
Le média qui analyse et présages des mutations de la fabrique de la ville.
Les tiers-lieux : un nouveau modèle d’entrepreneurial social ?A Sète, la Palanquée accueille dans une ancienne école un espace de coworking, un fablab et un incubateur de projets écologiques et sociaux. A Montpellier, la Halle Tropisme agrège dans une caserne désaffectée vouée à devenir un écoquartier des entreprises culturelles, des résidences d’artistes, des salles de répétition, mais aussi un café restaurant où sont organisés concerts et festivals. Aux Usines à Liguré, une ancienne friche industrielle de 2 hectares s’est recyclée en laboratoire de l’économie sociale et solidaire et en lieu de production artistique. A Pantin, la Cité fertile a transformé un bâtiment de la SNCF en campus des tiers-lieux, mais aussi en friche culturelle… Le point commun à ces espaces ? Tous se décrivent comme des tiers-lieux. Depuis quelques années, l’expression fait florès en France. Elle désigne une très vaste typologie de lieux et d’activités, qui ont en commun d’être tendus vers le collectif et le « faire ensemble ». Partout où elle surgit, la notion signale ainsi l’innovation sociale et la coopération. Elle s’offre comme une réponse aux mutations du travail et au recul des services publics. Aussi les tiers-lieux sont-ils en plein expansion : la France en comptait 2500 environ en 2021 et selon certaines estimations, ce nombre devrait croître de façon significative dans les mois qui viennent, pour atteindre 3000 à 3500 fin 2022. Leur essor n’épargne aucun territoire. S’ils se sont d’abord développés en milieu urbain, 52% d’entre eux sont désormais situés hors des 22 métropoles, dans les quartiers populaires, les villes moyennes, mais aussi les zones périphériques et rurales.
Bien qu’il prenne des formes diverses, souvent hybrides, le tiers-lieu se caractérise par sa capacité à répondre à divers besoins locaux, en matière de sociabilité tout particulièrement. L’expression, de l’anglais third place, a déjà ce sens quand elle apparaît sous la plume de Ray Oldenburg en 1989. Dans The Great, Good place, le sociologue américain désigne ainsi les lieux de rencontres ne relevant ni de l’espace domestique, ni de l’espace de travail, et qui ne sont ni tout à fait publics, ni entièrement privés. Ce sont les cafés et les coffee shops, les salons de coiffure, les librairies…, bref tous les endroits où l’on se retrouve pour bavarder et être ensemble. Selon l’auteur, les tiers-lieux répondent à un besoin d’appartenance et de liens sociaux que l’étalement urbain peine à satisfaire : outre-Atlantique, la dilution de l’espace dans des nappes pavillonnaires où l’on circule en voiture laisse peu de place, sinon aucune, à la vie collective. En cela, les tiers-lieux viennent pointer en creux un « problème d’espace » d’abord typiquement américain. En l’occurrence, une carence de lieux dédiés à la vie communautaire, au vivre et au faire ensemble.Bien qu’elle ait considérablement évolué, l’expression s’est diffusée avec cette coloration particulière. Si les tiers-lieux contemporains n’ont pas grand chose à voir avec les coffee shops et les salons de coiffure, ils partagent leur caractère socialisant. Tous ont en effet en commun leur ambition de « faire ensemble », en mutualisant les espaces, les savoirs et les ressources.
En 2021, un rapport de France Tiers-lieux intitulé Nos territoires en action en dégage ainsi 5 caractéristiques :
Ces divers traits font des tiers-lieux les rejetons de la crise environnementale et de la révolution numérique. De la première, ils héritent l’élan vers une société plus frugale, soucieuse de mieux articuler économie, social, culture et environnement. A la seconde, ils empruntent un modèle réticulaire, pétri d’agilité, d’horizontalité et de coopération. Héritiers des makers et de l’éthique hacker, ils accompagnent les mutations - subies et choisies - du travail : hausse du nombre de travailleurs indépendants, revalorisation de l’artisanat et du travail manuel en réaction à la production industrielle et l’obsolescence programmée, mais aussi baisse du nombre de fonctionnaires. En France, ils formulent aussi une réponse en forme de palliatif à la désindustrialisation et au recul des services publics dans les quartiers populaires et les zones rurales. L’engouement récent pour les tiers-lieux résulte ainsi d’une série de phénomènes, qui vont de l’essor du télétravail à celui de l’économie dite « collaborative ».
Cette double filiation explique en partie la typologie actuelle des tiers-lieux : ils ont d’abord été popularisés sous la forme des espaces de coworking où les travailleurs indépendants vont chercher des contacts humains et un réseau professionnel, et agrègent souvent un fablab, où se met en oeuvre le “do-it-with-others” cher aux makers. Elle éclaire aussi leur géographie et leurs espaces de prédilection : les tiers-lieux trouvent place dans les interstices de la fabrique urbaine, dans les friches industrielles et les bâtiments publics désaffectés. En cela, ils offrent des réponses innovantes aux mutations à l'œuvre dans l’économie et la ville. Aussi la puissance publique a-t-elle largement encouragé leur développement au cours du dernier quinquennat. Via toutes sortes de programmes, de labels et de dispositifs interministériels, l’Etat a porté ces structures hybrides, tendues entre modèle économique privé et missions de service public. Tout commence en 2018 avec la publication du rapport Faire ensemble pour mieux vivre ensemble de la Fondation Travailler autrement. Partant d’un état des lieux du coworking en France, ce document signé par Patrick Levy-Waitz pointe les vertus d’un modèle de développement en pleine émergence, et qui fait la part belle à l’entreprenariat local, le plus souvent teinté d’écologie et d’économie sociale. Suivant les préconisations du rapport, le Ministère de la cohésion des territoires lance le programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens ». Dans le même temps, le gouvernement crée le Conseil national des tiers-lieux. L’association France Tiers-lieux en sera le volet opérationnel.
