La ville à l’heure du changement.
Les enfants, impensés de la fabrique urbaine, trouvent place dans la ville !

À l’école ou dans la ville, des initiatives se développent pour redonner une place de choix aux enfants. Longtemps impensés de la fabrique urbaine, ils représentent pourtant un levier essentiel pour créer les conditions d’une ville plus inclusive. 

Penser l’école idéale comme lieu d'émancipation et d’invention, questionner les différents espaces qui la composent, de la cour de récréation à la salle de classe : tel est le pari de l'exposition “l'École idéale” qui se tient aux Magasins généraux jusqu’au 12 octobre sous le commissariat de l’Atelier Senzu, bureau d'architecture basé à Paris.

Ces propositions d’architectes, de designers et d'artistes illustrent des approches alternatives de conception d’espaces à destination des enfants, rompant avec le visage des écoles à l’architecture monolithique, héritées de la fin du XIXème siècle. Plus ludiques, écologiques et ouvertes, elles ambitionnent par là-même d’offrir un cadre plus propice à de nouvelles manières d’apprendre et de socialiser. Depuis plusieurs années, des initiatives se développent en France pour reconfigurer également les espaces publics aux abords des écoles, de façon à les rendre plus sécurisés, plus végétalisés, plus accueillants. À Paris, près de 300 écoles ont intégré le dispositif “Rues aux écoles” pour sécuriser les déplacements des familles tout en leur proposant de nouveaux espaces de jeux. 

Agence Smarin, école Saint-Charles, Nouveau Musée National de Monaco, Ecoletopie, Monaco, 2024

Se réapproprier temporairement l’espace public

Le mouvement « Rue aux enfants, rue pour tous » s’inscrit dans cette volonté de redonner temporairement une place aux enfants dans les rues des villes en les fermant à la circulation motorisée. À l’origine de la démarche, un collectif de quatre associations : l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (Anacej), Cafézoïde, Rue de l’avenir et Vivacités Ile-de France. Leur objectif : répondre au constat de l’exclusion des enfants des espaces publics et souligner “ l’importance de la rue et de la ville comme lieux de rencontre et d’apprentissage physique de leur autonomie”. Apparu en France en 2015, le mouvement s’est depuis structuré avec l’élaboration d’une charte, puis d’un manifeste en 2017. À ce jour, plus de 320 communes ont rejoint la dynamique.

Ce moment récréatif peut être utilisé comme un outil de réflexion sur l’évolution des espaces publics vers plus d’apaisement, notamment pour des quartiers en cours de restructuration ou de renouvellement urbain, mais aussi plus de vitalité dans les petites villes[...] et favorise le temps de l’opération, un brassage des âges, des quartiers, des cultures, des savoirs, des enthousiasmes” précise le communiqué de presse.

Les oubliés de l'architecture et de l’urbanisme

Du constat même de Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, professeur honoraire de l’Institut d’urbanisme de Paris, et auteur de Pays de l’enfance (éd. Terre urbaine, 2022),  “Les enfants sont les oubliés de l’urbanisme productiviste”. D’après l’Institut National de Veille Sanitaire, 4 enfants sur 10, âgés de 3 à 10 ans, ne jouent jamais dehors pendant la semaine. Plus largement, c’est la question des espaces publics consacrés à des usages récréatifs ou de socialisation qui est aussi soulevée. Seulement 10 à 20 % des mètres carrés qui composent les villes françaises sont consacrés à la « ville relationnelle ». Les 80 à 90 mètres carrés restants sont quant à eux dédiés à la « ville fonctionnelle ». Comme le souligne dans son mémoire de fin d’études “La ville à hauteur d’enfants”, Floras Horras en 2018, les facteurs qui expliquent l'absence de la présence des enfants dans l’espace public urbain sont “d’ordre social, culturel ou technologique, tous sont liés à l’émergence de la société de consommation de masse dans les années 1960 en Europe, puis à ses évolutions.” 

Ecole des Plans à Cergy-Pontoise par Jean Renaudie, 1972. Crédit : archives du Val d'Oise

La présence accrue de voitures a réduit les espaces de jeux potentiels tout en augmentant les dangers associés, auxquels s’ajoutent les préoccupations sécuritaires et le développement des technologies et espaces numériques. C’est par ailleurs l’un des constats des recherches de Clément Rivière. Le sociologue, maître de conférences en sociologie à l'université de Lille et auteur de Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan (Presses Universitaires de Lyon, 2021) rend compte de “deux désirs contradictoires qui pèsent sur les parents : d’une part favoriser le développement de l’autonomie de leur enfant et d’autre part s’assurer de leur sécurité”.


Renforcer la place des enfants dans les politiques urbaines

Face à l’absence historique de prise de compte des publics enfants et adolescents dans la fabrique de la ville, des métropoles comme Paris, Lille, Lyon ou Montpellier ont mis en place les premières réflexions et actions, touchant aussi bien à la question de l’aménagement des espaces, qu’à la mobilité ou aux enjeux de gouvernance. Inspirée par le projet « La Ville des Enfants » de l’italien Francesco Tonucci né aux débuts des années 1990 pour répondre à “la situation de crise que connaît la ville moderne et qui a répondu aux besoins d’un seul type de citoyen : homme, adulte, travailleur et motorisé”, l’expérimentation menée à Lille est à ce titre emblématique. Portée par le Laboratoire “Lille à hauteur d'enfants" depuis 2022, elle a abouti à la mise en place d’une charte (juin 2024) avec 18 principes puis à des propositions d'actions (mai 2025). Au total, 50 propositions, dont 20 prioritaires, ont été listées, toutes en accès libre : ouvrir les cours d’école en dehors des temps scolaires, favoriser la mobilité à vélo, donner plus de visibilité aux femmes et aux filles dans la ville, faire découvrir aux enfants les quartiers où ils n’habitent pas (classes découverte, dispositif « vacances en ville ») ou encore créer une instance citoyenne pour les adolescents.

“Une des forces de ce laboratoire a été de pouvoir réunir et de faire travailler ensemble les équipes municipales, des experts et des représentants du tissu associatif local en lien avec les sujets de l’enfance, l'éducation et de la culture pour aborder ce sujet dans une approche transversale, souligne Clément Rivière, qui préside le laboratoire lillois. Les travaux ont ensuite été présentés à des groupes d’enfants lors d’ateliers pour évaluer l'intérêt et s’assurer de la clarté des propositions. Ce fut une très belle expérience d'intelligence collective pour fédérer sur la gestion de la place de l’enfant dans la ville”. 

