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Vidal Benchimol : "Le confinement génère ce qu’on pourrait appeler le syndrome du prisonnier"

Le confinement nous force à porter toute notre attention sur nos logements, au risque de révéler d’importantes disparités dans ce domaine. Quel regard la promotion immobilière porte-t-elle sur cette crise, et quelles leçons en tire-t-elle ? Quelques éléments de réponses avec Vidal Benchimol, maître d’ouvrage et inventeur des Ecofaubourgs.

Midionze - Que révèle la crise sanitaire quant à la situation du logement en France ?

Vidal Benchimol - Elle met en lumilère une rupture, que nous connaissions, déjà au niveau du parc de logements. Un grand nombre de logements, notamment du parc social, est insalubre, et les bailleurs qui en sont les propriétaires et les gestionnaires ont beau redoubler d’efforts, rien ne change. Cette insalubrité est liée à la taille des logements, à l’inconfort acoustique et à la promiscuité. Ces logements construits dans les années 1960 et 1970 génèrent des situations dramatiques. Les populations qui y vivent sont doublement défavorisées. Mais l’inconfort vaut aussi dans les immeubles anciens. Du fait du confinement, nous sommes plus nombreux à occuper nos logements sur de longues périodes. En restant chez soi 24h/24, on se rend alors compte que les voisins font du bruit. Les populations les plus privilégiées, qui ont de grands logements, ne vivent pas ces désagréments de la même manière, mais elles sont confrontées à d’autres limites. Principalement des limites d’usage, notamment pour le télétravail et l’accès aux espaces extérieurs.

Les difficultés que vous pointez sont en partie liées à la concentration des populations dans les métropoles, au détriment d’un aménagement du territoire plus équilibré. Le confinement met-il en question la métropolisation ?

La métropolisation a favorisé la densification, mue par la volonté d’optimiser les flux, de réduire les temps de transports, de rapprocher les habitants des activités et des commerces. Mais quand toutes les activités et les commerces sont inaccessibles, on ne peut juger son bien-être que sur le fondement du logement qu’on occupe. Or, dans les grandes métropoles, ce logement est forcément plus exigu, et donne rarement accès à un jardin. Pendant le confinement, le besoin fondamental qui s’exprime est d’accéder à l’air libre. Les personnes qui ont fait le choix d’avoir une maison et un jardin dans le périurbain se trouvent alors favorisées puisqu’elles ont plus d’espace à l’intérieur et à l’extérieur de leur logement.

"Tout le monde est d’accord pour dire que le télétravail est une solution, mais dans quelles conditions ? Les logements ont-ils été prévus pour un tel usage ? On constate que dans bien des cas, les conditions d’un télétravail efficace ne sont pas réunies."

Quels critères essentiels de confort le confinement révèle-t-il ?

Le confinement génère ce qu’on pourrait appeler le syndrome du prisonnier. Quelqu’un à qui on dit qu’il doit rester chez lui va très vite se rendre compte que son moment de joie est celui où il va remplir son attestation pour aller se promener pendant une heure en bas de chez lui. Ce syndrome se traduit par des cauchemars, par des appels aux urgences psychologiques ou psychiatriques, qui sont en pleine explosion, y compris de la part de gens qui n’y avaient jamais eu recours. Le confinement nous place dans une situation de dépendance vis-à-vis d’un pouvoir qui, agissant dans notre intérêt sanitaire, se voit obligé de nous enfermer de notre plein gré dans l’espace domestique. Les besoins essentiels qui s’expriment alors sont liés au bien-être chez soi. Celui-ci dépend d’abord, comme je l’ai dit tout à l’heure, des espaces extérieurs, de la taille du logement et de la manière de l’utiliser. Tout le monde est d’accord pour dire que le télétravail est une solution, mais dans quelles conditions ? Les logements ont-ils été prévus pour un tel usage ? On constate que dans bien des cas, les conditions d’un télétravail efficace ne sont pas réunies. Nous autres professionnels de la construction, avons une réflexion à mener sur ce point : de quelles manières ces espaces de télétravail doivent-ils être équipés et aménagés ? Comment les isoler phoniquement et les équiper numériquement ? Quelle doit être leur taille ? Faut-il les doter de fenêtres ? Il faut aussi porter notre attention sur les espaces extérieurs, qui sont considérés en cette période comme indispensables. Enfin, la qualité acoustique du logement s’affirme plus que jamais comme un critère fondamental de confort… La RT2012 a fait d’énormes bonds en la matière, mais tout ce qui a été construit avant 2006 n’est pas performant sur ce point. On peut supposer que les normes acoustiques vont devenir encore plus cruciales qu’auparavant. Et l’on se doit de considérer désormais le bruit comme une pollution majeure.

Ces critères ont-il été suffisamment pris en compte dans l’offre de logements au cours des dernières décennies ?

Au cours des dernières décennies, les réglementations ont surtout abordé la question des économies d’énergie. Les normes acoustiques sont arrivées après, mais elles sont aujourd’hui suffisantes pour offrir un vrai confort aux nouveaux occupants. Reste la question des espaces extérieurs. Je suis dubitatif quand je vois qu’on construit toujours en ville dense des programmes de logements sans aucun espace extérieur, balcon ou terrasse. Or, quelqu’un qui dispose d’un balcon ou d’une terrasse allant de 16 à 20m2 peut considérer qu’il a une pièce à vivre en plus dans son logement. Avec le changement climatique, cette pièce peut être investie six mois dans l’année.  

L’aménagement d’espaces extérieurs est-elle compatible avec la rareté du foncier et la concentration de la demande de logements dans les métropoles ?

La densité n’est pas incompatible avec les espaces extérieurs ! Ce sont souvent les promoteurs immobiliers qui en excluent l’aménagement pour des questions de coûts. C’est vrai que la conception de balcons ou de terrasses requiert plus de travail et occasionne des coûts supplémentaires, mais elle est tout à fait possible, y compris en zone dense. Là où la demande est très forte, quand un immeuble neuf se construit, on y trouve des terrasses, mais elles se paient alors très cher.

Le marché de l’immobilier est largement dicté par le critère de l’emplacement, parfois plus décisif, en tous cas dans les métropoles, que les caractéristiques du logement lui-même. Le Covid-19 est-il de nature à remettre en question l’importance d’un tel critère ?

Je pense que oui, au moins en partie. Beaucoup de gens se rendent compte que vivre dans un appartement situé plus loin du centre, mais offrant plus d’espace, est plus confortable que de vivre dans des quartiers à la mode, mais où il n’y a ni balcon ni terrasse, et dont l’intérêt est très réduit quand tout est fermé autour.

"Il faudrait revoir la définition de ce qu’est un logement, pour y intégrer les locaux d’activités dédiés au télétravail."