Pour soutenir le développement des tiers-lieux partout en France, le gouvernement investit 175 millions d’euros et s’engage dans une démarche de labellisation via les fabriques de territoires et les manufactures de proximité. Il s’agit aussi de « muscler » les compétences des acteurs pour pérenniser la dynamique engagée. Fondée en Nouvelle Aquitaine, la coopérative des Tiers-lieux propose ainsi d’apprendre à « piloter un tiers-lieu », tandis qu’à Pantin, Sinny&Ooko dispense diverses sessions de formation continue. Elle a aussi créé un incubateur pour conseiller et accompagner les porteurs de projets. Il s’agit d’abord de faire monter en compétence les animateurs et de « facilitateurs » des tiers-lieux, piliers incontournables de leur bon fonctionnement. « Une palette de nouveaux métiers est en train de voir le jour grâce à ces entrepreneurs-animateurs dont les compétences et les profils se construisent au fil de l’eau, s’apprennent en marchant, « learning by doing », pointait le rapport Faire ensemble pour mieux vivre ensemble. Les tiers-lieux ont besoin d’un portage actif. Outre le fait qu’ils sont indispensables à tout tiers lieu, l’enjeu est ici de reconnaître ces nouveaux métiers, d’organiser un cadre national de formation et de valorisation des acquis de l’expérience. »Autre enjeu : asseoir un modèle économique souple, qui repose à la fois sur des fonds propres et sur l’appui de l’Etat et des collectivités (mise à disposition de locaux à des prix inférieurs à ceux du marché, subventions, etc.). Modèles d’une nouvelle forme d’entreprenariat social et écologique, les tiers-lieux aspirent en effet à s’autonomiser. L’adoption de modèles économiques robustes et la capacité à se passer de subventions pour dynamiser l’économie locale est sans doute le plus grand défi qu’ils devront relever au cours des prochaines années…
Que devient la nuit à l’ère de la Covid-19 ?« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». La phrase célèbre qui ouvre Du côté de chez Swann, premier opus de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, fut pendant des siècles une condition largement partagée. Pendant des millénaires, la nuit a été essentiellement dévolue au sommeil : on se couchait en moyenne à 21h il y a 50 ans, contre 23h aujourd’hui. Ceux que l’obscurité maintenait éveillés étaient alors forcément des êtres interlopes ou des créatures maléfiques : mauvais garçons et filles publiques, vampires, sorcières ou loups-garous. Puis vinrent l’éclairage public et l’électricité. Avec eux, la nuit s’est peu à peu éveillée. Elle est devenue le temps de la fête et des rencontres. Dans les années 1960, naissaient même des lieux spécifiquement nocturnes aux dénominations significatives de night clubs ou de boîtes de nuit. Depuis, on y fait l’expérience d’une rupture, potentiellement libératrice et féconde, avec les routines et les travaux diurnes.
Aujourd’hui, la nuit semble parfaitement apprivoisée. De Nuit blanche en fête des Lumières (Lyon), de Nuit des musées en Constellations (Metz), elle est même devenue un élément clé des politiques culturelles. En la matière, Les Allumées initié par Jean Blaise à Nantes en 1990 fut sans doute un événement précurseur. Premier acte d’une politique de développement territorial par la culture, ce festival a contribué à impulser un changement d’image pour une métropole alors associée à la désindustrialisation et au déclin. « L’existence d’une vie nocturne festive est devenue un enjeu d’attractivité pour les villes et, en même temps, une question de cohabitation entre populations qui ne vivent pas aux mêmes rythmes, donc un enjeu anthropologique », expliquent ainsi Luc Gwiazdzinski, Lisa Pignot et Jean-Pierre Saez dans un numéro de la revue L’Observatoire, publié à l’automne 2019. A mesure qu’elle devient un enjeu politique, des « Conseils de la nuit », des « bureaux des temps » et des « maires de la nuit » émergent ici et là pour mieux orchestrer cette désinchronisation des rythmes et désamorcer les potentiels conflits qui en découlent. Il faut dire que la nuit est aussi devenue un enjeu économique, un moment parmi d’autres dans un monde aujourd’hui actif 24h/24. « La nuit se banalise et même les lois évoluent : autorisation du travail de nuit des femmes, chasse nocturne, perquisitions, notent Luc Gwiazdzinski, Lisa Pignot et Jean-Pierre Saez. C’est désormais toute l’économie du jour qui s’intéresse à la nuit contribuant à sa « diurnisation », phase ultime de « l’artificialisation » de la ville. » A cette capitalisation du temps nocturne, s’ajoutent des recherches universitaires toujours plus nombreuses sur le sujet : Les « night studies » sont en pleine émergence. Même la contestation s’empare de l’obscurité. Du mouvement des places à Nuit debout en 2016, celle-ci s’affiche ouvertement comme un espace de résistance et de contestation.
Avec l’irruption de la Covid pourtant, cette « diurnisation » de la nuit a fait long feu. La succession des confinements et des couvre-feu en a provisoirement terni l’éclat en refoulant chacun dans l’espace domestique, avec interdiction de se rassembler à plus de 6 personnes. Pour les professionnels du secteur, le coup est rude : la lutte contre la propagation du virus a entrainé tour à tour la fermeture des boites de nuit (elles n’ont jamais rouvert depuis le 14 mars 2020), des bars, salles de concert, théâtres, cinémas et restaurants. Avec la Covid, c’est toute l’économie de la nuit qui s’essouffle, et parfois s’effondre. Pourtant, la fête se réinvente ailleurs, dans la clandestinité. Les free parties connaissent un renouveau inédit depuis les années 1990, et les fêtes privées n’ont jamais cessé. Ces événements sont devenus si rares depuis un an qu’ils sont désormais relayés dans la presse. Témoin la free party du Nouvel an à Lieuron en Bretagne, très largement médiatisée, et qui a valu à ses organisateurs une mise en examen pour, entre autres, « mise en danger de la vie d’autrui ». A l’heure où s’opère un grand tri des activités humaines entre l’essentiel et l’inessentiel, la fête s’affirme ainsi comme un acte de résistance. « Nous avons donc répondu à l’appel de celles et ceux qui ne se satisfont pas d’une existence rythmée uniquement par le travail, la consommation et les écrans, seul·e·s chez eux le soir, écrivaient ainsi les organisateurs de la free party de Lieuron dans une tribune publiée par le journal Libération. Notre geste est politique, nous avons offert gratuitement une soupape de décompression. Se retrouver un instant, ensemble, en vie. » Irresponsable ? Sans doute. La sévérité des jugements portés sur l’événement suggère en tous cas que la nuit a retrouvé son aura sulfureuse. Et pourtant, ici et là, des expériences sont menées en toute légalité pour sortir la nuit du long tunnel où le Covid l’a plongée. Le 12 décembre 2020, un concert test encadré par l’hôpital universitaire allemand Trias y Pujol de Badalone réunissait près de 500 personnes dans une salle de spectacles, l’Apolo, à Barcelone. Résultat : aucun cas de contamination n’en a résulté. Pas plus qu’il ne semble y avoir eu de « cluster » après la free party de Lieuron. Depuis, d’autres initiatives du même ordre sont d’ailleurs en préparation : deux concerts test sont prévus à Marseille en février.

