Société
La ville, ce sont surtout celles et ceux qui la transforment au quotidien : entreprises, associations, citoyennes et citoyens engagés. Ici, on analyse les tendances de fond qui contribuent à façonner nos espaces urbains.
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La ville à l’heure du changement.

Le média qui analyse et présages des mutations de la fabrique de la ville.

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Climat : l'heure de la mobilisation citoyenne ?

Le 13 octobre dernier, sous un soleil exceptionnellement chaud, des centaines de milliers de manifestants ont à nouveau défilé pour le climat dans près de 80 villes de France. Un mois après la mobilisation sans précédent qui avait suivi la démission de Nicolas Hulot, cet élan confirme que quelque chose est en train de changer sur le front de la lutte contre le dérèglement climatique…

Est-ce l’épisode de sécheresse qui frappe la France depuis le mois de juin ? La démission de Nicolas Hulot le 28 août dernier et son discours sans appel sur le rôle des lobbys dans la catastrophe écologique en cours ? La publication début octobre du 5e rapport du GIEC sur le climat terrestre, qui insiste une fois de plus sur la nécessité de contenir le réchauffement à +1,5° ? Toujours est-il que les mobilisations pour le climat prennent une ampleur inédite en France : après le succès de la marche organisée le 8 septembre dernier à l’initiative de Maxime Lelong, simple internaute, près de 120 000 personnes ont à nouveau défilé le 13 octobre dans 80 villes en France pour exhorter les hommes politiques à agir concrètement et massivement contre le dérèglement climatique et l’érosion de la biodiversité. Les manifestants ne comptent d’ailleurs pas en rester là : les marches pour le climat promettent de se succéder tous les mois.

Dépasser le clivage entre l’action individuelle et collective

Inédites, ces manifestations constituent la part visible d’un sursaut citoyen qui se déploie sur tous les fronts, et semble enfin venir à bout d’un clivage tenace : celui qui oppose le « ça commence par moi » de citoyens rétifs au militantisme « classique » et les modes d’action des organisations militantes. Plus question d’opposer la spontanéité et la stratégie, l’action individuelle et la lutte collective : c’est dans la fine articulation de ces deux registres que se dessinent les contours du « sursaut » à l’œuvre. Pointant cette singularité du mouvement en cours, Nicolas Haeringer de l’ONG 350.org affirmait ainsi à Libération tout récemment : « ce qu’ont les organisations par rapport aux individus, c’est la capacité à penser des stratégies et à s’inscrire dans le long terme. L’enjeu est de trouver des manières de prolonger cet élan, de le canaliser, le structurer, sans que les organisations ne récupèrent la dynamique, mais en étant en mesure de s’inscrire dans la durée. (…) Maintenant, il faut arriver à atterrir sur des revendications un peu plus précises, pour gagner quelques batailles. »

Campagnes contre le changement climatique

Pour articuler changement individuel et collectif, une approche de l’action par campagnes pourrait s’avérer ici particulièrement fructueuse. Or, c’est exactement ce qui se dessine actuellement. Ainsi, le site Internet Il est encore temps regroupe les campagnes de diverses ONG et oriente  d'emblée les internautes vers des actions concrètes, en prenant soin de distinguer d’emblée ceux qui veulent agir « solo », et ceux qui envisagent de se mobiliser en groupe.  La plateforme recense une typologie d’actions très variée : pétitions, boycott à la consommation, interpellations des banques, écogestes, mais aussi action directe non-violente – à l’instar du climate Friday organisé le 23 novembre prochain, et qui invite les citoyens à cibler les super et hypermachés - et désobéissance civile, comme en Allemagne où se succèdent les actions pour protéger la forêt de Hambach et stopper l'extraction du lignite. A partir de fin octobre, la plateforme proposera aussi aux internautes une nouvelle version de 90 jours : créée en 2015, cette application « coache » ses usagers pour « changer le monde » en 3 mois ou, à défaut, réduire significativement son empreinte écologique au gré de « défis » quotidiens (faire le ménage avec du vinaigre blanc, acheter des fruits et légumes de saison, etc.).Le climat n’est pas le seul à mobiliser de plus en plus massivement. Dans le sillage de la démission du Nicolas Hulot, le journaliste Fabrice Nicolino, auteur de Pesticides, révélations sur un scandale français, a ainsi lancé en septembre dernier l’appel des coquelicots, visant à l’interdiction de tous les pesticides. A ce jour, la campagne a reçu plus de 290 000 signatures.

2018-10-16
Écrit par
midi:onze
Tribune - Baliser de nouveaux territoires pour l’innovation sociale et la croissance

A la veille du 7ème Forum du Cercle Grand Paris de l’Investissement Durable sur le thème « Grands investissements métropolitains : des infrastructures au capital social de demain ? », Nicolas J.A. Buchoud propose de remettre en perspective les vifs débats sur la politique de la ville en France à la lumière d’une autre actualité, globale cette fois : celle de la territorialisation des Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations-Unies. En apparence éloigné des réalités du quotidien, le cadre des ODD constitue en réalité une source d’inspiration et un réservoir d’innovations durables, mais pour l’heure négligée. C’est aussi l’occasion de dépasser les fragmentations territoriales à l’œuvre à travers de nouvelles stratégies de partenariats entre acteurs publics, privés, entrepreneuriaux et de la société civile.