Favoriser l’émancipation des enfants et la démocratie

Autre leçon de ce projet : l’inclusivité des enfants dans la fabrique de la ville est un levier d’action pour aborder les questions de mixité et de présence différenciée des genres dans l’espace public, ou encore la place des personnes âgées ou en situation de handicap, notamment quand il s’agit d’évoquer les questions de mobilité et de sécurité. Pour Clément Rivière, l’enjeu est aussi politique : “La Ville à hauteur d’enfants porte en elle une aspiration démocratique et républicaine forte, celle de donner à la notion d'urbanité toute sa dimension en offrant aux enfants la possibilité de partir à la découverte de l’autre, mais aussi en refusant l'anxiété généralisée et le risque de laisser l’attrait des écrans renforcer l’isolement”.

2025-08-29
écrit par
Deborah Antoinat
Îles de la Seine, portrait d'un archipel métropolitain méconnu

Jusqu'au 2 octobre 2016, Le Pavillon de l'Arsenal de Paris expose « Îles de la Seine », une manifestation explorant le fleuve à travers le portrait d'une trentaine d'îles. Alors même que la Seine est au centre d’importantes stratégies urbaines contemporaines, notamment avec l’appel à projets « Réinventer la Seine » lancé en mars 2016, cette exposition invite à l'exploration de ces territoires méconnus.

Île résidentielle, lieu de villégiatures et de loisirs, site d'activités agricoles ou industrielles, île inhabitable, abandonnée, disparue ou parfois privée, une grande mixité d'usages caractérise les quelques 117 îles de la Seine, de Conflans-sur-Seine à Rouen. A travers des plans, affiches et photos d'époque, l'exposition donne à voir la singularité des quelques trente-deux îles mises en avant. Les machines de l'île Marly, le parc de l’île du Moulin-Joly, l'île Saint-Louis et son ancien port d'amarrage, l'île des Impressionnistes et ses guinguettes ou encore l’île Seguin, reconnaissable entre toutes, façonnée pendant des siècles par la présence de l'usine Renault et qui, demain, sera transformée en Cité Musicale par les architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines. Pour chacune de ses îles, un morceau d'histoires, un récit anecdotique ou non, plonge le visiteur dans le passé de ces espaces insulaires et le fait voyager dans le mythe de ces lieux particuliers.Cette exposition se déroule dans le contexte d'une récente revalorisation des axes fluviaux et de la Seine à l'échelle de la métropole. Comme l'écrit Milena Charbit, architecte et commissaire scientifique invitée : «  Alors que la Seine est au centre d’importantes stratégies urbaines contemporaines, telles que la consultation du Grand Paris avec Seine Métropole d’Antoine Grumbach, le prolongement de la ligne Eole (RER E) le long du fleuve d’ici 2022, ou encore l’appel à projets « Réinventer la Seine » (Paris – Rouen– Le Havre) lancé en mars 2016, cet ouvrage entend contribuer à la découverte de ce territoire en archipel, lieux de lenteur, amas d’alluvions arrachés aux nombreux méandres du fleuve. »

Infos pratiques :

Iles de la Seine, Exposition créée par le Pavillon de l’Arsenal, du 4 juin au 2 octobre 2016

Pavillon de l’Arsenal - Centre d’urbanisme et d’architecture de Paris et de la métropole parisienne

21, boulevard Morland 75004

Entrée libredu mardi au samedi de 10h30 à 18h30,  le dimanche de 11h à 19h

www.pavillon-arsenal.com

2016-06-27
Écrit par
midi:onze
Ariane Vitalis : « Les créatifs culturels veulent tous transformer la société d’une manière ou d’une autre »

Il y a quinze ans, l’expression « créatifs culturels » faisait son apparition en France et désignait cette frange croissante de la population n’appartenant ni aux traditionnalistes, ni aux modernistes, mais frayant entre eux une troisième voie sensible à l’écologie, aux valeurs dites féminines, à la spiritualité et à l’implication sociale et citoyenne. Ils représenteraient aujourd’hui 25% de la population française etAriane Vitalis, sociologue, vient de leur consacrer un ouvrage aux Editions Yves Michel. Entretien.

En 2000, une étude du sociologue Paul H. Ray et de la psychologue Sherry Ruth Anderson consacrait l’émergence aux Etats-Unis d’une alternative de poids à l’American way of life : les créatifs culturels ou créateurs de culture. Ces « acteurs du changement », dont les deux chercheurs estimaient la part à 24% de la population américaine (17% en France), étaient identifiés par quatre pôles de valeurs : l’écologie, l’ouverture aux valeurs féminines, la spiritualité et l’implication sociale. Agrégés dans une nébuleuse aux contours flous (il faut dire que l’expression vague de « créatifs culturels » n’aide pas à les identifier), ce sont les clients des AMAP, des marchés bios et des stages de médecine ayurvédique ; les néo-paysans ayant troqué une carrière d’ingénieur contre une activité d’éleveur bio davantage en accord avec leur idéal de sobriété ; mais aussi, à l’autre extrémité du spectre, les gérants de start-up où l’on promeut l’économie collaborative et la troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin.Quinze ans tout juste après la traduction en France de l’étude de Ray et Anderson, la sociologue Ariane Vitalis vient de consacrer un ouvrage au phénomène. Rencontre avec l’auteure de Les Créatifs Culturels : l’émergence d’une nouvelle conscience (éditions Yves Michel).

Une quinzaine d’années après la parution de l’étude de Ray et Anderson sur les créatifs culturels, comment ces derniers ont-ils évolué ?

Les créatifs culturels ont beaucoup plus conscience qu’ils font partie d’une dynamique collective. Le sentiment de solitude qu’ils pouvaient ressentir est moins présent. La révolution numérique et les réseaux sociaux ont évidemment joué dans cette évolution : les créatifs culturels peuvent davantage se connecter les uns aux autres et se rencontrer.

Pour autant, l’expression « créatifs culturels » n’a jamais pris en France. Comment l’expliquez-vous ? Quels termes pourrait-on lui substituer ?

