La ville à l’heure du changement.
Justinien Tribillon : "Le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique."

Dans son essai La Zone, une histoire alternative de Paris (Éditions B42, 2025), le chercheur s’intéresse aux contours géographiques et symboliques de Paris et sa banlieue. Entretien.

Pourquoi vous êtes vous intéressé aux représentations de Paris et ses frontières ? Qu’est ce qui a motivé vos recherches sur ce sujet ?

J’ai grandi à Paris, dans le quartier de République, avant de vivre dix ans à Londres. Cette expérience m’a révélé deux modèles urbains opposés : à Londres, le centre, surtout composé de bureaux et d’écoles, est peu habité, la vie se concentre en banlieue, dans des pavillons avec jardins. À Paris, au contraire, la centralité est dense, désirée, et les espaces verts rares. En découvrant le goût britannique pour la vie suburbaine, j’ai commencé à questionner mon rapport à Paris et à sa géographie, notamment la frontière symbolique du boulevard périphérique entre la capitale et sa banlieue. En enquêtant pour un article pour le Guardian, j’ai pris conscience que cette séparation relevait moins d’une barrière physique que d’un imaginaire collectif, nourri de mythes et de préjugés. Le fait de m’être expatrié m’a offert la distance nécessaire pour déconstruire ces représentations, et constater qu’aucune étude approfondie n’avait encore analysé le périphérique comme objet urbain et social.

Qu’est ce que la Zone ? Pouvez-vous nous décrire géographiquement et symboliquement cet espace ?

La Zone est une bande de terre de 250 mètres de large et d'environ 33-34 kilomètres de long entourant les fortifications construites autour de Paris en 1840 sur ordre d’Adolphe Thiers, au moment même où les autres grandes villes européennes démantelaient leurs murs. Prévue comme une zone non ædificandi (interdite à la construction pour des raisons militaires), cette zone théoriquement non-constructible n'a jamais été respectée et un certain nombre d’habitations plus ou moins solides et pérennes se sont mises en place. Des baraques, ateliers, guinguettes et théâtres y sont également apparues, formant une ceinture populaire et animée entre Paris et sa banlieue. Cet espace hybride, « illégal » mais vivant, abritait ouvriers, immigrés, artisans et marginaux, des « zoniers", comme on dit d'abord, puis des « zonards », attirés par des loyers faibles et une certaine liberté. À la fois lieu de travail, de divertissement et de précarité, la Zone symbolisait l’envers du Paris haussmannien, ordonné et bourgeois. Elle a inspiré autant la peur que le fantasme : repaire de pauvreté et de crimes et de plaisirs pour les uns, refuge de liberté et de créativité populaire pour les autres, la Zone devint un mythe urbain.

Cinq chapitres segmentent votre ouvrage et illustrent les différentes séparations entre “Paris Intramuros” et ses banlieues. Le premier chapitre évoque la ceinture noire, celle de la construction des marges. Que nous dit l’histoire de la planification urbaine de Paris et sa banlieue pour comprendre l’identité de la Zone ?

La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social. Durant les travaux d’Haussmann, la rénovation de Paris expulse les classes populaires du centre : elles sont repoussées vers les banlieues et cette zone sans statut clair.

La zone des fortifications, fruit d’une planification à la fois urbaine et militaire, a fait l’objet de débat pour comprendre s’il s’agissait moins d’un outil de défense que de contrôle social.

Espace interlope, ni tout à fait rural ni urbain, celle-ci accueille ouvriers, immigrés et populations nomades cherchant un logement bon marché et un petit lopin de terre. Dépourvue d’infrastructures (routes, égouts, électricité), la zone reste précaire mais accessible. À la fin du XIXe siècle, l’essor de l’hygiénisme et du modernisme  nourrit chez les élites parisiennes une aversion envers cet espace qui entoure la capitale. Soit pour des raisons de progrès social, soit pour des raisons réactionnaires et anti-populaires, il y a un véritable désir de l'élite de l'époque de réformer la Zone en profondeur.

Vous parlez ensuite de la ceinture verte. Comment les espaces verts ont servi de dispositifs de ségrégation urbaine, séparant Paris de ses périphéries et excluant ses populations subalternes ?

Au début du XXe siècle, la zone des fortifications, soit environ 15 % de la surface de Paris, devient un terrain d’expérimentation urbaine et politique. L’architecte Eugène Hénard imagine un projet progressiste reliant Paris et sa banlieue par une alternance de logements, d’équipements publics et d’une douzaine de parcs, formant une continuité urbaine et sociale avec les villes de banlieue. Mais c’est le projet conservateur de Louis Dausset qui s’impose en 1919 : il conçoit une « ceinture verte » séparant Paris de sa banlieue, soutenue par la chambre des propriétaires, désireuse de maintenir la valeur foncière et l’isolement d’un Paris bourgeois face à une banlieue populaire. La Zone, très habitée, n’est évacuée que très lentement jusqu’en 1943, quand le régime de Vichy l’évacue brutalement et manu militari. Sur la Zone, que Pétain qualifiait de « ceinture lépreuse », le régime de Vichy projette son projet politique de « régénération nationale », et va construire alors des stades et écoles, dans la lignée du projet Dausset. Mais le projet de parc continu est finalement balayé par la construction du boulevard périphérique. Considérée alors comme voie « paysagère », cette autoroute urbaine viendra symboliser durablement la rupture entre Paris et sa périphérie.

La porte de la Villette. Photo : Nicolas Gzeley

C'est ensuite une histoire des logements sociaux et des municipalités communistes que vous racontez, présentées comme des “cordons prolétariens” encerclant un Paris bourgeois. En quoi la construction de logements sociaux dans la Zone a conforté l’opposition entre Paris et sa banlieue et contribué au visage actuel de la métropole  ?

La construction des habitations à bon marché, les HBM au début du XXᵉ siècle, l'ancêtre des HLM , a façonné autour de Paris une « ceinture de briques ». Ces logements, souvent sociaux, bordant les boulevards des Maréchaux, sont construits en brique, matériau alors jugé peu noble, ce qui leur confère une mauvaise réputation. Conçus sans « grands architectes » mais par la mairie de Paris dans un contexte de pénurie, ils manquent d’audace face aux idéaux modernistes de l’époque. Leur architecture répétitive crée un paysage uniforme, souvent jugé triste, elle est très décriée par l'élite architecturale et intellectuelle de l'époque. Pourtant, ces immeubles ont offert des logements familiaux confortables et abordables, toujours habités et appréciés aujourd’hui. Symboliquement, cette ceinture matérialise un anneau prolétaire entourant la capitale, une « ceinture rose », prolongement de la « ceinture rouge » des banlieues ouvrières et communistes, perçues comme une menace politique face au Paris bourgeois, centre du pouvoir et des révolutions françaises.

La ceinture d'asphalte, c’est donc le périphérique qui est, selon vous, le fruit de trois régimes et d’une idéologie : la technocratie française. Comment la planification urbaine de cette infrastructure a-t-elle été impactée par les préjugés sociaux de ces acteurs institutionnels ? Pour quelles conséquences ?

Mon approche consistait à déconstruire l’idée, très répandue, selon laquelle une infrastructure comme le périphérique serait un objet purement technique, donc apolitique. En m’appuyant sur les travaux des sciences et techniques en société, j’ai cherché à montrer que toute décision technique porte en réalité les biais, les valeurs et les rapports de pouvoir de ceux qui la conçoivent. Derrière la façade rationnelle de l’ingénierie urbaine se cachent des choix profondément humains et parfois inégalitaires. Le périphérique en est un exemple frappant : son tracé et ses aménagements traduisent des arbitrages sociaux et économiques. Des quartiers riches, comme ceux du 16ᵉ arrondissement, ont réussi à éloigner l’infrastructure de leurs habitations, tandis que d’autres zones, plus populaires, ont subi de plein fouet les nuisances.

Ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.

De même, le refus initial d’installer des murs anti-bruit fut justifié par des arguments techniques, alors qu’il relevait en réalité de jugements esthétiques ou subjectifs des ingénieurs. Ce n’est qu’en 1977, avec l’élection du premier maire de Paris, que la décision fut imposée, révélant combien la hiérarchie politique pouvait infléchir la logique technique. Ainsi, ma recherche montre que le périphérique n’est pas seulement un ouvrage d’ingénierie : c’est le produit d’un système technocratique, socialement situé, façonné par des élites convaincues de leur neutralité, mais porteuses de biais de classe et de culture.

Pour votre dernier chapitre “Ceinture de béton-Ville blanche”, vous vous intéressez au lien intime entre l’histoire de l’espace parisien et celle du colonialisme français. Quels sont vos principaux enseignements sur ce point ?

Ce qui m’a intéressé, c’est de comprendre à quel point la fabrique urbaine de Paris et de sa périphérie est marquée par l’héritage colonial. Au XIXᵉ et au XXᵉ siècle, alors qu’on construit puis qu’on repense les fortifications, la France vit l’apogée de son impérialisme : architectes, urbanistes et ingénieurs formés dans les colonies y testent modèles et méthodes qu’ils ramèneront ensuite en métropole. Dans ces territoires marqués par la domination et la ségrégation, ils expérimentent l’idée d’un ordre spatial hiérarchisé, qu’ils appliquent ensuite à Paris. La « ceinture verte » imaginée au Maroc dans les années 1930, pour séparer les « villes européennes » des « villes indigènes », inspire directement la réflexion sur la périphérie parisienne.

Après 1945, avec l’arrivée des travailleurs immigrés, notamment algériens, cet imaginaire se rejoue. Le mot « bidonville », né dans le contexte colonial, désigne désormais ces quartiers informels en métropole. Peu à peu, les populations issues de l’immigration se retrouvent assignées aux cités de transit, puis aux grands ensembles, identifiées à une architecture jugée dégradée. La « question urbaine » est alors associée à la « question immigrée », comme si la destruction des tours pouvait résoudre les inégalités sociales. Derrière cette illusion d’un urbanisme neutre se cache en réalité la persistance d’un imaginaire colonial : une manière d’organiser la ville selon un régime de ségrégation ethno-raciale et de contrôle des populations.

Le périphérique reste un marqueur fort du paysage parisien. Photo : Nicolas Gzeley.

“L’histoire de la Zone continue” dites-vous pour conclure votre ouvrage. Comment pourrait évoluer cet espace dans les années à venir ?

Le boulevard périphérique, héritier direct de la « Zone », reste aujourd’hui un marqueur fort du paysage parisien. Même s’il tend lentement à s’apaiser, il incarne encore cette marge urbaine. Autour de lui subsistent des espaces de relégation : à la Porte de la Villette, par exemple, des personnes sans abri ou souffrant d’addictions au crack trouvent refuge sur ces franges repoussées hors du centre pour « déranger » le moins possible. Le long des Maréchaux ou des échangeurs, les tentes se succèdent, rappelant la persistance d’un Paris des marges.

La « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.

Cette identité périphérique perdure donc : le périphérique n’est pas une artère comme les autres, mais un seuil, une frontière sociale et symbolique. Peut-être, dans un siècle, aura-t-il été absorbé par la ville. En attendant, comme le souligne le chercheur Jérôme Beauchez, la « Zone » a cessé d’être un lieu pour devenir une idée : celle d’un espace entre deux mondes, où la ville repousse ce qu’elle ne veut pas voir, mais qu’elle ne peut effacer.

Pour en savoir plus

Justinien Tribillon, La Zone, une histoire alternative de Paris, Paris, éditions B42, 2025

2025-10-17
Olivier Razemon : "Il y a une fracture territoriale entre les métropoles et les villes moyennes"

On appelle ça le syndrome des vitrines vides : à Lunéville, Calais, le Havre, Agen et dans l’essentiel des préfectures et sous-préfectures de province, les commerces ferment les uns après les autres, symptôme le plus visible d’un déclin des centres-villes également marqué par la stagnation de la population et la baisse du niveau de vie. Dans Comment la France a tué ses villes (éditions Rue de l’échiquier), le journaliste Olivier Razemon analyse les causes du phénomène. Entretien.  

Partant du syndrome des vitrines vides, votre enquête vise à démontrer que les villes françaises traversent une crise urbaine plus profonde : quels en sont les symptômes ?

Les vitrines vides sont un phénomène désormais bien observé, qui cache une dévitalisation plus globale de nos villes. Beaucoup d’indicateurs montrent qu’au-delà des commerces, il y a un problème plus grave : les logements sont vacants et la population baisse, en même temps que le niveau de vie. Il y a une paupérisation des villes, avec le départ des riches en proche périphérie et leur remplacement par des populations plus pauvres. On le voit sur les statistiques de l’INSEE : le cœur des villes est de moins en moins riche, à l’inverse de leur périphérie. De manière générale, on assiste à une séparation des territoires, avec des lieux où on est censé acheter, ceux où on dort, ceux où on travaille, et ceux où on se distrait. La dissolution de la ville dans un ensemble beaucoup plus vaste n’est pas nouvelle, mais elle s’opère désormais massivement.

Si la désertification urbaine n’est pas un phénomène nouveau, il aurait donc tendance à s’accélérer selon vous ?

Les commerces vides sont à la fois le symptôme et une unité de mesure très simple, grâce au taux de vacance commerciale. Or celui-ci progresse chaque année, et cette progression s’accélère : on en arrive aujourd’hui à près de 10%. Si la montée en puissance de la grande distribution date en effet de plusieurs décennies, cela ne concerne plus seulement les commerces : ce sont désormais les hôtels, les cinémas, les restaurants ou les gares TGV que l’on met en dehors de la ville. Toutes nos villes moyennes et petites connaissent cela, le phénomène est loin d’être fini.

Et au premier rang des coupables, la voiture ?

Cette organisation de l’espace est uniquement basée sur l’engin motorisé, dans les villes petites et moyennes. Il y a une contrainte urbaine, et le fait d’avoir un moyen de transport qui permet d’aller plus loin amène une autre conception du territoire. C’est parce qu’on a instauré cette culture des déplacements motorisés pour tous les trajets que tout est aujourd’hui disséminé dans un espace très vaste. Regrouper les commerces dans un endroit, cela s’est toujours fait. Mais les mettre à l’extérieur de la ville, c’est ce qu’a parachevé la voiture individuelle. On a construit les villes nouvelles pour la voiture.

"Toutes nos villes moyennes et petites connaissent une déprise commerciale, et le phénomène est loin d’être fini." Olivier Razemon

Et dans ces villes nouvelles, les centres-commerciaux tiennent un rôle particulier : en quoi contribuent-ils au phénomène que vous dénoncez ?

Dès lors que les supermarchés sont arrivés, on a organisé la ville en fonction d’eux, à la fois pour les livraisons mais aussi pour les clients – c’est ce qu’on a appelé l’urbanisme commercial. Ce n’est rien d’autre que le processus classique de l’étalement urbain, sur lequel j’avais précédemment travaillé : s’il y a des champs à proximité, on les met en zone constructible et puis on étale la ville sans se poser de questions. C’est une bombe à retardement qui est en train d’exploser.