Melbourne / Minguettes

Quels points communs entre Melbourne et les Minguettes ? Entre Vancouver et Grigny ? La question peut sembler absurde tant les univers, les imaginaires, les représentations attachés à ces territoires urbains apparaissent éloignés. Quels points communs entre des villes championnes de la globalisation et qui ont su faire fructifier des flux massifs de capitaux de plus en plus mobiles, en tête de tous les classements en matière d’attractivité et de développement durable et des villes et des quartiers devenus, au fil des quatre dernières décennies, les symboles même d’une politique de la ville en mal de repères et d’une France urbaine divisée ?La réorientation de la politique de la ville appelée de ses vœux par le Président de la République en ce mois de mai 2018, à la veille d’un rendez-vous largement médiatisé avec les dirigeants de grands groupes de nouvelles technologies, célèbre volontiers le pragmatisme, un retour au terrain salvateur, la volonté d’inclure les gens plutôt que de développer de nouveaux grands plans… Certains n’hésitent pas à y voir la fin de la politique de la ville, d’autres appellent à un nouveau contrat entre l’Etat et les territoires. Or la querelle des anciens et des modernes est peut-être mal posée. La politique de la ville est, de toutes les grandes politiques publiques mises en œuvre en France depuis les années 1970, la plus républicaine et la plus continue de toutes. On l’oublie trop souvent, mais elle a servi à maintes reprises de sas entre problématiques urbaines locales et européennes et internationales, d’incubateur d’idées autant que de partenariats. Dans la France de 2018, cette articulation fait défaut et l’on découvre progressivement combien de nouvelles égalités, frappantes, sont attachées à la métropolisation.

Re-coupling

Globalisation « + » versus globalisation « - » nous dit Bruno Latour. Urbanisation « + » versus urbanisation « - » voudrait-on ajouter. Faire des techs, même des civic techs, le marchepied entre les quartiers et la Silicon valley, qui serait le graal du monde de demain, paraît un raccourci hasardeux. Pour autant, il n’est pas plus réaliste d’envisager la politique de la ville au seul prisme d’enjeux nationaux. Même si certains architectes voudraient nous convaincre du contraire, il n’est pas sérieux de prétendre que nous, en France, faisons modèle pour les autres villes du monde, que nos villes et nos quartiers seraient des modèles d’urbanité mondiale.

"La politique de la ville est, de toutes les grandes politiques publiques mises en œuvre en France depuis les années 1970, la plus républicaine et la plus continue de toutes." Nicolas Buchoud

Pour comprendre ce qui est à l’œuvre et ouvrir vers des solutions qui sortent de la querelle des anciens et des modernes, décentrons le regard. Lors d’une vigoureuse intervention au Parlement européen à la fin du mois de mai, la nouvelle directrice exécutive d’ONU Habitat a souligné que l’avenir urbain s’écrivait avec les Etats et avec les collectivités, mais aussi avec les territoires et leurs acteurs. Incontournable, le cadre étatique ne saurait s’envisager seul. Au sein de nombre d’enceintes de coopération multilatérales, à commencer par celle du G20, les alertes se multiplient pour appeler gouvernements, acteurs financiers privés et entreprises à comprendre combien le management des territoires est un facteur clé du développement durable. Pour Dennis J. Snower, président du Kiel Institute for the World Economy (Allemagne), il y a une vraie urgence à reconnecter (to re-couple) innovation et progrès social, et cela passe par les territoires. C’est aussi l’objet de plusieurs des groupes de travail du T20, l’instance qui rassemble think tanks et instituts de recherche auprès du T20, et dont le Cercle Grand Paris est partie prenante. Ces mutations tout à fait contemporaines sont le résultat de l’adoption par les Nations Unies de l’Agenda 2030 et des Objectifs de Développement Durable, un cadre de référence fructueux mais encore largement méconnu et sous-estimé, notamment dans le Grand paris. Après de sérieuses émeutes raciales en 2015, Baltimore a été l’une des premières villes aux Etats-Unis et dans le monde à recourir au nouveau cadre des Objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies pour réévaluer les causes des mécanismes de ségrégation sociale, raciale et spatiale à l’œuvre, et pour recréer des cadres de confiance à partir de référentiels extérieurs et auréolés d’une certaine forme de neutralité. Ce travail précurseur, présenté à l’occasion du Forum du Cercle Grand Paris en 2017, reste quasi inconnu en France alors même qu’il n’a plus rien d’isolé. Depuis deux ans, organisations internationales, banques multilatérales, réseaux professionnels et de collectivités… ont entrepris de réviser en profondeur leurs doctrines de développement. On est passé en peu de temps de visions génériques d’un monde de plus en plus urbain à l’affirmation d’un monde de plus en plus métropolitain, pour constater finalement que les mécanismes de gouvernance restent très en deçà des mutations économiques et sociales à l’œuvre. On assiste bien à la fin d’un monde, mais ce n’est pas tant celui de la politique de la ville que de la loi cardinale du développement durable qui prévaut depuis le sommet de la terre de Rio en 1992. L’urbanisation et la métropolisation du monde scellent la fin du think global & act local dans une collision quotidienne des échelles géographiques et des temps. Pourquoi la France des villes y ferait-elle exception ? Mais surtout, pourquoi la France n’a-t-elle pas saisi ce tournant à bras le corps ?

"L’urbanisation et la métropolisation du monde scellent la fin du think global & act local dans une collision quotidienne des échelles géographiques et des temps." Nicolas Buchoud

Le Grand Paris manquera-t-il le tournant des Objectifs de Développement Durable (ODD) ?

On voit depuis peu se multiplier sur tous les continents les initiatives en faveur d’une territorialisation des ODD. L’OCDE a créé une mission destinée à soutenir la mise en œuvre des ODD à l’échelle locale. Ce n’est pas une question de relations internationales mais un enjeu pour les politiques publiques de développement urbain, de logement et d’aménagement du territoire, qui nous projette bien au-delà des stratégies traditionnelles de marketing territorial. Le rapport quadriennal d’évaluation du Nouvel Agenda Urbain Mondial élaboré au premier semestre 2018 et qui doit être présenté devant l’assemblée générale d’ECOSOC, le conseil économique et social des Nations Unies, au début du mois de juillet 2018 met en lumière la recomposition des dimensions locales et globales de la vie urbaine contemporaine. La déclaration finale du forum urbain mondial de Kuala Lumpur au mois de février ne dit pas autre chose. Le Forum économique mondial de Davos s’est saisi des réseaux sociaux pour se faire l’écho de sociétés urbaines interconnectées. Nous avons évoqué plus haut les travaux du G20, à quoi l’on pourrait ajouter la préparation d’un U20, un groupe de travail permanent du G20 sur la ville. Quels acteurs français de la politique de la ville participent ces travaux ? La question des banlieues françaises aujourd’hui, ce n’est ni d’abord celle de l’insécurité, ni d’abord celle de la radicalisation, c’est celle d’un monde qui tourne définitivement la page des lendemains de la guerre froide, près d’une génération après la chute du Mur de Berlin. On en constate les effets dans de multiples sphères, jusque dans l’épuisement du modèle des classes créatives tellement mises en avant ces vingt dernières années.