Vous l’avez dit : le confinement s’accompagne d’un net essor du télétravail. Comment intégrer à l’avenir cette pratique nouvelle dans la conception de logements, et ce dans un contexte de pression foncière où il semble difficile d'accroître la taille des logements ?

Il y a d’abord un aspect réglementaire. Quand on dépose un permis de construire, on doit préciser si la construction envisagée est un logement, un commerce ou un local d’activité. Les règlements doivent évoluer pour proposer des logements avec espace de travail, comme il en existait avant la dernière guerre, où nombre de logements, à Paris notamment, intégraient un atelier. Il faudrait en somme revoir la définition de ce qu’est un logement, pour y intégrer les locaux d’activités dédiés au télétravail. Cela aurait des incidences fiscales, puisque les taxes ne sont pas les mêmes pour les logements et les locaux d’activités. Une telle évolution permettrait aussi à un employé de récupérer une petite prime. Imaginons que vous habitiez dans un logement où il y a un espace dédié au télétravail. Vous seriez alors fondé à demander à votre employeur de prendre à sa charge une partie de cet espace. L’entreprise y trouverait son compte, car elle pourrait réduire la taille de ses locaux. Le salarié s’y retrouverait aussi, car une partie de son loyer ou de sa charge d’emprunt serait pris en charge. Ces dispositifs ne concerneraient pas seulement les personnes dont le travail s’exerce sur un ordinateur, et pourraient s’étendre aux travailleurs manuels. Pour le maître d’ouvrage, il s’agirait de produire 10 à 20 mètres carrés supplémentaires pour que les acquéreurs puissent travailler chez eux. Cette surface pourrait d’ailleurs être affectée à d’autres usages, et être considérée comme un studio où accueillir un ami, une personne âgée, un enfant qui a grandi et veut prendre son envol. Cela participerait de la modularité des logements…

Vous êtes un partisan de la modularité. Quel intérêt présente celle-ci dans l’expérience que nous vivons ?

La modularité est une question compliquée car elle est liée au mode de vie et à la taille du ménage. On peut très bien généraliser les choses pour les espaces de télétravail, mais le reste dépend de la composition de la famille. Il n’y a pas de règles générales. Le confinement donne à réfléchir à une autre question, qui est celle de la mobilité. Pour les personnes qui sont en mesure de télétravailler, la question de la mobilité est plus souple que pour quelqu’un qui ne le peut pas. L’économie réalisée sur le temps de transport peut inciter à s’installer plus loin de son entreprise. D’autant que l’épidémie de Covid-19 remet en question la fréquentation des transports publics. Le déconfinement va nécessairement s’accompagner d’un boom des trajets en voiture. Certes, nous sommes au printemps, et certains pourront se déplacer à vélo, mais que se passera-t-il si l’épidémie se prolonge jusqu’à l’hiver prochain ? Les gens refusaient déjà d’être entassés dans les transports publics, mais ils le refuseront de manière encore plus vigoureuse. Ce rejet va inciter un certain nombre d’entre eux à aller vivre plus loin des villes, et je suis persuadé que beaucoup de familles avec de jeunes enfants vont franchir le pas. Sur les sites de recherche immobilière, le nombre de consultations en direction des maisons à la campagne, particulièrement en Bretagne, est en nette hausse. Cela décrit déjà une certaine tendance.

En tant que promoteur, songez vous à investir de tels espaces, alors que votre activité se concentre jusqu’alors dans les zones denses ?

Non, pas du tout. Je ne pourrais pas me lancer sur un tel marché, car il n’a pas de règles, il est très disparate et diffus. A ce titre, c’est un marché qui est très difficile à travailler, et doit s’appréhender comme une somme de demandes individuelles.

Votre approche de l’habitat se marque par une volonté d’établir un équilibre entre espaces privés et espaces partagés (laveries, salles communes, jardins partagés, etc.). Le Covid-19 vous amène-t-il à réévaluer cet équilibre ?

La crise sanitaire interdit tout usage de lieux communs. De ce fait, elle vient appauvrir ce type de projet. On peut toutefois espérer que ce genre de situation restera rare, voire unique, dans notre existence. Les espaces communs sont faits pour réunir des usagers, et ils participent d’une nouvelle réflexion sur la conception de logements en milieu dense. Par ailleurs, je pense que la situation actuelle montre qu’il faut poursuivre la construction d’écoquartiers. Par hasard, ces derniers se trouvent favoriser la distanciation sociale, car ils ménagent des zones de promenades et des trames vertes larges et aérées. Ils se révèlent de bons vecteurs de développement de logements collectifs dans des zones relativement denses, mais où la distanciation sociale est possible.

D’une manière générale, comment la conception de programmes de logements peut-elle mieux prend en compte la question des risques, par nature imprévisibles (qui avait prédit il y a seulement 6 mois que notre pays serait confiné ?) ?

Le marché de l’immobilier est un marché à cycle lent. La conception de logements ne se fait pas sur un coup de tête ou un caprice. La notion de risque sera prise en compte, mais de manière marginale dans les prochaines réalisations. Sur le plan technique, on devra peut-êre réfléchir à des technologies de filtration de l’air. On peut estimer que les logements sont déjà confinés, surtout avec les nouvelles règles d’isolation thermique. On va peut-être être amenés à réfléchir différemment à la question de la ventilation.

"La crise sanitaire n’annule pas le besoin de logement, bien au contraire. Ce besoin ne pourra pas être satisfait de la même manière qu’en temps normal. Un grand nombre de projets risque d’être reporté. Beaucoup de gens vont se retrouver avec des difficultés d’emploi, et vont donc être contraints d’ajourner leurs projets."

Comment voyez évoluer les secteurs de la construction et de l’immobilier dans les mois qui viennent ?

La crise sanitaire n’annule pas le besoin de logement, bien au contraire. Ce besoin ne pourra pas être satisfait de la même manière qu’en temps normal. Un grand nombre de projets risque d’être reporté. Beaucoup de gens vont se retrouver avec des difficultés d’emploi, et vont donc être contraints d’ajourner leurs projets. Ma plus grande crainte est qu’on se retrouve pris dans un effet ciseau où le besoin de logements n’est plus satisfait par la production et où les demandeurs reviennent à des pratiques comme celles qui avaient suivi la loi de 1948. Les gens payaient alors un pas de porte pour avoir accès aux logements à loyer plafonné. Les mairies vont pour certaines bloquer les loyers, et le parc ne va pas se renouveler, au risque de favoriser ce type d’abus. S’il n’y a pas une intervention extrêmement forte de l’Etat ou du monde du logement social dans la production de logements neufs, on risque de fabriquer une nouvelle crise du logement. Cela dit, cette crise sanitaire, qui va déboucher sur une crise économique et sociale, va aussi donner un coup de frein aux spéculations. Prenez une ville comme Bordeaux, où le prix du mètre carré a explosé, et où une partie de la population ne peut pas faire face à cette hausse. Il est probable qu’on y assiste à de fortes corrections sur les produits qui ne présentent pas de caractéristiques 5 étoiles et se vendent à des prix beaucoup trop élevés. En revanche, l’Ile-de-France où le marché est très tendu pourrait s’affronter à une grave crise du logement.