Vous parlez même d’une « opération de remplacement des villes existantes par ses nouveaux pôles commerciaux ».

Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. A Bayonne, une toute nouvelle galerie marchande, qui vient d’ouvrir, se présente comme un « lieu d’évasion et de tranquillité ». La ville reste la référence car c’est à cela que les gens identifient le plaisir de baguenauder, et donc d’acheter. L’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation.

"Les centres commerciaux recréent des morceaux de ville, explicitement intitulés comme tels, avec des espaces piétons, voire des pistes cyclables, etc. Mais l’objectif des promoteurs est clair et absolument terrifiant : maîtriser toute la consommation." Olivier Razemon

Le résultat pratique, c’est que les villes disparaissent et on ne se rencontre plus que dans des espaces fermés, des centres commerciaux, où il n’y a rien d’autre à faire que consommer. Alors que dans une ville, on est un individu ou une famille, on est ce que l’on veut sans être forcément identifié d’ailleurs, et on flâne, on se déplace, sans forcément d’objectif non plus. Tout ceci aboutit à ce que j’appelle le « grand remplacement » : une privatisation de ce sentiment urbain, qui est très inquiétante.

En parlant de privatisation, quel est l’impact sur les services publics ?

Le constat est le même : de plus en plus, les services publics s’installent en dehors de la ville, eux aussi. Parce que l’on pense que c’est plus simple. Pôle Emploi, maternités, hôpitaux, jusqu’aux mairies annexes, parfois : cela devient systématique. A Privas par exemple, préfecture de l’Ardèche, 8 000 habitants, Pôle Emploi a été déplacé à 3 km du centre, dans une zone commerciale. La ville disparaît littéralement.

Quels niveaux de responsabilité politique identifiez-vous ?

Il y a une responsabilité indéniable des élus locaux, qui sont obnubilés par les promesses de création d’emploi. C’est le même raisonnement que l’usine au début du XXème siècle : ça fait de l’emploi donc c’est bon pour la ville. Il n’y a aucune réflexion sur où et quels types d’emploi on crée. Ni sur le nombre d’emplois que cela va détruire, en particulier dans leur propre ville. Mais on les laisse faire ; je suis choqué de voir que pas un prétendant à l’élection présidentielle n’évoque ce sujet. Pas un seul. Dans les programmes, la dévitalisation urbaine est vaguement classée dans la catégorie « espace rural, aménagement du territoire » ou « croissance et emploi », mais cela principalement reste un sujet local. Les élus nationaux ne s’en préoccupent pas.

Pourquoi cette indifférence ?

Il y a deux raisons : d’une part, ce sujet des villes moyennes, on ne le voit pas à Paris, ni dans les grandes villes. C’est très frappant. D’autre part, quand on en prend conscience, on estime que c’est un problème local, et on le réduit à un enjeu rural. Mais Saint-Etienne, Dunkerque ou Mulhouse ne sont pas pour autant devenus des espaces ruraux… Ce sont des villes, de belles villes, qui ont une histoire et une vocation urbaine.

Votre propos fait écho, d’une certaine manière, à celui de Christophe Guilluy sur la « France périphérique » : partagez-vous sa thèse ?

Je suis d’accord sur le constat : il y a une distinction nette entre les métropoles, qui s’en sortent, et les villes moyennes, pour qui c’est beaucoup plus difficile. Il y a de facto une fracture territoriale, avec les métropoles qui ont réussi à attirer les capitaux, les investisseurs, les aménageurs, les urbanistes, etc. On peut aujourd’hui vivre à Bordeaux comme on vit à Paris. C’est la causalité que je remets en cause. Car si ces deux niveaux de développement sont certes concomitants, je ne suis pas sûr qu’ils soient corrélés, là où lui en fait un lien immédiat. Je ne pense pas que si la boulangerie d’Agen ferme, ce soit la faute de Bordeaux. Je préfère largement la manière dont Laurent Davezies regarde les choses. Cet économiste dit que si les métropoles sont riches parce qu’elles produisent du PIB, la richesse ne profite pas uniquement au territoire où elle est produite. Autrement dit, les élus des villes moyennes devraient arrêter de croire qu’il suffit de faire venir un centre commercial pour augmenter la taxe professionnelle et enrichir le territoire. Car ça va détruire de l’emploi en ville ainsi que le tourisme, qui est une manne importante de revenu pour la ville et qui ne peut fonctionner que si le centre-ville est vivant, agréable. Et puis chez Guilluy, je conteste fermement cette vision qui sépare, d’un côté, les habitants des métropoles mondialisés avec les « immigrés » – outre que le terme me paraît problématique – et de l’autre, les « petits blancs » qui la subiraient. Ce n’est évidemment pas aussi simple que ça.

Guilluy présente aussi sa thèse comme un moyen de comprendre la montée du FN : quel rapport faites-vous, de votre côté, entre l’effondrement des villes moyennes et le vote FN ?

Une étude de l’IFOP a révélé une corrélation entre le score du FN et l’absence de services et de commerces : quand il y a beaucoup de commerces, le FN est moins fort qu’ailleurs. Ils ont même calculé quels types de commerce avaient le plus d’influence sur le comportement des électeurs : le bureau de poste fait tomber le vote du FN de 3,4 points, l’épicerie de 2 alors que la boulangerie, seulement de 1 point. Au-delà de ça, le fait que vivre dans la périphérie de Charleville-Mézières revienne au même aujourd’hui que si vous étiez dans celle de Carcassonne, avec les mêmes enseignes, les mêmes lotissements, les mêmes lampadaires, je crois que cela exacerbe forcément les questionnements autour de l’identité.

A lire :

Olivier Razemon, Comment la France a tué ses villes, Paris, éditions Rue de l'échiquier, 208 pages, 18 euros

2016-11-14
Écrit par
Pierre Monsegur
Le bricolage urbain, créateur de convivialité dans l'espace public

Porté par l'engouement pour le DIY et le mouvement des "makers", le bricolage urbain propose d'expérimenter des usages alternatifs et conviviaux de l'espace public. Mode d'emploi avec Etienne Delprat et le collectif YA+K, qui viennent de publier un manuel illustré aux éditions Alternatives.

Des bombes à graines pour végétaliser la ville. Un sound system juché sur une trottinette. Une terrasse mobile en palettes. Un vélo projecteur mobile. Une bibliothèque où déposer et prendre librement des livres. Une balançoire en kit…

Ces objets, dont le point commun est d’être entièrement faits de matériaux trouvés dans la rue, Ya+ K (prononcez “Y’a plus qu’à”) les construit et expérimente depuis 2011 au cours de résidences, de festivals et d’interventions diverses dans l’espace public. Sous la houlette de son co-fondateur Etienne Delprat (déjà auteur de Maisons en kit et Système DIY aux éditions Alternatives), le collectif d’architectes, d’urbanistes et de designers en livre aujourd’hui le mode d’emploi dans Le Manuel illustré de bricolage urbain, publié le 20 octobre aux éditions Alternatives. Au programme, un catalogue de projets expliquant comment construire une petite trentaine de pièces de mobilier urbain à usage récréatif et/ou professionnel, tout en spécifiant aussi bien le niveau de difficulté que le budget nécessaire à leur assemblage.