"La question des banlieues françaises aujourd’hui, ce n’est ni d’abord celle de l’insécurité, ni d’abord celle de la radicalisation, c’est celle d’un monde qui tourne définitivement la page des lendemains de la guerre froide, près d’une génération après la chute du Mur de Berlin." Nicolas Buchoud

Et si le marketing des classes créatives avait nourri l’émergence d’un nouveau prolétariat urbain ?Jamais depuis l’après-Guerre, les inégalités n’ont crû aussi rapidement, suscitant frustrations et appels à de nouvelles formes de leadership. Comment tirer le meilleur parti de ce contexte nouveau ? Comment faire fructifier la mondialisation dans tous les territoires ? Au quotidien, les ODD paraissent bien éloignés des priorités de la gestion locale. On peinerait à les transformer en instruments de financement du développement. Nous y sommes presque, pourtant. La préparation en France de la loi PACTE suscite une certaine effervescence parmi les acteurs de l’investissement responsable. On se prend même à parler d’investissement territorial responsable. On convoque le secteur privé. Mais un maillon essentiel reste manquant.La métropolisation accélère la concentration de ressources et de richesses sans favoriser la redistribution. On innove mais sans que cela ne renforce les solidarités. Créer des cadres de gouvernance réellement métropolitains n’est tâche facile pour personne, particulièrement dans le Grand Paris. Pour connecter innovations et solidarités, nous avons besoin de nouveaux mécanismes de partenariats, réellement redistributifs. Nous avons besoin de coalitions d’acteurs, publics, privés, entrepreneuriaux, issus de la société civile, académiques. C’est le sens du programme urbain du Global Compact des Nations Unies et du Cities Partnerships Challenge, qui vise à outiller les acteurs locaux dans un environnement urbain globalisé.Depuis le milieu des années 1990, on a eu coutume de célébrer les villes monde, traduction française un peu étrange des global cities, mais sans s’attacher à développer des savoir-faire territoriaux faire à même de leur assurer un bon gouvernement. On ne sait toujours pas convertir la diversité en un instrument de développement économique et un vecteur de création d’emplois. La fragmentation des territoires n’est pas inéluctable, reconnecter innovations et solidarités est à portée de main. Il y a 10 ans, le processus du Grand Paris était lancé pour reconquérir l’attractivité de la région capitale. En une décennie, le monde urbain a pourtant profondément changé. La population urbaine mondiale est passée de près de 3 milliards à près de 4 milliards d’habitants. Nous avons besoin d’un nouveau Grand Paris, pas seulement celui de l’architecture ou de l’urbanisme, mais celui de partenariats ouverts, qui fassent vivre et respirer les territoires, qui nous projette dans l’avenir.

Pour en savoir plus :

Le programme du 7e forum du Cercle Grand Paris de l'investissement durable est ici.

2018-06-08
Écrit par
Nicolas Buchoud
Mainstenant préfigure l'avenir des friches

Ecolieux, éducation, agroécologie et émancipation : ces quatre mots pourraient résumer la démarche de l'association Mainstenant, née sur les braises de Nuit Debout. Architectes, urbanistes, étudiants, sociologues, entrepreneurs..., ils ont décidé de prendre en main le devenir du monde en faisant revivre des territoires en friche. Véritables explorateurs urbains, ils identifient des zones à l'abandon et se mettent en lien avec les pouvoirs publics. Six mois après le début de l'aventure, les premiers résultats sont plus qu'encourageants.

« Toujours des mots, encore des mots… parole, parole, parole »… C’est justement pour ne pas tomber dans la caricature des mouvements utopiques que les fondateurs de Mainstenant se sont tous relevé les manches pour que l'idée d’une ville reconnectée à ses campagnes puisse éclore plus rapidement. Ce collectif, devenu depuis peu une association, est aujourd'hui présidé par Nicolas Voisin, son cofondateur avec huit autres personnes. Celui qui à une autre époque s'est illustré en créant un média inédit, le défunt Owni, est totalement galvanisé quand il explique, très clairement, l'objectif d'une telle réunion de savoir-faire et d'esprits collaboratifs. « Une bonne partie d'entre nous s'est rencontrée à Nuit Debout. Pendant six mois nous avons lutté contre les institutions avec ce sentiment que cela ne suffisait pas, que nous n'allions pas gagner. Mais quitte à ne pas gagner tout de suite autant construire la suite du monde. Petit à petit s'est décantée cette idée d'aller travailler sur des lieux abandonnés avec une triple démarche : réappropriation des métiers traditionnels émancipateurs, création de classes buissonnières, reconnexion entre ville et campagne afin de nourrir les centres urbains grâce à la permaculture, l'aquaponie, les mini-fermes... » Et pourquoi ne pas faire des émules partout ailleurs en France tout en s'inspirant des démarches qui existent et qui sont convaincantes ?

Il ne faut pas être résigné. Nous inventons la suite. Je ne crois pas que cela soit utopique. Paradoxalement, c’est même plutôt dans l'air du temps. La plus âgée est architecte et travaille sur ces sujets depuis plus de trente ans. Le plus jeune a dix-neuf ans.

