième facteur est la réinvention des infrastructures urbaines pour muter vers des villes polycentriques et polyfonctionnelles. Je parle de villes du « 1/4 heure », où l'on peut accéder aux services essentiels en un quart d'heure.
"Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence." Carlos Moreno
Le dernier facteur est la technologie. A l'heure de l'ubiquité, de la communication des hommes et des objets et de l'open data, tout le monde est producteur et consommateur de données. Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence.
Il n’y a pas de modèle, il n'y a que des sources d'inspiration. Chaque ville est le fruit d'une histoire politique, sociale, linguistique, religieuse. La ville est un organisme vivant soumis à des aléas, qui doit s'adapter et qui n'est jamais finie. En même temps, elle est artificielle car elle a été créée par l'homme. De plus, on observe une explosion de l'activité humaine dans les villes depuis 1930 car la population mondiale a été multipliée par 4 en 80 ans. Chaque ville est issue d'un contexte qui lui est propre, même à l'intérieur d'un pays. La problématique n'est pas de dire quel est le modèle de ville intelligente mais de comprendre la ville dans ce qu'elle est, dans son rythme et son métabolisme.Je pense qu'il ne faut pas tomber dans le piège des villes à copier ou à classer. Les villes doivent être des sources d'inspiration et nous devons repérer les bonnes pratiques...
Pour moi, il y a cinq enjeux. Tout d'abord, il y a un enjeu social, le fait de bien vivre ensemble. Ensuite, il y a un enjeu économique : les villes doivent créer de la valeur et de l'attractivité dans les territoires. Il y a aussi un défi culturel : faire en sorte que les citoyens aient de la fierté de vivre dans leur ville, qu'ils soient acteurs dans leur propre ville. Ensuite, il y a un enjeu écologique. Il est primordial que la ville puisse répondre aux défis énergétiques et climatiques majeurs. Nous devons passer à une ville post-carbone. Les villes ont un rôle de premier plan sur ce point car c'est l'activité humaine, et non uniquement la démographie, qui est le défi majeur. La ville est la principale contributrice des effets du changement climatique, par le bâtiment, les transports motorisés, par les réseaux de chaleur et de froid. Ces trois facteurs représentent 70 % de la pollution dans les villes. La vraie problématique c'est qu'aujourd'hui la ville est le creuset de l'activité humaine. Le 5e enjeu c'est la résilience qui est aujourd'hui au cœur de la problématique de nos villes. La résilience, c'est la vulnérabilité des villes. A vouloir faire de la smart city technologique et techno-centrique, on a oublié que la ville est extrêmement fragile et très vulnérable. Et la vulnérabilité est avant tout sociale et territoriale. Aujourd'hui, cet aspect est une donnée d'entrée. Les villes sont monofonctionnelles, inégalitaires et produisent d'énormes chocs.
La révolution technologique est bien plus large que la révolution numérique. Les enjeux technologiques sont autant énergétiques, liés à l'économie circulaire pour les déchets, aux biotechnologies et aux nanotechnologies. L'économie urbaine est en effet transformée par les avancées des technologies numériques avec le développement de l'ubiquité massive liée aux objets connectés et l'explosion de la production de données ; ce sont là des outils très puissants mais il ne faut pas avoir une vision techno-centrée. Il vaut mieux avoir des villes imparfaites mais des villes où il y a de l'entraide, du dialogue avec les voisins, où l'on créé des emplois de proximité. La technologie doit être au service de l'homme. L'hyper-connectivité technologique peut produire de la déconnexion humaine massive, et transformer les hommes en « zombies-geeks » qui sont aussi déconnectés socialement. Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social.
La Civic Tech est aujourd'hui un enjeu majeur car elle résume comment les technologies peuvent récréer du lien social, peuvent aider les hommes et les femmes à communiquer, créer de nouveaux modèles démocratiques. Pour moi, ce n’est pas une fin en soi mais des outils intéressants pour démultiplier la manière de faire du lien social.
"Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social." Carlos Moreno
La démocratie est en danger car elle est devenue une représentation élective par procuration. On vote pour des élus, devenus alors des professionnels de la politique, non soumis au contrôle des citoyens. La Civic Tech peut oeuvrer à ce que les citoyens soient plus impliqués, à ce qu’ils s’organisent pour demander des comptes et participent aux budgets participatifs, et pourquoi pas à soumettre des projets. C'est une voie vers une meilleure représentativité participative des citoyens et un levier pour que la ville soit incarnée. La Civic Tech peut donc changer la démocratie, il faut aller vers la co-création, vers l'économie circulaire, l'agriculture urbaine, toutes ces initiatives peuvent avoir un rôle car alors le bien commun est mis en valeur. Le grand défi aujourd'hui est de valoriser le bien commun. C’est au cœur de la smart city humaine.
Ce sont des espaces publics, des zones vertes, de la biodiversité ! Il faut réinventer les places publiques dans lesquelles on se rencontre pour offrir la possibilité de créer les liens entre les citoyens. Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée. Je milite donc pour que les places publiques soient données aux citoyens pour aller dans le sens du brassage et pour combattre la vulnérabilité donc je parlais précédemment. Si l'espace public est pris par les voitures, on ne crée pas du lien social. Il est temps de rentrer dans le paradigme de la ville du XXIe siècle, dans la ville respirable et où les hommes peuvent investir les espaces pour échanger.
" Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée." Carlos Moreno
Une ville intelligente se distingue par les nouveaux usages et les nouveaux services lui offrant la capacité de se transformer. La gouvernance de la ville doit se tourner vers les citoyens. Je suis persuadé que les villes dotées d'une nouvelle gouvernance vont proposer de nouveaux modèles économiques de développement urbain, au moment même où l'économie du partage et collaborative se développent. Les villes qui vont « tirer leur épingle du jeu » seront celles qui auront su s'approprier ces changements autour de l'idée de l'usage. Ces nouveaux modèles sont les nouveaux défis de la ville. Et pour cela, il faut commencer par décloisonner les mètres carrés dans lesquels les gens vivent. Dans le meilleur des cas, ils vivent dans des écoquartiers, mais ils sont déconnectés de la ville ! Si l'on veut que la ville soit humaine, festive et collective, il faut décloisonner avec les nouveaux paradigmes de l'ubiquité et de l'économie collaborative. La prochaine étape est donc de réinventer la vie dans la ville.
L'inclusion sociale est au cœur des problématiques urbaines. Pour relever les défis, il va falloir répondre à ces questions : comment faire des territoires attractifs, comment faire une gouvernance d'intégration urbaine avec de la biodiversité et la nature, comment utiliser les technologies pour faire du lien social et comment créer un bien commun qui puisse faire en sorte que les habitants s'identifient à leur ville et que les habitants soient acteurs de la ville.Propos recueillis par Déborah Antoinat