L’ouvrage se veut résolument pratique : “ce livre n’est pas un ouvrage théorique autour de ces nouvelles formes d’urbanisme et de design, y lit-on. Il se veut une invitation à les expérimenter.” A l’instar de nombreux collectifs comme ETC, Bellastock ou eXYZt, YA+K revendique en effet un pas de côté hors des routines professionnelles des “faiseurs de villes”, dont l’activité planificatrice et rationnelle est à mille lieues du bricolage. Loin de l’ingénierie complexe à laquelle ils ont été formés, loin des normes et des processus classiques auxquels est soumise la fabrique de l’urbain, les auteurs de l’ouvrage proposent de se retrousser les manches, de mettre la main à la pâte, bref de “faire”, de tester. Doubles héritiers du mouvement DIY et des “makers”, ils superposent à l’urbanisme institué un “urbanisme du quotidien” fondé sur les usages, la sérendipité et l’emploi judicieux des ressources locales.

Mobiles, légers, peu chers, faciles à fabriquer, les objets dont ils offrent le mode d’emploi répondent à un désir croissant des citadins contemporains comme des professionnels de la ville de se retrouver, d’activer, d’animer, de s’approprier l’espace public. Enfants de la révolution numérique et de son élan vers le partage et la collaboration, les membres de YA+K insistent sur la convivialité de leur démarche : ils plaident moins en faveur du DIY que du DIT (“do it with others”). D’ailleurs, de Serie+ (sérigraphie mobile) à Agora (public chair) en passant par palette+1 (terrasse mobile) et Balco (balançoire pour deux personnes), nombre des objets dont ils livrent le mode d’emploi sont dévolus à un usage festif...

A moins qu’ils n’aient une fonction économique, comme le Surface to sell à l’usage des vendeurs ambulants ou le Food bike dédié à la cuisine de rue. Le pas de côté revendiqué par YA+K en conduit les membres à explorer le potentiel de l’économie informelle. Il faut dire que l’émergence du bricolage urbain et du mouvement “faire” se situent au point de convergence de trois crises : économique, écologique et politique. Face à la raréfaction des ressources publiques, ce mode d’intervention collectif dans l’espace public affirme à la fois son caractère expérimental et sa capacité à s’adapter au contexte, à faire feu de tout bois. “Penser la rencontre entre la ville et le mouvement DIY, c’est appréhender la ville comme un support et une ressource”, peut-on lire dans le Manuel illustré du bricolage urbain. Les matériaux de prédilection des bricoleurs sont donc les rebuts de la société de consommation et de la logistique : palettes et cagettes, mais aussi encombrants qui jonchent les trottoirs et autres objets manufacturés, tels que vélos, caddies, etc.  Ces ressources, YA+K propose de les utiliser selon diverses modalités : le détournement (du hacking visant à critiquer la fonction première d’un objet au plug-in, qui en augmente la fonctionnalité) et la production (par assemblage ou par façonnage). En cela, le collectif invite à une approche résolument critique des modes de production et de consommation contemporains, dans le droit fil du mouvement faire et de l'urbanisme tactique…

Des lectures pour aller plus loin :

Les pionniers :

Le Whole earth catalog de Stewart Brand : Publié entre 1968 et 1972, cet ouvrage propose un “accès aux outils” permettant d’atteindre l’autosuffisance. En France, sa parution est suivie de près par celle, en 1975, du Catalogue des ressources aux éditions Alternatives, déjà.

Penser le "faire" :

Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, éditions La Découverte, 2010.

Brillant universitaire, Matthew Crawford décide un jour de claquer la porte du think tank pour lequel il travaille et de se reconvertir dans… la réparation de motos. Dans Eloge du carburateur, il souligne combien le travail manuel peut s'avérer plus satisfaisant (mais aussi plus exigeant) intellectuellement que les emplois, de plus en plus taylorisés et précaires, pourvus par "l'économie du savoir".

Michel Lallement, L’âge du faire : hacking, travail, anarchie, éditions du Seuil, collection "la couleur des idées", 2015.

L'ouvrage est le fruit d'une enquête sociologique menée au sein de divers hackerspaces californiens, et décrit la façon dont le mouvement des "makers" reconfigure nos pratiques et nos imaginaires du travail.

2016-11-03
Écrit par
midi:onze
Carlos Moreno : « Le bien commun est au cœur de la smart city humaine »

Professeur des Universités, expert international de la smart city humaine, le franco-colombien Carlos Moreno, développe une approche humaine de la ville intelligente. Il répond aux questions de Midionze.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la ville, et à la ville intelligente en particulier ?

En tant que scientifique du monde des sciences dites « dures » comme les mathématiques, les systèmes artificiels ou la robotique, je suis venu à m'intéresser à la ville par la problématique de la résilience et des villes à risques (risques naturels ou technologiques). Elles ont la particularité d’être soumises à des risques aléatoires et doivent anticiper les crises. C'est par ce biais que j'ai compris l'importance de l’acceptabilité sociale des citoyens, c'est à dire de l'adhésion à la manière de gérer les risques dans la ville. J'ai été assez pionnier dans l'utilisation du numérique et la production de données dans la ville, ce qui m'a mené à considérer que l'essentiel n'était pas de développer les technologies dans la ville mais de concevoir de nouveaux usages avec les citoyens ou du moins qu'ils les acceptent socialement.

Quelle est votre définition de la ville intelligente ? Quels sont les « ingrédients » pour faire une ville intelligente ?

Je préfère parler de la ville vivante et je préfère parler d'intelligence citoyenne et urbaine. Le premier élément c'est l'inclusion sociale. Le XXIe siècle est le siècle des villes alors que le XXe siècle a été celui des Etats-nations et le XIXe siècle celui des empires. Les villes sont en perpétuelle évolution et sont portées par l’attractivité économique, la qualité de vie et les services. En France, on constate un phénomène de métropolisation et l'émergence de grandes métropoles dans le monde. Avec cette très forte croissance, l'inclusion sociale est essentielle. Le deuxième facteur est la réinvention des infrastructures urbaines pour muter vers des villes polycentriques et polyfonctionnelles. Je parle de villes du « 1/4 heure », où l'on peut accéder aux services essentiels en un quart d'heure.

"Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence." Carlos Moreno

Le dernier facteur est la technologie. A l'heure de l'ubiquité, de la communication des hommes et des objets et de l'open data, tout le monde est producteur et consommateur de données. Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence.

Quels modèles de ville intelligente « réussis » avez-vous pu observer dans le monde ?

Il n’y a pas de modèle, il n'y a que des sources d'inspiration. Chaque ville est le fruit d'une histoire politique, sociale, linguistique, religieuse. La ville est un organisme vivant soumis à des aléas, qui doit s'adapter et qui n'est jamais finie. En même temps, elle est artificielle car elle a été créée par l'homme. De plus, on observe une explosion de l'activité humaine dans les villes depuis 1930 car la population mondiale a été multipliée par 4 en 80 ans. Chaque ville est issue d'un contexte qui lui est propre, même à l'intérieur d'un pays. La problématique n'est pas de dire quel est le modèle de ville intelligente mais de comprendre la ville dans ce qu'elle est, dans son rythme et son métabolisme.Je pense qu'il ne faut pas tomber dans le piège des villes à copier ou à classer. Les villes doivent être des sources d'inspiration et nous devons repérer les bonnes pratiques...

Dans quelle mesure la ville intelligente peut-elle répondre aux enjeux sociaux, économiques et environnementaux du XXIe siècle ?