Réparer le monde

Maintenant, main dans la main (d'où le nom Mainstenant), ces néo-ruraux veulent donner leur chance aux générations futures de s'en sortir, de prendre en main leur futur alors même que le sens actuel de l'histoire ne joue pas en leur faveur. Nelson Mandela, a dit : « L'éducation est l'arme la plus puissante que vous pouvez utiliser pour changer le monde... ». C'est aussi le principal crédo de l'association. Ainsi, l'un des principaux objectifs est de parvenir à mettre en place ces fameuses écoles buissonnières afin d'accueillir des jeunes citadins une ou deux fois par semaine et de les mettre en contact avec la terre sur les deux premiers sites qu'ils expérimentent depuis l'été 2016 : « La plage » sur l'île du Platais (78) et l'ancienne piscine municipale d'Esbly (77). « Nous avons une whish list d'une dizaine de lieux en région parisienne sur lesquels nous nous documentons et deux lieux sur lesquels nous sommes désormais présents et avons entamés des discussions avec les habitants, les municipalités, et les propriétaires, explique Nicolas Voisin. La Marne et la Seine nous passionnent : il y a 250 îles dont un tiers ne sont pas occupées. Sur la Marne, il y a un potentiel incroyable car ce n'est pas une autoroute à bateau. La Seine, c'est plus compliqué... ».

Les difficultés ne proviennent pas essentiellement du trafic mais surtout du nombre d’interlocuteurs. Du côté de Platais, qui se situe à l'intersection de trois communes (Médan, Villennes-sur-Seine, Triel-sur-Seine) et se divise en deux parties (le village Physiopolis et « La Plage », un ancien complexe aquatique abandonné depuis le début des années 2000 et appartenant à des propriétaires privés), les démarches sont moins évidentes qu'à Esbly, où l'on s'achemine courant mars vers la signature d'une convention d'occupation précaire. Un projet à destination du conseil municipal a d'ailleurs été élaboré afin de se projeter durant les trois prochaines années. Il met en avant la réalisation d'une mini ferme, d'un espace de coworking, d'un fablab, d'espaces d'accueils pour les enfants dans les « soucoupes » en béton et de jardins de permaculture. Il y a donc deux dynamiques différentes et le collectif se fait un devoir de tout documenter sur les projets en cours d'une manière totalement transparente via son site Internet.

"Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire." Nicolas Voisin

Des "oasis de vivre-ensemble"

Actuellement, et en attendant le feu vert de la mairie d'Esbly pour débuter des chantiers participatifs, une dizaine de membres, dont certains ont même abandonné leur travail, se retrouvent régulièrement à Physiopolis, l'ancien village dit naturiste initié sur l'île du Platais par les Frères Durvilles, où un sympathique voisin leur a mis à disposition pour l'hiver un chalet. Ils en profitent pour faire des études de sols, envisager la réhabilitation de bungalows, la mise en terre d’un potager avant de lancer très prochainement une campagne de Crowdfunding. L’autre grand chantier de l’année, c’est la rédaction d’un rapport destiné aux maires de France, afin de leur montrer l’intérêt de valoriser des territoires abandonnés en « oasis de vivre-ensemble ». « Ces lieux, nous les aimons tels qu’ils sont, le but n’est pas de les transformer totalement pour gentrifier un territoire », insiste Nicolas Voisin. Comment éviter la gentrification ? Tout simplement en travaillant avec d’autres associations comme Aurore et les Grands Voisins sur du logement précaire et des chantiers de réinsertion. Le chemin est encore long, mais chaque semaine, le collectif séduit de nouveaux membres ou sympathisants avec des talents et des savoir-faire qu’ils sont prêt à partager. Quand on pense open-source, collaboration et environnement, l’avenir prend tout de suite une tournure plus salvatrice.

2017-01-23
Écrit par
Pierre Monsegur
L'utopie au 21e siècle, entre dépôt de bilan et renouveau

En 1516, paraissait en latin un ouvrage promis à une longue postérité : L’Utopie de Thomas More. Cinq cents ans plus tard, diverses publications questionnent l’héritage de ce « traité de la meilleure forme de gouvernement ». L’occasion pour midionze de revisiter l’histoire des utopies et de s’interroger sur leurs possibles déclinaisons contemporaines

Imaginez des hommes et des femmes libres et guidés par la Raison ; consacrant six heures par jour au travail, le reste au repos, à l’instruction et aux « plaisirs bons et honnêtes » ; méprisant le luxe et le sang versé (y compris par les bouchers et les chasseurs), ignorant la propriété privée, bref dédaignant tout ce dont s’enorgueillissent les nobles que Thomas More côtoie à la cour d’Henri VIII, dont il est chancelier ; élisant une assemblée de « philarques » entièrement dédiés à l’intérêt général et chargés de désigner le prince le plus moral et le plus capable d’œuvrer au bien commun…

Ces hommes et ces femmes, ce sont les heureux habitants de l’ile d’Utopie, qui regroupe 54 villes quasi identiques dans leurs proportions, et dont Amaurote est la capitale. Sous la plume de Thomas More, leur description imaginaire doit d’abord se lire comme une charge contre son temps, comme un réquisitoire contre la misère des uns, l’oisiveté et la cupidité des autres : L'Utopie est contemporain du mouvement des enclosures qui privatise les terres et reconfigure alors brutalement l’espace rural anglais. En plaidant contre la tyrannie et pour l’égalité entre les hommes (égalité toute relative : les femmes restent soumises à leurs maris, et l’esclavage est en vigueur), l’humaniste anglais ouvre sur cinq siècles d’utopies, socialistes notamment, qui ont laissé une empreinte durable sur l’espace urbain contemporain. Dans Lettres à Thomas More (éditions La Découverte, 2016), Thierry Paquot rappelle cette longue postérité, acquise parfois au risque du plus complet contresens quant à la nature de sa pensée : « Depuis quelques temps, l’utopie a mauvaise presse – il faudra que je te parle de ces « totalitarismes » qui ont abîmé ta belle idée », écrit le philosophe.

Les cinq âges de la pensée utopique

De fait, s’il n’est pas le premier à imaginer et décrire une société idéale, Thomas More est celui qui aura exercé l’influence la plus décisive sur tous ceux qui, à sa suite, se sont prêtés à l’exercice et en ont tenté la mise en œuvre concrète. Il faut dire que c’est à lui qu’il revient d’avoir forgé le terme même d’utopie à partir du grec « topos » (lieu) flanqué d’un préfixe privatif.