Ailleurs, l’épidémie de Covid-19 pourrait être l’occasion de renouer avec l’obscurité. Car la diurnisation de la nuit a aussi son revers : une pollution nocturne massive, omniprésente en Europe. Celle-ci a des effets sensibles sur la faune nocturne. Elle en trouble à la fois les repères et les rythmes. L’éclairage artificiel est ainsi la seconde source de mortalité des insectes due aux activités humaines, après l’utilisation de pesticides. Il n’épargne pas non l’être humain, tout comme l’ensemble des activités nocturnes. Selon le baromètre de santé public France (SPF), le temps de sommeil des Français était ainsi de 6h42 en moyenne en semaine en 2017, contre 7h09 dans la précédente enquête de 2010. Or, cette dette a des effets délétères sur la santé : elle accroît le risque d’obésité, de diabète de type 2, d’hypertension, de pathologies cardiaques et affaiblit le système immunitaire. A ces divers titres, les mesures sanitaires liées à l’épidémie de Covid-19 pourraient jouer un rôle positif. D’ailleurs, de nombreuses villes de France ont profité des confinements et couvre-feu pour éteindre l’éclairage public la nuit. Le bénéfice d’une telle mesure n’est pas seulement écologique et sanitaire. L’extinction des feux permet des économies de fonctionnement aux collectivités, qui réinvestissent alors le plus souvent l’argent épargné dans la rénovation de leur système d’éclairage. Elle donne aussi aux riverains l’opportunité d’aborder la nuit autrement. Non plus comme temps festif ou productif, mais comme espace d’observation, voire de contemplation. Depuis 10 ans, le Jour de la nuit invite ainsi les collectivités à éteindre la lumière une nuit par an. Objectif : favoriser l’observation des étoiles. De quoi renouer avec notre origine cosmique ? C’est ce que veulent croire l’artiste Smith et le cosmologiste Jean-Philippe Uzan, initiateurs du projet Désidération. Dans un « Complexe » mobile et modulable dessiné par le studio d’architecture Dimplomate, ils convient le public à écouter conférences et podcasts, à regarder photographies, spectacles de danse ou performances. Ou tout simplement à s’allonger pour regarder les étoiles et se connecter au cosmos...
Vidal Benchimol : "Le confinement génère ce qu’on pourrait appeler le syndrome du prisonnier"Le confinement nous force à porter toute notre attention sur nos logements, au risque de révéler d’importantes disparités dans ce domaine. Quel regard la promotion immobilière porte-t-elle sur cette crise, et quelles leçons en tire-t-elle ? Quelques éléments de réponses avec Vidal Benchimol, maître d’ouvrage et inventeur des Ecofaubourgs.
Vidal Benchimol - Elle met en lumilère une rupture, que nous connaissions, déjà au niveau du parc de logements. Un grand nombre de logements, notamment du parc social, est insalubre, et les bailleurs qui en sont les propriétaires et les gestionnaires ont beau redoubler d’efforts, rien ne change. Cette insalubrité est liée à la taille des logements, à l’inconfort acoustique et à la promiscuité. Ces logements construits dans les années 1960 et 1970 génèrent des situations dramatiques. Les populations qui y vivent sont doublement défavorisées. Mais l’inconfort vaut aussi dans les immeubles anciens. Du fait du confinement, nous sommes plus nombreux à occuper nos logements sur de longues périodes. En restant chez soi 24h/24, on se rend alors compte que les voisins font du bruit. Les populations les plus privilégiées, qui ont de grands logements, ne vivent pas ces désagréments de la même manière, mais elles sont confrontées à d’autres limites. Principalement des limites d’usage, notamment pour le télétravail et l’accès aux espaces extérieurs.
La métropolisation a favorisé la densification, mue par la volonté d’optimiser les flux, de réduire les temps de transports, de rapprocher les habitants des activités et des commerces. Mais quand toutes les activités et les commerces sont inaccessibles, on ne peut juger son bien-être que sur le fondement du logement qu’on occupe. Or, dans les grandes métropoles, ce logement est forcément plus exigu, et donne rarement accès à un jardin. Pendant le confinement, le besoin fondamental qui s’exprime est d’accéder à l’air libre. Les personnes qui ont fait le choix d’avoir une maison et un jardin dans le périurbain se trouvent alors favorisées puisqu’elles ont plus d’espace à l’intérieur et à l’extérieur de leur logement.
Le confinement génère ce qu’on pourrait appeler le syndrome du prisonnier. Quelqu’un à qui on dit qu’il doit rester chez lui va très vite se rendre compte que son moment de joie est celui où il va remplir son attestation pour aller se promener pendant une heure en bas de chez lui. Ce syndrome se traduit par des cauchemars, par des appels aux urgences psychologiques ou psychiatriques, qui sont en pleine explosion, y compris de la part de gens qui n’y avaient jamais eu recours. Le confinement nous place dans une situation de dépendance vis-à-vis d’un pouvoir qui, agissant dans notre intérêt sanitaire, se voit obligé de nous enfermer de notre plein gré dans l’espace domestique. Les besoins essentiels qui s’expriment alors sont liés au bien-être chez soi. Celui-ci dépend d’abord, comme je l’ai dit tout à l’heure, des espaces extérieurs, de la taille du logement et de la manière de l’utiliser. Tout le monde est d’accord pour dire que le télétravail est une solution, mais dans quelles conditions ? Les logements ont-ils été prévus pour un tel usage ? On constate que dans bien des cas, les conditions d’un télétravail efficace ne sont pas réunies. Nous autres professionnels de la construction, avons une réflexion à mener sur ce point : de quelles manières ces espaces de télétravail doivent-ils être équipés et aménagés ? Comment les isoler phoniquement et les équiper numériquement ? Quelle doit être leur taille ? Faut-il les doter de fenêtres ? Il faut aussi porter notre attention sur les espaces extérieurs, qui sont considérés en cette période comme indispensables. Enfin, la qualité acoustique du logement s’affirme plus que jamais comme un critère fondamental de confort… La RT2012 a fait d’énormes bonds en la matière, mais tout ce qui a été construit avant 2006 n’est pas performant sur ce point. On peut supposer que les normes acoustiques vont devenir encore plus cruciales qu’auparavant. Et l’on se doit de considérer désormais le bruit comme une pollution majeure.