L’expression n’a pas pris car elle n’est pas suffisamment explicite, et n’évoque pas forcément le lien avec la transition. C’est différent aux Etats-Unis, où le terme est davantage pris en considération. En France, on parle plutôt d’acteurs du changement, de défricheurs ou de transitionneurs.  Mais peu importe au fond que l’expression ne fasse pas tout de suite sens : les créatifs culturels ne sont pas obligés de se définir.

En France, le terme de bobo est-il une manière de les désigner ?

Le bobo est un créatif culturel, mais il ne définit pas le phénomène dans sa totalité. Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale. Or, elle demeure souvent superficielle chez les bobos. David Brooks, à qui l’on doit ce mot, définit le bobo comme un individu qui critique la culture capitaliste tout en en vivant...

"Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale." Ariane Vitalis

Vous désignez comme créatifs culturels aussi bien le jeune homme issu d’école de commerce et montant une start-up dans l’économie collaborative que la quadragénaire quittant la ville pour faire de la permaculture. Qu’ont-ils en commun ?

Chez le premier domine l’idée que l’intégration au système peut permettre de le transformer de l’intérieur, tandis que d’autres créatifs culturels sont plus radicaux et opèrent un changement de vie. Mais tous veulent transformer la société d’une façon ou d’une autre. Ils partagent également des valeurs communes, telles que le sentiment d’urgence écologique, une volonté d’engagement, un élan vers la connaissance de soi, pour la consommation éthique, le développement durable, le bio, etc.

Vous désignez aussi les créatifs culturels comme ayant une vision « grand angle », holistique…

En effet. Ils ont une vision globale des crises, qu’ils perçoivent comme interconnectées. Ce sont des chantres du « Penser globalement, agir localement ». Ils ont pris conscience que les problèmes mondiaux affectent aussi des communautés locales.

Quelle part de la population française représentent-ils ?

En 2006, on estimait la part des créatifs culturels à 17%. Aujourd’hui, je dirais qu’ils sont environ 25%. Les valeurs des créatifs culturels ont progressé. L’expansion des restaurants végétariens en témoigne : il y a quelques années, être végétarien était difficile. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Idem pour le bio, qui s’est considérablement développé…

Les Créatifs culturels se trouveraient essentiellement chez les classes moyennes supérieures…

Dans l’étude de Ray et Anderson en effet, les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple.

"Les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple." Ariane Vitalis

On n’est pas dans le cadre d’un militantisme classique porté par le prolétariat. On reste dans un certain milieu, mais il y a malgré tout une certaine hétérogénéité des classes sociales.

Quelle relation les créatifs culturels entretiennent-ils avec les nouvelles technologies et la nouvelle économie ?

La plupart des créatifs culturels ont un lien fort avec les technologies, qui leur permettent de travailler en réseau, de s’informer. Leur existence même est très liée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication : elles leur ouvrent des possibilités en matière d’écologie, d’économie collaborative, d’innovations… Pourtant, certains radicaux se montrent plus critiques à leur égard et pointent  notre aliénation aux outils technologiques. Cela peut aller jusqu’au refus pur et simple et à la déconnexion…

Dans votre ouvrage, vous faites la genèse  des créatifs culturels. Quels grands courants culturels les ont inspirés ?

Ils se trouvent dans le droit fil des mouvements hippies et de la contre-culture des années 1950 à 1970, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Diggers, la Beat Generation, les mouvements pacifistes constituent leur héritage le plus proche. Mais on peut remonter jusqu’au romantisme et au transcendentalisme, qui sont nés de part et d’autre de l’Atlantique au XIXe siècle en réaction à la modernité capitaliste. Les Romantiques aspiraient à une vie plus communautaire, plus fraternelle, en lien avec la nature et le sacré. Idem pour Thoreau et Emerson en Amérique : le mode de vie qu’ils appelaient de leurs vœux était aux antipodes de la société industrielle naissante.

Pour autant, certains créatifs culturels sont de plain pied dans l’économie de marché, notamment ceux qui promeuvent l’économie collaborative…

Comme je l’expliquais, les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert.

"Les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert." Ariane Vitalis

Dans leur version « capitaliste », les créatifs culturels penchent vers l’entreprenariat social, et manifestent une vraie volonté d’horizontaliser les rapports hiérarchiques.

Diriez-vous que Nuit debout est un mouvement de créatifs culturels ?

Je dirais oui… dans une certaine mesure. On y trouve quelques-uns de leurs modes d’action caractéristiques : potagers urbains, assemblées démocratiques, absence de leadership, etc. Mais les personnes qui participent à ce mouvement sont très variées. On y trouve aussi des profils plus enclins à une certaine violence. Chez les créatifs culturels, la non-violence, la connexion avec le spirituel, l’empathie et la douceur sont constitutifs de leur façon d’être.

Depuis l’apparition de l’expression « créatifs culturels », les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé de croître. L’extrême droite aussi. Les créatifs culturels  seraient-ils voués à l’impuissance ?

Le problème des créatifs culturels est qu’ils manquent d’organisation et demeurent une minorité en France et en Occident. Le reste de la masse est lourd à mobiliser. Mais si leur impact reste minime, il n’est pas à négliger. Le succès du film Demain montre bien qu’il y a un engouement croissant pour les alternatives portées par les créatifs culturels.  Reste alors la question du passage à l’acte.

Justement. Dans votre ouvrage, vous citez ces termes d’Olivier Penot-Lacassagne à propos de la contre-culture : « Ce que nous appelons contre-culture, écrit-il, est souvent dépourvu de culture et n’a de contre que le pittoresque que nous lui attribuons ». Pourrait-on en dire autant des créatifs culturels, dont beaucoup peinent à traduire leurs valeurs en actes ?

Pour certains créatifs culturels, en effet, l’élan vers l’écologie, l’empathie, la spiritualité, etc. est un simple effet de mode. Certains s’engagent dans ces chemins-là sans être convaincus au fond d’eux mêmes et on peut alors craindre qu’ils soient rattrapés par l’économie de marché. Mais il existe chez la grande majorité d’entre eux une vraie volonté de mettre en accord leurs pensées et leurs actes. Les Créatifs culturels sont très empathiques, ils se sentent en lien profond avec le monde.