Dans l’introduction du numéro spécial que la revue Futuribles consacre aux utopies urbaines, l’urbaniste Jean Haëntjens identifie cinq grandes périodes de la pensée utopique. Après l’âge des utopies « politico-philosophiques » inauguré par Platon, les utopies « monastiques » du Moyen-âge qui inventent des « cités de dieu » en modèle réduit et les utopies humanistes de la Renaissance dont l’ouvrage de Thomas More fournit le parangon,  les utopies socialistes du XIXe constituent l’héritage le plus direct de l’humaniste anglais. Pour Fourier, Cabet, Owen ou William Morris, il s’agit alors d’offrir un contrepoint à la brutalité de la Révolution industrielle et de penser un « progrès » fondé sur le bien-être physique et moral des ouvriers. L’ « utopie concrète » du Familistère de Guise construit par l’industriel Jean-Baptiste Godin dans l’Aisne entre 1859 et 1884, en illustre alors les principes : ce « palais social » fournit aux ouvriers travaillant dans l’usine toute proche un logement clair, spacieux et sain (on y trouve de l’eau courante à chaque étage, fait rarissime à l’époque), mais aussi une école, une piscine, un théâtre et une nourriture saine et bon marché, bref, tous les « équivalents de la richesse ». De même, à partir de 1917, la Révolution russe tente de généraliser l’idéal de justice et d’égalité porté par l’ouvrage de Thomas More, comme le rappelle Thierry Paquot dans ses lettres : « dans la jeune Union soviétique, née de la Révolution bolchévique d’octobre 1917, des ouvrières et des ouvriers ont donné ton nom à leur soviet. Pour elles et eux, qui ne savaient peut-être pas où se trouvait Londres et mélangeaient les siècles, tu représentais un idéal de justice et d’émancipation dans ton époque marquée par la Renaissance et pas encore déchirée par les guerres de religion. »

La Russie soviétique n’est pas, loin s’en faut, le seul prolongement au vingtième siècle de l’idéal porté par Thomas More. Pour Jean Haëntjens, les expériences libertaires des années 1960 et 1970 constituent en effet un cinquième âge des utopies, éclos dans un contexte de crise du modèle de développement industriel et annonçant la transition vers un âge post-industriel. Elles marquent l’intégration dans la pensée utopique de thématiques jusqu’alors marginales, dont la prise en compte des limites des ressources naturelles, l’accélération des technologies de la communication, et enfin l’avènement de l’individualisme et de la société des loisirs (Archigram, Constant, etc.).

De l’expérimentation isolée au modèle

Si les utopies se marquent, au moins jusqu’à Saint-Simon, par leur isolement (au sens étymologique du terme : l’Utopie de Thomas More est une île), elles sont largement digérées par les théories urbanistiques des 19e et 20e siècle. Comme l’a montré Françoise Choay, elles servent de base à l’élaboration de modèles urbains au double sens du terme : exemplaires et reproductibles. L’historienne tire ainsi un trait d’union entre la spécialisation des espaces de mise dans le phalanstère de Fourier et l’avènement, près de cent ans plus tard, du fonctionnalisme corbuséen. De la même manière, l’érection des grands ensembles à partir de la fin des années 1950 répond explicitement à l’hygiénisme des utopistes, et réalise leur prétention à offrir aux ouvriers ces « équivalents de la richesse » que sont l’air pur, la lumière ou la verdure. Dans les lettres à Thomas More, Thierry Paquot dresse un constat voisin, en pointant dans l’Union soviétique le rejeton colossal et monstrueux de la petite île imaginée en 1516 par Thomas More…

Faut-il voir dans ce passage presque systématique de l’expérimentation isolée au modèle totalisant (et parfois totalitaire) l’une des causes de la crise contemporaine des utopies pointée par nombre d’intellectuels ? De fait, à l’heure où l’on dépose le bilan de l’urbanisme fonctionnel, où l’utopie des « cités radieuses » s’est dissoute dans la « crise des banlieues », où l’idéal collectiviste porté par le communisme bute sur l’inventaire du goulag et de la révolution culturelle, l’utopie charrie un bilan mitigé, étant au mieux synonyme d’idéal inaccessible. Où trouver les équivalents contemporains d’Amaurote ou New Lanark ? Quelles formes aurait aujourd’hui la cité idéale, et qu’y ferait-on ?

L'unité d'habitation ou Cité radieuse de Le Corbusier, Marseille. Crédit photo : Stéphanie Lemoine

Quelles utopies pour le vingt-et-unième siècle ?

Dans le numéro de Futuribles consacré aux utopies urbaines contemporaines, celles-ci semblent trouver diverses déclinaisons. Premières d’entre elles : les écoquartiers, mais aussi les immeubles coopératifs et participatifs, qui peuvent être tenus pour autant de prolongements (et de modélisations, encore et toujours) des expériences communautaires forgées dans les années 1960-70. La revue consacre ainsi un article à Utop, projet d’habitat participatif réunissant 22 personnes et reposant, de l’aveu du chargé de mission qui a coordonné l’opération à la mairie de Paris, « sur des valeurs communes au groupe, une réflexion sur une autre forme d’économie, participative, solidaire. »

Mais c’est surtout du côté du numérique qu’il faut aller chercher les ferments des utopies contemporaines. De même que la Révolution industrielle a engendré Fourier, Owen, Morris, Marx et Engels, la révolution informatique s’accompagne d’une poussée utopique, dont la Silicon Valley constituerait tout à la fois la source et l’épicentre. Ce sixième âge de la pensée utopique hérite lui aussi des expériences communautaires menées sur la côte ouest américaine dans les années 1970. Dans Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner montre ainsi comment les communautés hippies et leur mise en question du modèle fordiste ont façonné les premiers usages d’Internet.