En même temps, selon une étude du forum Vies mobiles, 38% des Parisiens envisagent de déménager après le confinement…

Ce serait une bonne chose ! Un tel exode permettrait de rééquilibrer la situation à Paris et en première couronne, et donnerait une autre impulsion au marché... Mais il y a en matière de logement notamment, un écart entre des velléités exprimées sous le coup de l’émotion provoquée par une telle crise, et le passage à l’acte. Si cette prise de conscience est suivie d’effet, alors oui, on pourra alors parler d’un véritable changement en profondeur.

2020-04-30
Écrit par
Vidal Benchimol
Livre : Un Tour de France des maisons écologiques pour révolutionner l’habitat

Dans le Tour de France des maisons écologiques (éditions Alternatives), deux architectes et un anthropologue présentent divers modes constructifs et matériaux qui pourraient bien révolutionner l’habitat. En route !

Une « kerterre » en chaux et chanvre aux allures de maison de Hobbit. Une maison bioclimatique en paille porteuse. Une série de trois conteneurs assemblés en demeure confortable. Un local agricole en super-Adobe dédié à la production de safran… Les trente constructions repérées dans le Tour de France des maisons écologiques, paru le mois dernier aux éditions Alternatives, sont aussi diverses qu’insolites. A l’origine de l’ouvrage, trois jeunes auteurs aux profils complémentaires : Mathis Rager est conducteur de travaux, Emmanuel Stern anthropologue et constructeur, Raphaël Walther architecte. Soucieux de faire évoluer leurs pratiques professionnelles à l’aune de la crise écologique, ils ont peaufiné leur itinéraire pendant un an, puis conduit deux mois de recherche sur le terrain. Au cours de leur périple de la Bretagne au Jura, ils ont glané les témoignages des habitants, souvent maîtres d’ouvrage, des diverses réalisations visitées, puis les ont confrontés au regard d’une poignée d’experts de la construction et de l’habitat - architectes, ingénieurs, philosophes, etc.

Des alternatives au béton-roi

Le résultat : un Tour de France des maisons écologiques inspirant et documenté. Entre entretiens, décryptages, photographies, plans de coupe, glossaire et éléments chiffrés, l’ouvrage offre un panorama aussi divers que complet des modes constructifs et des formes d’habitat alternatifs contemporains. En abordant les aspects concrets et techniques de chaque chantier (coût, main d’œuvre, temps de construction, technicité…), il peut même s’avérer un outil d’aide à la construction, à la limite du mode d’emploi. L’enjeu, annoncé dès l’introduction du livre, est de taille : le secteur du bâtiment est un poids lourd en termes de consommations d’énergie (43%) et d’émissions de GES (25%). Quand le béton-roi est responsable à lui seul de 5% des émissions de CO2 à l’échelle mondiale, les alternatives repérées dans le Tour de France des maisons écologiques pourraient offrir quelques pistes judicieuses. Elles permettent en effet d’alléger l’empreinte écologique du bâtiment en relocalisant la production. A rebours d’un secteur qui recourt massivement aux bois exotiques ou au sable acheminés par cargo de l’autre bout du monde, elles misent sur les matériaux trouvés à proximité du chantier (paille, chanvre, terre…) et sur les savoir-faire traditionnels (bauge, etc.). Souvent réalisées en auto-construction, ces formes d’habitat permettent aussi de « faire soi-même » en levant les freins à une telle entreprise, notamment grâce à l’organisation de chantiers participatifs où se transmettent les savoirs.

La maison individuelle, lieu d’une révolution constructive

A cet égard, les auteurs abordent dans le livre un parti-pris à contre-courant des discours dominants sur l’habitat écologique : quand celui-ci est généralement décrit en termes de densité et de compacité, ils affirment tout au contraire que « la révolution verte passera par la maison individuelle ! ». Dans l’introduction, ils affirment ainsi : « Alors que l’habitat collectif reste le plus souvent tributaire des schémas constructifs conventionnels, elle favorise un foisonnement d’initiatives personnelles et se présente à l’heure actuelle comme un laboratoire d’idées et d’inventivité pour penser des maisons de demain réconciliées avec leur environnement territorial, économique et humain. » Conçues sur mesure, à l’image de celles et ceux qui les édifient et les habitent, les maisons présentées dans le livre sont très largement délestées des contraintes qui pèsent sur la production standard. Ce faisant, elles ont tout le loisir d’aller techniques traditionnelles et technologies contemporaines, pour esquisser des modes de construction et d’habitat adaptés à leur environnement immédiat…

En savoir plus :

Le tour de France des maisons écologiques, de Mathis Rager, Emmanuel Stern et Raphaël Walther, éditions Alternatives, mai 2020, 240 pages, 170x240 mm, 24,90 euros

2020-06-23
Écrit par
midi:onze
Eric Lenoir : "la première règle du jardin punk, c'est de ne rien faire !"

Paysagiste et pépiniériste dans l'Yonne, Eric Lenoir a publié récemment aux éditions Terre Vivante Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre. De quoi piquer la curiosité de midionze, qui l’a interviewé pour en savoir plus sur une approche pleine d’avenir...

Le terme punk semble contradictoire avec notre imaginaire du jardin, fondé sur la maîtrise de la nature. Pourquoi avoir choisi ce terme oxymorique à première vue ?

C’est précisément pour cet aspect oxymorique que j’ai choisi ce titre ! Depuis des millénaires, le jardin permet à l’homme de s’affranchir de la nature, des conditions extérieures, du vent froid grâce aux murs, des animaux grâce aux barrières, etc. Cette approche aboutit à la création de jardins qui ne sont absolument plus en lien avec la nature. Il suffit de voir les jardins modernes : ils sont à ce point aseptisés qu’ils deviennent des déserts de biodiversité et coûtent très cher à entretenir. On touche à l’absurde, et malgré tout, beaucoup de gens abordent le jardin de cette manière-là, non par envie, mais par atavisme. On leur a dit : un jardin, c’est comme ça et pas autrement. Je suis un ex-punk – j’ai même eu une crête ! – et ce que le mouvement punk a été à la musique et d’autres formes d’art, sa manière de mettre un coup de pied dans la fourmilière, peuvent permettre de prendre les choses autrement, et même carrément à l’envers. Aujourd’hui, on a le loisir de faire des jardins qui ne sont pas vivriers, donc on peut se permettre l’expérimentation, surtout dans un contexte où l’on doit réintroduire d'urgence de la biodiversité, alors qu’elle a disparu partout. Au lieu de faire contre la nature, comme on l’a fait depuis quelques siècles parce qu’on n’a pas eu le choix à certains moments, il s’agit ici de voir comment on peut faire avec elle.