Pour moi, il y a cinq enjeux. Tout d'abord, il y a un enjeu social, le fait de bien vivre ensemble. Ensuite, il y a un enjeu économique : les villes doivent créer de la valeur et de l'attractivité dans les territoires. Il y a aussi un défi culturel : faire en sorte que les citoyens aient de la fierté de vivre dans leur ville, qu'ils soient acteurs dans leur propre ville. Ensuite, il y a un enjeu écologique. Il est primordial que la ville puisse répondre aux défis énergétiques et climatiques majeurs. Nous devons passer à une ville post-carbone. Les villes ont un rôle de premier plan sur ce point car c'est l'activité humaine, et non uniquement la démographie, qui est le défi majeur. La ville est la principale contributrice des effets du changement climatique, par le bâtiment, les transports motorisés, par les réseaux de chaleur et de froid. Ces trois facteurs représentent 70 % de la pollution dans les villes. La vraie problématique c'est qu'aujourd'hui la ville est le creuset de l'activité humaine. Le 5e enjeu c'est la résilience qui est aujourd'hui au cœur de la problématique de nos villes. La résilience, c'est la vulnérabilité des villes. A vouloir faire de la smart city technologique et techno-centrique, on a oublié que la ville est extrêmement fragile et très vulnérable. Et la vulnérabilité est avant tout sociale et territoriale. Aujourd'hui, cet aspect est une donnée d'entrée. Les villes sont monofonctionnelles, inégalitaires et produisent d'énormes chocs.

Selon vous, les seuls algorithmes ne peuvent faire une ville intelligente. Vous pointez notamment le danger de faire des citoyens des « zombies-geeks » hyperconnectés. Comment éviter cet écueil ?

La révolution technologique est bien plus large que la révolution numérique. Les enjeux technologiques sont autant énergétiques, liés à l'économie circulaire pour les déchets, aux biotechnologies et aux nanotechnologies. L'économie urbaine est en effet transformée par les avancées des technologies numériques avec le développement de l'ubiquité massive liée aux objets connectés et l'explosion de la production de données ; ce sont là des outils très puissants mais il ne faut pas avoir une vision techno-centrée. Il vaut mieux avoir des villes imparfaites mais des villes où il y a de l'entraide, du dialogue avec les voisins, où l'on créé des emplois de proximité. La technologie doit être au service de l'homme. L'hyper-connectivité technologique peut produire de la déconnexion humaine massive, et transformer les hommes en « zombies-geeks » qui sont aussi déconnectés socialement. Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social.

Quel regard portez-vous sur les Civic Tech ? Peuvent-elles réellement changer la démocratie ?

La Civic Tech est aujourd'hui un enjeu majeur car elle résume comment les technologies peuvent récréer du lien social, peuvent aider les hommes et les femmes à communiquer, créer de nouveaux modèles démocratiques. Pour moi, ce n’est pas une fin en soi mais des outils intéressants pour démultiplier la manière de faire du lien social.

"Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social." Carlos Moreno

La démocratie est en danger car elle est devenue une représentation élective par procuration. On vote pour des élus, devenus alors des professionnels de la politique, non soumis au contrôle des citoyens. La Civic Tech peut oeuvrer à ce que les citoyens soient plus impliqués, à ce qu’ils s’organisent pour demander des comptes et participent aux budgets participatifs, et pourquoi pas à soumettre des projets. C'est une voie vers une meilleure représentativité participative des citoyens et un levier pour que la ville soit incarnée. La Civic Tech peut donc changer la démocratie, il faut aller vers la co-création, vers l'économie circulaire, l'agriculture urbaine, toutes ces initiatives peuvent avoir un rôle car alors le bien commun est mis en valeur. Le grand défi aujourd'hui est de valoriser le bien commun. C’est au cœur de la smart city humaine.

Qu'est-ce qu'une smart city humaine ?

Ce sont des espaces publics, des zones vertes, de la biodiversité ! Il faut réinventer les places publiques dans lesquelles on se rencontre pour offrir la possibilité de créer les liens entre les citoyens. Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée. Je milite donc pour que les places publiques soient données aux citoyens pour aller dans le sens du brassage et pour combattre la vulnérabilité donc je parlais précédemment. Si l'espace public est pris par les voitures, on ne crée pas du lien social. Il est temps de rentrer dans le paradigme de la ville du XXIe siècle, dans la ville respirable et où les hommes peuvent investir les espaces pour échanger.

" Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée." Carlos Moreno

Qu'est-ce que l'intelligence sociale et collective nécessaire selon vous à la ville intelligente ?

Une ville intelligente se distingue par les nouveaux usages et les nouveaux services lui offrant la capacité de se transformer. La gouvernance de la ville doit se tourner vers les citoyens. Je suis persuadé que les villes dotées d'une nouvelle gouvernance vont proposer de nouveaux modèles économiques de développement urbain, au moment même où l'économie du partage et collaborative se développent. Les villes qui vont « tirer leur épingle du jeu » seront celles qui auront su s'approprier ces changements autour de l'idée de l'usage. Ces nouveaux modèles sont les nouveaux défis de la ville. Et pour cela, il faut commencer par décloisonner les mètres carrés dans lesquels les gens vivent. Dans le meilleur des cas, ils vivent dans des écoquartiers, mais ils sont déconnectés de la ville ! Si l'on veut que la ville soit humaine, festive et collective, il faut décloisonner avec les nouveaux paradigmes de l'ubiquité et de l'économie collaborative. La prochaine étape est donc de réinventer la vie dans la ville.

Quels sont les défis qui attendent les villes du XXIe siècle ?

L'inclusion sociale est au cœur des problématiques urbaines. Pour relever les défis, il va falloir répondre à ces questions : comment faire des territoires attractifs, comment faire une gouvernance d'intégration urbaine avec de la biodiversité et la nature, comment utiliser les technologies pour faire du lien social et comment créer un bien commun qui puisse faire en sorte que les habitants s'identifient à leur ville et que les habitants soient acteurs de la ville.Propos recueillis par Déborah Antoinat

2016-10-11
Écrit par
Pierre Monsegur
"Partir" au Château de Blois : l'architecture mobile entre hédonisme et catastrophe

Au Château royal de Blois, le FRAC Centre-Val de Loire examine dans l’exposition « Partir – Architectures et mobilités » un corpus d’œuvres d’art et de projets architecturaux qui interrogent depuis les années 1950 le devenir nomade de l’homme du 20e et 21 siècle…

En Occident, la mobilité est un art de vivre, une valeur, et sans doute une vertu. A son évocation, se dressent les images, également séduisantes, de l’individu métropolitain hyperconnecté et du voyageur (touriste ou traveller) en quête d’hédonisme et d’ailleurs. L’individu mobile se donne pour curieux, émancipé et ouvert sur le monde, à l’exact inverse de la posture du « repli ». A cette mobilité choisie sinon revendiquée, le réfugié vient pourtant superposer une toute autre image : celle d’un mode d’existence et d’habitat précaires et contraints par la nécessité de fuir la catastrophe – climatique, économique, politique.