Pour en savoir plus :

créatifs culturels - yves michel

Ariane Vitalis, Les Créatifs culturels : l'émergence d'une nouvelle conscience, regards sur les acteurs d'un changement de société - Editions Yves Michel, 2016, 200 pages, 15 €

2016-06-06
Écrit par
Pierre Monsegur
L'agriculture urbaine peut-elle nourrir la ville ?

L'image d'une ville consommatrice, « gloutonne » qui s 'opposerait à une campagne productrice et nourricière semble peu à peu s'estomper, à la faveur des nombreuses initiatives qui se développent pour offrir davantage d'autosuffisance alimentaire aux villes. L'espace urbain veut mettre la main à la pâte pour fournir des produits agricoles. Une préoccupation d'autant plus nécessaire que d'ici 2050, près de 75 % de la population mondiale vivra en ville. La résilience alimentaire urbaine est-elle un vœu pieu ou une tendance bien concrète en passe de devenir une réalité?

Vers la ville comestible

Toits-terrasses, jardins potagers, fermes urbaines, les projets d' agriculture urbaine essaiment un peu partout en France depuis quelques années, après avoir connu un certain succès en Amérique du Nord à l'image de la Lufa Farm, première ferme urbaine construite en 2010 sur le toit d’un immeuble à Montréal. A Paris, l'un des engagements de la maire Anne Hidalgo est de végétaliser 100 hectares de surfaces parisiennes d'ici 2020 à travers l'appel à projets Parisculteurs soit 47 sites à verdir (parkings, toits, jardins, terrasses, surfaces au sol et en sous-sol).  Les spécialistes du vert en ville se multiplient : Topager cultive des jardins potagers sur les toits, des toitures et des murs végétalisés, Sous les fraises vise l'exploitation de maraîchages urbains, Toits vivants, Le sens de l’Humus, V’île fertile ou Clinamen qui s'est notamment fait connaître en faisant paître des moutons à Saint-Denis.Aujourd'hui, rares sont les projets urbains qui n'incluent pas - peu ou prou - des jardins partagés dans leur programme… De quoi se demander si la végétalisation comestible n'est pas le nouveau mantra de la fabrique urbaine.  « Il y a des initiatives très diverses : certaines sont de véritables laboratoires très utiles, d'autres semblent surfer sur un filon, explique Jean-Noël Consales, Maître de Conférences en Urbanisme, Aménagement du Territoire et Géographie à l'Université d'Aix-Marseille (AMU) et spécialiste des questions d'agriculture urbaine. La question de l'autosuffisance doit être posée car elle sous-tend des questions pour construire une ville plus durable ».

" Il y a des initiatives très diverses : certaines sont de véritables laboratoires très utiles, d'autres semblent surfer sur un filon." Jean-Noël Consales, Maître de Conférences en Urbanisme, Aménagement du Territoire et Géographie (Université Aix-Marseille)

Quelques villes tentent d'aller encore plus loin. Ainsi, Todmorgen (Royaume-uni) a pour objectif depuis 2008 de parvenir à l’autonomie alimentaire d’ici à 2018. C'est là que né le mouvement des Incroyables comestibles qui vise à l’autosuffisance. Le principe : faire cultiver les parcelles disponibles par les habitants, contribuant de cette façon à la réappropriation citoyenne de l’espace. Totnes en Angleterre, lieu où se crée le mouvement des villes en transition encourage les circuits courts, l'autosuffisance alimentaire énergétique et économique allant jusqu'à instaurer une monnaie locale. Des lieux d'expérimentations apparaissent en France comme à Albi où un vaste programme a été lancé.

Renforcer les liens villes-campagnes

Les nombreux scandales alimentaires comme la crise vache folle ou l'affaire de la viande de cheval, l'utilisation des pesticides questionnent les modes de production alimentaire et participent à l'envie grandissante des consommateurs de s'assurer de la traçabilité des produits et de manger mieux, bio, local et de saison. La crise économique fait bouger les mentalités et les pratiques évoluent. Les circuits-courts séduisent : Amap (association pour le maintien d'une agriculture paysanne), Ruche qui dit Oui ! (réseau de vente directe pour les produits locaux), nombreux sont ceux qui proposent des paniers pour la plupart bio où le consommateur peut commander des produits issus de différentes exploitations locales. Certaines cantines misent aussi sur le local et le bio comme à à Mouans-Sartoux, petite commune de moins de 10.000 habitants des Alpes-maritimes où des déjeuners 100 % bio sont servis aux enfants des trois restaurants scolaires. Et la municipalité s'est même lancée dans la production de ses propres légumes bio pour alimenter les cantines scolaires de la commune. Pour cela, elle a acquis en 2005, par voie de préemption, un ancien domaine agricole composé d’un terrain de 4ha.

"L'enjeu pour toutes les métropoles mondiales va consister à combiner une échelle de production à l'échelle métropolitaine avec une gouvernance qui va se faire au niveau régional." Jean-Noël Consales

L'initiative menée dans cette commune est bel exemple de ce qui peut se faire en termes de politique agricole et alimentaire locale pour s’approcher d’une autonomie alimentaire. Mais cette échelle de territoire est-elle la réponse adéquate pour penser l’autosuffisance alimentaire ? « Selon moi, l'échelle d’efficience se situe autour du périmètre de la métropole sans pour autant garantir une autonomie totale, ce qui est sûrement une utopie », estime Jean-Noël Consales. « L'enjeu pour toutes les métropoles mondiales va consister à combiner une échelle de production à l'échelle métropolitaine avec une gouvernance qui va se faire au niveau régional. A cet égard, l'exemple marseillais est intéressant car l’essentiel de la production agricole réalisée par les producteurs au nord de la métropole Aix-Marseille est consommée à l'extérieur de ce territoire alors qu'elle pourrait approvisionner le sud densément peuplé ».L'agriculture urbaine est également un enjeu planétaire pour lutter contre la faim et atténuer l’insécurité alimentaire urbaine à l'heure où les espaces urbains sont de plus en saturés. Face à l'augmentation du nombre de migrants vers les centres urbains dans les années à venir liés aux catastrophes écologiques et aux conflits, il est fondamental de bâtir des villes plus résilientes. Et pour Jean-Noël Consales, « derrière cette notion d'autosuffisance, il y a aussi la démocratisation de la question de l'autonomie alimentaire d'une population et d'un territoire. Aussi, l'inclusion de cette forme de production en ville change la question alimentaire, fondamentale des modes de vie urbains. Elle permet une reconnexion et un questionnement face à la chose alimentaire ».