Au cours des dernières décennies, les réglementations ont surtout abordé la question des économies d’énergie. Les normes acoustiques sont arrivées après, mais elles sont aujourd’hui suffisantes pour offrir un vrai confort aux nouveaux occupants. Reste la question des espaces extérieurs. Je suis dubitatif quand je vois qu’on construit toujours en ville dense des programmes de logements sans aucun espace extérieur, balcon ou terrasse. Or, quelqu’un qui dispose d’un balcon ou d’une terrasse allant de 16 à 20m2 peut considérer qu’il a une pièce à vivre en plus dans son logement. Avec le changement climatique, cette pièce peut être investie six mois dans l’année.
La densité n’est pas incompatible avec les espaces extérieurs ! Ce sont souvent les promoteurs immobiliers qui en excluent l’aménagement pour des questions de coûts. C’est vrai que la conception de balcons ou de terrasses requiert plus de travail et occasionne des coûts supplémentaires, mais elle est tout à fait possible, y compris en zone dense. Là où la demande est très forte, quand un immeuble neuf se construit, on y trouve des terrasses, mais elles se paient alors très cher.
Je pense que oui, au moins en partie. Beaucoup de gens se rendent compte que vivre dans un appartement situé plus loin du centre, mais offrant plus d’espace, est plus confortable que de vivre dans des quartiers à la mode, mais où il n’y a ni balcon ni terrasse, et dont l’intérêt est très réduit quand tout est fermé autour.
Il y a d’abord un aspect réglementaire. Quand on dépose un permis de construire, on doit préciser si la construction envisagée est un logement, un commerce ou un local d’activité. Les règlements doivent évoluer pour proposer des logements avec espace de travail, comme il en existait avant la dernière guerre, où nombre de logements, à Paris notamment, intégraient un atelier. Il faudrait en somme revoir la définition de ce qu’est un logement, pour y intégrer les locaux d’activités dédiés au télétravail. Cela aurait des incidences fiscales, puisque les taxes ne sont pas les mêmes pour les logements et les locaux d’activités. Une telle évolution permettrait aussi à un employé de récupérer une petite prime. Imaginons que vous habitiez dans un logement où il y a un espace dédié au télétravail. Vous seriez alors fondé à demander à votre employeur de prendre à sa charge une partie de cet espace. L’entreprise y trouverait son compte, car elle pourrait réduire la taille de ses locaux. Le salarié s’y retrouverait aussi, car une partie de son loyer ou de sa charge d’emprunt serait pris en charge. Ces dispositifs ne concerneraient pas seulement les personnes dont le travail s’exerce sur un ordinateur, et pourraient s’étendre aux travailleurs manuels. Pour le maître d’ouvrage, il s’agirait de produire 10 à 20 mètres carrés supplémentaires pour que les acquéreurs puissent travailler chez eux. Cette surface pourrait d’ailleurs être affectée à d’autres usages, et être considérée comme un studio où accueillir un ami, une personne âgée, un enfant qui a grandi et veut prendre son envol. Cela participerait de la modularité des logements…
La modularité est une question compliquée car elle est liée au mode de vie et à la taille du ménage. On peut très bien généraliser les choses pour les espaces de télétravail, mais le reste dépend de la composition de la famille. Il n’y a pas de règles générales. Le confinement donne à réfléchir à une autre question, qui est celle de la mobilité. Pour les personnes qui sont en mesure de télétravailler, la question de la mobilité est plus souple que pour quelqu’un qui ne le peut pas. L’économie réalisée sur le temps de transport peut inciter à s’installer plus loin de son entreprise. D’autant que l’épidémie de Covid-19 remet en question la fréquentation des transports publics. Le déconfinement va nécessairement s’accompagner d’un boom des trajets en voiture. Certes, nous sommes au printemps, et certains pourront se déplacer à vélo, mais que se passera-t-il si l’épidémie se prolonge jusqu’à l’hiver prochain ? Les gens refusaient déjà d’être entassés dans les transports publics, mais ils le refuseront de manière encore plus vigoureuse. Ce rejet va inciter un certain nombre d’entre eux à aller vivre plus loin des villes, et je suis persuadé que beaucoup de familles avec de jeunes enfants vont franchir le pas. Sur les sites de recherche immobilière, le nombre de consultations en direction des maisons à la campagne, particulièrement en Bretagne, est en nette hausse. Cela décrit déjà une certaine tendance.
Non, pas du tout. Je ne pourrais pas me lancer sur un tel marché, car il n’a pas de règles, il est très disparate et diffus. A ce titre, c’est un marché qui est très difficile à travailler, et doit s’appréhender comme une somme de demandes individuelles.
La crise sanitaire interdit tout usage de lieux communs. De ce fait, elle vient appauvrir ce type de projet. On peut toutefois espérer que ce genre de situation restera rare, voire unique, dans notre existence. Les espaces communs sont faits pour réunir des usagers, et ils participent d’une nouvelle réflexion sur la conception de logements en milieu dense. Par ailleurs, je pense que la situation actuelle montre qu’il faut poursuivre la construction d’écoquartiers. Par hasard, ces derniers se trouvent favoriser la distanciation sociale, car ils ménagent des zones de promenades et des trames vertes larges et aérées. Ils se révèlent de bons vecteurs de développement de logements collectifs dans des zones relativement denses, mais où la distanciation sociale est possible.