Justement, comment faire avec la nature plutôt que contre elle ?

La première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire. Il faut commencer par regarder comme ça se passe. Pas la peine d'être une bête en botanique : il suffit de faire preuve de bon sens, d’observer ce qui pousse dans son jardin, à quel endroit, à quelle période. L’incompétence n’est pas forcément un frein. La première chose à faire est de regarder ce qui est déjà là, pour voir comment éviter de l’abattre ou de le remplacer. Parfois, il suffit de tailler deux ou trois branches pour rendre un arbre beau. L’autre principe est de faire avec les moyens du bord. L’une des voies consiste notamment à être capable de s’émerveiller de choses qu’on ne voit pas d’habitude, parce qu’on ne se penche jamais dessus. Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant… En n’ayant rien fait, vous aurez un très beau jardin.

"Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant…" Eric Lenoir

Cela dit, vous expliquez aussi dans le Petit traité du jardin punk que si l'on ne fait absolument rien, un jardin évolue très vite vers la forêt…

C’est toute la différence entre le jardin punk et le jardin sauvage ! A partir du moment où l’on intervient, on agit sur le milieu. Mais l’idée du jardin punk est de le faire a minima, à l’extrême minima. A la fin de mon livre, j’explique d’où vient l’idée de jardin punk. Un jour, un copain vient me voir et me dit : « j’ai fait un truc qui a fait râler tous les vieux du village, j’ai fait un vrai jardin punk ! » Il a nommé ce sur quoi je cherchais à mettre un nom depuis des mois pour désigner ma démarche. Son jardin punk consistait à cultiver des patates sans creuser de trou, en mettant ses tontes de gazon sur les tubercules. Quand il avait envie d’une patate, il grattait un peu le gazon et en retirait les patates pour les manger. Il a eu la plus belle récolte du village, et les autres jardiniers étaient dégoutés ! Dans sa démarche, il y avait le côté provocateur du punk, le côté j’en fous pas une, le pragmatisme et l'indifférence aux règles. Cette approche n’empêche pas d’avoir des récoltes, et permet à des gens qui n’en ont pas forcément les moyens de cultiver un jardin.

Dans ces conditions, comment vous expliquez l’approche classique du jardinage, et cette idée qu’il faut souffrir pour avoir un beau jardin ?

L’éducation judéo-chrétienne ! C’est tout le problème des atavismes. Effectivement, avoir un jardin ultra productif tel qu’on l’a appris après-guerre nécessite un boulot de dingue. Et pourtant, dans les années 1970, un Japonais qui s’appelle Masanobu Kukuoka a montré qu’on pouvait se passer de désherber, tout en ayant quand même une production. C’est toujours au fond la même question, à savoir : qu’est-ce qu’on veut produire sur quelle surface, et pour quoi faire ? En adaptant la nature de ce qu’on produit aux besoins réels, on change les choses. Par exemple on s’obstine à produire du maïs pour nourrir la volaille, alors qu’en cultivant des légumineuses, on ferait de l’engrais pour la plante suivante, et ça consommerait moins d’eau. Il n’est souvent pas nécessaire de livrer bataille. Il y a certes des batailles à livrer. Par exemple, on va être obligé de se bagarrer un peu contre la ronce, mais dans certains endroits on peut la tolérer. On aura alors des mûres, et les animaux auront de quoi manger en hiver et s’abriter. On a aujourd’hui l’avantage d’avoir des connaissances techniques complètement différentes. Elles devraient nous permettre de nous affranchir des méthodes industrielles et industrieuses… Il s’agit de savoir jusqu’où on peut s’affranchir de l’effort physique et financier.

Un iris sauvage dans un jardin punk. Crédit photo : Stéphanie Lemoine

Au-delà des questions écologiques que vous avez évoquées, est-ce que le jardin punk hérite aussi d’une demande sociale forte en faveur de jardins sans entretien, tels que vantés dans les magazines de jardinage ?

Oui et non. Quand les magazines que vous évoquez parlent de jardin sans effort, il s’agit d’un jardin qui va vous coûter de l'argent, car il vous demandera de mettre des tonnes de paillage ou d’acheter des matériaux qui vous dispenseront de faire des efforts. Quand je parle d’absence de moyens, c’est aussi bien de moyens financiers que d’investissement moral. Il faut apprendre à lâcher prise, et c’est en ce sens que la donnée écologique est très importante : une pelouse non tondue est bien plus accueillante et diversifiée qu’une pelouse tondue, c'est un autre monde. Je n’avais pas spécialement de demandes en ce sens de la part de mes clients, si ce n’est pour quelques résidences secondaires. Le jardin punk est plutôt né en réaction à mes dialogues avec les élus et les collectivités. A propos des jardins de cités HLM comme celles où j’avais grandi, on me disait : « on ne peut pas faire mieux, on n’a pas les moyens. » J’ai voulu faire la démonstration inverse, et j’ai créé mon propre jardin, le Flérial. Au départ, il ne devait pas être aussi grand : je cherchais 5 000 m2 de terrain pour y installer ma pépinière, et je n’ai pas trouvé moins d’1,7 ha. Je me suis dit que c’était l’occasion où jamais, et j’ai décidé de montrer que je pouvais entretenir cette surface tout seul, avec deux outils, en y passant moins d’une semaine par an. C’est ce que je fais, et j’ai maintenant un vrai argument. Aujourd’hui, alors qu’on est beaucoup dans la gestion différenciée, mon livre trouve un écho important. Je ne l'ai donc pas écrit pour répondre à une demande des élus, mais pour leur faire la démonstration que tout est possible. Du reste, le jardin punk est un courant appelé à se développer, car les dotations baissent partout, que la SNCF ne sait pas quoi faire sans glyphosate et qu’il faut bien trouver des solutions.

Observer (« ne rien faire »), s’adapter, recycler : les principes du jardin punk sont très proches de ceux de la permaculture, ou de l'approche de Gilles Clément. Comment le jardin punk dialogue-t-il avec ces modèles ?