De fait, l’apologie de la créativité individuelle chez les Hippies trouve sa réalisation dans l’utopie dite du libre. Dans un article de 1972 dans Rolling stone, Stewart Brand, fondateur du Whole Earth catalog et futur artisan de l’Electronic Frontier Fondation, décrit ainsi l’informatique comme le nouveau LSD, c’est-à-dire comme un moyen de favoriser l’avènement d’une conscience planétaire délestée des hiérarchies et des conventions. D’un tel idéal, le festival Burning man, dont les entrepreneurs de la Silicon Valley se trouvent être friands, constitue l’une des manifestations les plus saisissantes.

Le numérique, utopie ou dystopie ?

Utopie online, « hors sol » et a priori déterritorialisée, le numérique se décline pourtant largement dans l’espace urbain contemporain. Sur son versant anarchiste, il a d’abord enfanté ces « hétérotopies » que sont les fablabs et les hackerspaces. Fondés sur une « éthique hacker » pétrie d’horizontalité et de recherche d’autonomie, ces derniers s’attachent à repenser la place et la finalité du travail dans les sociétés post-industrielles, en tout premier lieu à travers le "faire".

Leur font pendant un projet porté par les industriels du numérique, dont il faut attribuer la paternité à IBM : la smart city.  « Initialement il s’agissait de remédier aux erreurs de conception du passé en matière de congestion urbaine, de réchauffement climatique, de santé…, rapporte Jean-François Soupizet dans Futuribles (« Les Villes intelligentes, entre utopies et expérimentations »). Tout peut être informatisé de sorte que là où il y a gaspillage, s’impose l’efficacité ; là où règnent le risque et la volatilité, on puisse prédire et alterter ; et que là où il y a crime et insécurité, on dispose d’yeux artificiels pour surveiller. » Déclinée en matière de gouvernance, d’énergie, de circulation routière ou de sécurité, la smart city prétend ainsi réguler et « optimiser » la gestion de l’espace urbain à grands coups de datas. D’où les tensions politiques nées de ce modèle perçu par certains comme possiblement orwellien.

Enfin, l’idéal libertarien aux sources de la révolution numérique pourrait engendrer dans un avenir proche l’une des plus grandes dystopies qui soient. Depuis quelques années, certains entrepreneurs de la Silicon Valley multiplient en effet les projets de cités flottantes protégées tout à la fois des aléas climatiques et de la fiscalité des Etats, bref des havres pour millionnaires à l’écart des viscitudes du monde… Soit très exactement l’inverse de la société idéale décrite il y a 500 ans par Thomas More.

A lire pour aller plus loin :

Revue Futuribles, « Renouveau des utopies urbaines, numéro de septembre-octobre 2016

Thierry Paquot, Lettres à Thomas More, éditions la Découverte, 2016

Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, le Seuil, 1965

Jean-Baptiste Godin, Solutions sociales, les éditions du Familistère, 2010

2016-11-23
Écrit par
Pierre Monsegur
Du potager à l'assiette, les chefs misent sur les circuits courts

Le mouvement locavore séduit de plus en plus le monde de la gastronomie. De nombreux chefs en France et à l'étranger cultivent eux-mêmes leurs propres fruits et légumes servis directement dans leur restaurant. A l'image du célèbre Alain Passard, ce chef précurseur qui dès 2002 dispose de jardins potagers dans la Sarthe et dans l'Eure pour alimenter sa table triplement étoilée L'Arpège, les chefs veulent pouvoir offrir une cuisine saine composée de produits frais, quitte à investir (parfois) les toits parisiens. Reportage.

A seulement quelques mètres de la Tour Eiffel, en plein cœur de Paris, le chef Andrew Wigger du restaurant franco-californien Frame me conduit sur le toit de l'hôtel Pullman sur lequel est niché un jardin potager de près de 600 mètres carrés où poussent courgettes, aubergines, tomates, melon, figues, pommes, poires et romarin. Près d'une centaine de variétés de fruits, légumes et herbes aromatiques sont cultivés en fonction des saisons. Quatre ruches ont été installées, d'où partent les abeilles butineuses qui ont produit près de 180 kilos de miel en 2015. Les quelques poules qui caquettent dans un coin, fournissent les œufs du brunch servi le week-end. Un véritable îlot de verdure qui contraste avec le bâti ultra dense environnant. « Ce matin, j'ai cueilli des courgettes et des aubergines dont j'avais besoin pour mon plat du jour », m'explique le chef Andrew. A 32 ans, cet américain originaire du Missouri a fait ses armes auprès d'un chef français en Californie. Dans son restaurant, Andrew sert une cuisine fusion aux influences asiatiques et mexicaines typique de la gastronomie californienne, associée à la cuisine française. « J'ai grandi dans une ferme alors ici je me sens comme à la maison quand je cuisine les légumes du jardin. Chaque matin, j'observe ce qui est mûr ou non et je cueille ce qui va me servir pour les plats. Avoir son propre potager permet de mieux ressentir la saisonnalité, de se reconnecter à la nature et bien sûr les légumes ont beaucoup plus de goût ! »

EIFFEL

Des potagers loin d'offrir l'autosuffisance en fruits et légumes

La carte de l'établissement évolue chaque mois en fonction des récoltes. En ce mois d’août, le chef propose au menu la salade du jardin, uniquement composée des légumes du potager. Ce dernier ne permet pourtant pas de satisfaire tous les besoins en fruits et légumes... En fonction du temps, de l'ensoleillement ou de la pluie, le jardin permet d'atteindre une autosuffisance sur quelques produits et pour une semaine environ. « Nous produisons beaucoup de salades, et une semaine sur deux, nous n'avons pas besoin d'en acheter, ce qui correspond à une économie d'environ 400€ /mois », explique Andrew Wigger. Pour les autres produits, le restaurant essaie de privilégier au maximum une approche locale, sans toutefois s'interdire d'acheter des produits espagnols pour la nécessité d'une recette.