Le marché de l’immobilier est un marché à cycle lent. La conception de logements ne se fait pas sur un coup de tête ou un caprice. La notion de risque sera prise en compte, mais de manière marginale dans les prochaines réalisations. Sur le plan technique, on devra peut-êre réfléchir à des technologies de filtration de l’air. On peut estimer que les logements sont déjà confinés, surtout avec les nouvelles règles d’isolation thermique. On va peut-être être amenés à réfléchir différemment à la question de la ventilation.
La crise sanitaire n’annule pas le besoin de logement, bien au contraire. Ce besoin ne pourra pas être satisfait de la même manière qu’en temps normal. Un grand nombre de projets risque d’être reporté. Beaucoup de gens vont se retrouver avec des difficultés d’emploi, et vont donc être contraints d’ajourner leurs projets. Ma plus grande crainte est qu’on se retrouve pris dans un effet ciseau où le besoin de logements n’est plus satisfait par la production et où les demandeurs reviennent à des pratiques comme celles qui avaient suivi la loi de 1948. Les gens payaient alors un pas de porte pour avoir accès aux logements à loyer plafonné. Les mairies vont pour certaines bloquer les loyers, et le parc ne va pas se renouveler, au risque de favoriser ce type d’abus. S’il n’y a pas une intervention extrêmement forte de l’Etat ou du monde du logement social dans la production de logements neufs, on risque de fabriquer une nouvelle crise du logement. Cela dit, cette crise sanitaire, qui va déboucher sur une crise économique et sociale, va aussi donner un coup de frein aux spéculations. Prenez une ville comme Bordeaux, où le prix du mètre carré a explosé, et où une partie de la population ne peut pas faire face à cette hausse. Il est probable qu’on y assiste à de fortes corrections sur les produits qui ne présentent pas de caractéristiques 5 étoiles et se vendent à des prix beaucoup trop élevés. En revanche, l’Ile-de-France où le marché est très tendu pourrait s’affronter à une grave crise du logement.
Ce serait une bonne chose ! Un tel exode permettrait de rééquilibrer la situation à Paris et en première couronne, et donnerait une autre impulsion au marché... Mais il y a en matière de logement notamment, un écart entre des velléités exprimées sous le coup de l’émotion provoquée par une telle crise, et le passage à l’acte. Si cette prise de conscience est suivie d’effet, alors oui, on pourra alors parler d’un véritable changement en profondeur.
Livre : Un Tour de France des maisons écologiques pour révolutionner l’habitatUne « kerterre » en chaux et chanvre aux allures de maison de Hobbit. Une maison bioclimatique en paille porteuse. Une série de trois conteneurs assemblés en demeure confortable. Un local agricole en super-Adobe dédié à la production de safran… Les trente constructions repérées dans le Tour de France des maisons écologiques, paru le mois dernier aux éditions Alternatives, sont aussi diverses qu’insolites. A l’origine de l’ouvrage, trois jeunes auteurs aux profils complémentaires : Mathis Rager est conducteur de travaux, Emmanuel Stern anthropologue et constructeur, Raphaël Walther architecte. Soucieux de faire évoluer leurs pratiques professionnelles à l’aune de la crise écologique, ils ont peaufiné leur itinéraire pendant un an, puis conduit deux mois de recherche sur le terrain. Au cours de leur périple de la Bretagne au Jura, ils ont glané les témoignages des habitants, souvent maîtres d’ouvrage, des diverses réalisations visitées, puis les ont confrontés au regard d’une poignée d’experts de la construction et de l’habitat - architectes, ingénieurs, philosophes, etc.
Le résultat : un Tour de France des maisons écologiques inspirant et documenté. Entre entretiens, décryptages, photographies, plans de coupe, glossaire et éléments chiffrés, l’ouvrage offre un panorama aussi divers que complet des modes constructifs et des formes d’habitat alternatifs contemporains. En abordant les aspects concrets et techniques de chaque chantier (coût, main d’œuvre, temps de construction, technicité…), il peut même s’avérer un outil d’aide à la construction, à la limite du mode d’emploi. L’enjeu, annoncé dès l’introduction du livre, est de taille : le secteur du bâtiment est un poids lourd en termes de consommations d’énergie (43%) et d’émissions de GES (25%). Quand le béton-roi est responsable à lui seul de 5% des émissions de CO2 à l’échelle mondiale, les alternatives repérées dans le Tour de France des maisons écologiques pourraient offrir quelques pistes judicieuses. Elles permettent en effet d’alléger l’empreinte écologique du bâtiment en relocalisant la production. A rebours d’un secteur qui recourt massivement aux bois exotiques ou au sable acheminés par cargo de l’autre bout du monde, elles misent sur les matériaux trouvés à proximité du chantier (paille, chanvre, terre…) et sur les savoir-faire traditionnels (bauge, etc.). Souvent réalisées en auto-construction, ces formes d’habitat permettent aussi de « faire soi-même » en levant les freins à une telle entreprise, notamment grâce à l’organisation de chantiers participatifs où se transmettent les savoirs.