J’ai eu la chance de discuter avec Gilles Clément une fois ou deux. Je lui ai dit : « je sais qui vous êtes, mais je ne sais pas ce que vous faites !» Nos démarches se sont développées de façon parallèle, et nous sommes un certain nombre à œuvrer dans cette veine là. En ce qui me concerne, il y a l’aspect très provocateur et le côté « rien ne m’arrête », au sens où je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il y a une cour en béton qu’on ne va rien pouvoir y faire pousser : on a des graines, on fait un trou dans le béton pour voir si ça pousse… et ça marche ! C’est ce qui m’amuse à chaque fois : même les endroits qui paraissent impossibles à végétaliser, le sont toujours in fine. Il y a chez moi quelque chose d’un peu plus extrême que dans d’autres démarches.

"Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?"" Eric Lenoir

De fait, à lire le Petit traité du jardin punk, on a le sentiment que le lieu privilégié du jardin punk, c’est la friche urbaine, le délaissé, l’espace qui a priori ne semble pas voué à devenir un jardin…

C’est un peu le cœur de l’histoire, en effet. Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?" L’idée est de leur dire : "oui, tu peux faire quelque chose, et même si tu ne fais rien, il va quand même se produire quelque chose !" Ne pas intervenir est très important à ce titre. Le jardin punk repose sur l’idée que tout est disponible sur place. Le voisin est en train de jeter des pierres ? Pourquoi ne pas les récupérer ? C’est du pragmatisme poussé à son paroxysme. Le jardin punk joue plus sur l’entraide que sur le consumérisme. Il n’hésite pas à partir sur du moche, et surtout, à ne pas être dans la norme, notamment en termes de sécurité. Par exemple, il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de visiter un site ouvert au public dans une petite commune, dans un marais. L’élu local était passionné par cet endroit, et voulait absolument que ses administrés puissent y aller. Rien n’y est aux normes, mais au lieu de coûter entre 25 et 50 000 euros, l’aménagement des lieux en a coûté 3 000, et tout le monde en profite !

Comment fait-on pour avoir un jardin qui ne coûte pas cher et ne demande pas d’efforts ?

La première chose est de faire avec les végétaux présents sur place – ce qui suppose de les repérer, d’où l’idée de ne rien faire pendant un an. Par exemple, c’est bête d’arracher une marguerite alors qu’elle sera belle tout l’été. Il faut aussi être attentif à ce qui va se ressemer sur place parce qu’on aura gratté la terre. On peut aussi créer une auto-pépinière en récupérant ce qu’on glane à droite à gauche. Il y a aussi les échanges de graines, les boutures en place. Par exemple au Flérial, la majorité des haies sont issues de boutures d’osier en pleine terre : j’avais coupé de l’osier pour un chantier, et je l'ai replanté au lieu de l'évacuer en déchetterie. Ça ne m’a rien coûté. ! On peut également opter pour la récupération, aller voir son pépiniériste préféré, récupérer les vieux plants qui partent à la benne. Et puis de temps en temps on achète vraiment : ce n’est pas parce qu’on a un jardin punk qu’on ne doit rien acheter. Bref, il n’y a pas de règles, pas de dogmes, et d’autant moins que chaque cas est particulier. On ne peut pas faire un jardin punk sur du ciment comme on va le faire sur un terrain humide. On ne va pas faire le même jardin à Lille qu’à Marseille. Encore une fois, le jardin punk invite au lâcher prise, à voir ce qui se passe là où on vit, à faire avec ce qui se présente, à tirer parti de tout et à pirater le système !

Pour en savoir plus :

Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre, éditions Terre Vivante, collection "champs d'action", novembre 2018, 96 pages, 10 euros - A commander ici.

2019-04-03
Les gilets jaunes, entre crise écologique, justice sociale et aménagement du territoire

Depuis son émergence sur les réseaux sociaux, le mouvement des gilets jaunes cristallise le débat public. S’il suggère la délicate articulation entre transition écologique et égalité sociale, il met aussi en lumière la manière dont ces questions se nouent à celle de la mobilité et de l’aménagement du territoire.

Tout a commencé sur Change.org, ce cahier des doléances en ligne. En mai dernier, Priscillia Ludosky, gérante d’une boutique en ligne de cosmétiques domiciliée en Seine-et-Marne, lance une pétition pour exiger la baisse du prix du carburant à la pompe. L’initiative peine à récolter des signatures, jusqu’à ce qu’elle soit médiatisée le 12 octobre dans un article de La république de Seine-et-Marne. Au même moment, Eric Drouet, chauffeur routier, annonce sur Facebook un rassemblement le 17 novembre avec son association d’automobilistes, le Muster crew. Relayée par le Parisien, l’initiative fait boule de neige, et le mouvement des gilets jaunes grossit progressivement jusqu’à devenir l’un des sujets les plus médiatisés, mais aussi les plus âprement débattus dans la presse et sur les réseaux sociaux.

Pourquoi une hausse du carburant ?

Si la hausse du prix du carburant a mis le feu aux poudres, c’est d’abord en raison de la hausse des taxes sur le gasoil, décidée en partie pour le gouvernement pour supprimer l’avantage fiscal du diesel. Classé cancérigène certain par le CIRC, celui-ci n’est pas seulement émetteur de CO2, mais aussi de particules fines et d’oxyde d’azote, surtout pour les véhicules les plus anciens. Selon une étude publiée en 2017 dans la revue Environmental Research letters, 10 000 morts prématurées en Europe (sur les 425 000 imputées à la pollution de l’air) lui seraient directement imputables. La taxation du diesel n’est donc pas seulement un levier pour lutter contre le dérèglement climatique : elle est aussi un enjeu de santé publique. « Une hausse de 10% du coût des énergies fossiles permet de réduire de 6% leur consommation à long terme, diminuant en même temps les nuisances associées : pollution atmosphérique, émissions de gaz à effet de serre », affirme ainsi sur son site Internet le ministère de la Transition écologique et solidaire. Cela dit, comme l’ont souligné nombre d’observateurs, la hausse du prix des carburants n’est qu’en partie imputable à leur taxation. C’est l’envol du prix du baril (il a presque triplé depuis 2016) et la variation des taux de change, qui expliquent en partie ce renchérissement. Ce dernier succède d’ailleurs à des années de baisse : l’essence était plus chère en 2012 qu’aujourd’hui.