« Nous produisons beaucoup de salades, et une semaine sur deux, nous n'avons pas besoin d'en acheter, ce qui correspond à une économie d'environ 400€ /mois. » Andrew Wigger, chef du restaurant Frame (Paris)

L’installation et l'entretien du potager ont été confiés à Topager, une entreprise spécialisée dans les jardins potagers sur les toits et les murs végétalisés. Trois fois par semaine, un membre de l'équipe veille à l'état du jardin et replante une variété de fruits ou légumes en fonction des envies du chef. Impossible toutefois de connaître le montant d'un tel projet, la direction se refusant à le communiquer. A Paris toujours, l'école de gastronomie Ferrandi cultive ses propres herbes aromatiques sur son toit pour produire des fleurs comestibles et des aromatiques rares. « Ces produits sont fragiles et coûteux, la production locale permet ainsi des économies significatives et apporte une valeur gustative supérieure », peut-on lire sur le site internet de Topager. Aussi, le chef Yannick Alléno a été l'un des premiers à installer un petit jardin au-dessus de son restaurant « Le Terroir parisien », à la Maison de la Mutualité à Paris.

SALADES

Un flou juridique au niveau des réglementations

Et la pollution dans tout ça ? Contrairement à certaines idées reçues, la pollution de l'air n'a quasiment pas de conséquences sur la qualité des produits cultivés. Comme nous l'explique Nicolas Bel, fondateur de Topager, « la pollution de l'air affecte surtout nos poumons mais ne rentre pas dans les légumes ! Seuls les métaux lourds peuvent être un danger lorsque les végétaux sont placés en bordure de route. Nous effectuons des tests régulièrement qui révèlent des chiffres en dessous des normes européennes. » Des relevés par ailleurs obligatoires dans les réglementations sanitaires et les fruits et légumes du potager suivent la même procédure que ceux achetés sur le marché ou en magasin.

« La pollution de l'air affecte surtout nos poumons mais ne rentre pas dans les légumes ! Seuls les métaux lourds peuvent être un danger lorsque les végétaux sont placés en bordure de route. Nous effectuons des tests régulièrement qui révèlent des chiffres en dessous des normes européennes. » Nicolas Bel, fondateur de Topager

«  Il n'y a pas de réglementations spécifiques pour les potagers sur les toits. Il y a actuellement un flou juridique car cette pratique reste encore anecdotique », précise Nicolas Bel.Ailleurs, d'autres chefs veulent aller encore loin. A Copenhague, le Danois René Redzepi, à la tête du Noma, a annoncé la fermeture de son restaurant fin 2016 pour le transformer en « ferme urbaine ». Le nouveau lieu devrait ouvrir dans le quartier de Christiania, quartier « libertaire » créé par des communautés hippie dans les années 1970. Réputé pour mettre un point d'honneur à cuisiner des produits de saison et locaux, le chef danois souhaite pousser davantage ses ambitions locavores à travers son restaurant-ferme doté d'une serre pour proposer, au maximum, une carte « zéro kilomètre ».

2016-08-29
Ariane Vitalis : « Les créatifs culturels veulent tous transformer la société d’une manière ou d’une autre »

Il y a quinze ans, l’expression « créatifs culturels » faisait son apparition en France et désignait cette frange croissante de la population n’appartenant ni aux traditionnalistes, ni aux modernistes, mais frayant entre eux une troisième voie sensible à l’écologie, aux valeurs dites féminines, à la spiritualité et à l’implication sociale et citoyenne. Ils représenteraient aujourd’hui 25% de la population française etAriane Vitalis, sociologue, vient de leur consacrer un ouvrage aux Editions Yves Michel. Entretien.

En 2000, une étude du sociologue Paul H. Ray et de la psychologue Sherry Ruth Anderson consacrait l’émergence aux Etats-Unis d’une alternative de poids à l’American way of life : les créatifs culturels ou créateurs de culture. Ces « acteurs du changement », dont les deux chercheurs estimaient la part à 24% de la population américaine (17% en France), étaient identifiés par quatre pôles de valeurs : l’écologie, l’ouverture aux valeurs féminines, la spiritualité et l’implication sociale. Agrégés dans une nébuleuse aux contours flous (il faut dire que l’expression vague de « créatifs culturels » n’aide pas à les identifier), ce sont les clients des AMAP, des marchés bios et des stages de médecine ayurvédique ; les néo-paysans ayant troqué une carrière d’ingénieur contre une activité d’éleveur bio davantage en accord avec leur idéal de sobriété ; mais aussi, à l’autre extrémité du spectre, les gérants de start-up où l’on promeut l’économie collaborative et la troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin.Quinze ans tout juste après la traduction en France de l’étude de Ray et Anderson, la sociologue Ariane Vitalis vient de consacrer un ouvrage au phénomène. Rencontre avec l’auteure de Les Créatifs Culturels : l’émergence d’une nouvelle conscience (éditions Yves Michel).

Une quinzaine d’années après la parution de l’étude de Ray et Anderson sur les créatifs culturels, comment ces derniers ont-ils évolué ?

Les créatifs culturels ont beaucoup plus conscience qu’ils font partie d’une dynamique collective. Le sentiment de solitude qu’ils pouvaient ressentir est moins présent. La révolution numérique et les réseaux sociaux ont évidemment joué dans cette évolution : les créatifs culturels peuvent davantage se connecter les uns aux autres et se rencontrer.

Pour autant, l’expression « créatifs culturels » n’a jamais pris en France. Comment l’expliquez-vous ? Quels termes pourrait-on lui substituer ?

L’expression n’a pas pris car elle n’est pas suffisamment explicite, et n’évoque pas forcément le lien avec la transition. C’est différent aux Etats-Unis, où le terme est davantage pris en considération. En France, on parle plutôt d’acteurs du changement, de défricheurs ou de transitionneurs.  Mais peu importe au fond que l’expression ne fasse pas tout de suite sens : les créatifs culturels ne sont pas obligés de se définir.

En France, le terme de bobo est-il une manière de les désigner ?