Soucieux d’interroger les formes artistiques et architecturales auxquelles donne naissance le nomadisme du 20e et 21e siècle, le FRAC Centre - Val de Loire oscille naturellement entre ces deux figures. En lien avec le thème « Partir » des rendez-vous de l’Histoire 2016, l’institution puise dans ses collections et déroule au Château de Blois une histoire de l’architecture mobile qui en explore tout à la fois la part d'utopie et la vocation critique.Ce tour d’horizon présente d’abord quelques projets conçus dans les années 1950, à l’heure où l’avènement de la société des loisirs et le développement des systèmes de communication et de transport font de la mobilité une question sociétale de premier ordre : de la Maison tout en plastiques (1956) de Ionel Schein au projet de « Ville spatiale » (1959), entièrement modulable, extensible et démontable de Yona Friedman, les imaginaires se portent alors vers un mode de vie libre et presque sans attaches. Dans la décennie suivante, l’invention de la Cité aérienne (1964-65) de Pierre Székely qui évolue à plus de mille mètres d’altitude, la maison de vacances volante (1963-64) de  Guy Rottier ou Instant City d’Archigram, poussent un degré plus loin ce fantasme d’un homme hors-sol, que la conquête spatiale contribue à éloigner de son ancrage terrestre.  Dès l’époque, pourtant, l'image idéalisée du traveller hédoniste commence à se craqueler : dans My Wings (1970), Mario Terzic rejoue le mythe d’Icare pour mieux évoquer la guerre du Vietnam et l’enracinement, tandis que les architectes italien du groupe Cavart ou Ettore Sottsass font de l’architecture éphémère et du « bricolage » une charge contre la culture industrielle. Au fil des décennies, la figure dystopique du campeur post-apocalyptique héritée de la Guerre froide, bientôt relayée par celle du réfugié contemporain, prend ainsi le pas sur celle du voyageur émancipé, et annonce l'avènement d’une nouvelle mobilité planétaire largement contrainte par l'état du monde. Significativement, l’exposition se clôt ainsi par une carte blanche au PEROU, pôle d’exploration de ressources urbaines ayant notamment arpenté la jungle de Calais et qui entend expérimenter de nouvelles tactiques urbaines pour « fabriquer de l’hospitalité tout contre la ville hostile ».

Infos pratiques :

"Partir - Architectures et mobilités"

Du 6 octobre au 12 décembre 2016

Château de Blois, 6 place du Château - 41000 Blois.

Tous les jours de 9h à 18h

Tarif plein : 10 euros

http://www.frac-centre.fr

2016-10-19
Écrit par
midi:onze
Stefan Buljat, association Bastina Voyages : « Le voyage commence ici, près de chez soi. »

L'association Bastina a déployé le programme européen Migrantour à Paris. Lancé en 2010 à Turin, celui-ci a pour objectif de proposer des itinéraires urbains interculturels, accompagnés par des habitants issus de l'immigration pour découvrir le territoire avec un regard différent. Depuis, il a été expérimenté dans 9 villes européennes (Turin, Milan, Gênes, Florence, Rome, Marseille, Paris, Valence, Lisbonne). Midionze a voulu interroger ces formes alternatives de tourisme urbain et déterminer en quoi les migrations peuvent être un facteur d’enrichissement et de transformation des villes. Entretien avec Stefan Buljat, responsable de l'agence Bastina.

Vous avez remporté l'appel à projets pour mettre en place le projet Migrantour à Paris. Qu'est ce qui vous a intéressé dans ce projet ?

Nous réalisions déjà des balades urbaines depuis 2012. Ce qui nous a séduit avec le projet Migrantour, c'est le changement de paradigme dans le tourisme équitable qu'il propose. Habituellement, ce type de tourisme s'opère à travers des destinations exotiques, à des milliers de kilomètres. Ce projet permet de le recentrer ici et maintenant. Le voyage peut commencer ici, près de chez soi.

Quelles ont été les principales difficultés auxquelles il a fallu faire face ?

Au départ, il a fallu identifier et trouver les « passeurs de culture » et il a fallu du temps pour que nos différents partenaires nous accordent leur confiance. Depuis, nous avons lié des partenariats avec le Musée de l'histoire de l'immigration et l'Université Paris Descartes, la Ville de Paris et des acteurs de la Politique de la Ville et de l'économie sociale et solidaire.

Les balades sont donc guidés par des habitants des quartiers issus de l'immigration. Qui sont ces « passeurs de cultures » et comment les recrutez-vous ?

Venant de tous horizons socio-culturels, ce sont souvent des personnes qui se sentent concernées ou qui ont un intérêt pour la diversité culturelle, qui travaillent dans des associations de quartier ou culturelles. La formation se déroule avec des étudiants en anthropologie de l'Université Paris Descartes avec lesquels les "passeurs" ont réalisé des enquêtes et travaillent pour élaborer des projets touristiques alternatifs. La prochaine session de formation débute fin septembre avec une promotion de 25 personnes.

Le contexte actuel des attentats et des discours ultra-sécuritaires qui ont suivi a-il eu une influence sur les balades ou les passeurs ?

Il y a en effet une influence. Il y a encore 2/3 ans, lorsque l'on faisait des balades, on percevait les migrants comme « des oiseaux migrateurs » ! Aujourd'hui, le mot "migrant" est systématiquement associé aux primo-arrivants. On le ressent avec certaines balades comme celle que nous proposons sur le thème des frontières à Saint-Denis. Beaucoup de gens hésitaient après les événements de novembre dernier. Nos balades se déroulent principalement dans l'est parisien, dans le 18e, 19e  et le 20e arrondissement de Paris ainsi que dans sa proche banlieue. Ces mêmes lieux que le journaliste Nolan Peterson de l’émission de Fox News a identifié sur une carte de Paris comme des « No-Go-Zones ». Notre rôle est aussi de lutter contre les préjugés et les a-priori mais l'actualité n'arrange pas les choses.

"Nos balades se déroulent principalement dans l'est parisien, dans le 18e, 19e  et le 20e arrondissement de Paris ainsi que dans sa proche banlieue. Ces mêmes lieux que le journaliste Nolan Peterson de l’émission de Fox News a identifié sur une carte de Paris comme des « No-Go-Zones »." Stefan Buljat

On estime qu'en Île-de-France, une personne sur 5 est d'origine extra-européenne. Selon vous, en quoi les multiples migrations au fil des siècles sont un facteur d'enrichissement des villes, en l’occurrence de Paris ?

Paris se revendique comme la ville-Lumière, de la Liberté depuis le XIXe siècle. Une Ville-Monde qui n'est pas uniquement une image mais bien une réalité avec la présence de nombreux exilés politiques ; il y a eu aussi les migrations pour des raisons économiques, des gens ont vécu ici, portant en eux leur culture, façonnant le territoire par leur présence, leurs activités.Toutes ces migrations ont créé une capitale aux multiples visages avec une multitude de cultures. La future balade « Les petites Italies », par exemple, s’intéresse aux migrations transalpines des années 1930 qui ont transformé ou créé des quartiers entiers à La Courneuve en Seine-Saint-Denis. La balade Fashion Mix dans le quartier de la Goutte d'Or permet de mettre en lumière ce qu'ont apporté les migrants au développement du prêt-à-porter et à la mode parisienne. Paris est la ville la plus touristique au monde, notre ambition est de montrer qu'il n' y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Élysées mais que Paris, c’est aussi des quartiers populaires d'une incroyable richesse culturelle ! Ce patrimoine vivant et immatériel mérite d’être mis en valeur. Par ailleurs, Migrantour participera à un cycle de conférences à la Cité de l'architecture et du patrimoine à l'automne prochain pour évoquer ce Grand Paris cosmopolite.

Ces balades cherchent à attirer des habitants du quartier, de la ville, des étudiants, des touristes. En pratique, qui participe à ces visites ?

A plus de 70 % ce sont des Franciliens, de Paris et de région parisienne qui cherchent à connaître les « codes » de ces quartiers pour acheter par exemple des produits dans une épicerie ou dans une boutique de Wax. Nous avons aussi quelques touristes étrangers. Récemment, une trentaine de jeunes venus de Tunisie, du Maroc ou encore de Serbie et Macédoine, hébergés par l'Auberge de jeunesse de la Halle Pajol dans le 18e arrondissement ont participé à des visites.

"Paris est la ville la plus touristique au monde, notre ambition est de montrer qu'il n' y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Élysées mais que Paris, c’est aussi des quartiers populaires d'une incroyable richesse culturelle !" Stefan Buljat

Comment éviter de faire de ces balades urbains un passe-temps pour personnes en mal d’exotisme ou encore de tomber dans le folklore, ce qui serait à contre-courant des objectifs visés ?