Une incohérence écologique, une injustice fiscale

Comment expliquer dès lors le mouvement des gilets jaunes ? En l’absence d’homogénéité et de discours unifié, on en est réduit à des conjectures. Il faut d’abord rappeler dans quelle séquence s’inscrit cette mobilisation. Elle succède en premier lieu à l’émoi suscité par la réforme de l’ISF : ce geste inaugural du gouvernement a d’emblée instillé l’image d’un Emmanuel Macron « président des riches » uniquement dédié aux « premiers de cordée ». En octobre dernier, une évaluation de l’Institut des politiques publiques (IPP) confirmait largement ce soupçon, en montrant que la réforme et la flat tax bénéficiaient aux 0,1% de ménages les plus aisés.  De même, on peut trouver éclairante l’exacte coïncidence, dans l’actualité, de la révolte des gilets jaunes et de l’arrestation au Japon de Carlos Ghosn, PDG de Renault, pour fraude fiscale.La séquence qui conduit aux blocages du 17 novembre voit ensuite se succéder le rapport Spinetta sur l’avenir du rail, qui préconise le démantèlement des lignes secondaires, le refus par l’Assemblée nationale d’interdire le glyphosate d’ici 3 ans, l’autorisation accordée à Total de forer du pétrole au large de la Guyane, et bien sûr la démission fracassante de Nicolas Hulot, dont le discours est venu conforter l’idée d’un pouvoir acquis aux lobbies. Dans un tel contexte, le gouvernement apparaît peu crédible lorsqu’il fait passer la hausse des taxes sur le carburant pour une mesure écologique. D’autant moins d’ailleurs que seule une partie des recettes sera affectée à la transition, le reste étant destiné à alimenter le budget général. Et que le kérosène des avions et le fioul des bateaux sont exonérés de taxes, y compris pour les liaisons domestiques. Au-delà de la question des moyens, c’est enfin celle des solutions qui est mise en cause. Des doutes s’expriment tout particulièrement à l’égard des véhicules électriques sensés faciliter la transition vers une mobilité décarbonée. Pour plusieurs raisons : d’abord parce que la faible autonomie des batteries ne leur permet pas de concurrencer les moteurs à essence sur les longs trajets. Ensuite parce que les modèles électriques demeurent inaccessibles aux ménages qui ont fait le choix du diesel pour des raisons de coûts. Enfin, parce que le diesel fut lui-même longtemps présenté comme écologique. Dans ces conditions, comment être certain que les véhicules électriques ne seront pas bientôt frappés du même discrédit, surtout quand on aborde la délicate question des batteries au lithium ?

Quelle est la France des gilets jaunes ?

En faisant peser la transition écologique sur les seules mobilités individuelles, la mesure a dès lors tout l’air d’une injustice fiscale. Elle donne le sentiment qu’elle vient pénaliser précisément ceux qui sont le plus dépendants de la voiture, et ont le moins les moyens de s’en passer : les travailleurs pauvres et les classes moyennes des périphéries des métropoles et de l’espace rural, déjà fragilisés par le démantèlement du rail et des services publics de proximité (hôpitaux, écoles, bureaux de poste…). A cet égard, le mouvement des gilets jaunes a ravivé le débat autour d’une figure controversée : celle de Christophe Guilluy. Et pour cause : il a fait ressurgir le spectre d’une « fracture française » entre des métropoles supposées seules bénéficiaires de la mondialisation, où se concentrent le capital social, culturel et économique, et une « France périphérique » en voie accélérée de déclassement. Le mouvement vient de fait pointer les limites du modèle d’aménagement en vigueur partout dans le monde occidental : celui de la métropolisation. Un modèle inégalitaire, dans la mesure où la gentrification qu’il génère est synonyme d’éloignement pour les plus pauvres, et anti-écologique dès lors qu’il suppose un immense gaspillage de ressources.

On arrête tout et on réfléchit

Mais parce qu’il est né sur les réseaux sociaux, le mouvement déborde largement ces supposés clivages territoriaux. Il s’est d’ailleurs déployé aussi bien dans les métropoles – dont Paris – que dans les petits villages et villes moyennes. Sa composition sociale et idéologique semble tout aussi hétérogène : classes moyennes et classes populaires, extrême droite et extrême gauche, et au milieu sans doute pas mal d’abstentionnistes. Les gilets jaunes sont à ce titre un défi politique, sinon un redoutable piège autour duquel s’écharpent les militants de gauche et les écologistes : faut-il s’allier à eux au risque de favoriser l’extrême droite ? Ou faut-il au contraire s’en désolidariser au risque de… favoriser l’extrême droite ? Parce qu’il se donne pour une révolte du « peuple » face aux « élites », le mouvement instille un peu plus la crainte de voir le populisme, en l'occurrence le RN, s’approcher du pouvoir, et suggère que le parti de Marine Le Pen est désormais la boussole autour de laquelle se cristallise tout débat public.A scruter les modes d’action des gilets jaunes, on pourrait pourtant se laisser tenter par une autre approche, teintée d’utopie. De fait, il est pour le moins paradoxal qu’un mouvement apparemment décidé à faire valoir son droit à la mobilité ait choisi le blocage comme moyen privilégié. Paralyser les routes, freiner l’incessant flux des hommes et des marchandises… : est-ce une façon pour les immobiles de rendre sensible à tous leur condition ? Et si c'était aussi l'occasion reconduire le mot d’ordre de l’an 01 : « on arrête tout et on réfléchit. » Face à la perspective du cataclysme climatique et à un modèle économique dont tout le monde s’accorde à dire qu’il nous conduit droit dans le mur, ce serait alors une mesure de bon sens.

2018-11-22
Écrit par
Pierre Monsegur
Climat : l'heure de la mobilisation citoyenne ?

Le 13 octobre dernier, sous un soleil exceptionnellement chaud, des centaines de milliers de manifestants ont à nouveau défilé pour le climat dans près de 80 villes de France. Un mois après la mobilisation sans précédent qui avait suivi la démission de Nicolas Hulot, cet élan confirme que quelque chose est en train de changer sur le front de la lutte contre le dérèglement climatique…

Est-ce l’épisode de sécheresse qui frappe la France depuis le mois de juin ? La démission de Nicolas Hulot le 28 août dernier et son discours sans appel sur le rôle des lobbys dans la catastrophe écologique en cours ? La publication début octobre du 5e rapport du GIEC sur le climat terrestre, qui insiste une fois de plus sur la nécessité de contenir le réchauffement à +1,5° ? Toujours est-il que les mobilisations pour le climat prennent une ampleur inédite en France : après le succès de la marche organisée le 8 septembre dernier à l’initiative de Maxime Lelong, simple internaute, près de 120 000 personnes ont à nouveau défilé le 13 octobre dans 80 villes en France pour exhorter les hommes politiques à agir concrètement et massivement contre le dérèglement climatique et l’érosion de la biodiversité. Les manifestants ne comptent d’ailleurs pas en rester là : les marches pour le climat promettent de se succéder tous les mois.