Le bobo est un créatif culturel, mais il ne définit pas le phénomène dans sa totalité. Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale. Or, elle demeure souvent superficielle chez les bobos. David Brooks, à qui l’on doit ce mot, définit le bobo comme un individu qui critique la culture capitaliste tout en en vivant...

"Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale." Ariane Vitalis

Vous désignez comme créatifs culturels aussi bien le jeune homme issu d’école de commerce et montant une start-up dans l’économie collaborative que la quadragénaire quittant la ville pour faire de la permaculture. Qu’ont-ils en commun ?

Chez le premier domine l’idée que l’intégration au système peut permettre de le transformer de l’intérieur, tandis que d’autres créatifs culturels sont plus radicaux et opèrent un changement de vie. Mais tous veulent transformer la société d’une façon ou d’une autre. Ils partagent également des valeurs communes, telles que le sentiment d’urgence écologique, une volonté d’engagement, un élan vers la connaissance de soi, pour la consommation éthique, le développement durable, le bio, etc.

Vous désignez aussi les créatifs culturels comme ayant une vision « grand angle », holistique…

En effet. Ils ont une vision globale des crises, qu’ils perçoivent comme interconnectées. Ce sont des chantres du « Penser globalement, agir localement ». Ils ont pris conscience que les problèmes mondiaux affectent aussi des communautés locales.

Quelle part de la population française représentent-ils ?

En 2006, on estimait la part des créatifs culturels à 17%. Aujourd’hui, je dirais qu’ils sont environ 25%. Les valeurs des créatifs culturels ont progressé. L’expansion des restaurants végétariens en témoigne : il y a quelques années, être végétarien était difficile. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Idem pour le bio, qui s’est considérablement développé…

Les Créatifs culturels se trouveraient essentiellement chez les classes moyennes supérieures…

Dans l’étude de Ray et Anderson en effet, les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple.

"Les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple." Ariane Vitalis

On n’est pas dans le cadre d’un militantisme classique porté par le prolétariat. On reste dans un certain milieu, mais il y a malgré tout une certaine hétérogénéité des classes sociales.

Quelle relation les créatifs culturels entretiennent-ils avec les nouvelles technologies et la nouvelle économie ?

La plupart des créatifs culturels ont un lien fort avec les technologies, qui leur permettent de travailler en réseau, de s’informer. Leur existence même est très liée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication : elles leur ouvrent des possibilités en matière d’écologie, d’économie collaborative, d’innovations… Pourtant, certains radicaux se montrent plus critiques à leur égard et pointent  notre aliénation aux outils technologiques. Cela peut aller jusqu’au refus pur et simple et à la déconnexion…

Dans votre ouvrage, vous faites la genèse  des créatifs culturels. Quels grands courants culturels les ont inspirés ?

Ils se trouvent dans le droit fil des mouvements hippies et de la contre-culture des années 1950 à 1970, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Diggers, la Beat Generation, les mouvements pacifistes constituent leur héritage le plus proche. Mais on peut remonter jusqu’au romantisme et au transcendentalisme, qui sont nés de part et d’autre de l’Atlantique au XIXe siècle en réaction à la modernité capitaliste. Les Romantiques aspiraient à une vie plus communautaire, plus fraternelle, en lien avec la nature et le sacré. Idem pour Thoreau et Emerson en Amérique : le mode de vie qu’ils appelaient de leurs vœux était aux antipodes de la société industrielle naissante.

Pour autant, certains créatifs culturels sont de plain pied dans l’économie de marché, notamment ceux qui promeuvent l’économie collaborative…

Comme je l’expliquais, les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert.

"Les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert." Ariane Vitalis

Dans leur version « capitaliste », les créatifs culturels penchent vers l’entreprenariat social, et manifestent une vraie volonté d’horizontaliser les rapports hiérarchiques.

Diriez-vous que Nuit debout est un mouvement de créatifs culturels ?

Je dirais oui… dans une certaine mesure. On y trouve quelques-uns de leurs modes d’action caractéristiques : potagers urbains, assemblées démocratiques, absence de leadership, etc. Mais les personnes qui participent à ce mouvement sont très variées. On y trouve aussi des profils plus enclins à une certaine violence. Chez les créatifs culturels, la non-violence, la connexion avec le spirituel, l’empathie et la douceur sont constitutifs de leur façon d’être.

Depuis l’apparition de l’expression « créatifs culturels », les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé de croître. L’extrême droite aussi. Les créatifs culturels  seraient-ils voués à l’impuissance ?

Le problème des créatifs culturels est qu’ils manquent d’organisation et demeurent une minorité en France et en Occident. Le reste de la masse est lourd à mobiliser. Mais si leur impact reste minime, il n’est pas à négliger. Le succès du film Demain montre bien qu’il y a un engouement croissant pour les alternatives portées par les créatifs culturels.  Reste alors la question du passage à l’acte.

Justement. Dans votre ouvrage, vous citez ces termes d’Olivier Penot-Lacassagne à propos de la contre-culture : « Ce que nous appelons contre-culture, écrit-il, est souvent dépourvu de culture et n’a de contre que le pittoresque que nous lui attribuons ». Pourrait-on en dire autant des créatifs culturels, dont beaucoup peinent à traduire leurs valeurs en actes ?

Pour certains créatifs culturels, en effet, l’élan vers l’écologie, l’empathie, la spiritualité, etc. est un simple effet de mode. Certains s’engagent dans ces chemins-là sans être convaincus au fond d’eux mêmes et on peut alors craindre qu’ils soient rattrapés par l’économie de marché. Mais il existe chez la grande majorité d’entre eux une vraie volonté de mettre en accord leurs pensées et leurs actes. Les Créatifs culturels sont très empathiques, ils se sentent en lien profond avec le monde.

Pour en savoir plus :

créatifs culturels - yves michel

Ariane Vitalis, Les Créatifs culturels : l'émergence d'une nouvelle conscience, regards sur les acteurs d'un changement de société - Editions Yves Michel, 2016, 200 pages, 15 €

2016-06-06
Écrit par
Pierre Monsegur
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