2016-06-07
À la Cité de l'architecture et du patrimoine, l'architecture vivante de Yona Friedman

A la Cité de l’architecture et du Patrimoine, une exposition rend hommage à l’architecte français d'origine hongroise Yona Friedman et souligne son apport décisif à la pratique architecturale contemporaine…  

Sans doute l’époque incline-t-elle à la redécouverte de Yona Friedman : à l’heure où l’on parle crise des migrants et architecture d’urgence, écologie, empowerment et économie du partage, où de jeunes collectifs pluridisciplinaires revendiquent son héritage et plaident pour une ville faite avec, sinon par ses usagers, l’architecte d’origine hongroise passe pour un visionnaire ayant su annoncer dès les années 1960 les mutations spatiales, sociales, culturelles et technologiques qui travaillent le monde contemporain. Optant pour un cheminement chronologique, l’exposition que lui consacre la Cité de l’architecture et du patrimoine sous la houlette de Caroline Cros bat en brèche son image d’architecte de papier et d’utopiste, pour souligner au contraire ce qu’il y a de vivant et de résolument actuel dans les notions d’ « architecture mobile », de « ville spatiale » et de « ville relationnelle ». L’exposition insiste particulièrement sur l’approche holistique mise en œuvre par Yona Friedman, sur sa propension à puiser dans les mathématiques et les sciences humaines pour mieux susciter l’improvisation et l’appropriation du projet architectural par les habitants (« L’architecte perd de son importance (ou il doit en perdre) pour laisser plus d’initiative aux habitants », écrit-il dans les années 1960). On découvre notamment comment il travailla en 1979-80 à la réalisation du Lycée Bergson à Angers, mais aussi sa manière de se saisir de la bande dessinée ou du numérique pour mieux communiquer ses idées. Parmi les « outils » ainsi conçus par Friedman, l’exposition propose au visiteur un « programme d’architecture », initiation en images à l’autoplanification.

Infos pratiques :

Yona Friedman, « Architecture mobile = architecture vivante »

Exposition du 11 mai au 7 novembre 2016

Cité de l’architecture et du patrimoine

Palais de Chaillot, 1 place du Trocadéro, Paris 16

Métro : Trocadéro ou Iena

Citedechaillot.fr #Yona Friedman

2016-05-19
Écrit par
midi:onze
La place dans l'espace urbain, vers de nouveaux usages ?

Économique, politique, culturelle ou religieuse, la place remplit depuis l'Antiquité plusieurs fonctions dans l'espace public. Il s'agit d'un lieu de promenade, d'un espace de circulation, de sociabilité, d'un lieu privilégié pour les discussions, rassemblements et manifestations. Le mouvement Nuit Debout en est une illustration intéressante, transformant la Place de la République à Paris et d'autres places en France en autant de foyers de luttes sociales, politiques et écologiques. A Paris toujours, sept grandes places vont être rénovées pour créer des espaces de vie plus vivants et durables. L'occasion de nous interroger sur le rôle et les usages de la place dans l'espace urbain.

Les luttes sont dans la place

L'occupation d'espaces, et tout particulièrement de places publiques, constitue l'un des points communs aux mouvements civiques récents, des Indignés aux printemps arabes. Après la Plaza del Sol en Espagne, la Place Tahrir au Caire ou la place Taksim à Istanbul, la Place de la République à Paris s'affiche depuis le 31 mars 2016 comme le lieu d'un nouveau mouvement, Nuit Debout, qui dépasse aujourd'hui l'opposition initiale à la loi travail El Khomri. « Le 31 mars 2016, après la manifestation, on ne rentre pas chez nous, on occupe une place ! » annonce Nuit Debout dans son communiqué de presse. Depuis, le mouvement se poursuit. Une quarantaine de « commissions » (logement, économie, Grève générale, Université populaire, Féministe, Anti-spécistes, Santé, ect.) se tiennent sur la Place de la République. Depuis le 6 avril, la Commission Climat Écologie est organisée chaque jour, de 16 à 18 heures. Banderoles, affiches, Manifeste imprimé sur des feuilles A4 et collé sur un mur, table bricolée pour faire office de bureau d'accueil sont là pour marquer l'occupation des lieux.« Occuper la place permet d'exprimer notre mécontentement, de dire au système en place que maintenant il y a en ras-le-bol. Pour nous, c'est très important de conserver notre emplacement », explique David, un jeune trentenaire au chômage qui s'est engagé pour utiliser son temps efficacement. « Chaque jour, près de 30 à 40 personnes se retrouvent pour débattre autour des thèmes de l'écologie. On essaye d'organiser des actions le week-end comme des ateliers de récupération, une grainothèque, du jardinage. Le but : sensibiliser le plus grand nombre mais surtout faire converger les luttes. C’est cela la plus-value de Nuit Debout ».

« Chaque jour, près de 30 à 40 personnes se retrouvent pour débattre autour des thèmes de l'écologie. On essaye d'organiser des actions le week-end comme des ateliers de récupération, une grainothèque, du jardinage. Le but : sensibiliser le plus grand nombre mais surtout faire converger les luttes. C’est cela la plus-value de Nuit Debout ». David, participant aux mobilisations de Nuit debout

Sur le Manifeste, les revendications vont en faveur de la sortie du nucléaire et de la transition énergétique, du développement d'une agriculture paysanne, de la lutte contre l'obsolescence programmée, de la « reconversion des énergies inutiles et polluantes ». Aujourd'hui, les solutions proposées restent à l'état de débat, de parole libre, car l'objectif n'est pas de solliciter les pouvoirs publics. « La question politique n’est pas abordée et le mouvement entend rester citoyen », rappelle David.