L'exotisme est un écueil mais il me semble qu'il est intrinsèque au tourisme ! On ne peut pas lutter contre l'exotisme mais on peut essayer de mettre en perspective, de montrer que l'altérité fait partie de paysage parisien, français et faire appel à l'imaginaire ! On souhaite éviter les lieux communs.  En donnant la parole aux habitants eux-mêmes, à ces passeurs de culture, on fait en sorte que le migrant devienne un véritable interlocuteur. Leur discours et leurs propos leur appartiennent complètement ! Et les balades sont désormais payantes [ndlr : 15 euros la balade, la moitié est reversée au passeur]. Ce n'est pas tout à fait la même démarche que pour d'autres formes de tourisme alternatif.

Autre danger : la « touristification » de la diversité culturelle et donc sa commercialisation ne risquent-elles pas d’accélérer le phénomène de gentrification de certains quartiers et ainsi d'écarter les émigrés qui y vivent ?

Si en effet ! Si elle est faite de façon massive et incontrôlée. En ce qui nous concerne, nous réalisons quelques interventions ponctuelles et je pense que Barbès ne sera jamais les Champs-Élysées ! L'idée est de faire découvrir un territoire, d'apporter une valeur ajoutée au niveau économique en faisant découvrir des commerces sans jamais forcer à l'achat. Il est important de respecter une éthique et de ne pas transformer les habitants en animaux de foire ! Et cela ne peut pas se faire sans la collaboration des habitants eux-mêmes.

2016-09-07
Du potager à l'assiette, les chefs misent sur les circuits courts

Le mouvement locavore séduit de plus en plus le monde de la gastronomie. De nombreux chefs en France et à l'étranger cultivent eux-mêmes leurs propres fruits et légumes servis directement dans leur restaurant. A l'image du célèbre Alain Passard, ce chef précurseur qui dès 2002 dispose de jardins potagers dans la Sarthe et dans l'Eure pour alimenter sa table triplement étoilée L'Arpège, les chefs veulent pouvoir offrir une cuisine saine composée de produits frais, quitte à investir (parfois) les toits parisiens. Reportage.

A seulement quelques mètres de la Tour Eiffel, en plein cœur de Paris, le chef Andrew Wigger du restaurant franco-californien Frame me conduit sur le toit de l'hôtel Pullman sur lequel est niché un jardin potager de près de 600 mètres carrés où poussent courgettes, aubergines, tomates, melon, figues, pommes, poires et romarin. Près d'une centaine de variétés de fruits, légumes et herbes aromatiques sont cultivés en fonction des saisons. Quatre ruches ont été installées, d'où partent les abeilles butineuses qui ont produit près de 180 kilos de miel en 2015. Les quelques poules qui caquettent dans un coin, fournissent les œufs du brunch servi le week-end. Un véritable îlot de verdure qui contraste avec le bâti ultra dense environnant. « Ce matin, j'ai cueilli des courgettes et des aubergines dont j'avais besoin pour mon plat du jour », m'explique le chef Andrew. A 32 ans, cet américain originaire du Missouri a fait ses armes auprès d'un chef français en Californie. Dans son restaurant, Andrew sert une cuisine fusion aux influences asiatiques et mexicaines typique de la gastronomie californienne, associée à la cuisine française. « J'ai grandi dans une ferme alors ici je me sens comme à la maison quand je cuisine les légumes du jardin. Chaque matin, j'observe ce qui est mûr ou non et je cueille ce qui va me servir pour les plats. Avoir son propre potager permet de mieux ressentir la saisonnalité, de se reconnecter à la nature et bien sûr les légumes ont beaucoup plus de goût ! »

EIFFEL

Des potagers loin d'offrir l'autosuffisance en fruits et légumes

La carte de l'établissement évolue chaque mois en fonction des récoltes. En ce mois d’août, le chef propose au menu la salade du jardin, uniquement composée des légumes du potager. Ce dernier ne permet pourtant pas de satisfaire tous les besoins en fruits et légumes... En fonction du temps, de l'ensoleillement ou de la pluie, le jardin permet d'atteindre une autosuffisance sur quelques produits et pour une semaine environ. « Nous produisons beaucoup de salades, et une semaine sur deux, nous n'avons pas besoin d'en acheter, ce qui correspond à une économie d'environ 400€ /mois », explique Andrew Wigger. Pour les autres produits, le restaurant essaie de privilégier au maximum une approche locale, sans toutefois s'interdire d'acheter des produits espagnols pour la nécessité d'une recette.

« Nous produisons beaucoup de salades, et une semaine sur deux, nous n'avons pas besoin d'en acheter, ce qui correspond à une économie d'environ 400€ /mois. » Andrew Wigger, chef du restaurant Frame (Paris)

L’installation et l'entretien du potager ont été confiés à Topager, une entreprise spécialisée dans les jardins potagers sur les toits et les murs végétalisés. Trois fois par semaine, un membre de l'équipe veille à l'état du jardin et replante une variété de fruits ou légumes en fonction des envies du chef. Impossible toutefois de connaître le montant d'un tel projet, la direction se refusant à le communiquer. A Paris toujours, l'école de gastronomie Ferrandi cultive ses propres herbes aromatiques sur son toit pour produire des fleurs comestibles et des aromatiques rares. « Ces produits sont fragiles et coûteux, la production locale permet ainsi des économies significatives et apporte une valeur gustative supérieure », peut-on lire sur le site internet de Topager. Aussi, le chef Yannick Alléno a été l'un des premiers à installer un petit jardin au-dessus de son restaurant « Le Terroir parisien », à la Maison de la Mutualité à Paris.

SALADES

Un flou juridique au niveau des réglementations

Et la pollution dans tout ça ? Contrairement à certaines idées reçues, la pollution de l'air n'a quasiment pas de conséquences sur la qualité des produits cultivés. Comme nous l'explique Nicolas Bel, fondateur de Topager, « la pollution de l'air affecte surtout nos poumons mais ne rentre pas dans les légumes ! Seuls les métaux lourds peuvent être un danger lorsque les végétaux sont placés en bordure de route. Nous effectuons des tests régulièrement qui révèlent des chiffres en dessous des normes européennes. » Des relevés par ailleurs obligatoires dans les réglementations sanitaires et les fruits et légumes du potager suivent la même procédure que ceux achetés sur le marché ou en magasin.

« La pollution de l'air affecte surtout nos poumons mais ne rentre pas dans les légumes ! Seuls les métaux lourds peuvent être un danger lorsque les végétaux sont placés en bordure de route. Nous effectuons des tests régulièrement qui révèlent des chiffres en dessous des normes européennes. » Nicolas Bel, fondateur de Topager

«  Il n'y a pas de réglementations spécifiques pour les potagers sur les toits. Il y a actuellement un flou juridique car cette pratique reste encore anecdotique », précise Nicolas Bel.Ailleurs, d'autres chefs veulent aller encore loin. A Copenhague, le Danois René Redzepi, à la tête du Noma, a annoncé la fermeture de son restaurant fin 2016 pour le transformer en « ferme urbaine ». Le nouveau lieu devrait ouvrir dans le quartier de Christiania, quartier « libertaire » créé par des communautés hippie dans les années 1970. Réputé pour mettre un point d'honneur à cuisiner des produits de saison et locaux, le chef danois souhaite pousser davantage ses ambitions locavores à travers son restaurant-ferme doté d'une serre pour proposer, au maximum, une carte « zéro kilomètre ».

2016-08-29
Ville intelligente : vers une ville plus participative ?