A cet égard, les auteurs abordent dans le livre un parti-pris à contre-courant des discours dominants sur l’habitat écologique : quand celui-ci est généralement décrit en termes de densité et de compacité, ils affirment tout au contraire que « la révolution verte passera par la maison individuelle ! ». Dans l’introduction, ils affirment ainsi : « Alors que l’habitat collectif reste le plus souvent tributaire des schémas constructifs conventionnels, elle favorise un foisonnement d’initiatives personnelles et se présente à l’heure actuelle comme un laboratoire d’idées et d’inventivité pour penser des maisons de demain réconciliées avec leur environnement territorial, économique et humain. » Conçues sur mesure, à l’image de celles et ceux qui les édifient et les habitent, les maisons présentées dans le livre sont très largement délestées des contraintes qui pèsent sur la production standard. Ce faisant, elles ont tout le loisir d’aller techniques traditionnelles et technologies contemporaines, pour esquisser des modes de construction et d’habitat adaptés à leur environnement immédiat…
Le tour de France des maisons écologiques, de Mathis Rager, Emmanuel Stern et Raphaël Walther, éditions Alternatives, mai 2020, 240 pages, 170x240 mm, 24,90 euros
Eric Lenoir : "la première règle du jardin punk, c'est de ne rien faire !"C’est précisément pour cet aspect oxymorique que j’ai choisi ce titre ! Depuis des millénaires, le jardin permet à l’homme de s’affranchir de la nature, des conditions extérieures, du vent froid grâce aux murs, des animaux grâce aux barrières, etc. Cette approche aboutit à la création de jardins qui ne sont absolument plus en lien avec la nature. Il suffit de voir les jardins modernes : ils sont à ce point aseptisés qu’ils deviennent des déserts de biodiversité et coûtent très cher à entretenir. On touche à l’absurde, et malgré tout, beaucoup de gens abordent le jardin de cette manière-là, non par envie, mais par atavisme. On leur a dit : un jardin, c’est comme ça et pas autrement. Je suis un ex-punk – j’ai même eu une crête ! – et ce que le mouvement punk a été à la musique et d’autres formes d’art, sa manière de mettre un coup de pied dans la fourmilière, peuvent permettre de prendre les choses autrement, et même carrément à l’envers. Aujourd’hui, on a le loisir de faire des jardins qui ne sont pas vivriers, donc on peut se permettre l’expérimentation, surtout dans un contexte où l’on doit réintroduire d'urgence de la biodiversité, alors qu’elle a disparu partout. Au lieu de faire contre la nature, comme on l’a fait depuis quelques siècles parce qu’on n’a pas eu le choix à certains moments, il s’agit ici de voir comment on peut faire avec elle.
La première règle du jardin punk, c’est de ne rien faire. Il faut commencer par regarder comme ça se passe. Pas la peine d'être une bête en botanique : il suffit de faire preuve de bon sens, d’observer ce qui pousse dans son jardin, à quel endroit, à quelle période. L’incompétence n’est pas forcément un frein. La première chose à faire est de regarder ce qui est déjà là, pour voir comment éviter de l’abattre ou de le remplacer. Parfois, il suffit de tailler deux ou trois branches pour rendre un arbre beau. L’autre principe est de faire avec les moyens du bord. L’une des voies consiste notamment à être capable de s’émerveiller de choses qu’on ne voit pas d’habitude, parce qu’on ne se penche jamais dessus. Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant… En n’ayant rien fait, vous aurez un très beau jardin.
"Vous avez déjà regardé une fleur de carotte sauvage ? C’est magnifique, et si vous arrêtez de tondre votre gazon, elle s'invitera dans votre jardin. Avec elle, vous aurez vingt variétés de papillons, des abeilles, un parfum envoûtant…" Eric Lenoir
C’est toute la différence entre le jardin punk et le jardin sauvage ! A partir du moment où l’on intervient, on agit sur le milieu. Mais l’idée du jardin punk est de le faire a minima, à l’extrême minima. A la fin de mon livre, j’explique d’où vient l’idée de jardin punk. Un jour, un copain vient me voir et me dit : « j’ai fait un truc qui a fait râler tous les vieux du village, j’ai fait un vrai jardin punk ! » Il a nommé ce sur quoi je cherchais à mettre un nom depuis des mois pour désigner ma démarche. Son jardin punk consistait à cultiver des patates sans creuser de trou, en mettant ses tontes de gazon sur les tubercules. Quand il avait envie d’une patate, il grattait un peu le gazon et en retirait les patates pour les manger. Il a eu la plus belle récolte du village, et les autres jardiniers étaient dégoutés ! Dans sa démarche, il y avait le côté provocateur du punk, le côté j’en fous pas une, le pragmatisme et l'indifférence aux règles. Cette approche n’empêche pas d’avoir des récoltes, et permet à des gens qui n’en ont pas forcément les moyens de cultiver un jardin.
L’éducation judéo-chrétienne ! C’est tout le problème des atavismes. Effectivement, avoir un jardin ultra productif tel qu’on l’a appris après-guerre nécessite un boulot de dingue. Et pourtant, dans les années 1970, un Japonais qui s’appelle Masanobu Kukuoka a montré qu’on pouvait se passer de désherber, tout en ayant quand même une production. C’est toujours au fond la même question, à savoir : qu’est-ce qu’on veut produire sur quelle surface, et pour quoi faire ? En adaptant la nature de ce qu’on produit aux besoins réels, on change les choses. Par exemple on s’obstine à produire du maïs pour nourrir la volaille, alors qu’en cultivant des légumineuses, on ferait de l’engrais pour la plante suivante, et ça consommerait moins d’eau. Il n’est souvent pas nécessaire de livrer bataille. Il y a certes des batailles à livrer. Par exemple, on va être obligé de se bagarrer un peu contre la ronce, mais dans certains endroits on peut la tolérer. On aura alors des mûres, et les animaux auront de quoi manger en hiver et s’abriter. On a aujourd’hui l’avantage d’avoir des connaissances techniques complètement différentes. Elles devraient nous permettre de nous affranchir des méthodes industrielles et industrieuses… Il s’agit de savoir jusqu’où on peut s’affranchir de l’effort physique et financier.

Oui et non. Quand les magazines que vous évoquez parlent de jardin sans effort, il s’agit d’un jardin qui va vous coûter de l'argent, car il vous demandera de mettre des tonnes de paillage ou d’acheter des matériaux qui vous dispenseront de faire des efforts. Quand je parle d’absence de moyens, c’est aussi bien de moyens financiers que d’investissement moral. Il faut apprendre à lâcher prise, et c’est en ce sens que la donnée écologique est très importante : une pelouse non tondue est bien plus accueillante et diversifiée qu’une pelouse tondue, c'est un autre monde. Je n’avais pas spécialement de demandes en ce sens de la part de mes clients, si ce n’est pour quelques résidences secondaires. Le jardin punk est plutôt né en réaction à mes dialogues avec les élus et les collectivités. A propos des jardins de cités HLM comme celles où j’avais grandi, on me disait : « on ne peut pas faire mieux, on n’a pas les moyens. » J’ai voulu faire la démonstration inverse, et j’ai créé mon propre jardin, le Flérial. Au départ, il ne devait pas être aussi grand : je cherchais 5 000 m2 de terrain pour y installer ma pépinière, et je n’ai pas trouvé moins d’1,7 ha. Je me suis dit que c’était l’occasion où jamais, et j’ai décidé de montrer que je pouvais entretenir cette surface tout seul, avec deux outils, en y passant moins d’une semaine par an. C’est ce que je fais, et j’ai maintenant un vrai argument. Aujourd’hui, alors qu’on est beaucoup dans la gestion différenciée, mon livre trouve un écho important. Je ne l'ai donc pas écrit pour répondre à une demande des élus, mais pour leur faire la démonstration que tout est possible. Du reste, le jardin punk est un courant appelé à se développer, car les dotations baissent partout, que la SNCF ne sait pas quoi faire sans glyphosate et qu’il faut bien trouver des solutions.