Dépasser le clivage entre l’action individuelle et collective

Inédites, ces manifestations constituent la part visible d’un sursaut citoyen qui se déploie sur tous les fronts, et semble enfin venir à bout d’un clivage tenace : celui qui oppose le « ça commence par moi » de citoyens rétifs au militantisme « classique » et les modes d’action des organisations militantes. Plus question d’opposer la spontanéité et la stratégie, l’action individuelle et la lutte collective : c’est dans la fine articulation de ces deux registres que se dessinent les contours du « sursaut » à l’œuvre. Pointant cette singularité du mouvement en cours, Nicolas Haeringer de l’ONG 350.org affirmait ainsi à Libération tout récemment : « ce qu’ont les organisations par rapport aux individus, c’est la capacité à penser des stratégies et à s’inscrire dans le long terme. L’enjeu est de trouver des manières de prolonger cet élan, de le canaliser, le structurer, sans que les organisations ne récupèrent la dynamique, mais en étant en mesure de s’inscrire dans la durée. (…) Maintenant, il faut arriver à atterrir sur des revendications un peu plus précises, pour gagner quelques batailles. »

Campagnes contre le changement climatique

Pour articuler changement individuel et collectif, une approche de l’action par campagnes pourrait s’avérer ici particulièrement fructueuse. Or, c’est exactement ce qui se dessine actuellement. Ainsi, le site Internet Il est encore temps regroupe les campagnes de diverses ONG et oriente  d'emblée les internautes vers des actions concrètes, en prenant soin de distinguer d’emblée ceux qui veulent agir « solo », et ceux qui envisagent de se mobiliser en groupe.  La plateforme recense une typologie d’actions très variée : pétitions, boycott à la consommation, interpellations des banques, écogestes, mais aussi action directe non-violente – à l’instar du climate Friday organisé le 23 novembre prochain, et qui invite les citoyens à cibler les super et hypermachés - et désobéissance civile, comme en Allemagne où se succèdent les actions pour protéger la forêt de Hambach et stopper l'extraction du lignite. A partir de fin octobre, la plateforme proposera aussi aux internautes une nouvelle version de 90 jours : créée en 2015, cette application « coache » ses usagers pour « changer le monde » en 3 mois ou, à défaut, réduire significativement son empreinte écologique au gré de « défis » quotidiens (faire le ménage avec du vinaigre blanc, acheter des fruits et légumes de saison, etc.).Le climat n’est pas le seul à mobiliser de plus en plus massivement. Dans le sillage de la démission du Nicolas Hulot, le journaliste Fabrice Nicolino, auteur de Pesticides, révélations sur un scandale français, a ainsi lancé en septembre dernier l’appel des coquelicots, visant à l’interdiction de tous les pesticides. A ce jour, la campagne a reçu plus de 290 000 signatures.

2018-10-16
Écrit par
midi:onze
Tribune - Baliser de nouveaux territoires pour l’innovation sociale et la croissance

A la veille du 7ème Forum du Cercle Grand Paris de l’Investissement Durable sur le thème « Grands investissements métropolitains : des infrastructures au capital social de demain ? », Nicolas J.A. Buchoud propose de remettre en perspective les vifs débats sur la politique de la ville en France à la lumière d’une autre actualité, globale cette fois : celle de la territorialisation des Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations-Unies. En apparence éloigné des réalités du quotidien, le cadre des ODD constitue en réalité une source d’inspiration et un réservoir d’innovations durables, mais pour l’heure négligée. C’est aussi l’occasion de dépasser les fragmentations territoriales à l’œuvre à travers de nouvelles stratégies de partenariats entre acteurs publics, privés, entrepreneuriaux et de la société civile.

Melbourne / Minguettes

Quels points communs entre Melbourne et les Minguettes ? Entre Vancouver et Grigny ? La question peut sembler absurde tant les univers, les imaginaires, les représentations attachés à ces territoires urbains apparaissent éloignés. Quels points communs entre des villes championnes de la globalisation et qui ont su faire fructifier des flux massifs de capitaux de plus en plus mobiles, en tête de tous les classements en matière d’attractivité et de développement durable et des villes et des quartiers devenus, au fil des quatre dernières décennies, les symboles même d’une politique de la ville en mal de repères et d’une France urbaine divisée ?La réorientation de la politique de la ville appelée de ses vœux par le Président de la République en ce mois de mai 2018, à la veille d’un rendez-vous largement médiatisé avec les dirigeants de grands groupes de nouvelles technologies, célèbre volontiers le pragmatisme, un retour au terrain salvateur, la volonté d’inclure les gens plutôt que de développer de nouveaux grands plans… Certains n’hésitent pas à y voir la fin de la politique de la ville, d’autres appellent à un nouveau contrat entre l’Etat et les territoires. Or la querelle des anciens et des modernes est peut-être mal posée. La politique de la ville est, de toutes les grandes politiques publiques mises en œuvre en France depuis les années 1970, la plus républicaine et la plus continue de toutes. On l’oublie trop souvent, mais elle a servi à maintes reprises de sas entre problématiques urbaines locales et européennes et internationales, d’incubateur d’idées autant que de partenariats. Dans la France de 2018, cette articulation fait défaut et l’on découvre progressivement combien de nouvelles égalités, frappantes, sont attachées à la métropolisation.

Re-coupling

Globalisation « + » versus globalisation « - » nous dit Bruno Latour. Urbanisation « + » versus urbanisation « - » voudrait-on ajouter. Faire des techs, même des civic techs, le marchepied entre les quartiers et la Silicon valley, qui serait le graal du monde de demain, paraît un raccourci hasardeux. Pour autant, il n’est pas plus réaliste d’envisager la politique de la ville au seul prisme d’enjeux nationaux. Même si certains architectes voudraient nous convaincre du contraire, il n’est pas sérieux de prétendre que nous, en France, faisons modèle pour les autres villes du monde, que nos villes et nos quartiers seraient des modèles d’urbanité mondiale.

"La politique de la ville est, de toutes les grandes politiques publiques mises en œuvre en France depuis les années 1970, la plus républicaine et la plus continue de toutes." Nicolas Buchoud