La place comme espace social et politique

Pour les acteurs de Nuit Debout, "Répu" se conçoit d'abord comme un lieu d'expérimentation politique et comme une agora. Depuis sa métamorphose en 2013, ce point de rassemblement historique des manifestations parisiennes est devenu un espace public d'autant plus vivant, d'autant plus ouvert à une grande diversité d’usages, que la place de la voiture y a été singulièrement réduite. En mars dernier, une série de tables-rondes intitulée « EN PLACES ! Exploration sensible de la place publique » était organisée sur cette même place par les étudiant(e)s du Master Projets culturels dans l'espace public (Paris 1) sous la houlette de Pascal Le Brun-Cordier, directeur de projets culturels et responsable de la formation. Pour ce spécialiste de l'art dans l'espace public, « la place est par excellence l’espace public de la rencontre, du rassemblement, du commun, à l’exception cela dit de la place-carrefour conçue pour la circulation automobile. Parfois, la place se transforme en lieu du possible, ouvert à l’événement, au sens philosophique de « ce qui advient ». C’est ce qui se produit en ce printemps 2016 place de la République avec la Nuit Debout. Sans doute l’aménagement de la place peut-il le faciliter : c’est un vaste plateau ouvert, non saturé, dégagé, avec de larges perspectives. Un espace public facilement appropriable, disponible pour de multiples usages ».

De nouveaux usages demain ?Appropriables, les places publiques contemporaines le seraient-elles à condition que ce soit pour des usages sportifs, culturels ou festifs ? La défiance à l'égard d'usages trop explicitement politiques expliquerait la remarque d'Anne Hidalgo à propos du mouvement Nuit debout, accusé de "privatiser l'espace public" alors que ses tenants s'efforcent au contraire d'y construire du commun.

« La place est par excellence l’espace public de la rencontre, du rassemblement, du commun, à l’exception cela dit de la place-carrefour conçue pour la circulation automobile. Parfois, la place se transforme en lieu du possible, ouvert à l’événement, au sens philosophique de « ce qui advient ». Pascal Lebrun-Cordier

Ainsi, le programme “Réinventons nos places” lancé en juin 2015 par la maire de Paris vise surtout à amorcer la transition vers une ville durable et (ré)créative. Après la récente rénovation de la Place de la République, cet appel à projets vise à rénover sept nouvelles places. Bastille, Fêtes, Gambetta, Madeleine, Italie, Nation, Panthéon seront ainsi réaménagées à l'issue des travaux prévus sur la période 2017-2019. Les objectifs affichés par la Mairie de Paris : apaiser l’espace public, rééquilibrer les usages au profit des piétons et des circulations douces, valoriser les espaces naturels, imaginer de nouveaux usages tels que les activités sportives et culturelles temporaires, proposer du mobilier urbain « recyclé, fixe et mobile »… Les places parisiennes rénovées de demain s'attacheront à maîtriser les impacts générés par l'espace public (énergie, déchet, eau, mobilier en réemploi) et proposer des espaces plantés appropriables (espaces de jeux, repos, jardinage).

Ce programme, réalisé en concertation avec les usagers, habitants et collectifs n'en ouvre pas moins vers des espaces de vie véritablement publics, disponibles et appropriables. « L’espace public n’est pas uniquement produit par l’architecture et par l’urbanisme, estime Pascal Le Brun-Cordier. C’est aussi une situation que la création artistique a la capacité d’activer. En « greffant » l’art dans la ville, on peut ainsi en proposer d’autres aménagements physiques ou symboliques, poétiques ou politiques, d’autres manières de la voir et de la vivre. Ces nouveaux "partages du sensible », même s’ils sont temporaires, ont des effets d’oxygénation politique. »Une gageure en situation d’État d'urgence, alors même que l’État vient d'annoncer son intention de le prolonger jusqu'à la fin de l'Euro 2016.

2016-04-25
Écrit par
midi:onze
Avec X/tnt, un Code de la Dé-conduite pour réinventer nos usages de l'espace public

Que peut-on faire dans l’espace public ? Depuis deux ans, le code de la Déconduite de la compagnie X/tnt explore les lois et règlements qui régissent nos habitus urbains pour mieux engager les citadins à connaître leurs droits et s’approprier la ville…

Est-il légal de pique-niquer sur un rond-point ? De faire sa lessive dans une fontaine ? D’organiser un karaoké sur la voie publique ? En collaboration avec juristes et étudiants (notamment ceux du FAI-AR à Marseille et du Master droit et création artistique à Aix-en-Provence), la compagnie X/tnt répond méthodiquement à ce genre de questions. Depuis 2014, de conférences en workshops et en festivals, elle élabore ainsi pas à pas un « code de la Déconduite » fondé sur un protocole rigoureux. Chaque interrogation soulevée est ainsi formulée par écrit et décrite aussi précisément que possible, publiée et validée sur un wiki avant d’être analysée par des juristes, puis éventuellement « performée », si la loi le permet, au gré d’ « actions » spectacles. « C’est très ludique, et on rit beaucoup », s’enthousiasme Antonia Taddei, dramaturge et cofondatrice de la compagnie X/tnt avec Ludovic Nobileau.

Pourtant, derrière le potache des questions qu’il soulève (et justement en vertu de ce potache mobilisateur), le code de la Déconduite vise rien moins que d’engager les citadins à mieux connaître les règles qui régissent leurs comportements dans l’espace public. « Nul n’est censé ignorer la loi, rappelle Antonia Taddei, mais une telle entreprise est devenue impossible, même pour un professionnel. Au départ, on voulait faire de ce code un outil d’auto-défense. Car les policiers eux-mêmes ignorent parfois la loi ou la sur-interprètent d'une façon liberticide". »

« Nul n’est censé ignorer la loi, rappelle Antonia Taddei, mais une telle entreprise est devenue impossible, même pour un professionnel." Antonia Taddei, compagnie X/tnt

Un enjeu démocratique

En croisant création artistique en espace public et droit, X/tnt entend ainsi montrer que ce dernier n’est pas le pré carré de quelques spécialistes, mais une matière qui gagne à être appréhendée par tous. « On voit la loi comme forcément restrictive, comme un régime de sanctions et non comme un contrat social et le fondement de notre vie sociale. L’idée du code est d’offrir une autre vision du droit et une autre façon de l’interpréter. » Pour la compagnie, la capacité des citoyens, des juristes, des journalistes ou des artistes à s’emparer du droit est un enjeu de démocratie – a fortiori dans un contexte d’état d’urgence et de surveillance généralisée. D’où le qualificatif « citoyen » volontiers accolé au code de la Déconduite : « Notre ignorance de la loi contribue à maintenir des systèmes finalement peu démocratiques, pointe Antonia Taddei. Il faut renforcer les contre-pouvoirs et offrir une vraie indépendance aux citoyens, mais aussi aux artistes, aux scientifiques, aux historiens, aux journalistes. »