J’ai eu la chance de discuter avec Gilles Clément une fois ou deux. Je lui ai dit : « je sais qui vous êtes, mais je ne sais pas ce que vous faites !» Nos démarches se sont développées de façon parallèle, et nous sommes un certain nombre à œuvrer dans cette veine là. En ce qui me concerne, il y a l’aspect très provocateur et le côté « rien ne m’arrête », au sens où je suis convaincu que ce n’est pas parce qu’il y a une cour en béton qu’on ne va rien pouvoir y faire pousser : on a des graines, on fait un trou dans le béton pour voir si ça pousse… et ça marche ! C’est ce qui m’amuse à chaque fois : même les endroits qui paraissent impossibles à végétaliser, le sont toujours in fine. Il y a chez moi quelque chose d’un peu plus extrême que dans d’autres démarches.
"Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?"" Eric Lenoir
C’est un peu le cœur de l’histoire, en effet. Le jardin punk offre une réponse à ceux qui se disent : "j’ai un endroit pourri, je n’ai pas d’argent, est-ce que je peux faire quelque chose quand même ?" L’idée est de leur dire : "oui, tu peux faire quelque chose, et même si tu ne fais rien, il va quand même se produire quelque chose !" Ne pas intervenir est très important à ce titre. Le jardin punk repose sur l’idée que tout est disponible sur place. Le voisin est en train de jeter des pierres ? Pourquoi ne pas les récupérer ? C’est du pragmatisme poussé à son paroxysme. Le jardin punk joue plus sur l’entraide que sur le consumérisme. Il n’hésite pas à partir sur du moche, et surtout, à ne pas être dans la norme, notamment en termes de sécurité. Par exemple, il y a quelques jours, j’ai eu l’occasion de visiter un site ouvert au public dans une petite commune, dans un marais. L’élu local était passionné par cet endroit, et voulait absolument que ses administrés puissent y aller. Rien n’y est aux normes, mais au lieu de coûter entre 25 et 50 000 euros, l’aménagement des lieux en a coûté 3 000, et tout le monde en profite !
La première chose est de faire avec les végétaux présents sur place – ce qui suppose de les repérer, d’où l’idée de ne rien faire pendant un an. Par exemple, c’est bête d’arracher une marguerite alors qu’elle sera belle tout l’été. Il faut aussi être attentif à ce qui va se ressemer sur place parce qu’on aura gratté la terre. On peut aussi créer une auto-pépinière en récupérant ce qu’on glane à droite à gauche. Il y a aussi les échanges de graines, les boutures en place. Par exemple au Flérial, la majorité des haies sont issues de boutures d’osier en pleine terre : j’avais coupé de l’osier pour un chantier, et je l'ai replanté au lieu de l'évacuer en déchetterie. Ça ne m’a rien coûté. ! On peut également opter pour la récupération, aller voir son pépiniériste préféré, récupérer les vieux plants qui partent à la benne. Et puis de temps en temps on achète vraiment : ce n’est pas parce qu’on a un jardin punk qu’on ne doit rien acheter. Bref, il n’y a pas de règles, pas de dogmes, et d’autant moins que chaque cas est particulier. On ne peut pas faire un jardin punk sur du ciment comme on va le faire sur un terrain humide. On ne va pas faire le même jardin à Lille qu’à Marseille. Encore une fois, le jardin punk invite au lâcher prise, à voir ce qui se passe là où on vit, à faire avec ce qui se présente, à tirer parti de tout et à pirater le système !
Eric Lenoir, Petit traité du jardin punk - apprendre à désapprendre, éditions Terre Vivante, collection "champs d'action", novembre 2018, 96 pages, 10 euros - A commander ici.
Les gilets jaunes, entre crise écologique, justice sociale et aménagement du territoireTout a commencé sur Change.org, ce cahier des doléances en ligne. En mai dernier, Priscillia Ludosky, gérante d’une boutique en ligne de cosmétiques domiciliée en Seine-et-Marne, lance une pétition pour exiger la baisse du prix du carburant à la pompe. L’initiative peine à récolter des signatures, jusqu’à ce qu’elle soit médiatisée le 12 octobre dans un article de La république de Seine-et-Marne. Au même moment, Eric Drouet, chauffeur routier, annonce sur Facebook un rassemblement le 17 novembre avec son association d’automobilistes, le Muster crew. Relayée par le Parisien, l’initiative fait boule de neige, et le mouvement des gilets jaunes grossit progressivement jusqu’à devenir l’un des sujets les plus médiatisés, mais aussi les plus âprement débattus dans la presse et sur les réseaux sociaux.
Si la hausse du prix du carburant a mis le feu aux poudres, c’est d’abord en raison de la hausse des taxes sur le gasoil, décidée en partie pour le gouvernement pour supprimer l’avantage fiscal du diesel. Classé cancérigène certain par le CIRC, celui-ci n’est pas seulement émetteur de CO2, mais aussi de particules fines et d’oxyde d’azote, surtout pour les véhicules les plus anciens. Selon une étude publiée en 2017 dans la revue Environmental Research letters, 10 000 morts prématurées en Europe (sur les 425 000 imputées à la pollution de l’air) lui seraient directement imputables. La taxation du diesel n’est donc pas seulement un levier pour lutter contre le dérèglement climatique : elle est aussi un enjeu de santé publique. « Une hausse de 10% du coût des énergies fossiles permet de réduire de 6% leur consommation à long terme, diminuant en même temps les nuisances associées : pollution atmosphérique, émissions de gaz à effet de serre », affirme ainsi sur son site Internet le ministère de la Transition écologique et solidaire. Cela dit, comme l’ont souligné nombre d’observateurs, la hausse du prix des carburants n’est qu’en partie imputable à leur taxation. C’est l’envol du prix du baril (il a presque triplé depuis 2016) et la variation des taux de change, qui expliquent en partie ce renchérissement. Ce dernier succède d’ailleurs à des années de baisse : l’essence était plus chère en 2012 qu’aujourd’hui.