Pour comprendre ce qui est à l’œuvre et ouvrir vers des solutions qui sortent de la querelle des anciens et des modernes, décentrons le regard. Lors d’une vigoureuse intervention au Parlement européen à la fin du mois de mai, la nouvelle directrice exécutive d’ONU Habitat a souligné que l’avenir urbain s’écrivait avec les Etats et avec les collectivités, mais aussi avec les territoires et leurs acteurs. Incontournable, le cadre étatique ne saurait s’envisager seul. Au sein de nombre d’enceintes de coopération multilatérales, à commencer par celle du G20, les alertes se multiplient pour appeler gouvernements, acteurs financiers privés et entreprises à comprendre combien le management des territoires est un facteur clé du développement durable. Pour Dennis J. Snower, président du Kiel Institute for the World Economy (Allemagne), il y a une vraie urgence à reconnecter (to re-couple) innovation et progrès social, et cela passe par les territoires. C’est aussi l’objet de plusieurs des groupes de travail du T20, l’instance qui rassemble think tanks et instituts de recherche auprès du T20, et dont le Cercle Grand Paris est partie prenante. Ces mutations tout à fait contemporaines sont le résultat de l’adoption par les Nations Unies de l’Agenda 2030 et des Objectifs de Développement Durable, un cadre de référence fructueux mais encore largement méconnu et sous-estimé, notamment dans le Grand paris. Après de sérieuses émeutes raciales en 2015, Baltimore a été l’une des premières villes aux Etats-Unis et dans le monde à recourir au nouveau cadre des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies pour réévaluer les causes des mécanismes de ségrégation sociale, raciale et spatiale à l’œuvre, et pour recréer des cadres de confiance à partir de référentiels extérieurs et auréolés d’une certaine forme de neutralité. Ce travail précurseur, présenté à l’occasion du Forum du Cercle Grand Paris en 2017, reste quasi inconnu en France alors même qu’il n’a plus rien d’isolé. Depuis deux ans, organisations internationales, banques multilatérales, réseaux professionnels et de collectivités… ont entrepris de réviser en profondeur leurs doctrines de développement. On est passé en peu de temps de visions génériques d’un monde de plus en plus urbain à l’affirmation d’un monde de plus en plus métropolitain, pour constater finalement que les mécanismes de gouvernance restent très en deçà des mutations économiques et sociales à l’œuvre. On assiste bien à la fin d’un monde, mais ce n’est pas tant celui de la politique de la ville que de la loi cardinale du développement durable qui prévaut depuis le sommet de la terre de Rio en 1992. L’urbanisation et la métropolisation du monde scellent la fin du think global & act local dans une collision quotidienne des échelles géographiques et des temps. Pourquoi la France des villes y ferait-elle exception ? Mais surtout, pourquoi la France n’a-t-elle pas saisi ce tournant à bras le corps ?

"L’urbanisation et la métropolisation du monde scellent la fin du think global & act local dans une collision quotidienne des échelles géographiques et des temps." Nicolas Buchoud

Le Grand Paris manquera-t-il le tournant des Objectifs de Développement Durable (ODD) ?

On voit depuis peu se multiplier sur tous les continents les initiatives en faveur d’une territorialisation des ODD. L’OCDE a créé une mission destinée à soutenir la mise en œuvre des ODD à l’échelle locale. Ce n’est pas une question de relations internationales mais un enjeu pour les politiques publiques de développement urbain, de logement et d’aménagement du territoire, qui nous projette bien au-delà des stratégies traditionnelles de marketing territorial. Le rapport quadriennal d’évaluation du Nouvel Agenda Urbain Mondial élaboré au premier semestre 2018 et qui doit être présenté devant l’assemblée générale d’ECOSOC, le conseil économique et social des Nations Unies, au début du mois de juillet 2018 met en lumière la recomposition des dimensions locales et globales de la vie urbaine contemporaine. La déclaration finale du forum urbain mondial de Kuala Lumpur au mois de février ne dit pas autre chose. Le Forum économique mondial de Davos s’est saisi des réseaux sociaux pour se faire l’écho de sociétés urbaines interconnectées. Nous avons évoqué plus haut les travaux du G20, à quoi l’on pourrait ajouter la préparation d’un U20, un groupe de travail permanent du G20 sur la ville. Quels acteurs français de la politique de la ville participent ces travaux ? La question des banlieues françaises aujourd’hui, ce n’est ni d’abord celle de l’insécurité, ni d’abord celle de la radicalisation, c’est celle d’un monde qui tourne définitivement la page des lendemains de la guerre froide, près d’une génération après la chute du Mur de Berlin. On en constate les effets dans de multiples sphères, jusque dans l’épuisement du modèle des classes créatives tellement mises en avant ces vingt dernières années.

"La question des banlieues françaises aujourd’hui, ce n’est ni d’abord celle de l’insécurité, ni d’abord celle de la radicalisation, c’est celle d’un monde qui tourne définitivement la page des lendemains de la guerre froide, près d’une génération après la chute du Mur de Berlin." Nicolas Buchoud

Et si le marketing des classes créatives avait nourri l’émergence d’un nouveau prolétariat urbain ?Jamais depuis l’après-Guerre, les inégalités n’ont crû aussi rapidement, suscitant frustrations et appels à de nouvelles formes de leadership. Comment tirer le meilleur parti de ce contexte nouveau ? Comment faire fructifier la mondialisation dans tous les territoires ? Au quotidien, les ODD paraissent bien éloignés des priorités de la gestion locale. On peinerait à les transformer en instruments de financement du développement. Nous y sommes presque, pourtant. La préparation en France de la loi PACTE suscite une certaine effervescence parmi les acteurs de l’investissement responsable. On se prend même à parler d’investissement territorial responsable. On convoque le secteur privé. Mais un maillon essentiel reste manquant.La métropolisation accélère la concentration de ressources et de richesses sans favoriser la redistribution. On innove mais sans que cela ne renforce les solidarités. Créer des cadres de gouvernance réellement métropolitains n’est tâche facile pour personne, particulièrement dans le Grand Paris. Pour connecter innovations et solidarités, nous avons besoin de nouveaux mécanismes de partenariats, réellement redistributifs. Nous avons besoin de coalitions d’acteurs, publics, privés, entrepreneuriaux, issus de la société civile, académiques. C’est le sens du programme urbain du Global Compact des Nations Unies et du Cities Partnerships Challenge, qui vise à outiller les acteurs locaux dans un environnement urbain globalisé.Depuis le milieu des années 1990, on a eu coutume de célébrer les villes monde, traduction française un peu étrange des global cities, mais sans s’attacher à développer des savoir-faire territoriaux faire à même de leur assurer un bon gouvernement. On ne sait toujours pas convertir la diversité en un instrument de développement économique et un vecteur de création d’emplois. La fragmentation des territoires n’est pas inéluctable, reconnecter innovations et solidarités est à portée de main. Il y a 10 ans, le processus du Grand Paris était lancé pour reconquérir l’attractivité de la région capitale. En une décennie, le monde urbain a pourtant profondément changé. La population urbaine mondiale est passée de près de 3 milliards à près de 4 milliards d’habitants. Nous avons besoin d’un nouveau Grand Paris, pas seulement celui de l’architecture ou de l’urbanisme, mais celui de partenariats ouverts, qui fassent vivre et respirer les territoires, qui nous projette dans l’avenir.

Pour en savoir plus :

Le programme du 7e forum du Cercle Grand Paris de l'investissement durable est ici.

2018-06-08
Écrit par
Nicolas Buchoud
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