Le légal et le possible

Au vu d’un tel programme, on est tenté de placer X/tnt dans une lignée qui irait de la désobéissance civile de Thoreau au théâtre guérilla et autres formes de résistance culturelle. L’acronyme de la compagnie, d’abord nommée « théâtre national terroriste » à sa création en 1992, avant d’être débaptisée (doù le X, comme « ex ») après le 11 septembre, semble accréditer une telle filiation. Sauf que : toutes les actions proposées dans le code de la Déconduite sont légales. Et quand elles ne le sont pas, une équipe de juristes a pour charge d’évaluer avec précision le risque encouru : « Tout le monde n’est pas prêt à aller en prison !  rappelle Antonia Taddei. C’est pourquoi on s’amuse à trouver des idées d’action qui sont sans risque, à l’inverse de bien des activistes. Si on était Thoreau et qu’on veuille comme lui s’opposer à la guerre en refusant de payer l’impôt, il faudrait trouver une façon légale de le faire. »

« Nos usages de la ville sont surtout régis par l’auto-censure. » Antonia Taddei

Mais une action légale est-elle pour autant possible ? C’est justement l’un des attraits du Code de la Déconduite que de pointer l’écart entre ce que dit la loi et les règles informelles qui brident nos comportements dans l’espace public : « nos usages de la ville sont surtout régis par l’auto-censure, » explique Antonia. Et d’ajouter : « en un an, les étudiants en Droit qui ont participé au code se sont donné des libertés qu’ils ne seraient pas accordées avant, alors même qu’ils connaissent la loi. Explorer la limite entre possible et légal permet ainsi de faire bouger les lignes, ne serait-ce qu’en mettant au jour les irrégularités, voire l’illégalité, de ceux qui nous gouvernent et nous administrent. « Ça a été une découverte du projet, note Antonia Taddei. Au départ, on voulait connaître la loi. Aujourd’hui on cherche à la faire évoluer. » Pour amener les citoyens à s’engager dans cette voie, des écoles de déconduite devraient prochainement voir le jour sur le modèle des auto-écoles. On pourra ainsi tester sa connaissance des lois et pourquoi pas se voir attribuer un certificat de bonne dé-conduite…

2016-05-09
Sébastien Thiéry : « La Jungle de Calais est une ville-monde, une forme urbaine à venir »

Sébastien Thiéry est politologue et coordinateur des actions du PEROU, Pôle d'Exploration des Ressources Urbaines. Cette association fondée en septembre 2012 avec Gilles Clément développe des recherches dans de multiples hors-champ de la ville : bidonvilles, camps, refuges en tout genre, etc. La structure accompagne actuellement la création d'une ville nouvelle par les migrants et Calaisiens et participe à l'exposition « Habiter le campement » à la Cité de l'architecture.

Pouvez-vous nous présenter le PEROU ?

Le point de départ a été pour moi les troubles nés de l'action avec l'association les Enfants de Don Quichotte et le constat d'une inculture crasse des acteurs du champ social à l'endroit de la ville et de l'architecture et d'une pratique nulle des architectes et urbanistes sur les modules de sans-abri qui ne sont que des spéculations formelles. Le PEROU est un laboratoire né de cette articulation forte entre une dimension de recherche sur la question urbaine et architecturale et entre des actions politico-militantes. Nous travaillons sur ce qui est porteur d'avenir à l'interface entre la ville et le bidonville, sur des constructions matérielles mais aussi sur des situations d’expérimentations pour raconter que d'autres choses sont possibles.

La création du PEROU préexiste à la jungle de Calais. En quoi le Pérou y a-t-il trouvé là matière à réflexion ? Et à action ?

Il y a 3 ans, alors que les jungles étaient diffuses dans la ville, on a commencé à travailler avec des chercheurs en graphisme sur un projet de journal co-construit avec des migrants et diffusé dans la ville. Ce fut une manière pour moi de prendre le pouls de cette situation, de mieux saisir l’épaisseur des récits, des hommes et des langues. L'été dernier, j'ai écrit une intention «  New jungle Délire », un projet de recherche qui rassemble 8 groupes de recherche (architectes, anthropologues, géographes, paysagistes, ect.) augmenté d'un projet photographique. Ce projet fait référence à Rem Koolhaas dans l’introduction de New-York Delire, ouvrage publié en 1978 qui est un manifeste rétroactif pour Manhattan, l'envisageant comme une émergence urbaine du XXe. L'hypothèse pour la New Jungle est de se demander si elle n'est pas une forme urbaine du XXIe siècle qui n'aurait pas encore son manifeste, qui n' aurait pas encore sa condition d'urbanité et de travailler à la documenter et la cartographier.

"Nous travaillons sur ce qui est porteur d'avenir à l'interface entre la ville et le bidonville, sur des constructions matérielles mais aussi sur des situations d’expérimentations pour raconter que d'autres choses sont possibles." Sébastien Thiéry, fondateur du PEROU

Pouvez-vous repréciser l'enjeu de ce projet devenu un appel à idées intitulé «  Réinventer Calais » ?

On ne va rien construire sur Calais car il se construit déjà tellement de choses ! Il s'agit d'un véritable défi de rendre compte de ce qui s'invente dans la Jungle. Alors que la destruction commence à se mettre en œuvre, notre propos est une fiction dans laquelle les acteurs politiques lancent un appel à idées pour faire un Réinventer Calais. Le postulat est de se dire qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire à Calais. Samedi 9 avril, nous avons distribué un journal « L’Autre journal d’informations de la ville de Calais », dans les rues de Calais. On y retrouve La lettre que la maire de Calais n’a pas adressée aux Calaisiennes et Calaisiens qui devient l'édito et un entretien où les acteurs publics expliquent qu'ils font volte-face sur cette question. Calais devient alors la capitale européenne de l'hospitalité. C'est un vrai appel à idées avec 9 grands projets qui sont des spéculations à partir de l'existant et des projets pour le bidonville et la ville. L’idée est d'accompagner une cité éphémère du XXIe siècle sur 5 ans, travailler sur des formes d'urbanité éphémères comme s'il s'agissait d'un village olympique à l'occasion des Jeux avec l’accueil de 5000 personnes venus du monde entier entraînant le développement d'infrastructures et d' équipements publics et de montrer comment cela génère de l'économie et de la ville. L'enjeu est de recueillir un certain nombre de réponses d'étudiants et professionnels de la fabrique de la ville, et les déposer à l'automne prochain sur le bureau des acteurs publics et sur celui des candidats à l’élection présidentielle.