Comment expliquer dès lors le mouvement des gilets jaunes ? En l’absence d’homogénéité et de discours unifié, on en est réduit à des conjectures. Il faut d’abord rappeler dans quelle séquence s’inscrit cette mobilisation. Elle succède en premier lieu à l’émoi suscité par la réforme de l’ISF : ce geste inaugural du gouvernement a d’emblée instillé l’image d’un Emmanuel Macron « président des riches » uniquement dédié aux « premiers de cordée ». En octobre dernier, une évaluation de l’Institut des politiques publiques (IPP) confirmait largement ce soupçon, en montrant que la réforme et la flat tax bénéficiaient aux 0,1% de ménages les plus aisés. De même, on peut trouver éclairante l’exacte coïncidence, dans l’actualité, de la révolte des gilets jaunes et de l’arrestation au Japon de Carlos Ghosn, PDG de Renault, pour fraude fiscale.La séquence qui conduit aux blocages du 17 novembre voit ensuite se succéder le rapport Spinetta sur l’avenir du rail, qui préconise le démantèlement des lignes secondaires, le refus par l’Assemblée nationale d’interdire le glyphosate d’ici 3 ans, l’autorisation accordée à Total de forer du pétrole au large de la Guyane, et bien sûr la démission fracassante de Nicolas Hulot, dont le discours est venu conforter l’idée d’un pouvoir acquis aux lobbies. Dans un tel contexte, le gouvernement apparaît peu crédible lorsqu’il fait passer la hausse des taxes sur le carburant pour une mesure écologique. D’autant moins d’ailleurs que seule une partie des recettes sera affectée à la transition, le reste étant destiné à alimenter le budget général. Et que le kérosène des avions et le fioul des bateaux sont exonérés de taxes, y compris pour les liaisons domestiques. Au-delà de la question des moyens, c’est enfin celle des solutions qui est mise en cause. Des doutes s’expriment tout particulièrement à l’égard des véhicules électriques sensés faciliter la transition vers une mobilité décarbonée. Pour plusieurs raisons : d’abord parce que la faible autonomie des batteries ne leur permet pas de concurrencer les moteurs à essence sur les longs trajets. Ensuite parce que les modèles électriques demeurent inaccessibles aux ménages qui ont fait le choix du diesel pour des raisons de coûts. Enfin, parce que le diesel fut lui-même longtemps présenté comme écologique. Dans ces conditions, comment être certain que les véhicules électriques ne seront pas bientôt frappés du même discrédit, surtout quand on aborde la délicate question des batteries au lithium ?
En faisant peser la transition écologique sur les seules mobilités individuelles, la mesure a dès lors tout l’air d’une injustice fiscale. Elle donne le sentiment qu’elle vient pénaliser précisément ceux qui sont le plus dépendants de la voiture, et ont le moins les moyens de s’en passer : les travailleurs pauvres et les classes moyennes des périphéries des métropoles et de l’espace rural, déjà fragilisés par le démantèlement du rail et des services publics de proximité (hôpitaux, écoles, bureaux de poste…). A cet égard, le mouvement des gilets jaunes a ravivé le débat autour d’une figure controversée : celle de Christophe Guilluy. Et pour cause : il a fait ressurgir le spectre d’une « fracture française » entre des métropoles supposées seules bénéficiaires de la mondialisation, où se concentrent le capital social, culturel et économique, et une « France périphérique » en voie accélérée de déclassement. Le mouvement vient de fait pointer les limites du modèle d’aménagement en vigueur partout dans le monde occidental : celui de la métropolisation. Un modèle inégalitaire, dans la mesure où la gentrification qu’il génère est synonyme d’éloignement pour les plus pauvres, et anti-écologique dès lors qu’il suppose un immense gaspillage de ressources.
Mais parce qu’il est né sur les réseaux sociaux, le mouvement déborde largement ces supposés clivages territoriaux. Il s’est d’ailleurs déployé aussi bien dans les métropoles – dont Paris – que dans les petits villages et villes moyennes. Sa composition sociale et idéologique semble tout aussi hétérogène : classes moyennes et classes populaires, extrême droite et extrême gauche, et au milieu sans doute pas mal d’abstentionnistes. Les gilets jaunes sont à ce titre un défi politique, sinon un redoutable piège autour duquel s’écharpent les militants de gauche et les écologistes : faut-il s’allier à eux au risque de favoriser l’extrême droite ? Ou faut-il au contraire s’en désolidariser au risque de… favoriser l’extrême droite ? Parce qu’il se donne pour une révolte du « peuple » face aux « élites », le mouvement instille un peu plus la crainte de voir le populisme, en l'occurrence le RN, s’approcher du pouvoir, et suggère que le parti de Marine Le Pen est désormais la boussole autour de laquelle se cristallise tout débat public.A scruter les modes d’action des gilets jaunes, on pourrait pourtant se laisser tenter par une autre approche, teintée d’utopie. De fait, il est pour le moins paradoxal qu’un mouvement apparemment décidé à faire valoir son droit à la mobilité ait choisi le blocage comme moyen privilégié. Paralyser les routes, freiner l’incessant flux des hommes et des marchandises… : est-ce une façon pour les immobiles de rendre sensible à tous leur condition ? Et si c'était aussi l'occasion reconduire le mot d’ordre de l’an 01 : « on arrête tout et on réfléchit. » Face à la perspective du cataclysme climatique et à un modèle économique dont tout le monde s’accorde à dire qu’il nous conduit droit dans le mur, ce serait alors une mesure de bon sens.