Smart city, ville intelligente, ville connectée, digitale ou numérique : tous ces termes ont en commun de s'attacher à designer un modèle urbain s’appuyant sur les nouvelles technologies vers lequel tendre pour la ville de demain. De nombreux acteurs (élus, industriels, architectes et urbanistes, entrepreneurs, collectifs) œuvrant à la fabrique de la ville multiplient les initiatives en ce sens. Entre Open Data, objets connectés, applications et plate formes numériques, où est-on dans le déploiement de la Smart City ? Sera-t-elle une véritable opportunité pour la ville de demain ?

Pour commencer, attardons-nous sur la définition de la ville intelligente. Le magazine Raisonnance, la Revue internationale des maires francophones datant Juillet 2015 qui consacre son numéro à ce sujet propose de définir la «  ville intelligente » comme « une ville où la démocratie locale, les rapports avec et entre les citoyens, les services publics, le développement culturel et socio-économique s’enrichissent au contact des technologies numériques ».Alors que le nombre de citadins ne cesse de croire [Près de 75 % de la population mondiale vivra en ville en 2050] dans un contexte d'urgences environnementales, les nouvelles technologies se positionnent comme des solutions efficaces pour mieux vivre en ville et optimiser l'accès aux ressources et aux services. En France, la ville d'Issy-les-Moulineaux s'affiche comme l'un des fers de lance de ce concept. Entre l'ouverture des données, le déploiement de services pour optimiser les stationnements et les déplacements mais aussi le développement d'un réseau intelligent pour maîtriser les consommations d’électricité à l'échelle d'un quartier, Issy-les-Moulineaux se positionne comme une « ville soucieuse de son environnement, capable d’éviter la congestion de ses infrastructures de transport, maîtresse de ses consommations (eau, énergie) et dotée de moyens de communication facilitant l’accès des citoyens à l’ensemble des services. »

« Il y a plusieurs générations de Smart City ou villes intelligentes, la première a été portée par les industriels et la seconde, vers laquelle nous sommes en train d'aller, est celle des villes de l'intelligence collective où les nouvelles technologies conservent un pouvoir important mais associent davantage les citoyens ». Alain Renk, architecte et urbaniste

Ailleurs, Rennes, Lyon ou Montpellier mettent en place des expérimentations pour construire la ville intelligente. Avec parfois quelques ratés et rétropédalages. A Nice par exemple, la municipalité a abandonné son système de stationnement intelligent mis en service en 2012 pour un montant de 10 millions d'euros après avoir constaté son inefficacité. « Cette smart City là, portée par des industriels, conduit davantage à la ville jetable qu'à la ville intelligente », estime l'architecte et urbaniste Alain Renk, également fondateur de UFO, une start-up technologique dont l'objet est de développer et d'expérimenter des outils d'intelligence collective dédiés à l'urbanisme. Selon lui, « il y a plusieurs générations de Smart City ou villes intelligentes, la première a été portée par les industriels et la seconde, vers laquelle nous sommes en train d'aller, est celle des villes de l'intelligence collective où les nouvelles technologies conservent un pouvoir important mais associent davantage les citoyens ».

Des applications pour booster la participation citoyenne

En ligne jusqu'au 30 septembre 2016, la Ville de Paris a lancé un site Internet sous la forme d'un jeu à la « Sim City » qui propose aux Parisiens de dessiner eux-mêmes le prochain grand parc de la capitale, « la Chapelle Charbon » , qui sera situé dans le 18e arrondissement à l’horizon 2020-2023. Aux habitants de conceptualiser le paysage du parc et de prévoir les différents équipements. D'autres applications et plates-formes numériques comme City2Gether, Fluicity, ou Neocity adoptent le même principe : associer les citoyens à la fabrique de la ville, consulter et soumettre les projets au vote des habitants pour tenter d'adapter au maximum les usages au programme. Aussi connus sous le nom de « Civic Tech », ces outils portent en eux la promesse d'une ville plus participative. « Notre vision est liée à l'idée de ville contributive car nous pensons que la transition numérique, écologique, démocratique et économique demande un changement des comportements, et que cela ne sera possible que s'il y a une co-construction et donc une appropriation de la part des citoyens dans la façon de faire la ville, pour réduite le fossé qui sépare les élus et la société civile », estime Alain Renk. Pour répondre aux enjeux de construire des territoires contributifs, l'agence d'architecture a développé un outil de programmation augmentée.

"La transition numérique, écologique, démocratique et économique (...)ne sera possible que s'il y a une co-construction et donc une appropriation de la part des citoyens dans la façon de faire la ville, pour réduite le fossé qui sépare les élus et la société civile. » Alain Renk, architecte et urbaniste

La méthode propose aux habitants, via une tablette, de modifier la ville en prenant en compte différents choix d’aménagements (place du végétal, importance des pistes cyclables ou choix du mobilier urbain, etc.) grâce à une base de données d'images. Il s'agit aussi pour les participants de justifier et de commenter leur avis. « Ce qui est fascinant avec cet outil très ludique, c'est de se rendre compte que les élus et les habitants aspirent à des modèles de villes similaires : dense, végétalisée et bien pourvue en transports en commun. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, les habitants consultés privilégient l’intérêt commun et non l’intérêt particulier. Leurs choix vont en faveur des besoins de leurs enfants ou leurs amis ! Ils réfléchissent à du vivre-ensemble de façon naturelle », analyse Alain Renk.

Big data et ville intelligente

Dans ce type de démarches, le numérique souhaite davantage rapprocher le citoyen de son cadre de vie. Car l'écueil serait aussi d'isoler les habitants. C'est par ailleurs la mise en garde soulevée par le spécialiste des villes intelligentes Carlos Moreno dans une interview publiée dans le magazine Raisonnance : « Il faut également évacuer l'idée selon laquelle une ville connectée est une ville intelligente. L'intelligence des villes, c'est ce souci constant de l'amélioration de la qualité de vie, c'est placer l'humain, tous les humains, au cœur du projet urbain. Si la ville connectée ne crée pas de lien social, elle peut devenir paradoxalement régressive, favorisant l'isolement, développant ce que nous appelons alors les « zombies-geeks », là où nous avons besoin de citoyens rompus au numérique certes, mais avant tout proactifs.»

"Si la ville connectée ne crée pas de lien social, elle peut devenir paradoxalement régressive, favorisant l'isolement, développant ce que nous appelons alors les « zombies-geeks », là où nous avons besoin de citoyens rompus au numérique certes, mais avant tout proactifs." Carlos Moreno, spécialiste des villes intelligentes

L'ouverture des données, la multiplication des capteurs et des objets connectés reliés en réseau sur internet inquiètent de nombreux citoyens et défenseurs des libertés individuelles quant à la sécurisation des données. Certes, la promesse n'est autre que d’améliorer la vie urbaine mais il est aujourd'hui impossible d'empêcher un éventuel piratage des données. De même, comment ne pas craindre la dérive vers une surveillance de masse accrue grâce à ces capteurs qui sont autant de mini mouchards, présents partout dans notre vie quotidienne ? Pour ce qui est des données d'utilité générale, il semble intéressant de parier davantage sur l'open source pour développer la ville intelligente en considérant les données comme des biens communs, comme le préconise la chercheuse Valérie Peugeot : « Si on trouve des controverses sur l’usage de la donnée, son contrôle, l’intérêt de la donnée n’est pas discuté. Les deux visions de la Smart City ne proposent ni l’une ni l’autre une utilisation plus frugale de la donnée. » Et la chercheuse d'imaginer une cogestion entre l’utilisateur du service et l’entreprise pour les données valorisées par des acteurs privés.

2016-09-09