Dans La lettre que la maire de Calais n’a pas adressée aux Calaisiennes et Calaisiens, la jungle est présentée comme une «  extraordinaire ville mondialisée, généreuse et active ». Cela va à contre-courant du portrait dressé habituellement par les médias...Calais c'est aussi des écoles, des théâtres, des restaurants ? Qu avez-vous observé en allant sur le terrain ?

On n'est jamais arrivé à raconter sur ce qui se passe réellement à Calais. Il y a une telle croûte médiatique sur ce sujet qui fait que rien ne perce. C'est stupéfiant. La moitié a été rasée mais la Jungle, ce sont des shelters [des habitats préfabriqués en bois construits par les associations Help Refugees et l’Auberge des migrants], 48 restaurants, une trentaine d'épiceries, 3 écoles, 2 théâtres, une Église, une boite de nuits, une « Wharehouse » [une sorte de recyclerie qui organise les dons dans un entrepôt de 1700 mètres carrés].Les migrants (ils étaient environ 5000 début mars 2016) sont des bâtisseurs de « lieux de vie » comme l'a relevé, dans son ordonnance du 25 février 2016, le Tribunal administratif de Lille. C'est monstrueux ce qui a été construit par des migrants, avec l'appui de bénévoles venus du monde entier. C’est une folie et une beauté incroyable, à mille lieux du désastre et de la xénophobie que l'on décrit systématiquement. Mais les acteurs publics et du monde social ne peuvent entendre ce discours.

Baraque sur lesquelles est inscrit « Lieu de vie », début mars 2016. crédit : Sébastien Thiéry
Baraque sur lesquelles est inscrit « Lieu de vie », début mars 2016. crédit photo : Sébastien Thiéry

Il n'y a donc pas de violence dans la Jungle ?

Quand la jungle devient impasse, évidement les passeurs arrivent mais il y deux manières de défaire ce marché : ouvrir les frontières et construire l'hospitalité ici-même, travailler sur les procédures d'asile. Mener une politique accueillante et ambitieuse casserait ce marché. Il est impossible politiquement de dire que l'on va accueillir….

"La Jungle de Calais, ce sont des shelters, 48 restaurants, une trentaine d'épiceries, 3 écoles, 2 théâtres, une Église, une boite de nuits, une « Wharehouse »." Sébastien Thiéry

La violence, elle est générée par ce qui se détruit. C’est la conséquence directe de l'incurie des politiques publiques. La Jungle est une chance pour Calais. Il y a un manque de vision.

La solution est la réhabilitation plutôt que la destruction de la jungle ?

On ne défend pas le bidonville. La question c'est comment on se positionne face à cette situation, comment en l'accompagnant on le transforme. Ce qui fait que le bidonville demeure bidonville, c'est justement les politiques publiques qui ne cessent de pérenniser le bidonville dans sa forme invivable. Une ville est à 90 % des cas est un bidonville qui a réussi. C’est un processus simplement de développement si on prend soin de ce qui s'invente. En une demi journée, la boue on l’éradique...Si on fait un peu d'histoire, les formes urbaines sont par définition le résultat d'un processus de transformations, d'installations. Il faut transformer l'existant pour lui donner des formes plus désirables.

Peut-on désigner la jungle comme un bidonville ? À quelles formes urbaines existantes la rattacher ?

C’est un lieu unique au monde où règne une solidarité internationale extraordinaire et cela ça n'existe nulle part ailleurs. Je ne connais aucun autre bidonville qui a été co-construit dans une telle épopée ! Les matériaux viennent du monde entier, les habitants viennent du monde, c’est une forme très singulière et contemporaine du bidonville. C’est une ville-monde, une forme urbaine à venir. Une « Jungle », gardons ce terme puisque c’est comme cela que les migrants l'appellent. C'est quelque chose qui est méconnu, qui 'a pas d'existence repérable dans l'histoire.

Une vue de la jungle de Calais. Crédit photo : Sébastien Thiéry

Quel avenir voyez-vous pour la Jungle ?

Aujourd'hui, il est dessiné par les pelleteuses donc elle n'ira pas bien loin. Lesbos, Vintimille, Lampedusa, c'est cela l'avenir. Ce n'est pas un vœu juste un constat. D'après l'ONU, en 2030, 1/3 de la population vivra en bidonville. Est-ce qu'on veut que les gens y « croupissent » ou l'on invente d'autres manières de les accueillir. Calais est en cela une formidable vue sur l'avenir.

Heroic Land est un projet de parc d’attractions prévu à l'horizon 2019 à Calais pensé comme une mesure compensatoire face à la crise des migrants d'un montant de 275 millions d’euros. Quel regard portez-vous sur ce projet et sur ce choix d’aménagement du territoire opéré par les autorités locales ?

Il est cohérent avec le reste ! Qu'est qu'un parc d'attractions sinon une prise de congés du réel ? Un parc d'attractions, c’est détourner l'attention du réel. « Heroic land » ! Alors que tant de héros qui ont traversé les mers sont juste à côté. C’est un mépris du réel. On est en train de dépenser 275 millions d'euros pour distraire le peuple. On a chiffré l'appel à idées « Réinventer Calais », cela représente 28 % de Heroic land. Sauver Calais passe par l’arrêt rapide et urgent de ce programme.

La jungle est-elle une forme d'utopie ?

La Jungle est pleine d'utopies mais elle n’est pas que de l'utopie. Elle est aussi de la boue et de la violence. Ce qui nous intéresse est ce qui fait promesse.

Pour en savoir plus :

« Réinventer Calais » sera présenté à la Cité de l'Architecture et du Patrimoine de Paris (lire notre article), à la Biennale d'Architecture de Venise le 28 mai, et à l'exposition « constellation.s » à Bordeaux le 3 juin.

2016-04-13